arnaud maïsetti | carnets

Accueil > RECHERCHES | ARTICLES & COMMUNICATIONS > Amira‐Géhanne Khalfallah | Voix de la disparition et force de la (...)

Amira‐Géhanne Khalfallah | Voix de la disparition et force de la plénitude

À propos de Shams, et les poissons du désert

jeudi 1er décembre 2016

Article paru dans la revue Incertains Regards n°6, « La Disparition »,
Presses universitaires de Provence, – décembre 2016

Cette note dramaturgique accompagne la création sonore de la pièce, réalisée avec les étudiants de la section théâtre d’Aix-Marseille Université.


Toute littérature est assaut contre la frontière.

Franz Kafka, Journal

1. Un monde de moins : postulat de la disparition

Que reste‐t‐il quand tout a disparu ?


Du vent, rien que du vent peut‐être. Et quand le vent disparaît ? Quand le soleil et les forêts se retirent ? Rien que des hommes et des femmes lâchés dans un monde qui manque, dans un monde de moins, et qui vouent leur vie à la recherche de ce qui n’existe plus.

C’est le postulat de la pièce : son axiome. Soit, dans un futur proche, notre monde privé d’énergie fossile, et la France privée de soleil et de vent. Mettre à l’os le réel, en faire disparaître jusqu’à la radicale substance, pour mieux fouiller ce qui demeure encore, ce serait cela, peut‐être, écrire.

Sur toute la surface de la France, en cette année 2060, on arrache les arbres et on hérisse d’immenses éoliennes chargées de récolter le moindre souffle d’air pour la nourrir d’électricité. Postulat poétique autant que politique : économique aussi. Avec la disparition des ressources naturelles, l’homme fatalement se met à marchander tout ce qu’il peut. Le soleil, la terre, le ciel. Tout ici s’achète, tout se marchande : le mot vent recouvre celui de vente : l’escroquerie est générale, comme la solitude.

Alors, pour supporter la solitude et ce monde, les hommes n’ont d’autres recours que l’oubli : l’oubli intégral du passé, qui donnera l’illusion de la vie et du présent. On ingère donc des pilules pour oublier le temps, pour oublier sa vie et pour mieux accepter ce temps et cette vie. Faire disparaître le temps quand le soleil a disparu, et, avec lui, tout principe de temps, beau ou mauvais : reste du temps qui passe sans nous. Puis, quand le monde s’efface, on peut compter sur la médecine pour rendre la vie plus longue et les maladies plus rares. Dans ce monde, la médecine a trouvé le remède contre Alzheimer, mais vend des pilules pour oublier. Chiasme qui nomme la logique féroce du futur, simple écho de notre temps. C’est depuis cet oubli futur que cette pièce s’écrit : pour conjurer l’oubli autant que pour le provoquer et le traverser.

Car cette fable d’anticipation ne se tient dans le futur que pour provoquer le présent, le regarder dans son miroir de concentration et de radicalité. Ce monde d’après est déjà le nôtre : des bateaux traversent la Méditerranée sans jamais rejoindre les territoires recherchés. C’est qu’ici on organise l’exil et réglemente les flux : sur ces bateaux, les hommes arrachés à leur terre pour faire le vide où planter les champs de panneaux solaires deviennent TransMéditerranéens, des apatrides voués à errer d’une vague à l’autre. Pour alléger leur confort, on munit ces apatrides d’une puce électronique qui leur permet de communiquer sans parler.

Morale du monde de réseaux et de flux où la parole est de trop, qui engendre le dialogue, la dispute, du temps et l’usage de la vie : et où le silence est d’or et coûte moins cher – de la pensée en temps réel. Morale du silence, sans reste.

Ainsi va ce monde, logique et organisé, réclamant l’obéissance de tous et la soumission de chacun aux règles de bonne conduite qui ont pacifié les foules : dans ce monde les guerres comme le vent et la parole ont disparu. Et comme le vent, les guerres effacées laissent ce monde sans conflit, pur et lisse, nettoyé jusqu’à sa propre disparition. La police patrouille sous la forme de méduses transparentes – et la transparence généralisée réclamée aux êtres ne renvoie qu’au vide et au silence que chacun porte.

