arnaud maïsetti | carnets

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pleure la ville

samedi 29 octobre 2011


à celle qui pleure cette Ville qui ne s’arrête jamais, pauvre brisé bat le pavé encore ivre de son sort

à celle qui dit je pleure

à celui qui pleure la veille de la nuit veillée comme une amante, une sœur de charité, une mélodie tremblée à la bougie sous l’orage


pleure la ville quand je suis seul qui reste à la veiller, et que sa respiration ne suffit pas, ne suffit jamais

pleure avec la ville cette manière qu’elle a de disparaître dans la nuit, ainsi

pleure la ville comme une immense brasse coulée et ne respirer que sous l’eau, se mêler à des larmes qui ne cessent pas, entrent par la bouche, se crachent dans des sanglots sans source

pleure le jour manqué quand la fatigue prend au soir et que rien ne s’est passé en soi que les heures passées à ne pas avoir su les traverser ; pleure jusqu’au matin suivant

pleure l’énigme du Sphinx, celui qu’on rencontre aux hasards de nos fontaines, non au milieu des déserts ; pleure l’énigme non pour elle-même, mais parce que sa réponse est toujours celle de toutes les énigmes, et qu’on pourrait répondre l’homme à chacune des questions qu’on se pose : qu’il est la réponse impossible à toutes : avec cette réponse, on n’aura fait seulement une part du chemin de l’énigme, mais restera encore à nommer tout le reste, et d’abord : le nom de l’homme, et celui de l’homme qui la pose, et ainsi de suite, pour remonter jusqu’au nom de tout ce qui porte un nom, et achever la chaîne sur le regard du Sphinx, ses larmes qui sont les contours de nos yeux

pleure la musique de ces musiciens arrêtés dans cette ville où je vis, et qui joueront devant des foules desquelles être absent, et qu’on ne peut se définir que comme cela : l’absent de ces foules, et la musique qui manquera tellement tous les jours du reste de la vie, qu’on n’aura pourtant jamais entendue

pleure la fille qui partage avec mes pleurs la même ville intérieure qu’on habite, pour une heure, quelques mots, des larmes qui coulent d’aval en amont, inventent des origines par la seule folie

pleure cette autre, qui pleure, parce que c’est son nom, l’usage de son corps, la forme de ses cheveux poussés dans le hasard objectif le plus beau, pleure son geste quand il lui vient le désir – ou quand la reconnaissance est trop grande pour se parler, alors elle dit : je pleure ; et moi je suis là pour comprendre et accepter

pleure dans ce livre d’adolescence, telle figure tant rêvée que je ne nommerai pas, qui dans le récit à intervalles réguliers, pleure, dans ces moments où la vie se fait trop grande en lui : il pleure, et tout ce qui se dit dans ses larmes, c’est : la grandeur de la vie qu’il vient rejoindre dans cette parole qui excède toute possibilité de parole ; je me souviens : c’est dans ce livre, que j’ai appris la forme et l’exigence de mes propres larmes

pleure, oui, comme une manière de dire oui : je pleure, je me tiens devant toi, sans protection désormais que je pleure, comme si je disais oui, d’ailleurs, je le dis encore, pour toujours

pleure surtout de joie, finalement, puissamment : signes extérieures non de tristesse, mais comme ces défaites qui persistent, ou ces beautés qui exigent de soi qu’on s’y transporte : et c’est le corps qui vient le dire, se répandre pour mieux le rejoindre

pleure devant ces œuvres, ces beautés vives, ces nudités de peau comme de purs espaces de puissance, champ de force qui disent : vous qui entrez ici, veuillez déposer toutes vos larmes

pleure enfin, parce que ce devant quoi on se tient est souvent là pour cela, et pour qu’on le reconnaisse tel

pleure, la vie est à ce prix, et ce prix même, qu’on reçoit, qu’on paie