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Koltès | Au nom de mama

Bernard-Marie Koltès, les registres d’un style, éds. Universitaires de Dijon

samedi 14 juin 2014

Article publié dans Bernard-Marie Koltès, les registres d’un style, paru aux Editions Universitaires de Dijon, en juin 2014, sous la direction d’André Petitjean


Cet article est issu d’une communication faite lors de la seconde Biennale Koltès organisée à l’Université de Lorraine, à l’automne 2012. Le colloque était structuré autours de trois pôles : la stylistique ; la comédie ; et La Nuit juste avant les forêts. Alors que le travail de thèse touchait à son terme pour moi, en moi, nécessité de le clore par un travail qui fera écho au lieu où je l’ai commencé : La Nuit. Et voir ainsi comment les questions se sont lentement déportées, tout en poursuivant leur incessante quête sur ces blessures, ces articulations de surface et de profondeur, la beauté et la patience des choses secrètes. Une forme d’appel : un temps, l’article s’était appelé : L’hypothèse orphique des lignes de fuite – Mama : le nom, la perte, l’écriture.


Résumé de l’article


tu te promènes n’importe où, un soir par hasard, tu vois une fille penchée juste au-dessus de l’eau, tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dis : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ? elle te dit : où tu voudrais aller ? on reste ici, non ?, alors tu restes ici, jusqu’au petit matin qu’elle s’en aille, toute la nuit je demande : qui tu es ? où tu habites ? quand est-ce qu’on se revoit ? elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluse, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi je ne peux parler que sur les ponts ou les berges, et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte, tout le jour je m’ennuie, et chaque soir, je reviens, près de l’eau, et on ne se quitte plus jusqu’à ce qu’il fasse jour [1]

La puissance matricielle du texte La Nuit juste avant les forêts, si elle est souvent abordée dans sa force de production externe, depuis le versant de l’histoire de l’écriture de Koltès, l’est plus rarement par le corps intérieur et central du récit qui le constitue. Ce corps, délivré dans une langue qui traverse à neuf ce texte et invente pour son auteur des positions d’écriture décisives dans les dix ans de composition qui vont suivre, n’est en effet pas seulement celui d’une structure abstraite ou d’une procédure croisant théâtre, poème et action (le monologue adressé au premier qui passe, camarade de silence), mais il porte aussi un nom, un visage, un regard qui défigure. C’est le second partenaire essentiel du texte, figure mythique et originaire : Mama.

Figure essentielle du récit parce qu’elle est la répétition structurelle du dispositif rejoué par le texte (la rencontre au hasard, le désir impossible à formuler, son mystère affolé et redonné sans cesse), elle semble localiser surtout un centre toujours fuyant et comme la ligne échappée de l’écriture koltésienne et de ses mythes. Loin d’être seulement l’un des personnages traversant la nuit de ce récit, Mama paraît plus fondamentalement, plus secrètement, endosser la charge symbolique, imaginaire, réelle d’une écriture naissante mais disposant d’emblée, en sa naissance même, de toutes les énergies fondatrices appelées ensuite à être distribuées sur tels ou tels autres figures, lieux, temps, procédures d’écriture.

L’hypothèse Mama serait celle qui interrogerait cette présence comme un processus en devenir à l’œuvre de l’œuvre matricielle : Mama trouvée sur un pont, à la jonction des mondes ; posant son regard sur la surface du réel et détenant le secret de ses profondeurs ; Mama perdue à l’aube et qu’on appellera en écrivant son nom sur tous les murs de la ville, surface et profondeur d’écriture, à la fois, livre immense où se donner tâche de nommer nomme la fonction de l’écriture ; Mama, Narcisse et Écho à la fois, cherchée jusqu’à la folie de son nom répété autant de fois que la pluie, ultime incarnation d’un récit monde recouvrant tout.

