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Ana Vittet | notes sur les Vases Communicants

dimanche 29 août 2010

photo @ana vittet


En marge d’un texte publié ici sur l’écriture numérique, Ana Vittet (à lire son blog, tissage en filigrane (déménagement prochain vers un véritable site), entre journal, fictions, et réflexions critiques) m’envoie une longue réflexion sur l’expérience jeune des Vases communicants.

Le principe de cette expérience :

"Le premier vendredi du mois, depuis juillet 2009, est l’occasion de Vases communicants : idée d’écrire chez un blog ami, non pas pour lui, mais dans l’espace qui lui est propre. Autre manière d’établir un peu partout des liens qui ne soient pas seulement des directions pointant vers, mais de véritables textes émergeant depuis."

Si ces formes d’échanges renouvellent la notion même de lien (au-delà de la simple référence hypertextuelle), elles changent aussi la manière de lire, et, de là, d’écrire : ou comment le support modifie la substance de ce qui est écrit.

Ana Vittet prend acte de ces modifications pour en interroger plus profondément le geste d’écriture propre aux usages d’internet — premières notes, qui visent moins à définir cette pratique ou à la circonscrire, qu’à la saisir dans son mouvement : c’est le grand intérêt, me semble, de ces pistes de réflexion.

A.M


Vases communicants
(fragments de journal sur le territoire d’un autre)

Interrogation d’une pratique

Les Vases communicants s’inscrivent dans une lignée littéraire (celle d’André Breton), mais aussi dans une perspective physique : la loi physique des vases communicants veut qu’un liquide versé dans divers récipients reliés à leur base par un même tube de siphonnage occupe la même hauteur dans chacun d’eux. Dans ces nouveaux Vases communicants, le liquide est celui du texte et les récipients sont des sites internet.

Tous les premiers vendredis du mois, des webmasters et des bloggeurs littéraires écrivent sur le site ou le blog d’un autre écrivain. Il s’agit donc d’un échange littéraire – échange bipartite où l’équilibre est bien celui énoncé par la loi physique des Vases communicants.

L’initiative est celle de Jérôme Denis (Scriptopolis) et de François Bon (Tiers livre) et s’est très vite développée : un an après le premier vase communicant (3 juillet 2009), c’est plus d’une vingtaine d’internautes qui participent chaque mois au projet (j’emploie à dessein le terme projet puisqu’il n’y aura pas d’œuvre aboutie succédant au projet – projet ou œuvre en mouvement donc) et c’est 654 adhérents sur le groupe Facebook.

A mon sens, la pratique des Vases communicants exacerbe et met en évidence de nombreuses caractéristiques de l’écriture littéraire sur le web.
Les sites et blogs littéraires sont la création perpétuelle d’une écriture au jour le jour : ce sont donc des journaux. Ces journaux sont publiés : il ne s’agit donc plus d’écrire seulement pour soi, ce qui était autrefois le propre du journal intime, mais d’écrire pour les autres.
Or, il me semble que l’acte d’écrire pour les autres devient plus conscient dans la pratique des Vases communicants que lorsqu’on écrit « chez soi », sur son site ou son blog. En effet, on sait alors avec certitude qu’on sera lu. En outre, il y a multiplication de l’adresse du texte. Enfin et avant tout, le fait d’écrire chez l’autre fait écrire dans l’altérité, dans la conscience de l’altérité.
On écrit avec soi et avec l’autre – avec l’autre, pas seulement parce qu’on s’adresse à lui et qu’on sait qu’il est lui aussi une conscience écrivante, mais surtout parce qu’on écrit depuis son lieu et avec un peu de son matériau.

En étudiant la pratique des Vases communicants, j’interrogerai donc la relation à l’autre dans l’écriture – mon idée étant que la question de l’adresse recouvre une autre question, celle de l’origine même de l’écriture. Savoir pour qui on écrit est selon moi la première marche à franchir pour savoir pourquoi on écrit.

Écrire est un acte de création : créant quelque chose de neuf, il apporte quelque chose – qu’apporte-t-il et à qui ?

La question de l’adresse devrait au moins permettre de répondre à cette seconde question : qui reçoit l’apport neuf de l’écriture, ce que porte et apporte l’écriture ?

Il me semble que les textes des Vases communicants s’inscrivent dans le cadre d’une triple adresse : on écrit pour soi, on écrit pour ses lecteurs, et on écrit pour celui chez qui on écrit.

Notons qu’il peut y avoir une quatrième adresse, celle d’une altérité qui apparaîtrait dans le texte même, dans une figure représentée et incarnée dans le « tu ». Ce « tu » peut toutefois aussi recouper certains des destinataires évoqués précédemment.

