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perspectives d’arraisonnement du réel

samedi 18 septembre 2010



Big moon (Syd Matters, ’Ghost days’, 2008)


La lune était en son plein, le ciel était découvert, et neuf heures du soir étaient sonnées lorsque nous revenions d’une maison proche de Paris, quatre de mes amis et moi. Les diverses pensées que nous donna la vue de cette boule de safran nous défrayèrent sur le chemin. Les yeux noyés dans ce grand astre, tantôt l’un le prenait pour une lucarne du ciel par où l’on entrevoyait la gloire des bienheureux ; tantôt l’autre protestait que c’était la platine où Diane dresse les rabats d’Apollon ; tantôt un autre s’écriait que ce pourrait bien être le soleil lui-même, qui s’étant au soir dépouillé de ses rayons regardait par un trou ce qu’on faisait au monde quand il n’y était plus.

Hector Savinien Cyrano de Bergerac


De deux heures du matin à cinq heures, rester dedans et travailler, rester protégé de la lumière noire dehors, ces dehors pleins de nuages dont on voit les contours comme à midi, cette sorte de pâleur de la lune qui donne à chaque ombre mille possibilités de s’allonger, de prolonger la nuit : et la nuit se prolonge. La lumière ne me touche pas, j’entends deux ou trois hommes passés, les cuisines du grand hôtel fermées, et c’est tout. La nuit dure le double de temps les nuits de pleine lune, je travaille.

Travailler parce que la lecture permet d’aller plus avant dans l’obscurité, de trouver d’autres armes pour l’affronter — et parce que lire est l’une des possibilités d’écrire, (l’une des deux) : l’une des deux possibilités de vivre aussi ; lire non pas lignes après lignes, mais comme s’efforcer de les relier à toutes les autres lignes qui dessinent les perspectives d’arraisonnement du réel.

Une des deux possibilités — l’autre : c’est ensuite d’aller s’approcher des corps dehors, leur parler, les effleurer aussi, frôler la fatigue pour mieux l’esquiver au dernier moment : voir des visages, marcher au milieu d’eux, respirer auprès d’eux (parfois sans se laisser voir), poser deux doigts aux poignets de ces corps endormis dans la rue pour sentir qu’ils vivent, sentir qu’ils espèrent encore que ça ira mieux demain.

Se lier pour l’éternité à des inconnus, des inconnues croiser une minute — qu’on ne reverra plus.

À cinq heures, quand la lune est derrière l’immeuble, qu’on ne voit plus rien que le noir, je descends les escaliers et me rends dans les rues vides, presque vides : c’est parce qu’elles sont presque vides que j’y vais ; des visages, des corps, du désir qu’ils déposent sur moi, je sais que j’aurai à faire, en rentrant.

L’ordinateur est encore allumé, il n’y a qu’à ouvrir une autre page, laisser courir sur les touches les mains qui notent à la volée la pulsation de ces poignets saisis tout à l’heure, des vies inventées dans les rencontres, cinq minutes suffisent, cinq secondes, ces vies sont reliées à toutes les autres puisque je les écris.

Quand la première lumière du samedi touche l’écran je vais me coucher — je retrouverai le soir suivant à la même place, posé dehors, ignorant des violences que je commets en son nom.