Et pourtant.


Pourtant, dans cette fable singulière, des forces visent à saper l’ordre abject de ce monde. Shams racontera les trajectoires croisées de deux couples. En France, Marie et Éric sont cloîtrés chez eux, cernés par des armées d’éoliennes : si Éric avale consciencieusement ses pilules de l’oubli, il réclame à Marie qu’elle lui rappelle sa mémoire et lui conte l’Histoire de cette terre et de sa vie, lui, fils d’Algérien, héritier d’une histoire qui le hante, comme le hante le soleil où il voudrait puiser des forces nouvelles.

Sur le bateau à la dérive des continents, un autre couple lutte pied à pied contre l’ordre moral de cette époque : Amanar et Anya n’ont pas oublié, eux, qu’ils sont fils et fille des peuples libres d’Algérie. Et plutôt que de se soumettre au silence parfait de la communication électronique, Anya décide qu’elle parlera jusqu’à plus soif, afin de lutter dans le langage et les mots pour le dire : et tâcher de ne pas en rester là. Dès lors, Amanar de faire la guerre à Anya, férocement, tendrement, amoureusement : avec les seules armes des mots, disputes d’amants qui sauvent du silence paisible d’une vie disparue.

2. Des forces contre la disparition : féminités et résistances

À la disparition radicale, naturelle ou linguistique, subie ou organisée du monde et de la relation tissée à lui, la pièce lève des figures qui travaillent à lui résister. De part et d’autre, en France comme sur la mer, avec Marie et Anya, cette résistance face à l’oubli et au langage porte le visage de femmes qui choisissent la plénitude contre le vide, et œuvrent, avec la folie du désespoir, à reprendre possession de la vie.

Ces puissances féminines à l’œuvre dans la fable pour attaquer les principes structurants de cette même fable sont des forces de hantise qui visent à rappeler ce qui manque non pour en souligner la perte ou faire exister le regret, mais pour soulever à soi le désir d’un monde possible dans la joie de refuser ce monde‐ci.

En arabe, soleil se dit Shams. C’est un mot féminin.

Puisque le manque n’est qu’un appel à la plénitude, dans un mouvement exemplaire, c’est ce mot – celui qui dit ce qui a disparu ici – qui viendra nommer cette pièce.

Ainsi cette résistance incarnée par ces femmes dessine inévitablement les lignes de fuite d’une évasion – lignes de sorcières. « On court à l’horizon, sur le plan d’immanence ; on en revient les yeux rouges, même si ce sont les yeux de l’esprit [...] Penser, c’est toujours suivre une ligne de sorcière [...] C’est qu’on ne pense pas sans devenir autre chose [1]’… » Or, « se situer sur une “ligne de sorcière” – écrivait Didier Éribon en écho à ces mots de Gilles Deleuze et Félix Guattari –, c’est apercevoir de nouvelles possibilités de vie, imaginer de nouveaux modes de subjectivation, individuels ou collectifs, et se préoccuper de les faire advenir [2]. »

Et le texte de construire une dramaturgie de cet advenir, via la fiction d’anticipation qu’elle propose autant qu’à travers les lignes d’esquive et de fuite qu’elle dessine hors de ce monde, constitué seulement de sa propre disparition : mouvement hors de cette fable même. Éric et Marie – cette femme dépositaire de la mémoire, l’autre mot pour dire la plénitude de ce qui a disparu – décident de quitter la France et d’émigrer en Algérie pour rejoindre le soleil. Amanar et Anya – garante de la parole, cette matérialité de l’effacement – tentent de renouer à une forme vive de relation humaine.

Ici, il s’agit de partir, non pour s’enfuir seulement ou conquérir, non pour coloniser ni envahir, mais pour s’affranchir de frontières qui réduisent les individus à des objets, à des clients : reprendre pied et choisir les espaces d’émancipation.

