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Georges Bataille | Une vie, une œuvre, de Catherine Pont-Humbert, 2007
mardi 21 novembre 2017
Transcription, par Taos Aït Si Slimane, pour la Fabrique du Sens, de l’émission, du dimanche 3 juin 2007, « Georges Bataille (1897-1962) », par Catherine Pont-Humbert, réalisation : Gilles Davidas.
Édito sur le site de l’émission :
Michel Foucault disait de lui : « On le sait aujourd’hui : Bataille est l’un des écrivains les plus importants de ce siècle »
L’œuvre de Bataille, figure de l’irrespectueux, de celui qui aiguise l’irrévérence, a donné naissance à un mythe. Cette dimension mythique est en bonne part le fait du scandale : Bataille est surtout connu pour avoir écrit des livres érotiques. Elle est aussi le fait du mystère : il y a chez Bataille une tendance à l’occultation qui trouvera sa forme achevée dans la création de la société secrète « Acéphale ». À quoi s’ajoutent les ambivalences du personnage : il est à la fois un bibliothécaire austère et un assidu des maisons closes et surtout il mêle des domaines considérés comme incompatibles : l’érotisme et la religion.
Bataille est un homme hanté par la mort et la souillure, dont la vie est faite d’un mouvement « de va-et-vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure ».
La force subversive de son œuvre, encore trop souvent réduite à ses aspects scandaleux, réside plutôt dans cet effort de ne rien laisser en dehors de la pensée, et donc d’y faire entrer ce qui la perturbe, l’interrompt ou la révulse, ce que Bataille appelait « l’hétérogène ».
Invités :
Avec, à Vézelay, Christian Limousin, enseignant, écrivain, organisateur d’une rencontre à l’occasion du quarantième anniversaire de la mort de Georges Bataille.
Avec Jean-Jacques Pauvert, éditeur, auteur de Mémoire la traversée du livre, éditée chez Viviane Amy et avec Michel Surya, directeur de la revue Lignes, auteur de Georges Bataille, la mort à l’œuvre , publié chez Gallimard, et récemment éditeur de deux textes de bataille : Charlotte d’Ingerville, et Saintes, aux éditions Lignes.— Textes lus par Marc Henri Boisse.
— Archives INA : Martine Augé.
— Prise de son : Philippe Etienne.
— Mixage : Eric Villenfin.
— Réalisation : Gilles Davidas.Une émission de Catherine Pont Humbert
Et avec les voix de : Anne Marie Albiach, Roger Caillois, Michel Fardoulis-Lagrange, Michel Leiris, André Masson, Patrick Walberg et Georges Bataille.
Georges Bataille : « Rien, c’est déjà trop dire, puisqu’on s’en fout »
Voix de Georges Bataille : « Mon dieu je me rappelle surtout d’avoir été très paresseux, mais je ne peux pas dire que j’aimais m’ennuyer, mais enfin l’ennui profond dans lequel j’ai vécu indique suffisamment ce que j’aimais faire, c’était n’importe quoi qui puisse me distraire. J’étai un peu comme tous les enfants. Je crois que j’étais très bagarreur, je me rappelle cela. J’ai cessé de l’être complètement depuis, mais j’étais le plus petit de ma classe, je me bagarrais tout le temps et j’étais très souvent battu. Mais je me rappelle que je lisais beaucoup Buffalo Bill, et que j’aurais voulu être sioux ou quelque chose de ce genre. »
Lecture d’un extrait de texte : « Tu dois savoir en premier lieu, que chaque chose ayant une figure manifeste en possède encore une cachée. Ton visage est noble. Il a la vérité des yeux dans lesquels tu saisis le monde. Mais tes parties velues sous ta robe n’ont pas moins de vérité que ta bouche. Ces parties secrètement s’ouvrent à l’ordure. Sans elles, sans la honte liée à leur emploi, la vérité qu’ordonnent tes yeux serait avare. Tes yeux s’ouvrent sur les étoiles et tes parties velues s’ouvrent sur…
Ce globe immense où tu t’accroupis se hérisse dans la nuit de sombres et hautes montagnes. Très haut sur les crêtes neigeuses, est suspendue la transparence étoilée du ciel. Il est temps qu’en chaque chose connue de toi, ta folie sache apercevoir l’envers, temps pour toi d’inverser au fond de ton être une image insipide et triste du monde. Je te voudrais déjà perdue dans ces abîmes, où d’horreurs en horreurs, tu entreras dans la vérité. »
