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Bob Dylan | Just a-walkin’ (concert)

mercredi 30 juin 2010

De retour du concert de Bob Dylan, 
le 29 juin 2010, à Bordeaux


C’est encore de plus haut et de plus loin cette fois — à Paris, il y a un presque un an, j’étais en face, dans l’axe de la scène et pratiquement au dernier rang. Ce soir, je me retrouve tout à gauche quand on entre, à la verticale du plateau. C’est ma place au théâtre : quand je le peux, je me mets sur un côté — intercepter la technique du comédien, essayer de ne plus la voir, éviter l’adresse facile.

Mais là où je suis, à la perpendiculaire du plateau et si haut, je suis pris à mon piège : puisqu’il vient se placer sur la droite, derrière le clavier de profil en regard du public, il sera comme en face de moi : et pourtant, je ne verrai pas davantage son visage, ni ses poignets, et à peine l’ombre derrière lui qui apparaîtra parfois quand il fera plus noir. Seulement une silhouette donc ; c’est bien assez.

À un an d’intervalle, c’est une question que je m’adresse : l’an dernier, je me demandais le sens que cela avait pour lui de redire des mots écrits cinquante ou quarante ans avant, tout en les déplaçant — mais quel est celui de revenir un an après, revenir, réécouter ?

De Paris à Bordeaux, peu de choses ont changé, semble-t-il. Le même dispositif, la même précision du groupe, la justesse définitive de l’ensemble, la cohérence irréfutable du groupe (sur ce billet, c’est écrit : and his band : il y a un an, l’autre ne l’indiquait pas), le mur de sons qui enveloppe les musiciens et se dresse jusqu’à nous : tout est si dense, , évident — en dépit de la pauvre acoustique de cette salle.

Une patinoire — n’y-avait-il rien d’autre qu’une patinoire pour le recevoir ? On a mis des planches sur le sol, on a juste reculé les mains courantes qui font le tour de l’ovale, mais on a laissé les panneaux d’affichage pour les matchs de hockey (?). Le plafond encaisse mal les épaisseurs de sons, les nappes, les striures des cordes, les intonations de voix qui se font et se défont à mesure, la hauteur et la superposition des écrans de sons : saturation que la patinoire reçoit difficilement.

Ça pourrait sonner comme dans un garage, un hangar. Mais très vite, le hangar absorbe tout cela, et le son joue avec lui-même, produit quelque chose qui le dépasse, le traverse : l’écho travaille différemment les chansons, et s’il faut un peu les reconstruire mentalement (impossible de s’en empêcher), très vite la précision des musiciens, le geste même qui les bâtit comme de zéro contre la salle décape littéralement la vie qui s’arc-boute en elles.

Alors, rapidement, on n’est plus face à la musique, mais comme entouré par elle. Non, ce n’est plus impressionnant : l’impression compte de peu. Le bouleversement qui dresse puis écroule la musique est intérieur. Soudain, à la moitié du concert, tout ce bruit qui s’accumule avec si forte précision, concertation des lignes, des puissances, finit par faire se lever naturellement les silences entre chaque morceau — silences qui deviennent aussi palpables que le noir quand la chanson cesse.

Le travail de la chanson, reconstruisant depuis ses fondations jusqu’au toit son architecture, refusant de les rejouer, de les redonner, est d’une si puissante maîtrise, d’une élégance terrible. Et ce n’est jamais d’une revisitation de classiques qu’il s’agit — non, jamais. Si je ne peux m’empêcher de rechercher à chaque fois l’original, ce n’est pas pour l’entendre à travers la version ici donnée, ni même pour en mesurer l’écart. Mais peut-être pour en fouiller plus radicalement le défi que cela impose. Et à chaque fois, se rendre : la chanson rebat les cartes, se donne naissance — actualise sa mise à mort prochaine.

Bien sûr, il ne chante plus, pas plus qu’il y a un an, mais sous l’élaboration de la voix atonale, détimbrée — tout le contraire d’un dépouillement cependant —, c’est la folle recherche de la talking’ song, la scansion de l’aède quand il ne trouve dans la voix que la résistance du corps, les cailloux roulées dans sa gorge par les années, et les tournées qui ne terminent rien.

