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au bras des ombres

mercredi 28 mars 2012


Je sors au bras des ombres,

Je suis au bas des ombres,

Seul.

On ne peut pas faire l’impasse au silence dans le matin, le premier silence du matin, celui qui lance dans le corps entier le matin qui commence, et il faudrait parler : non (à part écrire un rêve) ; alors garder le silence contre soi apaise, et peu à peu, devient comme une manière de trésor, et l’approche du sacré — puis, la question demeure : jusqu’où tenir le silence, jusqu’à quelle heure, et à qui, ensuite, le déposer. Il en va de mes jours comme de toute la vie ces derniers mois. C’est ainsi. Je reste de plus en plus d’heures sans dire un mot. Le premier mot quand il vient, je m’aperçois qu’il arrive après des centaines d’autres qui se sont bousculés en moi, seulement, jamais prononcés, ils vont se perdre. Où. Moi, je suis déjà au coin de ma rue, la solitude pour avancer.

La pitié est plus haut et peut bien y rester,

La vertu se fait l’aumône de ses seins

Et la grâce s’est prise dans les filets de ses paupières.

Elle est plus belle que les figures des gradins,

Elle est plus dure,

Elle est en bas avec les pierres et les ombres.

Je l’ai rejointe.

On me demande ce soir si je suis heureux. Je ne comprends pas : on ajoute : vois-tu, il fait beau désormais, de nouveau, tu dois être heureux, toi qui l’attendais. Oui. Je réponds soulagé, que je suis oui, soulagé plutôt, soulagé plutôt qu’heureux — et je dis : c’est comme un miracle. La lumière vient si forte après le froid qui hier encore. Et les arbres à tous les murs de la ville, partout, on les voit soudain. La ville se couvre de cheveux longs et lents et timides encore, mais qui s’allongent d’heure en heure, comme à vue d’œil. C’est un miracle, d’être là pour le voir aussi, d’être là pour s’en éblouir. La phrase change, et mon corps aussi, et l’apprentissage de la ville aussi. Je lis Eluard ces derniers jours sans rien trouver que des mots d’absence où je me blottis. La lumière est une noirceur qui apaise, qui délivre de la noirceur aussi. Je m’y confie.

C’est ici que la clarté livre sa dernière bataille.

Si je m’endors, c’est pour ne plus rêver.

Quelles seront alors les armes de mon triomphe ?

Dans mes yeux grands ouverts le soleil fait les joints,

Ô jardin de mes yeux !

Tous les fruits sont ici pour figurer des fleurs,

Des fleurs de la nuit,

Une fenêtre sans feuillage

S’ouvre soudain dans son visage.

Où poserai-je mes lèvres, nature sans rivage ?

Rien trouvé de mieux ce soir que cette image-là, de souterrains à ciel ouvert du métro que je prends chaque jour : la lumière passe, d’en haut, et même transversalement. C’est pour moi le théâtre parfait (si on me demandait de trouver un lieu pour ma pièce, je dirai : ici.) C’est l’image un peu de mes intérieurs : cavité sans fond, à fond redoublé. Ou dois-je écrire fonds avec un s, qui n’est pas le pluriel, mais le trésor ? Ma vie de géologue. Ma vie d’archéologue de surface. Ma vie enfin d’amant de la vie profonde des vies intérieures, des visages qui se posent sur la lumière pour qu’on puisse la voir. Ma vie de jeteur de poussière dans les rayons pour qu’on puisse voir les grains de poussière suspendus dans la lumière : et écrire, fixer la mouvance pour la hanter. Voir à travers les cheveux de la ville, et rejoindre ce qui n’attend pas : mon ombre au pied de mon immeuble, qui se creuse et s’enfonce en moi pour mieux faire se lever le jour quelque part, où je ne suis pas.

Une femme est plus belle que le monde où je vis

Et je ferme les yeux.

Je sors au bras des ombres,

Je suis au bas des ombres

Et des ombres m’attendent [1]


[1_Paul Éluard, Absences II.