Puissance matricielle de Mama. Celle-ci pourrait être envisagée comme le punctum apte à dévisager à travers elle l’ensemble de l’écriture de Koltès – non comme application d’un programme, mais dans la recherche toujours fuyante d’un corps désiré et échappé, lignes fuyantes du nom et de sa blessure : Orphée, dans la joie et la douleur d’une perte toujours recommencée pour être pour toujours désirée, écrite sur tous les murs de la ville.

alors elle s’est barrée et je l’ai laissée se barrer, sans bouger (le matin sur les ponts, c’est plein de monde et de flic), jusqu’à midi je suis resté au milieu du pont, ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui une nuit, couchés sur le rebord du pont (à midi, c’est plein de bruits et de flics, on ne peut pas rester, sans bouger, en plein milieu du pont), alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : reviens mama reviens, j’ai écrit comme un fou, mama, mama, mama, et la nuit, j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont , reviens une seule fois, une seule petite fois, reviens une minute pour que je te voie, mama mama mama mama mama mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre plusieurs fois, chaque nuit, il y a trente-et-un ponts, sans comptes les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue, et elle ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs, et j’ai continué à fouiller sur les murs, et j’ai continué à fouiller tous les ponts, il y a trente-et-un ponts sans compter les canaux, et je ne l’ai plus jamais retrouvée, penchée au-dessus de l’eau, et maintenant, moi, ces histoires-là, cela me sape le moral, parce que cela brouille tout lorsque ça va trop loin,


AU NOM DE MAMA

 [2]

C’est un geste impossible : proposer une lecture d’un court passage de Koltès, essentiel et fondateur pour cette raison même qu’il semble inexemplaire ; se saisir d’un lieu marginal de l’œuvre et en cela radical pour localiser sa position fondatrice. Ce sont quelques lignes d’une pièce elle-même à la fois inexemplaire et fondatrice : non pas originelle, ou alors origine donnée dans la fiction de l’écriture : La Nuit juste avant les forêts. C’est dans cette pièce ce court passage qui pourrait être noyé dans un flot mais qui plus que d’autres résiste ou s’ancre davantage : le récit de mama [3].

Récit central dans La Nuit juste avant le forêts, et singulier : central non parce qu’il en figure le centre (textuel), mais parce qu’il semble contenir le principe du récit, et dont le statut même au cœur des nombreux récits que tisse la toile du locuteur est particulier ; central et pourtant décentré, ce passage — c’en est un à plus d’un titre : une voie de passage — est au vertige ce que la loi de la gravité est à la chute : une tension et un désir, une violence et une fatalité.

Le récit de mama, le point du récit — L’hypothèse

Un récit ? Avec Maurice Blanchot (1959 : 14) pouvons nous peut-être comprendre la force à la fois structurante et métaphysique du point de fuite de ce récit : le récit comme fuite, la fuite comme point en son absence même, au titre de la ponctuation ou de la narration.

« Le récit n’est pas la relation entre l’événement passé et l’effort de le raconter, mais cet événement même, l’approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir, par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi se réaliser. » 

À ce titre, mama n’est pas un personnage dans la pièce, mais une de ces figures perdues, comme la nuit, perdue, qui cherche à se redire sans cesse (on se souvient que La Nuit perdue était le titre du film de Koltès, premier et ultime, réalisé en 1973) et à s’évoquer pour s’invoquer : elle est une figure de la nuit, son double et sa mémoire, son souvenir vers lequel le locuteur tend. Point décentré qui s’échappe, mama situe un vertige fixé.

« La loi secrète du récit, précise Blanchot (1959 : 15), [est ce] mouvement vers un point, non seulement inconnu, ignoré, étranger, mais tel qu’il ne semble avoir, par avance et en dehors de ce mouvement, aucune sorte de réalité, si impérieux cependant que c’est de lui seul que le récit tire son attrait, de telle manière qu’il ne peut même pas commencer avant de l’avoir atteint, mais cependant c’est seulement le mouvement imprévisible du récit qui fournit l’espace où le point devient réel, puissant et attirant. »

Rejoindre ce point inconnu (et l’atteindre sans s’y absorber, sans se perdre en lui) — peut-être est-ce le mouvement de la pièce : ce sera le mouvement de ma lecture ici, à laquelle nous initie Blanchot (1959 : 15) :

« Le récit ne relate que lui-même, et cette relation en même temps qu’elle se fait, produit ce qu’elle raconte, n’est possible comme relation que si elle réalise ce qui se passe en cette relation, car elle détient alors le point ou le plan où la réalité que le récit décrit peut sans cesse s’unir à la réalité en tant que récit, la garantir et y trouver sa garantie. »

L’hypothèse serait celle-ci : mama rejouerait (ou figurerait) à la fois le principe de la pièce, c’est-à-dire sa situation d’énonciation, mais plus encore incarnerait comme une partie d’un tout qui à la fois l’englobe et l’enveloppe : une monade. Il ne s’agit pas pauvrement de repérer des thèmes récurrents que mama dirait et que Koltès réécrirait, mais de saisir plutôt le vif de ce qui semble être la radicalité de cette écriture pour voir en quoi Koltès invente quelque chose qui ouvre à la possibilité de l’écriture, quelle qu’elle soit : des écritures qui suivront, après 1977.