3. Perdre un monde : gagner une vie – politiques de Shams

Dès lors, la fable n’est qu’un levier pour soulever des enjeux qui dépassent les strictes frontières du genre. Les motifs qui la parcourent s’échangent et se brouillent, finissent par construire un continuum de sensations évanescentes où les éléments semblent s’effacer pour mieux se rejoindre. Entre les dunes du Sahara que rejoignent Marie et Éric, et les vagues de la Méditerranée que traversent Amanar et Anya, un même dessin ondulatoire rend les trajectoires semblables et convergentes.

Et derrière cette image, une autre, effacée, vient se déposer comme pour la hanter dans sa propre disparition : le mouvement des forêts secouées par le vent, canopée qui chez bien des poètes – Rimbaud, Valéry, Gracq – est l’image même de la mer. Lorsque, dans leur fuite, le couple de Français se retrouve au milieu d’un immense terrain vague décharné, Éric demande à Marie de lui raconter l’histoire de cette dernière forêt d’Europe disparue.

C’est précisément ici qu’ils marchent : dans l’image perdue d’un monde qui n’existe plus que dans le langage.

À travers le chiasme structurant que travaille la pièce – les trajets des couples sur mer et sur terre, qui finiront par se croiser, les silences qu’on impose et la parole qu’on prend, les éléments qui disparaissent et la mémoire qui vient peupler le vide – se lit une histoire commune, du futur et du présent, des pays arabes et de l’Europe : ce que dessine cette structure est l’espace strié de ces partages.

Alors que l’organisation politique actuelle du monde vise à relocaliser les enjeux, à isoler les questions, à pulvériser les luttes, Shams voudrait raconter la possibilité d’une archipelisation du monde, d’une convergence des combats. Le ciel, la mer, comme la terre sont ces biens communs qui permettent les échanges, territoires mêmes des relations, et non balises qui découpent des séparations. Et si les frontières surgissent (frontières géopolitiques entre l’Algérie et la France ; frontières intimes de la mémoire et de l’oubli ; frontières cosmiques du ciel et de la mer, entre le désert et les forêts ; frontières d’écriture entre le silence et la parole : crêtes le long desquels fuir, tenir le pas gagné), ce sont ces frontières qu’on franchit au mépris du risque qu’à chaque seconde ces figures prennent et contre lesquelles elles pourraient se heurter, menaçant la pièce de s’arrêter : et cependant, frontières qui la relancent, quand on les franchit. « Comme s’il y avait des frontières en mer aussi », s’inquiètent les dernières lignes de la pièce : mais frontières que la mer elle‐même bouleverse et redispose, fait évoluer et renouvelle à chaque instant.

Car une frontière existe seulement si on en éprouve les limites, elle ne peut séparer que dans la mesure où on l’affronte, et la repousse. En somme, la frontière n’a de sens que si on la nie : et la transgresse. C’est là le processus moteur de la pièce, et sa force de propulsion, qui joint la poétique avec sa politique – à cette articulation, la dramaturgie de Shams s’invente à chaque scène, c’est‐à‐dire qu’elle se produit, et cherche à avoir lieu incessamment.

C’est ici la loi de cette pièce, de son écriture comme de sa portée. Toute la politique de Shams se tient dans ce mouvement, non dans ses thèmes ou ses idées, mais via son fonctionnement et sa structure. Un dépassement incessant et un appel surtout à franchir, partout et en tous lieux – choisir pour soi‐même les espaces où la vie pourrait, en retour, avoir lieu. Ce dépassement touche aux frontières des pays comme à ce qui semble structurer ces pays au cœur de l’individu : au terme de leur fuite, Éric et Marie changent leur identité, se font appeler autrement, Houria (Liberté, en Arabe) pour la jeune femme, et – ultime dépassement, ultime frontière – un prénom demeuré secret pour Éric. Échapper aux lois coercitives des Nations, échapper à l’assignation identitaire des États, échapper à son être propre pour s’inventer autre : ne pas demeurer attribut hérité d’un sujet donné, mais transitiver l’expérience de soi, tel est finalement le dernier point de fuite de la pièce.

4. La fable d’enfance : faire disparaître la leçon

Mais Shams porte ces enjeux sans le fracas rhétorique des manifestes ou des pièces à thèse. Au contraire. Et c’est sous la forme d’un conte mineur qu’ils se dévoilent, d’un conte inquiet de lui‐même et qui refuse de donner la leçon.

