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Shannon Wright | ma blessure secrète

mercredi 1er juin 2011

Shannon Wright, Fences Of Pales (Concert au Café de la Danse, 4 mai 2002)

This drone you sound alarmingly meek
Is inside my head and plummets my bed
It rallies and summons me in my sleep

Impossible de comprendre les premiers mots — avalés dans la moiteur infernale du café de la Danse, ce soir de mai 2002. C’est elle qu’on entend en premier, dans le mauvais enregistrement que je possède, et le souvenir plus précieux encore : cette moiteur : une espèce de long souffle chaud, machinerie de sous-sol, épaisse marge de bruit qui va planer sur toute la chanson et la vie autour. Pour l’entendre, il faut la traverser.

La blessure commence là [1]. Pour la rejoindre, il faut traverser ce qui nous sépare d’elle. La blessure n’est pas dans le corps, elle est ce qui nous sépare du monde.

The sun is groggy and upon your plate
Arms do fumble they’re out of their frame
Luster has moved and opted your space

Les premiers mots ne sont pas importants, ce qui importe, c’est les chercher précisément dans ce qui rend la moiteur impossible à supporter, les ramener à la surface de la conscience fatiguée par la musique jouée toute cette soirée, et rendre audible ce qui précède la catastrophe. Ce qui se tient juste avant.

Avant, ce sont les longues striées de guitare qu’on arrache au silence pour mieux le faire entendre quand on tait ensuite les cordes. Je suis une part de ce silence lacéré ; je suis une part de tout ce bruit qu’on invoque pour mieux l’éparpiller ensuite.

When you call a caddy
I’ll be the kind you use
The sagas pose their levee

À ces mots, la voix s’élève, un peu fausse, comme on appellerait dans le noir quelqu’un qui vient de passer, qui ne nous entendra plus. Cette fêlure dans la voix (je parle de la voix de la chanteuse, mais elle ne m’intéresse que parce qu’elle est aussi la voix de la blessure elle-même, la mienne, que je porte dans mes allers et venus ; innommable, à moi-même inconnaissable : mais cependant : cependant), je la reconnais.

Elle est là toute entière dès la première seconde. Le bourdonnement doux, l’alarme qui sonne d’emblée : quelque chose va arriver, et ainsi l’imminence fait exister la réalité avant le surgissement qui le brisera : quelque chose dans le corps a déjà commencé : ce qui va imploser bientôt.

That’s the kind that floats to you
And after all i idle to carry on
The clocks married the dated

Le rythme ternaire avance la voix, produit la même plongée qu’elle invente à mesure qu’elle descend dans le corps — dans les profondeurs où elle se tient, rien ne peut la toucher.

Moi, à distance des choses, position de biais : installer le monde devant moi dans ses cadres les plus préservés, ne pas injurier la beauté tout de suite, d’abord la regarder le plus profondément possible : la plaindre.

Operas sails salutes
The planks are calm with boredom
It’s the kind you tend to coo

Ce qu’il importe de comprendre, c’est que la blessure que je porte n’est pas pour moi source de malédiction, d’injustice. Je l’ai choisie. Je procède d’elle. Mon origine, mes départs — c’est habiter dans l’intersection de deux réalités impossibles ; être l’intersection même.

N’être d’aucune ville, ne peupler réellement ni l’une ni l’autre ; c’est n’être jamais à ma place — ne désirer dans l’autre ville seulement ce qui appartient à la première, et ainsi dans la première : désir demeuré manquant à la place de l’inventaire — et c’est ainsi aller, vraiment, d’une tombe à l’autre. Garder la monnaie pour un prochain afin de mieux lui refuser : être à mes propres yeux le prochain que j’attends, que j’éviterai. C’est tenir à distance la possibilité de la vie, sa mise à mort dans l’écriture : dans la vie elle-même.

Every gala’s a blanket in flight
And i’m the kind you use
And you with all your ready is a horror

Il y a ce moment de déchirure qui arrive, qui est là, nécessaire au renouement. Une longue plaie dans la gorge, qui saigne encore (qui saignera de nouveau, dans le cri redoublé de la fin). Il faut l’écouter dans la chanson, sa justesse au cœur même de la plus grande fausseté des harmonies (comme depuis le début, la batterie est un peu avance, puis en retard, essayant de trouver un ajustement à la voix qu’elle ne rejoint pas. Et à force d’écouter cette version, le déséquilibre maladroit des instruments, j’ai appris à épouser ces faussetés, elles sont pour moi le seul équilibre possible de la vie. Dans la version studio, si propre, je ne retrouve qu’une harmonie parfaite, sans jeu, dans laquelle je ne trouve pas ma place, puisque tout y est déjà.)