Nouvelle précaution : c’est parce qu’il ne s’agit pas d’une formule, ou d’un théorème figé, que mama et le récit qui la traverse s’interdisent d’être une solution, mais seront davantage une mouvance, une force de déplacement, une puissance d’engendrement — une forme-force.

L’hypothèse mama serait celle qui interrogerait cette présence comme un processus en devenir à l’œuvre de l’œuvre matricielle : mama trouvée sur un pont, à la jonction des mondes ; posant son regard sur la surface du réel et détenant le secret de ses profondeurs ; mama perdue à l’aube et qu’on appellera en écrivant son nom sur tous les murs de la ville (p. 36), surface et profondeur d’écriture à la fois, livre immense où se donner la tâche de nommer dit la fonction de l’écriture ; mama, Narcisse qui confie au passant le rôle d’Écho, cherchée jusqu’à la folie de son nom répété autant de fois que la pluie, ultime incarnation d’un récit monde recouvrant tout. L’écriture se ferait au nom de mama : au lieu de ce nom.

Le récit de mama est au centre d’une triade féminine dans l’adresse du locuteur de La Nuit juste avant les forêts  : avant elle, c’est l’évocation d’une jeune fille blonde, belle « comme c’est pas possible » (p. 21), mais dont la beauté trompe justement et cache l’alliance abjecte qu’elle a noué avec « les salauds » qui se révèlent violemment dès qu’elle parle, et provoquent la fuite du locuteur, non sans douleur : « si j’avais pu voir qu’elle était de l’autre côté, que c’était une salope » (p. 22). La rencontre de la jeune fille blonde laisse croire un instant que tout est perdu, car si même la beauté « est passé de l’autre côté », alors cela laisse croire que « tout le monde est passé de l’autre côté » (p. 23). Mais ce qui sauve in extremis le locuteur, c’est une impossible reconnaissance :

« […] elle, elle ne me reconnaissait pas, à cause de cette lumière qui nous fait si semblable — on chassera le rat, minet, et puis, tu resteras avec moi […], mais ne voilà-t-il pas qu’elle ne savait pas qui j’étais — la nouvelle force, c’est nous, qu’elle me dit, et je devais en être aussi — moi, j’aurais bien voulu, à cause de son regard à vous faire planer, mais la pire saloperie technique et internationale a pris des formes comme cela, ils ont fait passer tout le monde de l’autre côté, même les filles pas possibles qui vous rendraient cinglés, si elles ne parlaient pas […] » (p.22-23)

Après le malentendu de la non-reconnaissance vient le temps de la fuite — l’enfoncée dans le désespoir nocturne au plus profond de la mélancolie : c’est là que le locuteur trouve mama. Il a fallu pour la rejoindre traverser cette nuit (symbolique et mystique) de la solitude où même la beauté est devenue l’instrument « des cons », et le siège de ceux d’ici qui stationnent, imposent leur loi, leur code, les zones du réel que les salauds tracent pour déterminer les usages du monde. On peut voir là un mouvement analogue à celui qui préside au début de la trajectoire rimbaldienne d’Une Saison en enfer (1985 : 105) [4] :

« Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l’ai trouvée amère. − Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. […]
Et j’ai joué de bons tours à la folie. »

Au soir qu’on devine symbolique, nuit obscure chère à Jean-de-La-Croix que Koltès lisait alors, au terme du trajet, le poète reconnaît la Beauté comme amère (mot si koltésien), la répudie et la fuit, fuit une partie d’un monde ancien et va là où proche de la folie s’inventerait la vie ou l’amour — la trajectoire de Rimbaud pourrait être assez proche de celle que raconte le locuteur ici. C’est, après avoir congédié la beauté, la fuite auprès du fleuve que la folie l’emporte : pour s’y jeter ? Le texte ne le dit pas. Là, ce n’est pas la mort qu’il rencontre, mais une fille, penchée au-dessus de l’eau.

