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J.-L. Godard | Le Mépris

vendredi 22 octobre 2010


un monde qui s’accorde à nos désirs

Scène d’ouverture du Mépris — un travelling lointain vient lentement rejoindre le premier plan : s’approche du spectateur, vient en fait attiré par la caméra qui s’en saisit. Mais c’est comme si, absorbé par l’image d’une caméra filmant — la marche d’une jeune fille elle-même absorbée par la lecture d’un livre —, on ne voyait pas ce qui regardait (ce qui nous permet, nous, de regarder : ce par quoi on regarde).

Dans le vertige du regard, c’est toute la généalogie d’un désir qui se découvre : désir de voir (tout désir est celui de voir), de s’absorber dans ce regard. Et si l’on se tient toujours éloigné de l’objet du désir : le livre, le corps, l’œil second qui regarde, c’est dans la saisie totale de cette avancée du désir qu’on est porté d’un bout à l’autre de la vie — ce qui nomme le cinéma.

Une voix off égrène dans une syntaxe aussi simple que bouleversante les acteurs et les techniciens du film — désignant par la voix même l’agencement des présences qui produiront le désir —

C’est d’après le roman d’Alberto Moravia
Il y a Brigitte Bardot et Michel Piccoli.
Il y a aussi Jack Palance et Giorgia Moll.
Et Fritz Lang.
Les prises de vue sont de Raoul Coutard.
Georges Delerue a écrit la musique.
Et le son a été enregistré par William Sivel….

Ce prélude se clôt sur ce qui donne à la fois la clé et le mystère de ce film — programme d’un cinéma immédiatement essentiel à la vie.

« Le cinéma substitue à notre regard un monde qui s’accorde à nos désirs » (André Bazin)
Le Mépris est l’histoire de ce monde

À ce désir, je n’ajouterai rien — ces pages qu’on trouve sur ce site, dans cette rubrique (que j’ai trop rapidement appelé critique) n’ont jamais été là que pour définir des usages de ce désir.

Ni vocation à la prescription, ni intention d’aucune autre sorte.

J’ai vu ce film tardivement, je veux dire récemment, dans le train, et rien sans doute ne surpasse le sentiment de la rencontre avec ce film — rien d’autre évidemment que celui de prendre part à ce désir après le silencio qui le termine : l’art, c’est toujours ce qui rend la vie plus belle que l’art.

Hier, assis à la terrasse d’un café, je perçois un attroupement : une petite foule rassemblée au coin de la rue, une agitation de chantier, des passants arrêtés, qui regardent. Je me penche : on installe là un plateau de tournage.

Lourdeur des matériels, et tout ces toiles qu’on lève pour changer la lumière, pour aplanir le réel. On bloque la rue.

L’effort de dizaines d’années, il y a cinquante ans, de jeter le cinéma dans la rue, c’était pour s’en saisir, essayer de retrouver, dans l’instant et le mouvement des corps dans les villes, ce qui en était la matière vive. Maintenant, on interrompt la rue. Comme pour les accidents, on installe des rubans fluos — comme dans les accidents, les passants regardent : on demande aux gens de se taire.

Le réel comme musée : et le film en retour qui se pose dessus pour faire comme avec des espèces protégées ? Je tourne la tête, je repense au Mépris. J’ai cette colère avec moi, qui me protège, me prémunis contre l’obscénité de ce cinéma-là.

Sur la table à droite, deux femmes s’interrogent sur les acteurs en présence, des stars sans doute : il n’y aurait pas tant de monde. Mais peut-être que le monde ne s’est agglutiné que pour essayer de les chercher — de chercher quoi, au juste ?

Les acteurs, assis dans un coin, protégés derrière des bâches, ne verront rien de la rue : on les amènera quand tous les réglages seront faits, et ils diront rapidement leur texte avant de s’engouffrer dans leurs loges : deux grands camions noirs, chauffés sans doute, et dont le réservoir est plein — le plateau est toujours le même quelle que soit la ville, peu importe pour eux.

Que reste-t-il du désir quand on en fait usage ainsi ? La ville découpée en plateau de tournage. La lumière conçue comme une menace qu’on se doit de neutraliser. Oui — le désir de ces passants, cherchant à croiser le regard de celui qu’ils espèrent être celui qu’ils croient être, je souffrirais si je devais y prendre part.

Dans Le Mépris, le désir ne s’épuise pas, on n’y est de part en part traversé, parce que, ce qu’on regarde, c’est la fabrication d’un désir qui avance vers vous, qui lit à la lueur du soleil un livre dont on ne devinera les mots qu’aux imperceptibles mouvements qui animeront son visage.


Le Mepris - Jean-Luc Godard (1963)