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Proust | « À ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu »

Certains jours, mince, le teint gris, l’air maussade

jeudi 10 janvier 2013


Proust est une mémoire de nos émotions. Sa lecture n’agit pas fondamentalement (pour moi) au moment où je le lis, mais bien après, quand on en parle. (Projet que je n’oublie pas, proposé par une amie, de relire La Recherche à plusieurs, chacun chez soi, mais en écrivant ensemble, notre avancée.) Peut-être est-ce pour moi une lecture morcelée, qui ne fait œuvre que dans l’éclatement — et aucune intrigue véritable construit intérieurement comme ligne (suis incapable de situer tel événement avant ou après un autre). Mais dans la pulvérisation des forces et des images, certaines persistances rétiniennes [1].

Ce soir, ce passage qui fait retour, que je connaissais, et pour un cours, qui est revenu. Je veux le retrouver, je ne le trouve pas dans mon Pléiade évidemment, mais sur la page de La Recherche en page html intégral, je me souviens du mot cyclamen, et tout le texte revient. C’est celui des visages d’Albertine, ces Albertine qui prennent visage de toute la palette de couleurs des émotions et du désir quand il s’y porte — c’est aussi cette manière de nommer, au pli de l’être, comment l’on vit dans l’absence de l’autre, sa présence en soi inscrite comme l’altération de soi est un abîme où ce qui nous constitue nous dépasse, c’est-à-dire nous affranchit et nous augmente. Que l’autre est une croyance aussi, qu’il se construit de notre désir de croire en lui : que lorsqu’on traverse cette vie, c’est dans l’intersection de cette croyance et de ce désir. Tout cela qui revient ce soir.

Et puis je lis le passage qui suit — et émerveillement de découvrir que c’est celui que j’avais cherché pendant si longtemps pour le prétexte de la recherche (universitaire). Le paragraphe qui avait tant bouleversé Koltès, en août 1977, après La Nuit juste avant les forêts — dans une lettre, il en donnait les indications précises, le numéro de la page d’une édition que je ne possédais pas. J’ignorais alors l’existence de cette page html sur laquelle je pouvais faire des recherches (de mots) en plein texte. C’était sur l’espace de la page, un continuum pourtant séparé en moi de plusieurs années. J’ai dû lire ces page ensemble, une fois — mais de part et d’autre de ces paragraphes, tout un chemin intérieur de sa perte, puis de sa reconstruction patiente. Il a fallu que la vie exige, en moi, d’aller les retrouver ; ou plutôt que la vie convoque le souvenir perdu pour qu’il existe. Il a fallu que soit nommé le territoire d’une émotion qui manquait, parce qu’elle avait été nommée, dans le livre — et qu’il ne restait plus qu’à renommer pour tourner la page.

image : BNF, ce soir

Certains jours, mince, le teint gris, l’air maussade, une transparence violette descendant obliquement au fond de ses yeux comme il arrive quelquefois pour la mer, elle semblait éprouver une tristesse d’exilée. D’autres jours, sa figure plus lisse engluait les désirs à sa surface vernie et les empêchait d’aller au delà ; à moins que je ne la visse tout à coup de côté, car ses joues mates comme une blanche cire à la surface étaient roses par transparence, ce qui donnait tellement envie de les embrasser, d’atteindre ce teint différent qui se dérobait.

D’autres fois le bonheur baignait ses joues d’une clarté si mobile que la peau devenue fluide et vague laissait passer comme des regards sous-jacents qui la faisaient paraître d’une autre couleur, mais non d’une autre matière que les yeux ; quelquefois, sans y penser, quand on regardait sa figure ponctuée de petits points bruns et où flottaient seulement deux taches plus bleues, c’était comme on eût fait d’un œuf de chardonneret, souvent comme d’une agate opaline travaillée et polie à deux places seulement, où, au milieu de la pierre brune, luisaient, comme les ailes transparentes d’un papillon d’azur, les yeux où la chair devient miroir et nous donne l’illusion de nous laisser, plus qu’en les autres parties du corps, approcher de l’âme.