Du conte, Shams possède la légèreté d’apparence, la magie singulière (la pièce s’ouvre sur une danse d’éoliennes), la dérision joyeuse qui neutralise les violences (les policiers‐ méduses...), les figures d’évidence, les images forces, et la rapidité d’exécution. Et c’est avec la forme même du conte que cette pièce dialogue, avec ces terreurs aussi, avec sa morale – qu’elle finit par déconstruire.

Quand, à la fin, il semblerait qu’Éric et Marie soient parvenus à trouver leur nouveau foyer où ils pourraient vivre heureux et avoir beaucoup enfants, ils sont rapidement arrêtés, démasqués et renvoyés en mer comme apatrides, rejouant le destin d’Amanar et Anya, figures ultimes du devenir de l’humanité arrachée à sa terre, errant entre deux eaux. Ceux‐ci sur le bateau se lavent avec l’eau de mer pour s’habituer à leur destin, et finissent par effacer leur visage.

Il ne restera donc rien, dans ce monde disparu, que des êtres disparus à eux‐mêmes, sans identité, sans nation, sans visage ? Et pourtant, ultime retournement, sur le bateau qui les entraîne nulle part, Marie et Éric cherchent infiniment un endroit où planter une forêt.

Ici, tu vois... c’est là‐bas. Là‐bas... C’est plus loin. Ici, oui ici, ici ou là... ou là‐bas... Ici, ici, c’est exactement là...

Dans ce geste de trouver le lieu, ils découvrent la loi de la mouvance, du temps et de l’espace déplacés à mesure qu’ils s’éloignent : d’une vie qui épouse le temps et l’espace d’un déplacement capable de repousser les frontières à chaque seconde, et de dessiner autour d’eux les contours d’un pays toujours nouveau.

Pièce d’un monde disparu – et à venir –, Shams est à cet égard une pièce de l’enfance. Dans sa transparence, son immédiateté, ses lignes rapides, son dessin d’esquisse, son refus de la densité, comme dans ses thèmes et ses motifs (le voyage initiatique, le retour chez soi, la fuite pour se retrouver) : mais aussi, et surtout, dans ce qu’il porte de violence contre ce monde impossible, dans les terreurs convoquées et traversées, dans les puissances sourdes à l’œuvre sous chaque image.

« Notre seule patrie : l’enfance » graffent les insurgés sur les murs d’Athènes pendant la récente crise, ou de Sidi Bouzid, du Caire ou de Notre‐Dame‐des‐Landes, de Sivens ou de Marseille. Seule patrie, non comme un refuge où oublier le monde, mais territoire intérieur où les frontières intimes ne sont que des appels aux franchissements, où trouver les forces de refuser ces ordres marchants, et d’acquiescer à ce qui lie ensemble les hommes : et d’abord la terre, le vent, et sa lumière.

Ainsi s’écrit la terre comme ZAD, Zone à défendre, acronyme utilisé par les activistes écologistes ou altermondialistes par détournement de Zone à aménagement différé, qui sert à désigner un terrain où une collectivité territoriale exerce un droit de préemption sur des terres pour y aménager une infrastructure, souvent au mépris des intérêts écologiques du lieu. Poétique de la ZAD : si la terre devient elle‐même soumise aux lois du marché, de la destruction créatrice selon les théories de l’économiste autrichien Joseph Schumpeter, rien ne sera créé dans ce monde soumis à l’ordre libéral que sa destruction, c’est‐à‐dire en dernier recours, à notre destruction et à celle de la terre. L’écriture de cette disparition conduit fatalement à emprunter à l’enfance la force des commencements, pour déjouer le règne des fins mortelles de cette logique.

Pièce de l’enfance qui s’achève sur la volonté farouche de planter des arbres sur le pont d’un bateau non parce que c’est impossible, mais parce que ce mouvement rend possible le temps, Shams joue à front renversé les migrations d’aujourd’hui et les marchandages de demain, les COP 21 (22, 23 ?) et les transactions financières, les nuits passées debout à inventer le jour, et les convergences des luttes comme les devoirs de mémoire qui valent pour les devenir davantage que pour les racines.