On vient pour cela : là où il va chercher l’ancienne chanson, là où il va l’amener — et c’est à cet endroit nouveau qu’il la reprendra pour la conduire ailleurs.

L’an dernier, j’avais été bouleversé, entre autres, par ce qu’il avait infligé de si grand, de si terrifiant, à The Lonesome Death of Hattie Carroll. Ce soir-là, ce qu’il produit sur Just Like a Woman — la cruauté et la tendresse tenues à égale distance, et comme il vient désarmer l’élan du public qui tente de reprendre joyeusement le refrain en chantant la mélodie, quand lui se contentera sans détacher les syllabes de le déposer (et j’aurais envie de dire : comme on dépose un roi, un gouvernement, un régime devenu dans la seconde même, ancien, et pour toujours) : tant de justesse.

Moment grandiose : Things have changed. On a tous des chansons qui rejoignent un endroit essentiel qu’on n’explique mal. Mais enfin : il faut bien faire avec le mystère qui nous l’impose, exige malgré nous de faire face à l’essentiel. Pas de hasard pour moi, sûr : cette chanson viendra à l’exact milieu du concert — jusque là, il aura joué plusieurs fois de la guitare. Quatre fois, dans mes souvenirs, le double par rapport à Paris, me semble.

Il faut dire que, dans les sites qui recensent les concerts de la tournée, il y a ce passage obligé accompagnant la set list : on comptabilise le nombre de chansons qu’il aura joué à bout de bras — on sait bien le prix qu’il paie alors, celui qu’on reçoit : tout cela est compte précieux. Mais au milieu de la chanson, au milieu du deuxième refrain, à la césure de la phrase si parfaite, « I used to care, but / things have changed », il retire la guitare, et vient se poser derrière les claviers.

On a tant glosé sur le passage à la guitare électrique, milieu des 60’, et suis certain, bien sûr, qu’on ne dira pas tant sur cet autre passage. Parce qu’il s’agit de ce soir-là ; parce qu’on sait bien qu’à d’autres concerts, il reprendra pour une chanson ou deux ou plus en fonction de la fatigue, cette guitare (parce qu’il ne s’agit pas d’un geste politique ?). Parce que rien de décisif ne s’y joue — que la veille, il l’a déjà fait — que le lendemain, il le refera : et que ce geste n’inaugure rien, ne clôture rien. Et pourtant.

Pourtant, ce soir-là, j’aurais vu, moi, la douceur infinie de ce geste-là, la césure du refrain, le mouvement du corps qui vient se glisser en arrière, l’autre passage qui n’est rien, et qui définit tout ce pourquoi je suis venu le voir, sans que je le sache vraiment.

Un an après, donc, et je sais bien que tout a changé — que la musique joue ici en pression cumulative, amassant en amont la force de se produire, mais dispersant loin ce qui l’a rendu possible, s’inventant pour elle les territoires où ne jamais se fixer au risque de mourir. Et je suis à l’endroit où la recevoir, peut-être, à l’intersection de ces corps sur le plateau, du public en face de la scène, répandu juste devant moi à angle droit dans la salle — ou plutôt, la patinoire.

La veille, il était au théâtre antique de Carcassonne, à ciel ouvert. Endroit parfait avant de jouer dans une patinoire. Mais cela compte-t-il ? Deux jours plus tard, ce sera Nantes — et ensuite : Rome ? Berlin ? Ou Catane et Hoffenberg ? Même pas : seulement Tonbridge, Limerick, en Irlande : et un mois de coupure avant retour à Austin, Texas : etc.

Je me demande ce qui préside sérieusement au choix des villes, s’il y a seulement une logique — commerciale, géographique, pratique. L’an dernier, c’était trois dates à Paris ; cette année, il y a eu Lyon, Nice, Marseille (détour en Espagne), puis Carcassonne, Bordeaux, Nantes — On peut suivre la route, la tournée n’en finira jamais.