Mais le plus souvent aussi elle était plus colorée, et alors plus animée ; quelquefois seul était rose, dans sa figure blanche, le bout de son nez, fin comme celui d’une petite chatte sournoise avec qui l’on aurait eu envie de jouer ; quelquefois ses joues étaient si lisses que le regard glissait comme sur celui d’une miniature sur leur émail rose, que faisait encore paraître plus délicat, plus intérieur, le couvercle entr’ouvert et superposé de ses cheveux noirs ; il arrivait que le teint de ses joues atteignît le rose violacé du cyclamen, et parfois même quand elle était congestionnée ou fiévreuse, et donnant alors l’idée d’une complexion maladive qui rabaissait mon désir à quelque chose de plus sensuel et faisait exprimer à son regard quelque chose de plus pervers et de plus malsain, la sombre pourpre de certaines roses, d’un rouge presque noir ; et chacune de ces Albertines était différente comme est différente chacune des apparitions de la danseuse dont sont transmutées les couleurs, la forme, le caractère, selon les jeux innombrablement variés d’un projecteur lumineux.

C’est peut-être parce qu’étaient si divers les êtres que je contemplais en elle à cette époque que plus tard je pris l’habitude de devenir moi-même un personnage autre selon celle des Albertines à laquelle je pensais : un jaloux, un indifférent, un voluptueux, un mélancolique, un furieux, recréés, non seulement au hasard du souvenir qui renaissait, mais selon la force de la croyance interposée pour un même souvenir, par la façon différente dont je l’appréciais.

Car c’est toujours à cela qu’il fallait revenir, à ces croyances qui la plupart du temps remplissent notre âme à notre insu, mais qui ont pourtant plus d’importance pour notre bonheur que tel être que nous voyons, car c’est à travers elles que nous le voyons, ce sont elles qui assignent sa grandeur passagère à l’être regardé.

Pour être exact, je devrais donner un nom différent à chacun des moi qui dans la suite pensa à Albertine ; je devrais plus encore donner un nom différent à chacune de ces Albertines qui apparaissaient par moi, jamais la même, comme – appelées simplement par moi pour plus de commodité la mer – ces mers qui se succédaient et devant lesquelles, autre nymphe, elle se détachait.

Mais surtout de la même manière mais bien plus utilement qu’on dit, dans un récit, le temps qu’il faisait un tel jour, je devrais donner toujours son nom à la croyance qui tel jour où je voyais Albertine régnait sur mon âme, en faisant l’atmosphère, l’aspect des êtres, comme celui des mers, dépendant de ces nuées à peine visibles qui changent la couleur de chaque chose, par leur concentration, leur mobilité, leur dissémination, leur fuite – comme celle qu’Elstir avait déchirée un soir en ne me présentant pas aux jeunes filles avec qui il s’était arrêté, et dont les images m’étaient soudain apparues plus belles quand elles s’éloignaient – nuée qui s’était reformée quelques jours plus tard quand je les avais connues, voilant leur éclat, s’interposant souvent entre elles et mes yeux, opaque et douce, pareille à la Leucothoé de Virgile.

Sans doute leurs visages à toutes avaient bien changé pour moi de sens depuis que la façon dont il fallait les lire m’avait été dans une certaine mesure indiquée par leurs propos, propos auxquels je pouvais attribuer une valeur d’autant plus grande que par mes questions je les provoquais à mon gré, les faisais varier comme un expérimentateur qui demande à des contre-épreuves la vérification de ce qu’il a supposé. Et c’est en somme une façon comme une autre de résoudre le problème de l’existence, qu’approcher suffisamment les choses et les personnes qui nous ont paru de loin belles et mystérieuses, pour nous rendre compte qu’elles sont sans mystère et sans beauté ; c’est une des hygiènes entre lesquelles on peut opter, une hygiène qui n’est peut-être pas très recommandable, mais elle nous donne un certain calme pour passer la vie, et aussi – comme elle permet de ne rien regretter, en nous persuadant que nous avons atteint le meilleur, et que le meilleur n’était pas grand’chose – pour nous résigner à la mort.


[1_Ces dernières semaines, voir par ailleurs la fascinante exploration de François Bon