La rencontre de mama : dialogue et adresse

« […] tu te promènes n’importe où, un jour par hasard, tu vois une fille penchée sur l’eau, tu t’approches par hasard […] » (p. 34)

Au hasard de la rencontre s’ajoute le lieu de passage, un nulle part qui évoque l’indéfini du coin de la rue, le no man’s land d’un premier deal : celui de la rencontre. Dans l’espace ouvert, indéterminé et désert du pont, véritable territoire de la reconnaissance, va avoir lieu la rencontre évoquée ici aussi au présent ; présent d’une appartenance pourtant perdue au moment où elle se raconte. Sans transition, un dialogue se noue en effet entre mama et le locuteur : dialogue au discours direct fait de brèves répliques, de questions simples auxquelles mama répond par d’autres questions, ou bien sans répondre, disant seulement ce qu’elle fait :

« […] elle se retourne, te dis : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ? elle te dit : où tu voudrais aller ? on reste ici, non ?, alors tu restes ici, jusqu’au petit matin qu’elle s’en aille, toute la nuit je demande : qui tu es ? où tu habites ? quand est-ce qu’on se revoit […] » (p. 34)

Le dialogue, enchâssé dans le récit du locuteur adressé à son passant, fait usage d’une étonnante distance, avec ce « tu » général qui désigne moins l’autre que soi-même, comme s’il s’agissait d’une expérience globale qu’on raconterait pour l’enseigner. Ce « tu » initial déplace la personne qui raconte et isole l’expérience dans un mouvement d’attribution singulière. L’échange se complexifie davantage lorsqu’un troisième « tu » s’impose. Après celui qui désigne le passant et celui dont le locuteur se sert pour se désigner, c’est, dans un renversement réflexif, le « tu » de mama qui s’adresse au locuteur devenu passant. La scène initiale est ici rejouée : on comprend dès lors que c’est la rencontre avec mama qui a répété, préparé, joué la scène englobante.

Récit et discours s’enchaînent souplement – la parole de mama s’intègre dans celle du locuteur, un processus de double énonciation se réalise même puisque mama parle de la bouche du locuteur, et c’est le camarade qui reçoit cette parole : le récit devient le lieu où peut se transmettre l’expérience par la représentation (au sens théâtral) de la scène. La nuit évoquée par mama ici, est le temps plein de la vie, le seul temps possible – où parler et aimer ne sont qu’une seule et même chose, où le temps passe sous les ponts sans que personne ne le regarde, sauf elle – espace de reflet et de profondeur, de miroitement des regards. Mais la nuit est aussi l’intervalle qui sépare deux jours, et l’arrivée du jour marque ainsi brutalement la fin de la rencontre.

L’échange initié par mama est dissymétrique : interrompu avant qu’il ne commence pourrait-on dire — mama donne son nom, mais refuse ensuite d’aller plus loin, de se présenter, de parler d’elle en termes d’origine. Elle ne dira ni qui est elle vraiment ni d’où elle vient : son nom même se révèlera faux. L’espace de la rencontre qu’elle ouvre et impose avec une certaine violence est celui de la présence implacable : « alors tu restes ici », sans passé ni avenir possible. La question « quand est-ce qu’on se revoit ? » demeure ainsi fatalement sans réponse, suspendue comme ce pont au-dessus du vide, ou cette nuit entre deux jours, rencontre qui est une effraction dans la nuit de la solitude d’un partage qui d’abord ne se raconte pas.

On verra ensuite, seulement ensuite, que c’est d’amour qu’il s’agissait : dans l’ordre du récit, il ne peut se dire que lorsque les corps ont été séparés, non dans la chronologie de la rencontre. Il n’y a pas d’amour au présent de sa diction.

Le pont de mama

« […] elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluses, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi je ne peux parler que sur les ponts ou les berges et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte, tout le jour je m’ennuie, et chaque soir, je reviens, près de l’eau, et on ne se quitte plus jusqu’à ce qu’il fasse jour –, […] » (p.34)

Place symbolique de mama d’une berge à l’autre, dans cet entre des choses qui est aussi celle de l’interstice de la rencontre : le pont revêt une puissance allégorique qui désigne cette jonction des mondes. Et l’eau qu’elle ne quitte jamais paraît être un lieu du miroitement, d’altération de la perception, de désir du vide aussi, de l’altérité révélatrice.