Ce soir donc, Bordeaux, et pour la première fois. Alors, les édiles et hommes de peu au pouvoir avaient annoncé dans le journal local leur intention de lui attribuer, honneur suprême, la médaille de la ville — ajoutant, prudemment, ne pas savoir s’il allait l’accepter. Mais lui, savait-il vraiment qu’il était à Bordeaux — et cela importe-t-il pour lui l’endroit où il est, quand c’est seulement le lieu où il va, jouant, et ne pas rester plus de quelques heures (en sortant de la salle, on passera derrière la salle et au coin de la rue, on verra les larges portes ouvertes sur le plateau, la scène à demi-démontée, et les camions en train d’être chargés : déjà un peu parti tandis que les adjoints au maire lui font les courbettes backstage)

Si la tournée ne finit jamais, ce n’est pas seulement parce qu’elle ne connaît pas de terme, mais parce qu’elle ne se produit à aucun endroit vraiment : qu’elle se donne à chaque fois les conditions d’énonciation de sa parole — creuse sous elle l’endroit qui donne un soir le nom à ce lieu. Invente son lieu, son temps, l’arrête à l’instant où la troupe itinérante le décide.

À vingt ans, quand il donne son premier concert, on lui demande de rédiger une courte biographie : il racontera naturellement comment il a grandi dans un cirque, sa joie de faire son tour sous le chapiteau, une ville après l’autre, le métier de forain. Superbes plans dans le film de Todd Haines sur ces vies imaginaires — que la réalité a tenté de rejoindre pendant les tournées de Desire : volonté de conjurer sans doute les années passées où le monde voulait en faire une bête de foire, un monstre capable de parler la langue de la jeunesse (ils appelaient ça chanteur engagé). Engagé sur les routes, c’est cela qui importe : qu’il a fini par rejoindre, définitivement, c’est une réponse.

Mais c’est devant les camions que tout cela m’apparaît avec tant de force. L’artiste qui de ville en ville, plante son chapiteau, joue, sans dire un mot au public (sauf pour présenter ses musiciens juste avant la fin), salue quand c’est terminé, et s’en va pour prendre la route, et que ce soit Bordeaux ou New York, ça ne nommera jamais ce lieu-là, la route, qui l’emporte.

Il y a une chanson qui dit l’endroit où moi je suis, où j’habite depuis ces années. C’est une composition récente, si longue et si brute, que jamais, je me disais, il ne la chantera en concert. Pourtant, ce soir-là, à la toute fin du concert, il la joue.

Dès les premiers mots, je la reconnais bien sûr, elle transperce ; dans sa version studio, elle a un peu de la psalmodie râclée à la gorge qu’elle possède sur scène : mais sur scène, elle est dite en même temps que je respire, alors ce n’est pas pareil. Elle raconte le monde transformé en jardin mystique, coupé, et comme après le chant, après la possibilité même de la rédemption : après le salut, et même quand on se tient encore après cela. Et la voix qui dit, au plus fort de cette douleur simple, la force d’avoir vaincu sa propre vie, de l’avoir accomplie : la désir d’aller encore.

Ain’t talkin’, just a-walkin,
Through this weary world of woe
Heart burnin’, still yearnin’
No one on earth would ever know [1]


Bordeaux, France
Patinoire Meriadeck
June 29, 2010

1. Leopard-Skin Pill-Box Hat
2. This Wheel’s On Fire (Bob on harp)
3. Just Like Tom Thumb’s Blues (Bob on guitar)
4. Just Like A Woman
5. Beyond Here Lies Nothin’
6. Simple Twist Of Fate (Bob on guitar)
7. Things Have Changed (Bob on guitar then keyboard)
8. Po’ Boy (Bob on harp)
9. Honest With Me
10. Masters Of War
11. Highway 61 Revisited
12. Ain’t Talkin’
13. Thunder On The Mountain
14. Ballad Of A Thin Man
(encore)
15. Like A Rolling Stone
16. Jolene
17. All Along The Watchtower


Band Members
Bob Dylan - guitar, keyboard, harp
Tony Garnier - bass
George Recile - drums
Stu Kimball - rhythm guitar
Charlie Sexton - lead guitar
Donnie Herron - viola, pedal steel, lap steel


[1Je parle pas, je fais que marcher, / Dans ce monde las de malheur / Mon coeur brûle et désire encore / Personne sur cette terre ne pourrait le deviner.