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Koltès | « je veux raconter cela »

Quelques occurrences des mots raconter & histoires

mardi 20 juillet 2010

Du mot raconter (et du mot histoire) dans les entretiens de Koltès : enjeu d’un théâtre.


Entretien avec Jean-Pierre Han, Europe, 1er trim. 1983

Avant, je croyais que notre métier, c’était d’inventer des choses ; maintenant, je crois que c’est de bien les raconter. Une réalité aussi complète, parfaite et cohérente que celle que l’on découvre parfois au hasard des voyages ou de l’existence, aucune imagination ne peut l’inventer. Je n’ai plus le goût d’inventer des lieux abstraits, des situations abstraites. J’ai le sentiment qu’écrire pour le théâtre, « fabriquer du langage », c’est un travail manuel, un métier où la matière est la plus forte, où la matière ne se plie à ce que l’on veut que lorsque l’on devine de quoi elle est faite, comment elle exige d’être maniée. L’imagination, l’intuition, ne servent qu’à bien comprendre ce que l’on veut raconter et ce dont on dispose pour le faire.

Combat de nègre et de chiens parle surtout de trois être humains, isolés dans un certain lieu du monde qui leur est étranger, entourés de gardiens énigmatiques ; j’ai cru — et je crois encore — que raconter le cri de ces gardes entendu au fond de l’Afrique, le territoire d’inquiétude et de solitude qu’il délimite, c’était un sujet qui avait son importance.

Pour ma part, j’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable, un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits, n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous.


Entretien avec Hervé Guibert, Le Monde, 17 février 83

Auparavant, si de Paris je pensais à l’Afrique, je croyais avoir des idées claires sur la lutte des classes, je me disais qu’il suffisait de se ramener avec sa bonne volonté pour en parler. Mais, quand on est au Guatemala pendant la guerre civile, ou au Nicaragua pendant le coup d’État, on se trouve devant une telle confusion, devant une telle complication des choses, qu’il n’est plus possible d’écrire la pièce sous un angle politique. Tout devient plus irrationnel. En découvrant la violence politique de l’intérieur, je ne pouvais plus parler en termes politiques, mais en termes affectifs, et en même temps cet état de fait me révoltait.

[Au théâtre] on bute toujours sur le problème des motivations extérieures, de la deuxième réplique des scènes qui fait dire aux personnages pourquoi ils sont là. Je n’ai pas de deuxième réplique, et je ne peux pas me fier à des solutions policières, j’attends. J’attends qu’une évidence relie les choses entre elles. Le même problème se pose dans la vie, si on cherche à savoir ce qui lie le fait que quelque chose se passe dans la rue et qu’une deuxième choses lui succède, qui la rattache à une troisième. Dans la vie, c’est là, mais au théâtre, ça se discute. On ne peut pas envoyer quelqu’un quelque part sans but et sans motif, et on ne peut pas laisser s’écouler le temps. Tous les exemples, on les prend dans la vie, où le temps passe tout seul et où les gens se promènent sans raison. Après, il faut inventer une histoire.


Entretien avec Alain Prique, Le Gai Pied, 19 février 83

L’Histoire est probablement manichéiste. Les histoires ne le sont jamais

Ma prochaine pièce (Quai ouest) raconte un peu l’histoire d’un lieu et des gens qui y transitent. Ce lieu est un hangar désaffecté au bord de l’Hudson River à New York et qui, maintenant, est en train d’être démoli. La beauté de ce lieu tient à la mystérieuse cohérence qui s’établit entre le décor, la lumière, la présence de l’eau, la résonance des bruits. L’activité humaine s’y trouve comme grandie. C’est une activité tissée de mille drames ordinaires : le désir, le goût de l’argent, l’illusion de la complicité, la profondeur des secrets que chacun y garde.

On ne peut pas parler d’histoire qui ne rende pas compte d’un déracinement.


Entretien avec Michael Merschmeier, Theater Heute (Berlin), traduit de l’allemand par Patrice Perrot, n°7, 83

J’écris du théâtre parce que c’est surtout le langage parlé qui m’intéresse. Le théâtre, j’y suis venu assez tard, je n’ai fait aucune formation dramatique. Quand j’ai vu mon premier spectacle à 20 ans, j’ai eu le sentiment que le principal, c’était le langage parlé. Au début, en tout cas, ce qui m’importait, ce n’était pas tant de raconter des histoires que de rendre des manières de langage. J’ai donc commencé à écrire des pièces de théâtre (…) Cet intérêt ne fut qu’un point de départ. Par la suite, je me suis aperçu plus nettement en écrivain qu’on a aussi besoin d’une histoire. J’ai de plus en plus plaisir à raconter des histoires. Le théâtre, c’est l’action, et le langage-en-soi, finalement, on s’en fiche un peu. Ce que j’essaie de faire — comme synthèse —, c’est de me servir du langage comme d’un élément de l’action.