Le discours de mama, son énigme, sa force, résident dans ce ralentissement soudain du rythme, anaphore de certains verbes, répétitions de certains patrons rythmiques… Se raconte le mystère de cette occupation sans fin, inépuisable, l’inquiétante menace qu’elle porte : regarder le fond de l’eau. Se disent là ainsi ces fascinations pour la surface et la profondeur — parce que la surface porte le désir de la profondeur, celui de s’y confier tout entière ? Mama pourrait être en ce sens une figure de Narcisse – selon la lecture qu’en fait par exemple Bachelard (1942 : p. 42 et suivantes) – non pas complaisamment perdue dans son image, mais cherchant le secret de la beauté qui ne peut lui appartenir — Narcisse vitaliste ainsi : « ailleurs je suis comme morte » (p. 35). Dans le reste des pièces, il faudra toujours être ailleurs : mama serait inexemplaire parce qu’elle, et elle seule, aurait trouvé un ici qui serait aussi un ailleurs (puisque le problème de l’ailleurs est qu’il se transforme toujours en ici), qu’elle a fait de cet ici un fleuve, e que rien de plus mouvant qu’un fleuve, qui est toujours le même fleuve, mais jamais emporté par la même eau.

Le fleuve est ainsi l’espace nocturne de la perception et de la mise en réflexion de soi, surface où vient se refléter aussi ce qui entoure, la ville dans le dos qui vient s’y déposer, le monde qui enveloppe l’expérience du regard : miroir que le locuteur placera au sein de la nuit de son passant, dans le dos, comme les miroirs des cafés qu’il redoute : ville qui est ici le monde même où se reconnaître comme partie de ce monde.

Puis la perte

Le récit du locuteur ne dit rien de ce qu’il s’est passé pendant la nuit, mais quand le jour vient, c’est la perte qui s’éprouve, et le drame de mama peut commencer.

« […] alors elle s’est barrée et je l’ai laissée se barrer, sans bouger (le matin sur les ponts, c’est plein de monde et de flics), jusqu’à midi je suis resté au milieu du pont, ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui une nuit, couchés sur le rebord du pont (à midi, c’est plein de bruits et de flics, on ne peut pas rester, sans bouger, en plein milieu du pont), alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : reviens mama reviens, j’ai écrit comme un fou, mama, mama, mama, et la nuit, j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont , reviens une seule fois, une seule petite fois, reviens une minute pour que je te voie, mama mama mama mama mama mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre plusieurs fois, chaque nuit, il y a trente-et-un ponts, sans comptes les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue, et elle ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs, et j’ai continué à fouiller sur les murs, et j’ai continué à fouiller tous les ponts, il y a trente-et-un ponts sans compter les canaux, et je ne l’ai plus jamais retrouvée, penchée au-dessus de l’eau, et maintenant, moi, ces histoires-là, cela me sape le moral, parce que cela brouille tout lorsque ça va trop loin […] » (p. 35)

Perdue dans le jour plein de midi, perdue le soir aussi : mama est introuvable, et sans le dire jamais, impossible de ne pas penser que mama, jouant jusqu’à la perfection son rôle de Narcisse, se soit abîmée dans son propre désir d’un reflet de profondeur : et jetée dans l’eau ?

Le locuteur, qui endosse lui la figure d’Écho, a beau écrire son nom, faire de la ville un livre immense où réécrire son nom pour l’appeler, en évoquer le désir et invoquer sa présence, « recommencer tous les murs », il ne la retrouvera pas. S’ensuivent les efforts désespérés pour la revoir : écrire son nom sur les murs de la ville, crier absurdement ce nom qui n’en est pas un, et l’attendre sur tous les ponts – le détail est répété par deux fois : « il y a trente et un ponts, sans compter les canaux » (p. 36 et p. 37). Elle avait dit qu’elle revenait chaque soir sur les ponts. Trente et un ponts, trente et une nuits à attendre : un mois complet, comme l’image d’un temps cyclique, achevé ; l’image d’une éternité. Un mois et quelques jours, et mama « ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs » (p. 37). Étrange conditionnel quand on attendrait un futur, mais un espoir insensé habite encore le locuteur. Cherchant partout mama, il ne trouvera que son absence, une absence éclatante qui le poussera au bord de la folie à s’adresser à elle, à son absence même, à répéter son nom jusqu’à ce qu’il perde tout sens, qu’il devienne seulement la répétition bornée voulant saturer le monde quand le monde renvoie au scandale de cette absence ; un bégaiement sur ce nom comme une réalité sur laquelle l’on trébuche sans cesse, un cri qui déforme la bouche – un mot insensé qui se transforme en insulte :