Dans la chanson, évidemment, ma blessure secrète prend la forme d’un cri — étendu de tout son long avec modulation, fausseté, relâchement des instincts. Dans cette vie, cela peut se passer de cri (de cri prononcé), le cri a d’autres formes. Ce peut être, dans le train, la nausée ; ou une colère muette ; ce peut être (ça l’est plus souvent) cette mélancolie sans objet qui donne plus de joie aux douleurs : comme on croise le regard d’une très jeune fille avec la certitude qu’elle en sait plus que moi sur la mort.

The recital is staged and ready to recite
Stating the flaws and running you wild
But i’ll be any stable you like

La sauvagerie ainsi libérée (la chanson est le récit d’une expérience, je veux dire évidemment : la mienne (et seulement pour moi, évidemment : elle se passe de critère extérieure, vulgairement esthétique, comme de dire que c’est une bonne ou une mauvaise chanson : on ne dit pas que telle vie est plus belle qu’une autre si on n’en a pas endossé chaque seconde) — elle raconte dans un ordre donné ce qui n’en a pas, puisque la vie se déroule tout en même temps : puisque la vie, elle, n’a pas de termes), il reste tout ce qui suit la catastrophe, qu’il faut nommer, quand bien même cela a lieu après la mort.

Dans la vie sociale, j’évolue en suivant comme dans le métro les panneaux de direction : je donne le change. Remplis les papiers. Mais toujours avec cette distance qui ne me lâche pas — je participe à cette réalité comme si j’étais un élément du décor sur la scène. Parfois, cette chaise servira à l’amant pour dire qu’il aime ; plus tard, la même chaise se dérobera sous les pieds d’un autre et tremblera sur place sous le corps du pendu. L’élément du décor n’a pas d’avis — il regarde les choses prendre leur tournure grave et grotesque, attendant que le rideau tombe. Le rideau tombe toujours sur un noir plus intense encore.

The radius is starting to stumble and fright
The loveliest station is wailing from sight
But i am ready to part from you

Ma blessure secrète n’est localisée à aucun endroit du corps (mais il arrive que revienne, souvent, cette blessure dans la paume de la main, une longue coupure faite autrefois qui saigne, à intervalles irréguliers, lentement, sans douleur, et que je regarde comme une autre ligne de vie, une source intarissable de mystères). Ma blessure secrète est comme cette chanson, quand elle finit, c’est qu’elle doit continuer : aux derniers accords (applaudissements de la foule), d’autres lui succèdent, encore. Mais la voix de la chanteuse ne se fera plus entendre : seulement un rythme saccadé, immense, dramatisé au plus haut, d’une guitare qui survit seule parce que le monde lui est ainsi offert dans sa nudité. Ma blessure secrète n’est justifiée que dans la beauté qu’elle reçoit, qu’elle trouve inacceptable, qu’elle accepte : elle a charge d’âmes. C’est le geste d’écrire en retour.

Cette blessure secrète ne se raconte pas, elle passe par des chemins étranges, comme des mots, des récits lointains, des chansons, des chansons de chansons : je la croise partout en dehors de moi — elle me reconnaît, elle aussi. C’est sur quelques vers posés dans un livre et que personne n’a remarqué ; c’est dans la fatigue d’une autre, que je recueille ; dans son regard sous le voile noir des cheveux coupés à la main. La voix de la chanson défigure ma blessure secrète : elle me dit qu’elle existe, qu’elle existe bien. Que c’est elle qui me fait si vivant, parce que la mort est passée. Qu’il faudra bien l’écrire pour l’éprouver devant soi de nouveau. Que c’est impossible, et que c’est précisément cette raison qui la rend nécessaire. La voix de la chanson se tait sur le bruissement plus féroce encore d’une violence sans repos ; le livre peut s’écrire, il portera ce nom.

Shannon Wright, Fences Of Pales (Maps of Tacit — 2000)

[1Et ta blessure, où est-elle ? / Je me demande où réside, où se cache la blessure secrète où tout homme court se réfugier si l’on attente à son orgueil, quand on le blesse ? Cette blessure — qui devient ainsi le for intérieur —, c’est elle qu’il va gonfler, emplir. Tout homme sait la rejoindre, au point de devenir cette blessure elle-même, une sorte de cœur secret et douloureux. Si nous regardons d’un œil vite et avide, l’homme ou la femme* qui passent –le chien aussi, l’oiseau, une casserole- cette vitesse même de notre regard nous révèlera, d’une façon nette, quelle est cette blessure où ils vont se replier lorsqu’il y a danger. Que dis-je ? Ils y sont déjà, gagnant par elle –dont ils ont pris la forme- et pour elle, la solitude : les voici tout entiers dans l’avachissement des épaules dont ils font qu’il est eux-mêmes, toute leur vie afflue dans un pli méchant de la bouche et contre lequel ils ne peuvent rien et ne veulent rien pouvoir puisque c’est par lui qu’ils connaissent cette solitude absolue, incommunicable –ce château de l’âme- afin d’être cette solitude elle-même.