Le problème Noir-Blanc est vu de façon dualiste, conformément à la conception historique générale. Les histoires individuelles ne sont jamais simplement dualistes. […] La grande Histoire est trop forte, quelles que soient la violence et l’énergie des expériences personnelles.


Deuxième entretien avec Alain Prique, Masques, 1er trim. 84

Je ne sais pas ce que c’est que le « sujet » d’un livre, je n’ai jamais écrit quelque chose sur un sujet quelconque. À moins que le sujet ce soit ce qui nous donne envie d’écrire ; dans ce cas le sujet, ce sont toujours des gens.

[Pour La Fuite à cheval très loin dans la ville], j’avais envie de raconter les gens comme je racontais la ville, c’est-à-dire montrer ce qui passe dans la tête de quelqu’unn avaec la précision qu’n peut avoir pour décrire un paysage, et sans prendre davantage parti, sans donner de raison. Le théâtre m’a un peu appris cela : montrer tout ce qu’on peut d’un personnage sans définir des motifs ; en général, lorsqu’on veut donner des motifs à quelqu’un ou quelque chose, on est à peu près sûr de se tromper, comme dans la vie ; Bref, raconter le mieux possible, sans jamais « résoudre ».

Je trouve que le rapport que peut avoir un homme avec une langue étrangère — tandis qu’il garde pour lui une langue « maternelle » que personne ne comprend — est un des plus beaux rapports qu’on puisse établir avec le langage, et c’est peut-être aussi celui qui ressemble le plus au rapport de l’écrivain avec les mots. Et cela permet de raconter certains choses qu’on ne pourrait pas dire autrement.


Troisième entretien avec Alain Prique, Théâtre en Europe, janvier 86 [première des trois versions qui donneront lieu au texte « Un hangar à l’ouest », repris en annexe dans Roberto Zucco.]

Il m’arrive parfois, lorsque je suis avec une personne en qui rien, je dis bien rien — sauf le fait de manger, de dormir, de marcher — ne ressemble à telle autre, il m’arrive de me dire : et si je les présentais l’un à l’autre, qu’arriverait-il ? Dans la vie, bien sûr, il n’arriverait rien ; les chiens s’accommodent bien des humains sans être quotidiennement stupéfaits des différences. Il faut des circonstances, des événements ou des lieux bien précis pour les obliger à se regarder et à se parler ; la guerre, la prison en sont, je suppose ; ce hangar en était un ; le plateau de théâtre en est un, certainement.

(…) Les motivations qui me poussaient à écrire cette pièce (Quai Ouest) étaient si nombreuses qu’elles finirent par constituer la principale difficulté à l’écrire. Imaginer qu’un matin, dans ce hangar, vous assistiez à deux événements simultanés ; d’une part le jour qui se lève, d’une manière si étrange, si anti-naturelle, se glissant dans chaque trou de tôle, laissant des parties dans l’ombre et modifiant cette ombre, comme un rapport amoureux entre la lumière et un objet qui résiste, et vous vous dites : je veux raconter cela. Et puis, en même temps, vous écoutez le dialogue entre un homme d’âge mûr, inquiet, nerveux, venu là pour chercher de la came ou autre chose, avec un grand type qui s’amuse à le terroriser et qui peut-être finira par le frapper pour de bon ; et vous vous dites : oui, je veux raconter cette rencontre-là. Et puis très vite, vous comprenez que les éléments sont indissociables et qu’ils sont un seul événement selon deux points de vue : alors vient le moment où il faut choisir entre les deux, ou, plus exactement : quelle est l’histoire qu’on va mettre sur le devant du plateau et quelle autre deviendra le « décor ». Et ce n’est pas obligatoirement l’aube qui deviendra le décor.

On a trop souvent tendance lorsqu’on vous raconte une histoire, à poser la question : pourquoi ? Alors que je pense que la seule question à se poser est : comment ? Si vous restez à votre fenêtre et que vous regardez les gens passer, vous ne vous demandez pas tout le temps : pourquoi cet ivrogne s’est-il saoulé ? Pourquoi cette jeune femme a-t-elle les cheveux gris ? Pourquoi cet homme parle-t-il tout seul ? Parce qu’une réponse à cette question serait probablement banale, partielle, conduisant à toutes les erreurs, à tous les préjugés.

L’avantage des histoires qu’on invente, c’est de pouvoir en imaginer la meilleure fin possible. On peut donc partir du principe que chacun accomplit absolument ce qu’il voulait ou avait à accomplir ; le nombre de morts et de blessés ne changent rien à l’affaire.

