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Mains | « C’est de la survie qu’on fait. »

lundi 25 octobre 2010

Documentaire : Le sang des autres, 1974, Bruno Muel
Reportage sur la chaîne historique de montage de Peugeot (sochaux)

(et ci-dessus, les paroles retranscrites de l’ouvrier Christian Corouge, puis le film en entier…)


Des mains en regard desquelles les miennes me font honte. Comment écrire, sur ces mains — précisément avec celles-ci qui n’ont ni porté ni taillé, ni saigné vraiment à la tâche ?

Olivier me parle un jour de ce film, m’envoie la vidéo, et quand on se voit, on en reparle encore — ses mains à lui aussi sont outils de travail, mais dans la précision radicale du geste qui sert à soigner, la délicatesse que j’imagine et jalouse (mains pour moi si maladroites), tout le contraire, oui, de ces mains fortes de qui à la chaîne répètent et répètent encore ces gestes qui finiront par aliéner, dès le deuxième geste qui le réduit d’emblée à être un maillon de cette chaîne pour toujours.

Tu me dis alors — il faudrait écrire, sûr : mais impossible. En quel nom, nous, on le ferait ; et puis d’autres, et de territoires plus légitimes, l’ont fait, et ont nommé cela pour dire la honte, et la tâche, et la force de courage qu’il faut pour s’en libérer par l’écriture.

Parce qu’il est là, le besoin : nommer cela qui nous appartient tous, l’aliénation insensée devant laquelle on se sent tous frères. Mais on serait de l’autre côté de la ligne de partage — partage, pourtant, cela on le dit, on le nommerait si on le pouvait : si cela ne nous faisait pas honte.

Temps de mépris, en ce moment, de partout, et les défilés y changeront quoi, au mépris ? — Jours qui font du travail une aliénation à longue durée désormais longue jusqu’à la mort, et même jusqu’après : et ne s’agit pas pour ceux qui seront préservés d’un travail de chaîne et de corps brisés sous la tâche de s’en protéger et de dire pour d’autres. Au contraire.

Mais comment ?

Quand l’ouvrier, dans le documentaire, dit sa difficulté à écrire le soir en rentrant après des heures et des années passées à la chaîne, peut-être que c’est notre tâche à nous que de l’écrire, cette impossibilité aussi à l’écrire. Mais des deux impossibilités, il y en aurait une à dire, malgré tout, à nommer : à écrire, et rejoindre ?

Peut-être que nos pages à nous, endroits du monde si loin de cela, seraient un lieu où par moments, à notre mesure, dire cela — l’impossibilité pourtant rendue en partage parce qu’ici on habiterait aussi cela : la peur de devenir muet, de parler dans la peur de devenir muet.

J’écris pour les analphabètes, disait Artaud.

D’une certaine manière, dans le geste de taper sur un clavier des phrases qu’ils ne liront pas, mais qui diront un peu, la forme de leur main, et leur poids, et leur lourdeur à toucher le monde devant eux devenu comme un membre fantôme, on dirait aussi peut-être, à notre mesure, et en tout pudeur, et la ligne, et le partage.


(texte écrit et lu par Christian Corouge)

C’est pas simple à décrire une chaîne. C’est pas simple d’arriver à cinq heures moins le quart et puis de… de te dire que là, vite que je fume une cigarette, je mets mon tablier, je prends mes outils, je me dis une dernière cigarette avant la sonnette. Et c’est triste, c’est triste. Tu ne penses plus au travail que tu fais. Tu y penses, mais c’est machinalement. C’est tout par réflexes. Tu sais qu’il faut mettre une agrafe à gauche, une agrafe à droite. Tu engueules ton agrafeuse quand elle va mal, tu t’engueules toi-même. T’arrive à t’engueuler toi-même quand tu te blesses, alors que c’est pas de ta faute.

