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Koltès | Dictionnaire · REGGAE

Une entrée

mercredi 27 décembre 2023


Un an tout juste après la parution de l’ouvrage,
je reprends ici mes textes parus dans le Dictionnaire Bernard-Marie Koltès,
sous la direction de Florence Bernard aux éditions Honoré Champion,
en décembre 2022.

— Entrée Reggae

Les autres entrées :

— AU-DESSOUS DU VOLCAN, DE M. LOWRY
— CASARÈS
— CINÉMA
— LA NUIT PERDUE
— LESLIE (SALLINGER)
— LOCUTEUR DE LA NUIT JUSTE AVANT LES FORÊTS
— MEXIQUE
— NEW YORK
— REGGAE
— RÉCIT
— RIMBAUD
— RUSSIE


REGGAE

La *musique est au cœur de la vie de Koltès comme elle l’est de son œuvre. *Enfant, il apprend l’orgue dans une famille passionnée de musique – le père transmet à ses fils l’amour du jazz. Adolescent, Koltès est épris de musique sacrée, Bach par-dessus tout. Mais au début des années 1980, alors que son expérience du monde se radicalise, dans ses *voyages et ses rencontres, une musique tient lieu de choc esthétique autant que politique. Le 3 juillet 1980, il assiste au concert de Bob Marley au Bourget (tournée Uprising). Le reggae devient le grand *amour musical de ces années ; il ne cessera de s’affirmer. Avec Bob Marley donc, mais aussi Burning Spear, Black Uhuru, ou les Britanniques de Steel Pulse. Dans les années qui viendront, Koltès ne manquera pas une occasion de les mettre en avant dans les entretiens qu’il donnera – et qui étonneront les journalistes. Plus que pour Bach, Schubert, ou Bartok, qu’il continuera pourtant d’écouter tout autant, mais qu’il tait davantage. Postures ? Il y aurait plutôt deux tendances, non contradictoires, mais liées puissamment l’une à l’autre, entre cultures savantes et populaires qui ont chacune ses faveurs. Ce serait comme deux manières différentes d’être au monde. On pourrait voir dans la première l’épreuve de la *solitude – Bach, la lecture de la *Bible et des mystiques, des grands romanciers russes ou de Proust, plus tard de Pascal ou des philosophes des Lumières –, et dans la seconde, l’expérience de la communauté : le partage du temps présent dans les salles de *cinéma ou de concert. C’est dans cette fin des années 1970 que ces goûts musicaux, littéraires ou cinématographiques évoluent et que s’accentue cette passion pour une culture populaire et mondialisée. Dans les capitales d’Amérique latine qu’il a traversées, les mêmes films hollywoodiens qu’il peut voir à *Paris sont à l’affiche des cinémas, et la musique disco se répand sur tout le continent, du Nord au Sud : « et j’adore ça, la culture à l’échelle mondiale ! » [1]. Cette culture de masse, Koltès la porte en lui. Elle lui permet de se relier à ceux qui la partagent et la défendent comme la représentation d’une contre-culture : culture tiers-mondiste, surtout. Dans le reggae, c’est cette traversée des continents et des styles qu’il aime entendre et à laquelle il vient se brancher. C’est cette culture surtout qu’il aimera mettre en avant comme la sienne, lui qui refuse d’être considéré comme un intellectuel, encore moins comme un auteur élitiste. À cette image qu’on voudrait lui imposer, il revendiquera une autre : celle d’un auteur en prise avec son temps, homme du monde en partage avec l’époque qu’il épouse dans ses formes d’expression les plus neuves. Cela n’empêche pas Bartok ou Schubert.

Il n’hésitera pas les années suivantes à répéter une phrase, volontiers provocatrice : « Bach doit beaucoup à Bob Marley » – inversant non sans humour la phrase de Pessoa (« Dieu doit beaucoup à Bach »). Manière de souligner comme la musique est cet espace qui localise le présent et rend contemporain le passé. Mais ce serait encore trop schématique, et oublier que Koltès peut avoir une écoute savante du reggae, et ludique, joyeuse, libérée de ses codes de la musique classique. Ce ne sont pas tant les frontières qui se brouillent qu’une même volonté de toujours se situer par rapport à ces musiques demeurées au fondement de sa vie et au principe de son écriture.

Ce principe est moteur et intime : ce que cherche à écrire Koltès, c’est la musique intérieure d’un *personnage. C’est la musique, toujours singulière qui porte le caractère fabuleux de l’être et sa marque de reconnaissance. C’est elle qu’il tente de rejoindre en l’écrivant. C’est pourquoi cette musique faite entièrement de rythme et de pulsation, musique étrangère à sa culture comme à ses origines, musique d’esclaves affranchis par la musique même, traversée de gospel et de blues et dont l’authenticité tient précisément dans son métissage, le reggae donc lui paraît le grand modèle d’écriture, plus que toute littérature peut-être.

