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Fanny de Chaillé | À hauteur d’enfance

Les Grands, de Pierre Alféry

lundi 24 juillet 2017

Les Grands de Pierre Alféry,
mise en scène par Fanny de Chaillé
[Avignon, Théâtre Benoît-XII] – Avignon 2017

Il y a des spectacles qui sont de purs ravages, des forces qui emportent et sidèrent, renouvellent le monde et le font basculer intérieurement. Et puis il y en a d’autres qui sans fracas posent sur nous et la fragilité de la vie un regard humble, dont l’humilité tient aussi à la précision, à sa justesse. Humilité qui n’est pas sans profondeur ni complexité. Quand il s’agit d’affronter l’enfance, le risque est grand de le réduire sous le regard d’adulte à un pur jugement, un pur constat, ou une pure image. Le texte de Pierre Alféri – issu du recueil Parler publié aux éditions P.O.L. – que met en scène Fanny de Chaillé est juste aussi de cette honnêteté : interroger notre regard sur l’enfance autant que de fouiller en elle ce qu’elle possède de singulier. Sa part de rêve et de cruauté, de limites et de franchissement. Ce qui bouleverse dans l’enfance, c’est que c’est un âge que ne cesse d’abandonner sa part d’enfance : sa faculté de changer tient à sa part de conquête et de renoncement. Les Grands est moins le spectacle qui en expose les conditions qu’un laboratoire où mettre en jeu – en question et en théâtre, en question par le théâtre – les enjeux de cet âge minuscule et destiné à l’oubli. Les Grands, ou la vie en petit : cette petitesse des choses qui est sa fragilité précieuse, la part encore vive de notre futur.


Sur le plateau vide : des plateaux. Des monticules abstraits qui figurent comme des strates géologiques d’une terre en mouvement, qui grandit, cesse, grandit de nouveau. Terres en coupes qui montrent de profil ces sédiments successifs. Plateau de théâtre qui représente les plateaux de la vie ? Ou qui les désigne, les met en jeu, deviendra le territoire des acteurs qui ne cesseront de changer de plateau, comme on dit en vélo, pour passer d’une vitesse à l’autre, ou plutôt d’un régime de vie à un autre.

Au milieu du brouhaha de la salle qui précède le début, une jeune enfant s’avance depuis les gradins pour descendre les marches qui la conduisent jusqu’au plateau, où elle se hisse. On ne l’a pas vue, on ne la voit pas, on s’en aperçoit quand elle est déjà là, descendue ou montée sur scène : l’enfant déjà prend possession de l’espace. Théâtre qui escamote le commencement, puisque tout commence depuis toujours déjà, tout a toujours déjà pris acte du milieu où aller. Une voix d’enfant se fait entendre tandis qu’elle évolue là comme pour apprivoiser chaque mètre, marchant sur les bords des monticules, ou courant, dévalant les pentes, ou marchant minusculement suivant des trajets connus d’elle seule et obéissant à des espaces imaginaires qu’elle trace devant nous, qui ne voyons rien : lignes d’erre. La voix qu’on entend est d’enfant aussi : elle raconte l’enfance avec ses mots minuscules, ses peines et ses joies à sa hauteur, ses cruautés, ses terreurs qui engendrent d’autres joies, sans transition, ou plutôt : tout y est ici transition – moqueries de cours d’école dont elle est sujet ou objet, conversations avec la baby-sittrice (qui lui montre son sexe), peurs, colères, tristesse.

Est-ce un début, un premier pas, ou un prologue qui exposerait la loi de ce théâtre ? Sur le plateau, rien qu’une enfant qui marche (et quelle audace, déjà, de confier à une si jeune enfant le plateau nu, de l’exposer aux regards), en silence : silence comblée par une voix enregistrée, une présence dérobée. Et sous la densité du texte et sa simplicité de façade percent déjà les juxtapositions de sensations, le kaléidoscope des regards sur soi et sur le monde qui sera le principe moteur de cette heure fragile de théâtre.

Rapidement, la scène sera occupée par trois couples : trois jeunes enfants, trois adolescents, trois adultes – deux garçons et une fille, à chaque fois. Ce sont trois devenir exposés à la fois : les habits sont les mêmes, ou plutôt, désignent tout ensemble ce qui les lie et ce qui les distingue (pour la fille, un chemisier plus ou moins jaune foncée ; pour l’un des garçons, une chemise dont les carreaux sont plus ou moins grands). Un devenir ? C’est là que le spectacle fait de son évidence une complexité joyeuse. Dans le dialogue entre les trois couples, ce n’est pas un continuum qui est tracée pour figer les devenir en fatalité, mais des échanges qui font la part belle aux oppositions, aux conflits. Alors, la dialectique se met en place, qui prendra soin de ne jamais arrêter les positions. Les Grands aurait pu être ce discours sur l’enfance depuis l’âge adulte, qui ferait du petit âge, un âge en petit : à lui sa part de rêve, à nous la part du réel. Bien sûr, cette partition existe, elle structure même la dynamique des échanges : mais jamais le réel ou le rêve ne l’emporte sur l’autre, parce que jamais une position en surplomb ne vient moralement évaluer les signes et les sujets.

