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anticipation #45 | Les maisons empêchent de voir la ville

samedi 8 janvier 2011

Les maisons empêchent de voir la ville. C’est un vieux proverbe. Personne aujourd’hui pour s’en souvenir. Personne qui sache encore le sens de la phrase. Et personne non plus pour essayer de voir la ville, de ne trouver que des maisons, et de dire : les maisons empêchent de voir la ville.

Bien sûr on sait encore les lieux, les chemins qui y mènent sont encore visibles. Bien sûr, il y a dans les livres, des pages entières sur ces villes, mais c’est justement celles qu’on passe rapidement pour arriver plus vite à l’histoire. L’histoire quand elle vient ne parle pas de ces villes, encore moins des maisons. L’histoire quand elle se finit aura parlé de tout sauf des villes et des maisons.

Le proverbe, lui, est resté mais on ne l’utilise jamais. Il aurait pu se perdre, mais comme de vieilles ruines, on l’a conservé, dans certains livres sans histoire que personne ne lit plus. Le proverbe à force de n’être pas utilisé a fait s’évanouir autour de lui l’intuition qui l’a fait naître, la certitude qu’on partageait quand on disait, devant telle ou telle chose, avec aplomb, disant la vérité de ceux qui savent : les maisons empêchent de voir la ville. Et les maisons dont parle le proverbe sont désormais moins que des ruines.

Un soir, on tombe sur ce proverbe impossible, par hasard ou plus seulement par vanité, celle qui fait qu’on lit, ces soirs comme celui-là, les livres que personne ne lit plus. Comment croire à ce proverbe ? Comment penser qu’il pouvait contenir en lui une vérité et son expérience ? Qu’il pouvait fixer en lui cette vérité, cette expérience ?

Ce soir-là, on se saisit d’une feuille et on dessine très vite des maisons, les unes à côté des autres, les plus serrées possibles. Ensuite, en tenant la feuille à bout de bras, en l’agitant un peu, en plissant les yeux, on essaie d’être empêché de voir la ville. La ville qui se tient derrière. La ville avec d’autres maisons, et d’autres rues. Une autre ville que les maisons interrompraient.

Parce qu’on ne trouve pas le sommeil, on se rend sur les chemins pour trouver le lieu des villes, et on ne voit rien. Ce qui empêche qu’on voit la ville, ici, ce ne sont pas les maisons, mais leur absence bien sûr. Lorsque je me retourne sur ma ville, je ne vois que des rues, et la ville est bien là, entre elles, fuyante, aérée, toute en transversalité, en hauteur (les immeubles ont pris la forme des rues, lisses, fuyantes elles aussi, aérées).

Impossible d’oublier cependant ce que disait le proverbe : quand bien même on ignore toujours le sens de ce qu’il disait. Des maisons, j’en connais une — dans mes souvenirs, on passait souvent devant elle, avant que la mer ne la recouvre et l’emporte, peut-être. Ce n’était pas une maison, mais deux murs verticaux, à nu. Entourée de sable, posée là en plein vent, sur le bord d’une falaise. Ce n’était pas une place pour une maison. Ça a toujours été pour moi la place d’une maison, la seule possible. Des inscriptions, aussi insensées que son lieu, la recouvraient, des signatures, des chiffres — tout cela qui essayait de la nommer ?

Désormais, quand je la revois mentalement, le reste autour se fond en elle. Toute possibilité de ville disparaît.