« Il n’existe pas de coupure fondamentale entre la musique et la littérature. Tout personnage porte en lui une musique que l’on peut exprimer par l’écriture. À partir du moment où l’on comprend le “système musical” d’un personnage, on en a compris l’essentiel et on pourrait lui faire dire n’importe quoi, il parlera toujours juste. J’ai trouvé dans la musique du reggae un équivalent esthétique de tout ce qui m’attire chez mes écrivains préférés. Le reggae, à cause de son système rythmique (une inversion radicale du temps fort et du temps faible), est à mon avis une musique qui transcende sa propre qualité musicale » [2].

Prendre au sérieux la *métaphore musicale, c’est ne pas l’entendre comme une illustration, plutôt comme un idéal de composition. De là, des procédés de décentrement et de battements alternés, de contretemps, de basse continue et de mélodie en contrepoint.

Mais ce goût pour le reggae semble aller bien au-delà d’un modèle d’écriture. Cette musique devient rapidement son véritable foyer :

« N’importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je ressens l’odeur, la familiarité, et le sentiment d’invulnérabilité, le repos de la maison » [3].

Avec le reggae, Koltès éprouve la sensation physique de l’ailleurs n’importe où : d’habiter l’ailleurs comme un chez-soi. Ainsi peut s’expliquer l’attraction extrême que Koltès éprouvera pour la musique reggae, musique de l’ailleurs, de ses rêves d’une identité *noire impossible, d’un métissage aux confins des mondes au croisement des continents. Pour Koltès, le reggae est une relation directe qui le met en prise à cette émotion qui recentre, dans le décentrement de ses voyages. Elle est bien ce foyer – espace déplacé dans la solitude d’un partage, espace traversé qui ancre à chaque fois qu’on est environné de cette musique dans un territoire qu’on reconnaît être le sien, au-delà des frontières.

La revendication reggae n’est donc pas seulement affaire de goût, mais implique une relation politique au présent, celui d’un affranchissement aux normes libérales et occidentales qui traversent les textes de Burning Spear par exemple ; d’un positionnement idéologique et révolutionnaire ; d’un choix éthique surtout pour une musique aux confluences de l’*Afrique et de l’Amérique, entre le blues, la soul et le rock, entre le jazz et le chant d’esclave. Le reggae sera pour Koltès une manière de formuler métaphoriquement nombre de considérations, poétiques ou politiques, comme un reflet des lois d’un monde qu’il partage, qu’il a choisi tel pour ces lois et pour ce partage.

Dans cette musique paraît se concentrer ainsi un certain rapport au politique, et sa question mystique est celle d’un déracinement fondamental, qui transcende sa propre nature musicale. Si cette musique se construit par renversement du battement majeur sur le mineur, c’est aussi de cette manière qu’il s’éprouve pour ceux qui l’écoutent. Dans le contretemps se fait entendre une véritable position dans le monde, où le mineur est plus important que le majeur, plus essentiel, plus moteur. Musique d’Amérique aux inspirations d’Afrique, le reggae est la langue d’un monde qui se vit marginalisée, mais dont la marge se donne comme privilège. En mettant en avant ces rythmes propres au reggae, et en cherchant à faire de ces rythmes une langue d’écriture, Koltès s’inscrit dans ce qu’on peut appeler une littérature de la minorité – dans le sens où Gilles Deleuze et Félix Guattari la nomment.

À sa mère, dans sa petite chambre de Barbès, il a fait entendre un morceau de reggae, « cette musique de la Jamaïque qui est un peu “mystique” », sur « un homme qui chantait au bord de la mer » [4]. Est-ce la chanson « High Tide, or Low Tide », issue de Catch a fire, premier album des Wailers ? Mystique dans un rapport au sacré qui excède la *religion, cette musique porte en elle des croyances modernes aux aspirations antiques. Le mouvement rastafari reconnaît dans l’Empereur d’Éthiopie, le Négus, messie descendant des rois de Salomon et David par la reine mythique de Saba ; Haïlé Sélassié l’incarne, et s’il meurt en 1975, l’espoir qu’il portait ne disparaît pas avec lui. Bob Marley paraît le prophète international d’une religion où l’Afrique est l’espace utopique d’un renouement, où le Monde dans sa modernité effrénée est condamné, nouvelle Babylone vouée à la destruction ; où le cannabis est substance sacrée qui ouvre au souffle divin. Mystique qui porte à un débordement de l’être à travers la simplicité manifeste des paroles chantées, la répétition des lignes mélodiques psalmodiées.

Ce rêve de racines étrangères et mêlées se formule loin de ses origines officielles, mais fonde plus sûrement son rapport au monde. Écouter du reggae, c’est habiter le déracinement même, et c’est ainsi s’engager dans une histoire librement ouverte, puisqu’il n’y a d’histoire possible que dans le déracinement [5], l’expérience qui fait de l’altérité sa nature propre : ce serait là le devenir-minoritaire – la musique reggae comme joie de la racine fuyante, impalpable, fulgurante, le choix d’appartenir à une autre Histoire.


[1Lettres, p. 350

[2Une part de ma vie, p. 28-29

[3Prologue, p. 110

[4Lettres, p. 440

[5Une part de ma vie, p. 30