Sans doute suis-je injuste à l’égard des spectacles de théâtre que je vais voir, mais peut-être ai-je raison. (…) On essaie souvent de nous montrer le sens des choses qu’on vous raconte, mais par contre, la chose elle-même, on la raconte mal, alors que c’est à bien la raconter que servent les auteurs et les metteurs en scène, et à rien d’autre.


Entretien avec Delphine Boudon, La Gazette du Français, avril 1986

[À propos de Quai Ouest] Il y a plusieurs histoires, autant qu’il y a de personnages. (…) Mais le plus important, je crois, c’est la relation entre les trois jeunes : Charles, Fak et Abad ; un rapport à la fois très courant et assez complexe ; trois personnes liées par un lien obscur, trois « frères » (comme on dit des gangsters qu’ils sont « frères ») quelque chose qui est à la fois au-delà et en-deçà des sentiments, le rapport qu’il peut y avoir entre des personnages qui sont indispensables l’une à l’autre, comme les rouages d’une machine ; quelque chose, en tous les cas, que je crois qu’on ne pouvait pas raconter il y a un siècle, quelque chose de notre époque.

Je n’ai pas la confiance qu’ont beaucoup de gens du métier dans le théâtre — l’idée que ça peut marcher tout seul : un plateau nu, des comédiens… j’ai un grand doute à l’égard du théâtre. Ce que j’aime, c’est le spectacle. On demande habituellement au spectateur de théâtre une patience infinie. Je n’ai pas envie de me pencher pour entendre un acteur me chuchoter une phrase essentielle. On n’écrit pas de phrases essentielles ; on n’a rien d’essentiel à dire. Je n’en sais pas plus sur la vie que n’importe qui. Un écrivait sait mieux comment raconter des histoires, c’est tout.


Entretien avec Colette Godard, Le Monde, 13 juin 86

J’ai envie de ne pas dire de choses essentielles, j’ai seulement envie de raconter de mieux en mieux des histoires.

Mes racines, elles sont au point de jonction entre la langue française et le blues.


Entretien avec François Malbosc, Bleu-Sud, mars-avril 87

Ça recouvre quoi, le mot « amour », alors ? Ça recouvre tout, ça recouvre rien ! Si on veut raconter d’une manière un peu plus fine quand même, on est obligé de prendre d’autres chemins. Je trouve que le deal, c’est quand même un moyen sublime. Alors, ça, ça recouvre vraiment tout le reste !

Les matchs de boxe, c’est un résumé de tout l’art dramatique. Moi, je suis fasciné par ça, écœuré et affolé. J’ai la télé depuis pas longtemps. C’est là que ça m’a permis de voir les matchs de boxe. Je dois dire que je ne sais pas quoi faire. J’ai envie de couper et en même temps je me dis que c’est une telle tragédie qui se joue là. Je me dis : mais enfin, je n’ai pas le droit… c’est terrible… c’est quand même une des choses les plus dingues dans le type de rapports. Ça raconte un tas de trucs.


Entretien avec Odille Darbelley et Michel Jacquelin, Théâtre Public, juillet octobre 87

Cette photo [1] ne me dit pas grand chose : elle est beaucoup trop sommaire. Une photo, il faut qu’elle montre quelque chose.

Un dialogue, ce sont des visages. Un acteur, c’est d’abord un visage. Le visage et le langage sont les marques de reconnaissance d’une personne ; on reconnaît quelqu’un à sa voix ou à sa gueule. Le théâtre est déjà abstrait en soi, comme n’importe quelle fiction, alors on ne doit y parler que de choses très concrètes, que l’on connaît et que l’on reconnaît.

De toute façon, il faut choisir entre le plaisir de voir les choses ou de les photographier ; moi, je préfère le premier.


Entretien avec Gilles Costaz, Acteurs, 3ème trim. 88

Écrire une pièce me prend un an environ. Les seuls progrès que j’ai faits, c’est, je crois, de savoir raconter une histoire et de comprendre un certain nombre de trucs qui me paniquaient. Quand c’est fini, c’est fini. Je ne retouche pas.


Entretien avec Bertrand de Saint-Vincent, Le Quotidien de Paris, 18 octobre 88

L’Histoire est ainsi qui fait son affaire, en solitaire. L’homme est dedans, comme un bouchon sur l’eau, et se laisse porter parce qu’il est bien obligé. L’Histoire ne tourne jamais au profit de l’être humain. Elle avance, elle commande, elle donne les ordres, par saccades, par secousses. « L’Histoire, grosse vache assoupie, quand elle finit de ruminer, tape du pied avec impatience. » Et elle laisse derrière elle des nostalgies qui ne sont pas toujours celles que l’on croit.