Ce qui est dur en fin de compte, c’est d’avoir un métier dans les mains. Moi, je vois, je suis ajusteur, j’ai fait trois ans d’ajustage, pendant trois ans j’ai été premier à l’école… Et puis, qu’est-ce que j’en ai fait ? Au bout de cinq ans, je peux plus me servir de mes mains, j’ai mal aux mains. J’ai un doigt, le gros, j’ai du mal à le bouger, j’ai du mal à toucher Dominique le soir. Ça me fait mal aux mains. La gamine, quand je la change, je peux pas lui dégrafer ses boutons. Tu sais, t’as envie de pleurer dans ces coups-là. Ils ont bouffé tes mains. J’ai envie de faire un tas de choses et puis, je me vois maintenant avec un marteau, je sais à peine m’en servir. C’est tout ça, tu comprends. T’as du mal à écrire, j’ai du mal à écrire, j’ai de plus en plus de mal à m’exprimer. Ça aussi, c’est la chaîne…

C’est dur de… Quand t’as pas parlé pendant 9 heures, t’as tellement de choses à dire, que t’arrives plus à les dire, que les mots arrivent tous ensemble dans la bouche et puis tu bégayes, tu t’énerves, tu t’énerves, tout…

C’est de la faute des montages qui sont mal faits. Mais c’est comme ça. Le chef vient, il t’engueule parce que le boulot est mal fait… Tout le monde en à rien à foutre, j’en suis certain. Tout le monde, tout le monde s’en fout…

Et ce qui t’énerve encore plus c’est ceux qui parlent de la chaîne et puis qui ne comprendront jamais que tout ce qu’on peut dire, que toutes les améliorations qu’on peut lui apporter c’est une chose, mais que le travail, il reste…

C’est dur la chaîne. Moi maintenant, je peux plus y aller. J’ai la trouille d’y aller. C’est pas le manque de volonté, c’est la peur d’y aller. La peur qui te mutile encore davantage… La peur que je puisse plus parler un jour, que je devienne muet…

Et puis quels débouchés on a ? Je suis rentré à 18 ans chez Peugeot en sortant de l’école… Je te dis, j’ai tellement mal aux mains, mes mains me dégoûtent tellement. Pourtant, je les aime tellement mes mains. Je sens que je pourrais faire des trucs avec. Mais j’ai du mal à plier les doigts. Ma peau s’en va. Je veux pas me l’arracher, c’est Peugeot qui me l’arrachera. Je lutterai pour éviter que Peugeot me l’arrache.

C’est pour ça que je veux pas qu’on les touche mes mains. C’est tout ce qu’on a. Peugeot essaie de nous les bouffer, de nous les user. Et bien on lutte pour les avoir. C’est de la survie qu’on fait.

Christian Corouge, 1974


Extrait d’un entretien avec Christian Corouge

Et nous nous sommes retrouvés pas très nombreux pour faire « Avec le sang des autres… » Les « établis » de 68 étaient déjà repartis, ils avaient repris leurs études pour la plupart… La société ronronnait à nouveau…

Et avec Bruno Muel et quelques autres, nous étions complètement dans la merde. Bruno a fini son film pratiquement seul. C’est là que j’ai enregistré au magnétophone ce texte sur mes mains parce que Bruno ne me lâchait pas. Parce que ça aussi, c’est un truc très intello de venir t’emmerder, te relancer sans cesse. […]

Et donc, on avait le sentiment que c’était la fin d’un moment, c’est pour ça, comme ça, que j’ai enregistré le texte sur les mains qui ne s’adressait pas à Bruno, qui s’adressait à d’autres, qui s’adressait aussi à ceux qui ne comprenaient pas. Donc une espèce d’incompréhension par rapport à la violence de tous les jours, à la pression, au vieillissement… que je sentais venir… Cette fatigue quand tu n’arrives plus à voir le jour…

Quand tu as l’impression de ne plus arriver à survivre. Donc il y avait un peu de ça, et à un moment c’est sorti, c’était adressé à qui je ne pouvais plus parler… Bruno s’est appuyé sur ce texte pour finir son film… C’est un des meilleurs documents sur le monde ouvrier de ces années-là.

Christian Corouge
Membre du groupe Medvedkine Sochaux


Le film entier :


avec le sang des autres