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Brûlé vif | Le prologue

La fin du monde, en avançant

dimanche 15 janvier 2023


— Autour de Brûlé vif, un récit (éditions de l’Arbre Vengeur, 20 janvier 2023)
— Les autres pages des Carnets du livre

Je dépose ici les premières pages du livre.



Si le monde devait finir comme autrefois s’est achevée la terre soudain dans la course des caravelles et l’horizon s’effacer brutalement, si des villes conquises ne restaient que des traces à demi illisibles sur le sol envahi de nouveau par la jungle, si dans ces traces évanouies ne se laissaient plus voir celles des pas autrefois déposées ici et emportées, si les fleuves épuisés à force d’avoir été parcourus se vidaient dans des mers elles-mêmes vides d’avoir été avalées, si auprès des sources, on ne trouvait que des larmes séchées, si les forêts ne tenaient plus debout que par le feulement du coyote et le coyote par le désespoir des forêts, si des bêtes sauvages ne restaient que la sauvagerie et si l’espérance des chemins, la charité des ombres oubliées au bord des routes, la foi même tenue à l’égard des lendemains venaient se perdre, si les chants finissaient par se confondre avec ce qui souffle dans ces arbres et les voix sous la nuit, les cris parmi tout cela, rien, s’il ne restait rien que du vent à la poursuite du vent, de la poussière de poussière réduite en cendres, il y aurait encore au bord d’un lac, à l’endroit précis où la nuit tombe, les ossements presque entièrement rongés d’un homme qui attend qu’on le relève.

Le lac existe. Les forêts alentour aussi. Les bêtes. Elles sont rares, mais rôdent encore. Allez voir. C’est de l’autre côté de la terre.

Le lac tremble de cette façon depuis le premier jour. Les noms des villes ont changé comme les nuages qui peuplent ici et là les jours, mais le ciel est le même. Oui, peut-être que la terre est devenue ce cercle achevé : qu’allant vers l’ouest, on trouverait toujours de l’ouest devant soi. Oui : chaque espace du monde se trouve maintenant à découvert. La mer, autrefois haute et indécise, n’est plus hantée que par les épaves ; les monstres qui habitaient son ventre se dressent seulement sur les cartes jaunies qu’on ne consulte plus.

Tout possède un nom. La malédiction a eu lieu.

Mais dans ce qui s’est achevé, quelque chose comme une douleur demeure, qui lance, lente et atroce, sa plainte — elle seule fait durer le temps jusqu’à nous.

La terre est un poing fermé désormais qui ne cesse de se lancer sur les visages de ceux rêvant encore qu’on pourrait recommencer le monde.

L’homme qui a transporté ses os jusqu’ici ne rêve plus. Il ne dort même pas. Il est écrasé sous sa vie, sous la terre qui le recouvre. On marche sur lui sans le savoir. On danse peut-être, on ne sait pas. On ne sait rien. Le lac le borde. Lui seul sait et il ne dit rien. Sous la lune dont les révolutions éparses écrivent chaque nuit le récit secret des jours, on passe.

Il y a des cris pourtant. On les prend pour le bruit violent des arbres qui tombent, pour des insectes qui rongent le bois et le sol. Il faudrait fermer les yeux. On dit que les hurlements du coyote peuvent venir de plus loin que le lieu d’où l’animal les jette. Il y a des cris encore que le vent déplace, remue et relance depuis des siècles. Le vent est tout entier tramé de ces cris avec lesquels il s’emmêle ou qu’on mêle avec eux. Il y a ce qui dans le ventre a jeté ses cris comme on jette des bateaux dans la mer, puis son corps, ses pas, ses mains au-devant de soi pour tracer la route. La route n’existe pas. Elle est la terre elle-même. Il y a cette route que le corps dessine dans sa marche pour l’inventer : il y a la terre qu’il invente ainsi, à force de machettes lancées comme ces cris devant lui et qui déchire la forêt en rendant possibles d’autres forêts derrière elle.

Il y a eu ce temps où la terre n’en finissait pas. Où elle n’était pas ce poing fermé. Plutôt cette ligne que parcourt le regard quand il fouille dans la forêt ce qui va le dévorer. Un horizon où les villes ne se levaient que pour se reposer un peu avant de déplacer ses huttes et d’aller voir plus loin où elles n’étaient pas ; où de même le ciel était nomade et suivait les bisons dans leur errance ; où les morts ne sont pas ce qu’ils sont aujourd’hui — des regrets, des cadavres —, plutôt alors des forces qu’on avale et qu’on enterre pour féconder les sols. Et les bêtes des alliées ; les pierres, autant de puissances. Les histoires : des êtres vivants qui se racontaient pour témoigner qu’elles ne cesseraient jamais.