« […] reviens sur le pont, reviens une seule fois, une seule petite fois, reviens une minute, pour que je te voie, mama mama mama mama mama mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus […] » (p. 36)

Comment dire le manque, sans le trahir – sans trahir avec lui l’instant présent chargé de l’absence, tout présent de cette absence-là à laquelle tout fait écho ? Ravissement suprême qui fonde la parole : le manque creuse l’apparence des choses et trace les contours de son absence.

« Quand les être manquent, écrit Blanchot (1955 : 340), l’être apparaît comme la profondeur de la dissimulation dans laquelle il se fait manque. Quand la dissimulation apparaît, la dissimulation, devenue apparence, fait tout disparaître , mais de ce tout a disparu fait encore une apparence, fait que l’apparence a désormais son point de départ dans tout a disparu. Tout a disparu apparaît […] ».

Le manque n’est pas le vide, il n’est pas le trou béant et sans mémoire, le néant qui s’oublie – au contraire, il est la place même occupée par la béance, le plein qu’appelle le vide : l’espace ménagé par celui-ci présent en son abîme. Quand se dérobe la présence de l’être, le monde dans son éclatante évidence répète inlassablement l’absence comme un écho diffus, impalpable, lancinant : l’écho d’une voix qui s’est éteinte au moment même où elle fut saisie. Et tout disparaît, parce que ce qui reste n’est que la trace de cette absence, trace marquée qui défigure le monde et devient la nuit du jour, ou le jour éteint de sa propre nuit.

« […] personne ne saura jamais qui a couché avec qui, toute une nuit, sur un pont, en plein milieu d’une ville, des traces y sont encore, là-bas, dans la pierre […] » (p. 34)

Personne, pas même moi, le sujet qui en a fait l’expérience et qui la raconte, car alors s’anonyme sa propre subjectivité, et dans l’écart qu’offre la restitution de ce récit, il est impossible pour le sujet qui raconte l’histoire de se saisir aussi comme le sujet de ce récit. L’écart creusé par le geste même de raconter ne se situe pas seulement au niveau du locuteur, mais à l’intérieur même du récit : il n’existe dès lors pas d’adhérence entre le souvenir et sa restitution.

Le nom de mama

« […] je ne sais plus son vrai nom, celui qu’elle m’a dit n’était pas le sien, alors je ne dirai pas non plus comme elle était faite […], tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dit : moi mon nom c’est mama ne me dis pas le tien, ne me dis pas le tien […] » (p. 34)

 Doublement d’une même syllabe enfantine, mama, surnom tenant de la mère et de l’enfant (préfiguration féminin du Mann de Prologue ?), le pseudonyme porte la figure matricielle d’un visage sans trait, nocturne et passager ; d’un corps sans visage : d’un corps sans nom (et puisqu’elle n’a pas de nom, elle n’a pas de corps : « je ne dirai pas non plus comment elle était faite » (p. 34)). Or si le nom n’identifie plus le corps au sujet de la rencontre, comment posséder cette présence dont on ne possédera que le corps ? Le récit se fera donc en deuxième personne, et marque par là le retrait de l’instance narrative, l’impuissance à redéfinir un lien entre le je de la parole présente et celui de la narration – puisqu’ayant perdu au terme de ce récit ce corps possédé enfin, tout s’est perdu avec lui.