Ce qui est au travail ici serait une manière de figurer la traversée : non, l’enfance, pas plus que l’âge adulte, n’est question de position, acquise ou reçue, mais bien l’espace traversée par tous les âges, et tous les devenir. Les enfants sont animés aussi de gestes adultes, comme les adultes animés de pulsions régressives : ces traversées sont belles aussi parce qu’elles sont toujours provisoires, éclatées, éparses. Elles secouent le spectacle de nombreux moments qui empêchent de le situer, de lui donner une assise. Dramaturgie minuscule du processus, du déploiement qui ne révèle pas, mais construit : dramaturgie théâtrale qui est celle du passage de l’enfance à l’âge adulte, passage qui ne cesse jamais.

Les Grands expose autant qu’il fait l’expérience de ces traversées qui renversent les hiérarchies. Au juste, on est toujours le grand de quelqu’un : et les adolescents en regard des enfants sont bien cet espace de passage complexe qui permet de faire imploser la fausse dualité qu’on pourrait croire à l’œuvre ici. Avec le rythme ternaire comme dispositif du spectacle, tout ici tremble et devient heureusement bancal, empêche de trouver une réponse pour mieux relancer incessamment ce qu’on met en jeu.

Dès lors quelque chose se produit entre ce qui se met en scène et la question de la mise en scène en tant que telle. En témoigne ce moment où les adolescents refusent les leçons de morale politique que leur assènent les adultes – les discours sur la responsabilité, la gouvernance de soi et du monde… Les jeunes s’élèvent et réclament leur propre droit à la parole pour envisager le monde autrement que sous l’angle qu’on leur impose. C’est le discours adolescent qu’on reconnait, avec sa belle arrogance ; c’est le discours du printemps dernier aussi : ce refus du politique s’il est gestion des affaires courantes, ce droit à la destitution, au retrait, à l’invention d’autres manières d’habiter le monde. Mais ce discours tenu par la jeune fille, comment ne pas l’entendre aussi comme un discours écrit par un adulte – l’auteur / philosophe Pierre Alféri. Et les mots qu’elle prononce ne sont que des partitions de théâtre : une parole qu’on lui demande de dire, et que l’actrice exécute. C’est le beau et modeste pli de ce travail (mot qu’il faudrait préférer à celui de spectacle, s’agissant d’un moment qui met en travail ce qu’il travaille, ce qui le travaille). De juxtaposer un propos sur le théâtre à celui sur l’enfance : et de ne jamais célébrer ces deux espaces, le théâtre et l’enfance, comme des lieux de vérité.

La chorégraphe essaie ici des corps à une pensée en mouvement : quand ils se déplacent ensemble, les trios font les mêmes gestes mais les réalisent chacun différemment. Et dans la légère désynchronisation qu’on perçoit du jeune enfant jusqu’à l’adulte en passant par l’adolescent, on assiste à l’invention d’un geste neuf, qui serait entre les trois et qui n’existe pas. C’est un travail de théâtre, un travail de l’ombre, de l’image ou de l’absence. Et d’une singulière liberté : la chorégraphe ne force pas chacun à fusionner dans le même tempo et dans le même geste. Marchant à travers l’espace du plateau, ils habitent trois mondes et dans le même temps travaillent trois temps différents, trois espaces singuliers.

Bien sûr, le spectacle passe par des scènes qui voudraient illustrer ces pistes, et n’échappent pas à quelques maladresses, précisément peut-être pour provoquer les affects de ces maladresses qui constituent ces espaces de seuil : ici, les adultes danseront un slow ridicule ; là, les enfants parleront comme des adultes ; ici encore, l’un des adultes changera sa voix qui mue… L’important est sans doute ailleurs : l’essaie de corps aberrants, la tentative non pas d’être autre, mais d’être, en tant que soi-même, l’hypothèse d’un autre. C’est une manière de désigner le théâtre quand il se fait travail à vue, espace d’invention.

Le travail ne revendique rien : ni de conserver à tout prix sa part d’enfance et de rêve, ni d’y renoncer pour être pleinement adulte et responsable – il ne s’abstrait pas non plus de ces questions : il les met en travail. Ainsi peut se lire le dialogue entre Fanny de Chaillé et le texte de Pierre Alféri, lui même en dialogue avec la chorégraphe. Les deux s’interpellent (parfois explicitement : le texte par exemple réclamant à la metteur en scène d’exiger par tous les moyens à l’actrice / personnage qui le refuse de quitter la scène…) pour creuser le possible de ces passages, entre texte et corps, entre enfance et âge adulte, entre acteurs et personnages, entre scène et salle : entre le théâtre et la vie. Ce qui se joue tient moins à la répartition, à la séparation, qu’à un jeu infini entre les territoires réels et symboliques.

C’est d’ailleurs sur cette ultime hypothèse que s’achève le spectacle, traversée par une belle chanson inédite de Dominique A, Cycle : à l’idéologie moralisante de la construction (du monde, de la personne, des nos villes comme de l’art), le travail répond par l’intuition du jeu : un jeu qui peut être destructeur, un jeu qui défait les mécanismes trop déterminés du réel pour lui opposer la loi toujours plus inquiète, plus fragile sans doute, plus joyeuse aussi, d’un jeu avec le jeu – hypothèse minuscule, qui défait les grands principes, et font les belles traversées.