Entretien avec Michel Genson, Le Républicain Lorrain, 27 octobre 88

Je suis optimiste parce que j’ai lu Galilée. C’est une révélation essentielle : c’est la première chose qu’on devrait apprendre à l’école. Notre place dans le temps, dans l’espace, c’est-à-dire notre nullité. Ça relativise tous les problèmes humains. Le seul problème qui vaille la peine qu’on le prenne au sérieux, c’est la souffrance physique, celui du Tiers-Monde, ça, c’est essentiel. Mais le reste… Le reste, ce sont des futilités, c’est un luxe, on le fait si on a le temps. C’est très beau les histoires d’amour, il y a en de très belles, mais on ne les vit que parce qu’on le temps. Ce qui me plaît dans mon métier, c’est la gratuité. Faire du théâtre est la chose la plus superficielle, la plus inutile du monde, et du coup, on a envie de le faire à la perfection. La seule autre chose qui aurait un sens, ce serait d’aller en Afrique soigner des gens, mais il faudrait être un saint ; tout le reste n’ayant aucun sens, prenons la chose la plus futile qui soit, le faux, la fiction, et faisons-la parfaitement. C’est là ma grande entente avec Chéreau : ce n’est pas tant sur les mises en scène que sur le fond. Savoir que le théâtre est totalement inutile et qu’à partir de là, il faut le faire le plus parfaitement du monde. Je prends un plaisir fou à le faire et à voir le public y prendre du plaisir. Le problème, c’est que la plupart des gens qui font des métiers comme le mien prennent ça très au sérieux, ils pensent que c’est décisif dans l’histoire du monde, et ça c’est terrible.


Entretien avec Véronique Hotte, Théâtre Public, novembre-décembre 88

Une personne ne parle jamais seule : la langue existe pour et à cause de cela — on parle à quelqu’un, même quand on est seul. Il est évident aussi qu’à partir du moment où on formule, il se passe quelque chose. La parole tient une part considérable dans nos rapports avec les gens ; elle dit beaucoup de choses tout en empruntant bien sûr des chemins de grande complexité : « ça » dit beaucoup de choses encore une fois, surtout quand « ça » ne les dit pas.

D’une manière générale, je dirais que dans l’écriture théâtrale, il faut aller à l’essentiel très vite, en deux heures et d’une façon qui soit compréhensible. Le romancier également traite de vie et de mort, mais il peut davantage affiner les choses. Faulkner par exemple n’hésite pas à être obscur durant des chapitres et des chapitres, et, dès le moment où on comprend, tout s’éclaire ; c’est cela qui est prodigieux. Au théâtre, on ne peut user de ces façons. Mes personnages n’en sont pas moins passionnés ; ils ont envie de vivre et en sont empêchés : ce sont des êtres qui cognent contre les murs. Les bagarres justement permettent de voir dans quelles limites on se trouve, par quels obstacles la vie se voit cernée. On est confronté à des obstacles — c’est cela que raconte le théâtre.


Entretien avec Klauss Gronau et Sabine Seifert, Die Tagen, novembre-décembre 88

Au moment où il y avait le problème Le Pen, je me disais, si Chirac est élu, moi je pars. Mais les Européens en général, les Occidentaux, sont de vrais monstres. (…) Tout cela ne vous intéresse pas, mais en même temps si, parce que j’ai envie d’en parler, car mes pièces en parlent. Voilà ce qui peut donner l’idée d’écrire une pièce. Ce sont parfois des colères comme ça.

Je crois toujours mes pièces très claires. S’il y a des énigmes, c’est sur la profondeur d’un personnage. Tout le monde est énigmatique, à un moment donné. Alors, quand on raconte un personnage, ce personnage se promène avec ses énigmes, et moi, je ne suis pas là pour les résoudre ; au contraire, je suis là pour les montrer.


Entretien avec Emmenuelle Klausner et Brigitte Salino, L’Événement du Jeudi, 12 janvier 89

Ma Biographie n’a aucun intérêt. C’est la vie la plus banale qui soit, à part ma profession. Je vis des petites choses intéressantes, tout le temps, comme tout le monde. Mais je ne suis pas Joseph Conrad, qui a voyagé à travers le monde, je ne suis pas de ces gens qui ont vécu des expériences décisives pour l’écriture. J’ai eu des expériences décisives, mais elles sont irracontables.


[1photo de Michel Jacquelin du spectacle Dans la solitude des champs de coton où on voit de face au lointain Laurent Mallet, et de dos, Isaach de Bankolé