Ainsi peut se comprendre le refus de mama de donner son nom véritable (« […] le nom qu’elle m’a dit n’était pas vraiment le sien […] » : c’est donc qu’il est le nom de quelqu’un d’autre ?), d’exister en dehors de sa fiction comme si elle avait pressenti son effacement. En laissant un nom de fiction, c’est l’espace du récit qu’elle rendait possible. Car ce que raconte le récit est moins l’expérience en tant que telle que sa perte : et la réitération du nom sur le mur devient une image de la récitation de cette expérience, d’un récit sans cesse recommencé tous les jours de tous les mois (« […] il y a trente et un ponts […] » (p. 37)).
Là se formule une position essentielle du récit. Si le locuteur peut parler de mama en effet, c’est parce qu’il l’a perdue : nul récit d’une expérience accomplie qui ne laisse pas place à l’expérience elle-même de la perte.

Regards d’Orphée

Finalement, le récit de mama ne s’achève pas avec son récit, mais fait retour, comme un fantôme (la revenance du spectre), dans le finale :

« […) je rêve du chant secret des Arabes entre eux, camarades, je te trouve et je te tiens le bras, j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé, mama mama mama, ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime […] » (p. 63)

Tout se mêle, et s’intègre dans un ensemble structurant le délire même : le pluriel de « camarades » renvoie logiquement aux Arabes, mais juxtaposé à la présence de la deuxième personne, le mot engendre une certaine confusion à l’écoute (« […] camarade(s), je te trouve […] »). Confusion relancée et redoublée quand survient le prénom de mama : l’adresse s’infléchit ; « mama » peut être à la fois apposé au complément d’objet (« […] je te trouve, […] mama »), ou n’être qu’une irruption soudaine, un surgissement non ménagé en amont : un écho lointain du récit de sa rencontre. Mais on ne peut s’empêcher de doubler le niveau de l’adresse par ce biais, laquelle s’effectuerait ainsi dans le même temps en direction du camarade présent, et de l’image rêvée de mama – « je t’aime » pourrait donc en ce sens être une citation appartenant au récit précédent : 

« […] j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime […] j’ai couru comme un fou : reviens mama reviens, j’ai écrit comme un fou : mama mama mama » (p. 36)

La reprise en rythme ternaire de la course résonne en écho avec l’échappée finale :

« […] les loubards sapés font la chasse aux ratons, je cours, je cours, je cours, je rêve du chant secret des Arabes entre eux […] » (p. 63)

L’adresse se multiplie, porte dans toutes les directions possibles, et peut trouver dans l’hallucination, un point d’accroche où se condenseraient les désirs les plus contradictoires, les violences les plus féroces : les histoires du passé devenues soudain l’histoire d’un présent qu’on invente. Dans le finale, se dessine donc en filigrane la présence fantomatique de mama, une présence qui nous ferait penser que jamais elle ne fut vraiment absente du discours. On pourrait ainsi se demander, en paraphrasant Koltès au sujet de Quai Ouest, si mama n’est pas le négatif de la pièce, ou si c’est la pièce qui est le négatif de mama – son au-delà mythique, l’en-deçà de l’expérience, l’envers de la rencontre ici représentée –, le regard d’Orphée : possession et perte éprouvée à la fois, perte à partir de laquelle l’œuvre devient possible, et impossible.

Le récit de mama n’est pas seulement le récit de la perte, mais ce moment au cœur du discours, au centre de la structure narrative, où se livre l’apprentissage de la perte – et sa réitération. Pourtant, ce n’est pas là le récit d’une révélation, d’un dévoilement soudain et fulgurant d’une vérité secrète. Le récit de mama se situe à un autre niveau, et la place qu’il occupe est aussi discrète que fondamentale. Si le vol dans le métro est le signal qui déclenche la course hallucinée jusqu’à la recherche du camarade, et en ce sens le véritable point de départ de la parole (en même temps que point final, en forme de point d’orgue du discours), mama serait dans cette perspective, le point en-deçà du seuil liminaire : parce qu’il précède toute prise de conscience en même temps qu’il la détermine, il serait l’enfance de tous les récits, son archétype mythique : structure parfaite d’une rencontre achevée, mais achevée seulement dans la parole itérative qui répète inlassablement son absence, sa disparition soudaine à l’aube, son retour espérée, attendue, invisible ; parole qui rejoue à l’infini le manque qui la fonde, et la rejouant, proclame la mort soudaine de la mort. Le récit ne conjure pas seulement l’oubli, il donne à la vie, la parole des absents, la parole de l’absence : « […] ailleurs, je suis comme morte […] » (p. 35)