Si l’image qui hante la pièce est celle de la forêt, c’est aussi parce que l’arbre conjoint l’exigence de ses racines avec le mouvement des branches qui s’en éloignent infiniment.

5. Écrire dans la dispersion des frontières

Shams porte en elle la mouvance et les départs, l’évanouissement des origines pour mieux les disperser dans la joie et la douleur d’en disposer librement, elle les porte surtout comme le mouvement même de son écriture.

C’est loin d’Algérie que la pièce fut écrite, en France, par une auteure algérienne vivant désormais au Maroc. Et dans ces déplacements, l’écriture aussi a voyagé, cherchant à s’exiler elle‐même de sa propre origine.

Shams, et les poissons du désert est une commande de la Maison du théâtre de Jasseron, dans l’Ain, qui a accueilli Amira‐Géhanne Khalfallah en résidence d’écriture en octobre 2013, dans le cadre d’une collaboration avec Émilie Flacher et la compagnie Arnica autour du projet « Écris‐moi un mouton. » Ce projet voulait s’intéresser aux traces laissées par la guerre d’Algérie aujourd’hui, à partir des rencontres faites par l’auteur Sébastien Joanniez et la metteure en scène Émilie Flacher – il s’agissait d’écrire sur l’histoire croisée de la France et de l’Algérie en rêvant du futur.

Cette histoire, Amira Géhanne Khalfallah l’a vécue dans sa propre histoire comme bien des Algériens et des Algériennes. Au gré d’allers‐retours entre l’Algérie et la France, puis le Maroc où elle s’est installée depuis 2007, cette jeune dramaturge écrit depuis ces premiers textes dans les déchirures de cette histoire : elle écrit sa première pièce Le Chant des coquelicots, en 2005, lors d’une résidence d’écriture aux Francophonies de Limoges. Pièce de la révolte d’un village contre les projets destructeurs d’un pouvoir désireux de construire une route, elle travaille déjà les contradictions d’un monde qui, en voulant relier, sépare et ravage ; elle révèle aussi le refus de la résignation et fraie dans l’appel des soulèvements.

Après plusieurs fictions, elle écrit sa deuxième pièce, Les Désordres du violoncelle, créée en 2012 par la compagnie Éclats de scène et coproduite par le théâtre des Carmes en Avignon. Située en temps de guerre, la pièce s’attache à nommer la situation des femmes enfermées socialement et politiquement, physiquement aussi : c’est une lecture de la question des femmes dans le monde arabe qu’elle offre, et qu’elle libère.

Avec Les Draps en 2012, elle creuse cette question de la féminité et de son assujettissement en Afrique du Nord. Soutenue par le théâtre de l’Aquarium/Cartoucherie de Paris et la fondation Beaumarchais, la pièce est sélectionnée par le dispositif « Dramaturgie arabe » à la Friche Belle de Mai en 2013. Elle faisait partie des huit créations portées par la Friche, en partenariat avec les théâtres Shams au Liban, El Teatro en Tunisie et Al Harah Theater en Palestine. Le texte donnera lieu à une lecture par les élèves de l’École d’acteurs de Cannes, le 29 novembre 2014 au Parc Chanot, dans une mise en scène de Nadia Vonderheyden [3], dans le cadre des Rencontres Averroes de Marseille, avant une reprise à Paris en juin 2015 à l’atelier de Carolyn Carlson.

Dans Mayla, la ville introuvable, sélectionnée lors de l’appel à texte pour le jeune public lancé par Le Tarmac et Emile&Cie auprès d’auteurs africains vivant en Afrique, Amira‐Géhanne Khalfallah poursuivait son dialogue entre la fiction et le réel, cette fois pour des adolescents. « Je ne sais pas raconter des histoires [...] je crée des personnages qui finissent par me raconter des histoires. » dit‐elle [4].

