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La Ville écrite | ce qu’il reste d’Éden (rue des frigos)

lundi 17 octobre 2011


L’Éternel Dieu dit : Voici, l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d’avancer sa main, de prendre de l’arbre de vie, d’en manger, et de vivre éternellement.

La Gare frigorifique de Paris – l’inscription est effacée, mais on peut encore la lire, difficilement, rue des frigos. L’inscription est effacée, et on ne voit que cela : cet effacement. Tout autour, des grands bâtiments de verres, d’acier hauts levés. Et au milieu, une trouée : l’ancienne gare désaffectée aujourd’hui, abandonnée, effacée, jadis reliée à Bercy, le poumon glacée de Paris.

Et l’Éternel Dieu le chassa du jardin d’Éden, pour qu’il cultivât la terre, d’où il avait été pris.

Beaucoup d’immeubles dans cette trouée ont ce visage d’abandon : des squats un peu partout avec d’immenses inscriptions, des tags sur plusieurs étages. Chaque mois, je réalise le miracle de voir ces merveilles encore debout. J’imagine l’intérieur (ai consacré un chapitre entier d’un récit en friche : des heures et des heures d’un voyage mental rend gloire à ces immeubles abandonnés). Des lettres seules, des dessins sculptés sur les façades grossièrement. Comme là : ici, on a choisi de représenter deux corps, en haut sur la droite, qui me fascinent quand chaque semaine je viens les visiter.

C’est ainsi qu’il chassa Adam ; et il mit à l’orient du jardin d’Éden les chérubins qui agitent une épée flamboyante, pour garder le chemin de l’arbre de vie.

C’est l’image parfaite pour moi de la Chute : deux corps de dos, isolés, placés en cette ville précisément, ce quartier qui est pour moi le lieu du monde où je me rends pour la voir, cette ville. Pas seulement une image de l’Éden, mais bien ce qu’il en reste. Il y a surtout le visage penché de l’un des deux corps, le regard posé en arrière sur le passant : mais c’est un visage vide, gratté par le temps, et qui n’adresse plus rien que ce vide, épuisé d’avoir porté. Je me rassure en me disant que dans ce cœur des choses, deux silhouettes disent encore la légende passée de cette fondation. Pas une question de croyance, ou de leçon à tirer. Simplement la trace d’un effacement progressif qui insiste : qui dit aussi, un peu, en moi, le sens des départs, des arrivées prochaines.