Le récit de mama enclos en lui le fonctionnement de chacun des récits du texte : fonctionnant par le système de l’adresse qui structure l’ensemble du discours, le récit relate l’expérience de la perte et fixe dans la carte en mouvement du texte, le point sublime, point situé en dehors de la carte mais autour duquel chaque point gravite. Le regard que lance le locuteur à mama quand il devient le conteur de cette histoire s’apparente à celui d’Orphée, pour reprendre l’image de Maurice Blanchot (1959, 225) :

« Ce point, l’œuvre d’Orphée ne consiste pas cependant à en assurer l’approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre, c’est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, forme figure, et réalité. » 

C’est le regard qui à travers la nuit, la mort, embrassant cette vie, la perd, ne peut l’embrasser qu’en la perdant — et la vivre qu’en redonnant dans le jour de la parole une présence : c’est pourquoi l’adresse finale fait advenir à nouveau son nom, et avec lui va accomplir la mort de la parole. Expérience exemplaire de la perte, épreuve orphique du temps, le récit de mama représente une centralité fuyante, comme un trou noir du texte que la parole ne cesse de revenir fouiller, et ce faisant, la regardant, la perd davantage. En ce sens la nuit de mama, et après elle toutes les nuits, est pour Koltès à la fois toujours là, et toujours perdue.

« […] tu es là […] » : la présence de mama, nocturne, se déploie finalement dans la nuit qu’invente le locuteur en s’adressant ainsi au passant, sans qu’on sache si dans le délire de cette parole, il ne vient pas confondre le passant avec mama : « […] ne dis rien, ne bouge, je te regarde, je t’aime […] » — n’est-ce pas en effet aussi, peut-être à mama qu’il s’adresse ici, à son rêve ? — Mama n’est-elle pas l’expérience aussi d’un rêve, tant sa disparition paraît aberrante ?

Ce qu’a trouvé le locuteur dans le passant, c’est une figure qui était capable de supporter en elle ce rêve, de le porter, de le figurer. Homme, femme, enfant, peu importe finalement, si l’autre est cet inconnu que l’on rêve et susceptible d’être dépositaire des rêves qu’on ne peut raconter que si on les a oubliés, et donc perdus. 

« […] je te regarde […] » : ainsi Orphée regarde-t-il Eurydice, en la perdant, et même pour la perdre — la perdant dans le mouvement même de la regarder, où la perte est la condition de l’écriture puisque c’est cette perte qu’Orphée chantera infiniment, depuis elle qu’il chantera ce qui le fonde dans la parole ; ainsi l’écriture ne peut s’établir sur un objet regardé que s’il fait l’expérience aussi de sa perte dans l’écriture qui la raconte. Ce qui se regarde, c’est à la fois mama et le passant et cette expérience : tous figures de projection et d’invention, de reconnaissance et de joie — figure de l’amour.

« […] je t’aime, camarade, camarade […] » (p. 63) : la répétition pourrait s’entendre finalement comme une reprise qui adresse l’amour aux deux camarades que sont mama et le passant : et la quête de l’ange rendue infinie par le présent (« […] je cherche quelqu’un […] »), alors même qu’il semblerait que celui-ci ait été trouvé, montre bien à quel point cette quête est celle que le récit appelle, à laquelle le récit est appelé dans son recommencement à venir.


[1_La Nuit juste avant les forêts, p. 34-35.

[2Bibliographie

 Blanchot, M. 
— (1959/ 1986) : Le Livre à venir, Paris, Gallimard, réédition Folio.
— (1955/ 1988) : L’Espace littéraire, Paris, Gallimard, réédition Folio.
 Rimbaud, A. :
— (1873 / 2005) : Une Saison en Enfer, réédition Paris, GF Flammarion.
— (1871 / 2005) : Les Déserts de l’amour, in Une Saison en enfer, op. cit.
 Jean de La Croix (1584 / 1997) : Nuit obscure, réédition Paris, Gallimard, Poésie/Gallimard
 Bachelard, G. (1942 / 2005) L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1942, réédition, Paris, livre de poche, 2005.

[3On écrira ce nom sans majuscule, comme dans le texte.

[4Un autre intertexte rimbaldien parcourt cette rencontre : celle des Déserts de l’amour…