Accueillie à plusieurs reprises à la Villa Marelle, à Marseille, dirigée par Pascal Jourdana – notamment en mai 2015 dans le cadre du projet Le Souffle de la mémoire, pour lequel la dramaturge s’associe avec Julie Moreau, réalisatrice, et Sofia Bouazaoui, danseuse, pour la réalisation d’un film documentaire qui voudrait s’interroger sur l’immigration des femmes, arrivées en France sans l’avoir choisi, et les histoires qu’elles peuvent nous raconter aujourd’hui... –, il était juste que les éditions de la Villa Marelle accueille ses textes : presque simultanément Les Draps en septembre 2015, en édition numérique ; puis Shams, dans la revue imprimée de la Villa Marelle, La première chose que je peux vous dire #5, sont éditées.

6. Création sonore : des voix dans l’absence des corps

Quand il s’agit de faire entendre ce texte, c’est inévitablement à la disparition qu’on prête l’oreille, et c’est elle qu’on affronte. Mais quand c’est à une mise en scène sonore qu’on se livre, cette disparition touche au théâtre même et sa prétendue quintessence : celle de la présence des corps censés donner chair à une fable, à un monde. Cependant, puisque c’est au lieu même où le monde s’est soustrait que cette fable est conduite – dans la disparition de tout ce qui le constitue, en chair et en épaisseur sensible : de vent et de lumière –, il est juste d’en proposer une forme soustraite au théâtre lui‐même, à la levée des corps en présence. Cette pièce de la disparition, il paraît juste de la tenir au lieu du théâtre pour faire entendre le théâtre véritable qu’il porte en son absence même.

C’étaient de très grands vents sur toutes faces de ce monde,
De très grands vents en liesse par le monde, qui n’avaient d’aire ni de gîte,
Qui n’avaient garde ni mesure, et nous laissaient, hommes de paille,
En l’an de paille sur leur erre.
Ah ! oui, de très grands vents sur toutes faces de vivants [5] !

Ouvrir la pièce audiophonique par ces vers de Saint‐John Perse – absents du texte –, c’était proposer une ouverture avant le début, et prendre appui sur l’anacrouse de la plénitude juste avant la disparition qui est à l’initial de Shams. C’était ainsi proposer une lecture de cette disparition en creux : c’est‐à‐dire par son envers, ou son ailleurs, son amont, son absence : le plein.

La création sonore de la pièce a constitué à travailler l’a‐disparition à chaque endroit où le texte lui‐même dressait l’absence. Ainsi s’est élaboré un travail sur la permanence d’un fond sonore vibrant, imperceptiblement présent, sur lequel s’adosse la parole ; ainsi se sont fabriqués ces moments de saturation sonore, où le réalisme d’apparence des matériaux (le vent, la mer, la forêt) se déréalise lorsqu’il est exploré à l’extrême du possible ; ainsi enfin se sont cristallisés ces fragments auditifs arrachés aux intériorités, et jetés dans ce dehors qui voudrait relier les êtres pour mieux façonner l’enveloppe sensible de la pièce : chaque personnage possède en lui des voix intérieures, des souvenirs de voix, des cadavres de paroles qui sont celles de l’histoire, et que la pièce sonore fait entendre.

Par exemple, lorsqu’Éric se souvient du mot arabe Shams – de son usage chez les soufis –, on entend au loin, derrière lui, un chant de conjuration adressé au vent du sud‐est « Karuabu », psalmodiée plaintivement par une shaman de Papouasie Nouvelle‐Guinée, et enregistrée en 1905 par l’ethnographe allemand Rudolf Pöch [6] : il s’agit de l’un des tout premiers enregistrements conservés de l’Histoire ; et d’un des plus vieux chants de l’Humanité. Ce qu’on entend, c’est l’inouï de ce chant, c’est l’ignorance aussi que l’homme occidental possède désormais de ces secrets : finalement, on n’entend pas ce chant, à peine les forces qui le traversent – et dans la fable qui dresse un monde dépourvu de vent, faire entendre ce chant, c’est faire entendre son absence, d’autant plus terrible que l’auditeur restera évidemment dans l’ignorance de ce chant et de son sens.