Or, l’écriture change selon les entités (personnes réelles et représentations) auxquelles elle s’adresse.
Ainsi, les journaux publiés en ligne ne seront plus seulement des écritures de l’intime et mêleront écriture de l’intime et écriture du dehors. Il s’agira de dire le monde depuis son intimité, et ce sous la condition que l’autre puisse, partiellement au moins, se reconnaître dans ce qui est écrit afin d’apprendre de sa lecture.
Dans ces journaux qui s’ouvrent à des lecteurs, on pourra en outre noter l’introduction de la fiction dans le réel (créant parfois des zones limites, des zones tampons qui sont celles d’un (non-)lieu fantastique), et éventuellement une littérarité plus marquée que dans le journal à lecture réflexive.

Dans la pratique des Vases communicants, l’écriture change encore sous l’effet de la troisième adresse : celle à son hôte.
En outre, comme je l’avais déjà suggéré, l’écriture change non pas seulement du fait de l’adresse nouvelle, mais aussi du fait qu’on écrit avec un peu du matériau de l’autre. Invité sur son territoire, notre texte surgit de sa terre, se constitue de nos pierres mais aussi parfois de quelques unes des siennes, et il n’y a pas jusqu’à l’agencement de ces pierres qui ne puisse être influencé par le ciel à la lumière duquel on écrit. La terre et le ciel entre lesquels on écrit sont ceux d’un pays que l’on n’a pas créé et dans lequel on est momentanément invité. Notre écriture n’en peut être que bouleversée.

Or, on écrit depuis l’autre (avec son matériau, sa terre et ses pierres) parce qu’on écrit pour l’autre : il s’agit de prendre en compte l’autre dans son écriture, et écrire depuis l’autre permet de le faire dans une plus grande conscience et plus profondément (profondeur qu’il s’agira d’explorer). Les vases communicants créent ainsi les conditions d’une écriture qui soit pour l’autre dans une conscience plus aigue de ce mouvement vers l’autre, de cette destination que devient l’autre.
Écrire depuis l’autre permet de (re)prendre conscience du fait que l’on écrit pour l’autre.
Ce double mouvement (écrire pour l’autre et alors écrire depuis l’autre pour que cette destination du texte à l’autre devienne plus consciente) me paraît être le premier intérêt des Vases communicants.

L’étude comparative de textes d’un même auteur écrits dans le cadre des Vases communicants sur le territoire d’un autre et hors de ce cadre sur son propre territoire devrait permettre de voir en quoi écrire consciemment pour l’autre change l’écriture, et ainsi de considérer ce qui dans l’écriture d’une personne est susceptible (selon lui du moins) d’apporter quelque chose à l’autre.

En effet, l’apport de l’écriture (et donc l’écriture) change selon la personne à laquelle cet apport est destiné. Ainsi, lorsque le destinataire change, c’est le but du texte qui change.

Conséquemment, à travers les changements de l’écriture devront se dévoiler les buts de l’écriture.
Or, la finalité et l’origine de l’écriture se confondent : ils sont tous deux la « raison » de l’écriture, le pourquoi, le depuis-quoi.
Ainsi, les changements de l’écriture dus au changement d’adresse devront permettre à l’origine de l’écriture, à son moteur, à son énergie, de se manifester.
A travers eux, on devrait pouvoir voir (ou apercevoir) pourquoi on écrit.

Du fait de l’échange, d’une écriture qui se fait consciemment pour un autre, les vases communicants font changer l’écriture le temps d’un texte. Cependant, l’écriture étant un mouvement (une recherche), il n’y a pas cloisonnement entre les textes d’un même auteur et le changement portera donc nécessairement aussi sur ses autres textes, par influence indirecte, souterraine et profonde.

Tout d’abord, en ravivant la conscience d’écrire pour des lecteurs, les vases communicants permettent à l’écriture sur internet de tendre vers une plus grande acuité, une plus grande perfection (tout en étant toujours dans le perfectionnement et non dans la perfection) – cependant, éditant au jour le jour ce qu’on écrit, le perfectionnement se fait non pas par le travail d’un texte ultérieur à son écriture première, mais par un travail qui se fait à travers les textes successifs. Il ne s’agit pas de (re)travailler un texte, mais de travailler par les textes. La publication quotidienne implique d’écrire pour les autres chaque jour, et donc d’écrire chaque jour avec la plus grande acuité possible ce jour-là (et chaque jour (on) travaille à ce que l’acuité soit plus grande le lendemain) : il faudra que l’on puisse être lu (c’est à dire profondément compris, ou du moins entendu) non pas seulement par soi-même mais aussi par les autres. L’écriture du journal se fait alors une écriture de la précision, et ses obscurités ne sont plus que ce qui fait jour, clarté, dans le fond obscur du lecteur. Il faut atteindre à la plus grande précision (possible pour nous) au jour le jour.
Chaque jour est un travail de perfection – chaque jour est un travail que l’on porte aux lecteurs. Ce travail est toujours en cours, et dans ce cours même il touche à son but : l’ambition vers laquelle on tend étant cette tension même, ce mouvement. L’acuité ne peut être permise que par cette tension qui jamais ne s’affaiblit, qui jamais ne nous repose. Ecrire chaque jour pour l’autre, c’est s’imposer une acuité de chaque jour, jour par jour une plus grande acuité, et l’autre est ainsi le moteur de la tension qui permet l’aiguisement de cette acuité.