Il y a eu ce temps. La mer que fendait le bateau n’avait pas de nom ni de fin.

Je parle de ce temps.

Aux premiers jours du siècle, un homme, un Italien répondant au nom de Giordano Bruno est brûlé au centre de Rome devant une foule en prière. Il affirme que l’univers est infini et le ciel peuplé de cent mille soleils.

On avait soif. Le monde saccagé désirait être aban- donné à son sort et que tout recommence. L’Europe brûlait sur ces bûchers — pas seulement à Rome, mais à Séville ou Florence, et de l’île aux Juifs au large de la Cité jusqu’à la moindre conscience. Les torches humaines n’éclairaient que les visages tor- dus de ceux qui désiraient d’autres corps à détruire. Les villes se dressaient sur leurs propres décombres. On avait perdu ce monde-là déjà.

De l’autre côté, un autre appelait. Pour beaucoup c’était seulement de l’or qui appelait, et il appelait terriblement. Pour d’autres, c’était autre chose, c’était les bêtes et les pierres, les lacs aussi qui sour- dement appelaient.

Pour répondre à l’appel, ils remonteraient les fleuves jusqu’aux premières sources. Ils feraient des serments. Ils abandonneraient le feu derrière eux, regarderaient les lacs, en tireraient des leçons. Ils apprendraient les langues. Ils nommeraient de nou- veau chaque chose. Ils entendraient les histoires et deviendraient l’une d’elles.

Aucune des promesses ne sera tenue. À la place, ceux qui sont venus chercher l’or n’ont trouvé que des arbres, alors ils ont pris les arbres avant de répandre du sel partout où c’était possible. Les forêts changées en cimetières ont vu se dresser sur elles d’autres villes à la verticale du sol jusqu’à heur- ter le ciel, Toronto, Montréal. Ils ont jeté les noms des hommes dans le nom des lacs ou des mon- tagnes. Érié ; Adirondacks.

Et ils ont brûlé les hommes, les femmes et leurs enfants comme des arbres, comme sur les places très-chrétiennes face à la croix en hurlant les Dies Irae.

On se souvient pourtant encore des serments.

Ils sont enfouis peut-être avec les ossements de l’homme dont je dirai la vie, et puisque la vie manque, dont il faudra écrire la mort et ce qui suit : nous, cette part de nous perdue.

Il existe un chant qu’on nomme d’après la Nuit parce qu’il lui appartient et qu’on ignore tout de lui, qu’on chante neuf nuits durant continûment en dansant l’air, fumant, criant, dessinant sur du sable et agitant les histoires dans l’ombre pour qu’elle remue — et elle le fait : elle remue dans la cendre qu’on arrache au foyer pour tracer sur nos visages les larmes vraies —, un chant fait de trois cent vingt-quatre chants qu’on a perdus, dont on pos- sède seulement ce qui sert à les décrire puisqu’on a perdu les gestes aussi et la cendre.

La cérémonie commencerait au coucher du soleil dans la saison froide, elle cesserait à l’aube quand la gelée survient, que s’endort le serpent : reprendrait quand s’effondre de nouveau la nuit ; chant qu’on enroule neuf fois sur ces aubes achevées jusqu’à la neuvième, qui achève tout.

Les quatre premières nuits sont de pures offrandes : à l’est, au nord, au sud, à l’ouest. À l’enfance jais ; au guerrier turquoise ; au cadavre jaune ; au recommencé.

C’est là, au cœur de la quatrième nuit que les dieux endormis se réveillent et rejoignent les chants.

Quatre nuits ensuite, on chantera.

À la dernière nuit, on appellera le Tonnerre.

On a étendu le corps d’un mourant au centre du cercle formé des chants. Au matin du neuvième, il respire de nouveau ; il ouvre les yeux.

Dans le vieil âge, errant sur la piste de la beauté, dit parfois le chant : fasse que je marche. Le cadavre se relève. La beauté devant moi fasse que je marche. Il danse. La beauté derrière moi fasse que je marche. Il fume en riant. La beauté au-dessus de moi fasse que je marche. Il lève les yeux sur ceux qui l’entourent. La beauté au-dessous de moi fasse que je marche. Il pleure. La beauté tout autour de moi fasse que je marche. Il s’en va.

*

Quand ce jour-là, le jour de sa mort, on a jeté la terre sur le corps dévoré de l’homme, on a aussi lancé des paroles dans la langue inconnue qu’il avait apprise.

Ces mots-là, où sont-ils ?

Étienne Brûlé, c’est son nom, repose quelque part dans le pays huron.

Il attend.

Tout pourrait finir, il resterait son nom, ce qui dans son nom porte trace du désir de réinventer l’histoire.