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la nuit d’après (pour garder le chemin)

dimanche 21 octobre 2012


C’est d’avoir rangé tous les livres, toute la journée, qui a tout terminé. Ranger tous les livres a fait passer la journée, d’un bout à l’autre (il y avait beaucoup de livres partout, sur la table, sur le sol, aux moindres recoins de poussière : il a fini par y avoir plus de livres que de poussière, c’était une conquête de chaque jour). Ces trois derniers mois, un livre sorti ne pouvait revenir à sa place, il fallait le poser ici, près de l’écran ; parfois, ce n’était que pour une phrase (un mot (même pas : parfois, c’était simplement pour l’avoir auprès de moi, au sein de ce champ de forces que je dessinais dans le désordre le plus grand, la précision la plus sûre)).

Mais voilà : toute cette journée, ranger les livres a été une manière de clore ces trois mois aussi, de terminer d’écrire (je n’ai pas ouvert l’ordinateur pourtant aujourd’hui).

Je n’avais pas eu le temps de rêver beaucoup sur le jour d’après — quand on travaille sans lever les yeux, l’horizon de l’écran est le seul, il porte les mots qu’on dresse comme un voile. Ainsi, quand le jour d’après est venu, qu’il n’était pas un lendemain, lointain, mais ici et maintenant l’heure qu’il faisait au poignet, alors il n’y avait plus rien à faire que de ranger les livres comme on enterre un corps, qu’on jette sur lui de la terre avec les mains.

Je range même les couvertures de certains arrachées, aussi précautionneusement.

Je ne dirai rien sur mardi, qui a suivi samedi, dimanche et lundi (ces trois jours n’en ont formé qu’un seul, de veille affolée, de nuits blanches continues où pencher sur le travail, traquer les mots là où ils se cachaient) ; lundi midi (il était midi pile, oui), j’envoyais ces trois années à l’impression (le point de non-retour : j’aurais pu envoyer cela une heure après, la semaine prochaine, dans dix ans : le terme est arbitraire), c’était aussi cinq ans de travail, et sept années en tout (un travail qui commença de plus loin, aussi, est-ce qu’on peut le finir ? Oui, on le finit : c’était lundi, midi, précisément). J’ai alors pensé, en regardant par la fenêtre à ce moment-là, au geste de la main, répété deux fois, de la mère orpheline, et à la phrase qu’elle prononce au soleil.

Le prix que j’ai payé pour cela.

Toute la semaine, c’est ensuite tomber de si haut du fil tendu soigneusement depuis ces années pour qu’il soit ainsi tranché ; et c’est traverser ces jours avec des obligations (toutes ces aberrations sociales qui me dépassent) [1] , et jeudi et vendredi, loin de Paris, c’était aussi manière de continuer de terminer ce travail (il faudra que je redise, dans ces pages, comme il m’a fallu prononcer le nom de mama, comme j’ai entendu le nom de mama prononcé sur scène le soir aussi). J’imagine comme ces phrases doivent paraître obscures si on devait tomber sur ces pages — mais c’est parce que cela ne compte pas ; ce qui importe, c’est comment, ce matin, il a fallu se lever, et que c’était fini.

Les premiers gestes qu’il faut apprendre à faire, les gestes dont il faut se défaire ; tout ce qui commence quand la fin est arrivée. Je pourrais très bien dire : oh, faisons comme si une tâche avait été accomplie, un poids enlevé, un temps passé, et continuons. Mais c’est qu’il ne s’est agi ni d’une tâche, ni d’un poids (au contraire), ni d’un temps — plus simplement d’une part de la vie : en prendre mesure est une manière de lui rendre grâce, et de se ressaisir dans la part de la vie qui s’ouvre.

Marcher longtemps ce soir, et tourner autour de l’immeuble qui se construisait, à l’ombre duquel j’ai écrit, et qui s’élevait en même temps que la thèse. Lui est encore en construction, presque achevé, mais presque seulement. Est-ce que j’ai gagné cette course, au moins ? Je ne sais pas. Je souris en levant les yeux sur lui, et prenant la photo (en l’adressant). Voilà l’état de mon travail aussi : aussi inachevé que des ruines qui n’ont pas encore été habitées.

Quel livre je peux lire, ce soir ?

Incapable d’en ouvrir un, ce soir — mais ces phrases de la Genèse (livre 2). Je me demande comment, puisqu’il n’y a que deux arbres, l’un des deux peut se trouver au milieu. S’il y avait trois arbres, il y aurait un arbre du milieu, mais avec deux arbres (à moins que le Livre ne parle du milieu du jardin ? Mais le milieu est toujours où l’on se trouve, dans le jardin, puisqu’il n’a ni bord, ni terme, ni dehors). Je comprends : si sur une page, on dit que l’arbre de vie est au milieu, sur l’autre, ce sera l’arbre de la connaissance — les deux arbres se trouvent au milieu l’un et l’autre, mais jamais confondus (sauf quand, au moment de la Chute, ils s’assemblent pour former l’objet de la quête désormais qui commence).

« pour garder le chemin de l’arbre de vie »

Je pense à Eurydice qui marche derrière Adam, à la nuit qu’il fait autour d’elle, comme peut-être ils se tiennent la main tous deux, sans se voir (ce geste qu’on lance derrière soi quand on traverse la route au feu rouge et qu’il faut se presser, qu’on tend la main derrière pour dire : viens, vite, traverse avec moi — mais cette fois la route est longue comme des larmes) ; je pense à Eurydice, au bruit de ses pas qui sont les miens ; je pense à sa voix, qui ne sait nommer Orphée d’un autre nom qu’Adam, et prononce d’autres noms encore : oui, c’est ainsi qu’elle lui parle, juste en disant son nom, son nom à lui qui se trouve ainsi nommé tandis qu’elle porte le mien, et lui, devant, porte celui que ses cheveux lui donnent.

Je pense aussi, maintenant que la table de travail est nette, qu’aucun livre n’est plus reposé, à la nuit qui tombe ou qui se lève, au poids du rideau rouge comme le désir, aux corps qui, derrière, commencent à bouger déjà, sans que je sache si ces mouvements appartiennent au théâtre ou à la vie.

Je pense : demain, la lumière qui viendra se poser est à cet instant sur le visage d’un autre de l’autre côté du monde — elle m’appartient déjà.


[1sauf mardi, oui, mardi matin, où je me suis trouvé au lieu d’un rendez-vous fixé de sept ans en arrière, et dont je ne parlerai pas, sauf en marges, comme ici