Ensuite, l’écriture des communicants (je choisis d’appeler provisoirement ainsi ceux qui participent et créent chaque mois les Vases communicants) change aussi parce qu’elle est enrichie de ces échanges multiples. En effet, les Vases communicants ne sont qu’une des formes de liens qui créent peu à peu des communautés littéraires (communautés ouvertes et non sectaires) au sein d’Internet. Se rejoignant ainsi ponctuellement, les écrivains du Web avancent ensemble, et font avancer ensemble l’écriture, ses pratiques et les formes qui en résultent.
Avec des pratiques comme celle des Vases communicants, c’est l’écriture contemporaine qui change rapidement (Internet permet donc dans le domaine de la littérature aussi une accélération phénoménale des changements).

La route qui se dessine alors sous les pas des écrivains (la route qu’ils dessinent) est faite d’interactions entre des solitudes, des individualités.
N’évite-t-on pas ainsi la dissolution de l’individu dans la communauté (qu’elle soit celle des sujets d’un roi ou celle d’un groupe sectaire) aussi bien que l’individualisme né de la Révolution française et que l’on a pris l’habitude depuis quelques années de faire rimer avec égoïsme ? Parviendrait-on aujourd’hui à un équilibre nouveau entre communauté et individualités ?

Internet est la plate-forme (le lieu) permettant cela : elle est structurée de sites indépendants les uns des autres et néanmoins liés les uns aux autres (liés par les choix des webmasters et des internautes, et non liés par une nécessité essentielle).
La littérature a toujours été un réseau, une toile où l’on peut lire des textes en regard d’autres textes. Internet permet cependant de multiplier ces liens et la nature de ces liens. Internet permet la création d’une nouvelle structure littéraire – et avec l’écriture, c’est aussi la lecture qui change. Aujourd’hui, la lecture se fait en étoile, les liens se font plus simultanés, et l’on peut presque visualiser la structure d’une polyphonie de textes sur un même espace.

Étudier les Vases communicants serait donc aussi une entrée pour étudier les réseaux – étudier les réseaux, toutefois, non pas pour eux-mêmes, mais pour l’avancée commune qu’ils permettent : selon les mots de François Bon, il s’agit d’une « profération, profération pour porter encore, et porter ensemble ».

Or, se rejoindre et « porter ensemble », c’est déjà faire de la politique. La politique c’est en effet, si l’on se souvient de son sens étymologique, une cité organisée, une communauté qui s’organise.
Je suis intimement persuadée que la littérature est une aventure dans laquelle on entre seul – et face aux mots, on sera toujours seul. La littérature est ce qui nous renvoie à nous-même.
Ainsi, il me semble que ce besoin de se rejoindre et d’avancer ensemble est au-delà de la littérature : il s’agit d’un acte politique – appelé sans aucun doute par les circonstances actuelles.
Cet agir politique ne choisit cependant pas la littérature parmi d’autres médiums. Ces écrivains, pour la plupart d’entre eux, sont venus à la politique par la littérature, et non l’inverse. La littérature est le lieu nécessaire d’une conscience aiguisée, et non seulement un lieu de traverse.
Je pense ces rencontres des Vases communicants et cette avancée commune qu’elle permet comme un acte politique : d’abord parce qu’il s’agit d’un mouvement vers l’autre, ce qui est le mouvement premier et nécessaire de la politique, ensuite parce qu’il s’agit de faire avancer le monde tout en restant toujours dans la littérature – la littérature même est un des mouvements primitifs de la politique : c’est par le langage que les hommes peuvent se lier et avancer ensemble.

Les Vases communicants, c’est donc un mouvement vers l’autre conscient et manifeste : c’est écrire pour l’autre et ainsi comprendre peu à peu pourquoi on écrit, ce que l’écriture apporte à l’autre, et nous apporte naturellement en retour.

Il s’agit pour moi d’envisager l’écriture comme un lieu fondamental de rencontre, dans le temps même où l’écriture, étant le lieu de l’intime, reste et restera toujours un lieu de solitude.