Voix de Georges Bataille : « Je n’aspire qu’à une chose, dans la mesure où je me donne encore des buts, c’est à me supprimer. »
Catherine Pont-Humbert : Foucault le savait et l’écrivait : « Bataille est l’un des écrivains les plus important de son siècle. Nous lui devons une grande part du moment où nous sommes. ». L’œuvre de Georges Bataille a figure de l’irrespectueux, de celui qui aiguise l’irrévérence, a donné naissance à un mythe. Cette dimension est en bonne part le fait du scandale. Bataille, en effet, est surtout connu pour avoir écrit des livres érotiques. Elle est aussi le fait du mystère. Il y a chez lui une tendance à l’occultation qui trouvera sa forme la plus achevée dans la création de la société secrète Acéphale. A quoi s’ajoutent les ambivalences du personnage. Bataille est à la fois un bibliothécaire austère et un assidu des maisons closes. Et surtout il mêle des expériences considérées comme incompatibles : l’érotisme et le religieux. Bataille est un athée qui a toujours eu le souci de dieu et qui le connaît. Converti au catholicisme à l’âge de 17 ans, il s’inscrit au séminaire. Ce jeune homme pieux, méditatif, austère, qui a le projet de se consacrer à Dieu, va bientôt découvrir d’autres formes d’extases. Dans les années 1920, on voit se superposer l’image d’un Bataille dévot et celle d’un homme troublé par des plaisirs équivoques. Michel Leiris, qui le rencontre en 1924, dira qu’il menait alors la vie la plus dissolue. Bataille est un homme hanté par la mort et la souillure, dont la vie est faite d’un mouvement de va et vient de l’ordure à l’idéal et de l’idéal à l’ordure. La force subversive de son œuvre, encore trop souvent réduite à ses aspects scandaleux, réside plutôt dans cet effort de ne rien laisser en dehors de la pensée et d’y faire entrer ce qui la perturbe, l’interrompt ou la révulse : le bas, le sombre, le tragique, ce que Bataille appelait l’hétérogène.
Michel Surya : Il est assez atypique en France que quelqu’un puisse comme ça toucher à tant de champs distincts, voire même étrangers les uns aux autres. On découvre en lisant Bataille, un Bataille ethnologue. Certes il n’en a pas la formation mais qui a là-dessus des aperçus qui surprennent même les ethnologues de formation et de profession. La part maudite est déclarée un essai d’économie générale. Georges n’a pas particulièrement la formation d’un économiste et pourtant ce livre intéresserait et intéressera les économistes. Pour la philosophie, alors, oui, c’est évidemment beaucoup plus compliqué, son type de philosophie, non, je ne peux pas dire ça, son mode d’approche. On pourrait dire d’une certaine façon ce que Bataille disait lui-même qu’il était aussi peu philosophe que possible, et pourtant il l’est à une degré éminent, éminent peut-être pas tant en soi, encore que, mais en tant que pouvant permettre que soient lus ensuite différemment les corpus de philosophie et que commencent d’autres travaux, à partir des siens, à partir des vues qu’il engage, à partir des aperçus qui sont les siens, à partir des renversements qu’il forme.
Voix de Georges Bataille : « Mon éducation n’était pas une éducation de contrainte. Au contraire, c’était plutôt une éducation de délaissement. Enfin, mes parents ne s’occupaient pas beaucoup de moi. Et, dans cet ennui, je souffrais d’être seul. Je me rappelle très bien des heures passées dans la pénombre, qui étaient vraiment parmi les plus pénibles de ma vie. Mon père était aveugle. Ma mère n’en était pas réjouie. La maison était très triste. Je crois que cela a été si sérieux, si grave pour moi que je ne peux pas me rappeler les premières impressions. Elles sont si multiples et si ancrées en moi, elles ont pris une valeur si profonde, il arrivait que mon père reste dans la pénombre, puisque allumer une lumière n’avait pas de sens pour lui. Si personne d’autre n’était là que moi, personne n’allumait de lampe, et je restais là je me rappelle, dans un état de prostration, et de dégoût même très profond. »
Catherine Pont-Humbert : Georges Bataille a été pour vous, Jean Jacques Pauvert, probablement l’une des rencontres essentielles de votre carrière d’éditeur ?