Plus tard, tandis qu’Amanar rappellera ces racines – c’est un Imazighen, c’est‐à‐dire un Berbère –, on entendra la voix de la chanteuse berbère Taos Amrouche interpréter une aubade sacrée pour les noces : chanteuse de l’exil, de Tunis à Paris, elle n’a eu de cesse que de convoquer le passé pour faire vibrer une mémoire vivante au présent. C’est ce passé, perdu, mais toujours latent, en puissance, en devenir, en attente d’être incarné de nouveau, que la pièce voudrait faire entendre : comme un présent disparu, mais dont la disparition n’est toujours que provisoire, hypothétique, et tendue vers sa propre disparition.

En s’attachant à peupler la fable de tout ce qui contrevenait à son propre réalisme, faisant entendre vents, mers, et forêts, le projet était de fabriquer un double, fantôme de la pièce, envers spectral. La conception sonore de la pièce (réalisée par Paul Fourure) et sa composition musicale (créée par Alice Mesnard) obéissaient à cet impératif de saturation et de contre‐pied, tout en fabriquant une suture fabulaire en continu : les scènes sont écrites en alternance entre la France et la Mer, par ruptures, mais l’enregistrement cherche au contraire à travailler dans le sens des lignes de fuites qui s’engendrent elles‐mêmes – ainsi des sons de mer qui deviennent peu à peu, imperceptiblement, des bruits de vent, et inversement...

Ce qui importait dans la direction des acteurs tenait à ce jeu – cette mise en mouvement et en articulation – entre la fiction d’un dehors disparu et la diction d’intériorités bruissantes et peuplées de fantômes ou de souvenirs, de devenir surtout. Sonoriser au plus près certaines paroles tendait à les faire entendre comme des pensées intérieures et à escamoter les dialogues : au contraire, monter par ailleurs brutalement les dialogues les ouvrait à leurs fracturations sourdes. Dès lors dans cette dramaturgie du vide et du plein, l’apparence de fable d’enfance pourra s’écouter comme un drame secret et peut‐être sans solution, hormis ce mouvement de fuite hors du drame, battu continuellement par un vent pourtant absent.

Dans un monde sans arrière‐monde, il est urgent de refuser la transcendance, ce recours aux puissances qui, loin de nous, nous gouverneraient en notre nom : il l’est encore plus de récuser la résignation sous l’abri confortable loin des luttes. Comment s’affronter au monde sans le jouer en son lieu même, qui ne ferait que le légitimer, le justifier ? Peut‐être en le convoquant au lieu même de sa disparition non pour l’évacuer – et se satisfaire du vide ainsi fait, sans mémoire et sans projet –, mais pour jeter des hypothèses de mondes affranchis d’identités mortes, qu’elles soient malheureuses ou bienheureuses, mais des mondes émancipés plutôt de ce monde‐ci : provisoires peut‐être – « ici, ce n’est qu’un instant », sont les derniers mots de la pièce –, et pourtant soulevés du désir d’être une force.

D’une force, on ne voit jamais la réalité, toujours invisible ou disparue : on ne peut en percevoir que les effets. Comme une foule en colère, ou des arbres dans le vent dont les sommets lourdement se balancent, se soulèvent.


Portfolio

[11 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est‐ce que la philosophie, Minuit, 1991, p. 44.

[22 Didier Éribon, « La pensée sorcière », article publié dans Le Nouvel observateur, le 17 novembre 2005, à l’occasion du dixième anniversaire de la mort de Gilles Deleuze. Repris sur le site personnel de l’auteur : [http:// didiereribon.blogspot.fr/2007/09/deleuze‐la‐ pense‐soricre.html].

[33 Avec des élèves acteurs de l’ensemble 21 : Capucine Ferry, Maximin Marchand, Léa Perret, Juliette Prier, Lisa Spatazza.

[4Entretien pour Radiogrenouille, « Espace fine », en ligne : [http://www. radiogrenouille.com/espace‐fine/ archives/176].

[5Saint‐John Perse, Vents in Œuvres Complètes, Gallimard, coll. La Pléiade, Paris, 1972, p. 249.

[66 Ce chant a été notamment utilisé par le metteur en scène allemand Heiner Goebbels, dans sa pièce Stifters Dinge, pièce / installation sans acteur : il s’agissait également d’invoquer ce théâtre sans corps, et dans le retrait même du spectacle, sans présence – ou dont la présence intempestive tiendrait uniquement dans la levée sonore.