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devenir mon propre corps (songer)

jeudi 8 novembre 2012


— Ah songer est indigne

Puisque c’est pure perte !
Et si je redeviens
Le voyageur ancien
Jamais l’auberge verte
Ne peut bien m’être ouverte.

A. Rimb. (Comédie de la soif)


Le dehors partout, maintenant — maintenant qu’il n’y a plus de voiture, maintenant qu’il fait presque froid (mais pas encore celui qui transperce), maintenant surtout qu’il est trop fatigué pour dormir, en soi, et qu’on traînera quoi qu’on fasse cette fatigue demain tout le jour, c’est trop tard pour la conjurer, dormir maintenant ou dans deux heures n’y changera rien — non, rien à y faire, à part marcher au milieu de nulle part, et je le veux bien si ce nulle part est ce lieu où j’avance, ce soir là (c’était hier, il y a quelques heures pourtant).

Sortir du théâtre ne sauve pas, et de moins en moins — la dérision en tout qui blesse, l’esprit malin : et si le spectacle de ce soir-là fut beau, c’était aussi de refuser de l’être. Comment accepter ce monde ?

Comment le vouloir ?

J’ai cette pensée, en rentrant de si tard, dans la fatigue que je laisse traîner le long ces longs boulevards (il n’y a plus personne) que ce que je deviens ne m’appartient plus, que ce devenir que je rejoins un pas après l’autre rue tolbiac interminable ne me concerne pas, ne concerne pas le pas que je pose au moment où j’appuie sur mon corps pour aller vers lui — et ainsi de cette vie. C’est une manière de répondre.

Il fait noir autour (cela aussi est une manière de répondre aux demandes d’éclaircissements qu’on pourrait me faire.)

Ce que je suis devenu de moi-même, je l’ignore, vraiment : je regarde, je ne vois rien (il y a, au moment où j’écris cela, des photos de moi sur la table, des images officielles, celles où on nous interdit de sourire (sourire sur les photos, je ne l’ai jamais fait), celles qui servent pour partir : les photos restent sur la table en attendant).

Le passé que je commence de posséder est encore jeune et pourtant.

Il y a vingt ans, je dormais dans la même position que maintenant : et les rêves que je faisais, si différents ? Je ne m’en souviens pas. Et je construis ma vie sur cet oubli.

Ébloui par les soleils, là-bas, qui approchent, je m’écarte. Et dans l’écart que je fais, le choix répété de la vie.

Alors, cette question ce soir, brûlante de fièvre : devenir celui que j’étais, ou m’inventer autre ? De part et d’autre, deux impossibles. Celui que j’étais ne cesse de résister en s’effaçant (que ma splendeur soit cette manière de m’effacer), et celui qui s’invente en moi s’arrache de mon propre corps pour me faire face. Où je suis ?

Encore ?

Je pourrais les présenter, l’un à l’autre. L’un pleurerait, l’autre ne consolerait que son ombre. Qui le père, qui l’enfant ? Qui veillerait l’autre, lui tiendrait la main pour traverser le fleuve ? Je pourrais les envoyer d’un bout à l’autre du monde : l’un écrirait des nouvelles à l’autre, qui les lirait peut-être.

Ce que je deviens est justement celui que j’invente comme mon propre passé déjà : se rêver autre, dans la mesure de ma vie — c’est à cela que je travaille, d’arrache-pied, avec toute la tendresse dont je suis capable envers moi, cette violence.

On vote, de l’autre côté du monde. Ici, ils regardent comme si cela leur appartenait (donnent leur avis). Suivre cela de loin comme si c’était de près. Puis, lire la Comédie de la soif de Rimb. (ou Les Présences qui ne devraient pas être là de Michaux). Être sauvé, un temps.

Mais replonger. Écrire la vengeance : être incapable d’écrire autre chose que chacun de ces mots-là — n’en accepter aucun. Recevoir cela comme un fardeau. Accepter l’inacceptable. Signer cela de mon nom, quand même. Moi, je veux pourtant le vert immense où marcher sans heurter aucune pierre, je veux les lits défaits, les cheveux morts, les corps sur la grève, les marées qui montent et descendent, comme elles chercheraient à mordre la terre, pénétrer son secret, entrer en elle et sortir pour mieux en elle entrer de nouveau, et chercher plus profondément l’énigme de son désir.

Dans le noir de toute cette ville, devenir ma propre ombre : elle s’allonge si je m’approche, et si je m’éloigne elle s’allonge aussi, mais vers moi. La nuit, je rêverai de cela — que j’oublierai immédiatement.

Et tout le jour, je ne posséderai que mon corps, son ombre partout, et cet oubli. Oui tout le jour, le vertige toujours neuf d’habiter au dehors de moi : alors sonner à chaque porte, chercher un endroit où m’effondrer, que je ne trouve pas.

Et chaque jour ce miracle : un autre jour qui devient peu à peu en se défaisant tout ce dehors qui vient m’envelopper, et se confondre en moi. Chaque jour cet autre jour neuf, cet autre corps neuf sur moi, tout ce désir encore, la morsure des lèvres — ce qui vient vers moi, ce qui devient de moi le jour unique et qui ne reviendra plus, le jour qui calmement m’aura traversé comme une route ; ou comme lever au ciel l’aube de la nuit.