Jean-Jacques Pauvert : Oui d’abord avec une œuvre bien sûr puisque je ne connaissais pas Bataille. J’étais quand même assez jeune. Je l’avais lu, et puis très vite avec un homme.
Catherine Pont-Humbert : Lorsque vous avez découvert le premier texte de Georges Bataille, c’est en 1942. Ça s’est passé dans quelles circonstances ?
Jean-Jacques Pauvert : Vous savez, en 42, j’avais 16 ans. Bon, je lisais beaucoup et il y avait à l’époque, en circulation, beaucoup plus que des livres normaux, puisqu’il y avait très peu de livres normaux sous l’occupation, mais on voyait passer beaucoup de livres dits rares, de livres un peu clandestins, et je suis tombé sur « L’Histoire de l’Œil » dans l’édition de 28, enfin la première, disons quelque chose comme ça. Et je vais vous dire, j’ai pris ça en plein estomac. Bon j’avais un peu l’habitude des textes, disons, violents parce que j’avais découvert Sade avant, avec d’abord « Les 120 Journées ». Sade, « Les 120 Journées », tous les autres textes que j’ai lus, ça me trottait dans la tête. Je ne savais pas bien ce que c’était. Bataille, avec l’« Histoire de l’œil », c’était un autre genre de dépaysement. Je ne peux pas dire que j’ai été emballé tout de suite par l’« Histoire de l’œil ». J’ai été très dépaysé, mais enfin le fait d’être dépaysé, comme j’étais déjà dépaysé par Sade, bon l’« Histoire de l’œil », alors il y avait la réputation de Bataille qui était très limitée. C’était trois ou quatre personnes que je connaissais, qui parlaient de Bataille. Je n’avais rien lu d’autre. Bon, ça m’avait frappé, et puis disons qu’en 52, 53, un peu comme toujours, les textes qui me frappent, dont je ne sais pas très bien quoi penser, hé bien je les édite. Et alors j’ai fait une première édition de l’« Histoire de l’œil » clandestine. Parce qu’à l’époque, bon, c’était quand même très pourchassé. J’avais des ennuis avec le procès Sade. J’ai toujours publié Sade ouvertement, mais j’avais quand même un procès qui me traînait sur le dos qui a duré 10 ans. Donc l’« Histoire de l’œil », j’en ai fait une édition clandestine. Puis ça avait un avantage, c’est qu’il n’y avait pas de droit d’auteur. Et je ne connaissais pas Bataille. Puis un beau jour, j’ai vu entrer, j’avais à l’époque une toute petite librairie rue des Ciseaux. Nous avons vu entrer, avec Christiane ma femme, un monsieur charmant, plein d’onction, l’air assez ecclésiastique, qui était Georges Bataille, qui me dit : « Écoutez, voilà, excusez-moi, mais je crois que vous avez fait une édition de l’Histoire de l’œil » Je dis oui. « Naturellement vous n’avez pas payé de droits d’auteur… » Bien, j’ai dit non, c’est un texte clandestin, je sais bien que c’est de vous, mais c’est un texte clandestin. « Oui, alors n’est-ce pas, tout de même, qu’est-ce que vous en pensez ? » Et finalement, on a discuté, toujours très amicalement. On a discuté, je lui ai versé des droits d’auteur. Et immédiatement, on a été très liés, avec Bataille, il y avait, beaucoup plus qu’avec son texte d’ailleurs avec lequel je n’étais pas encore tout à fait de plein pied. Mais avec Bataille, si. Ça a été tout de suite très, très bien.
Catherine Pont-Humbert : Je crois, Jean Jacques Pauvert, que« L’Histoire de l’œil » n’a jamais été publié sous le nom de Bataille de son vivant ?
Jean-Jacques Pauvert : Ah non. Il ne pouvait pas il était conservateur de bibliothèque. Il ne pouvait pas. Alors il était très, très gêné évidemment. Alors après il m’a proposé d’autres choses, bien sûr, que j’ai publiées, mais toujours sans nom d’auteur. Alors moi officiellement, cette fois, mais il ne signait pas. Alors il signait Pierre Angélique. Il y avait « Madame Edwarda »… J’ai tout publié tout ce que je pouvais de Bataille, d’ailleurs.
Lecture d’un extrait de « L’Histoire de l’œil » : « J’ai été élevé très seul, et aussi loin que je me rappelle, j’ai toujours été angoissé par ce qui était sexuel. J’avais presque seize ans lorsque je rencontrais une fille de mon âge, Simone, sur la plage X. Nos familles se trouvant une parenté lointaine, nos premières relations en furent précipitées. Trois jours après avoir fait connaissance, Simone et moi nous trouvions seuls dans sa villa. Elle était vêtue d’un tablier noir avec un col blanc empesé. Je commençais à me rendre compte qu’elle partageait l’anxiété que j’avais en la voyant. Anxiété d’autant plus forte ce jour-là que j’espérais que sous ce tablier, elle était entièrement nue. Elle avait des bas de soie noire qui montaient jusqu’au-dessus du genou. Mais je n’avais pas encore pu la voir jusqu’au cul. Ce nom que j’ai toujours employé avec Simone est de beaucoup pour moi le plus joli des noms du sexe. J’avais seulement l’impression qu’en écartant légèrement le tablier par derrière, je verrais ses parties impudiques sans aucun voile. Or il y avait dans le coin d’un couloir une assiette contenant du lait destiné au chat. Les assiettes, c’est fait pour s’asseoir, n’est-ce pas ? me dit Simone, Paries-tu ? Je m’assois dans l’assiette. Je parie que tu n’oses pas, répondis-je à peu près sans souffle. Il faisait extrêmement chaud. Simone plaça l’assiette sur un petit banc, s’installa devant moi, et ne quittant pas mes yeux s’assit sans que je pusse la voir sous sa jupe tremper ses fesses brûlantes dans le lait frais. Je restais quelque temps devant elle, immobile, le sang à la tête et tremblant pendant qu’elle regardait ma verge, raide, tendre ma culotte. Alors je me couchais à ses pieds sans qu’elle bougeât, et pour la première fois je vis sa chair rose et noire qui se rafraîchissait dans le lait blanc. Nous restâmes longtemps sans bouger, aussi bouleversés l’un que l’autre. »
Catherine Pont-Humbert : Vézelay a été un lieu d’élection pour Georges Bataille. Il y vient, il y vit une première fois en 1943. Christian Limousin, dans quelles circonstances est-il arrivé ici ?
Christian Limousin : Il arrive ici à la suite d’une longue errance à travers la France d’ailleurs : Normandie, Cantal, et il arrive ici donc en mars 1943 pour soigner sa tuberculose. C’est quand même l’un des premiers axes de sa venue ici. C’est un homme malade qui arrive, et qui doit se faire soigner. Et puis il rejoint tout une colonie qui en 1943, une colonie d’intellectuels qui s’était réfugiée à Vézelay, pensant qu’on y mangeait mieux qu’à Paris, que le ravitaillement était sur place, finalement, et que les allemands étaient moins présents là qu’ailleurs.
Catherine Pont-Humbert : 1943, Christian Limousin, est bien sûr une année de guerre, mais également une année de solitude et de repli pour Georges Bataille.
Christian Limousin : Année de solitude, année de repli, année aussi d’intenses fréquentations. C’est vrai qu’il va y avoir à Vézelay beaucoup de monde qui vont venir le voir, ou qu’il va rencontrer. A Vézelay, il y a eu aussi toute une tentative de récapituler Acéphale, de récapituler finalement tout ce qui s’est fait avant guerre.
Catherine Pont-Humbert : Alors nous montons la rue principale qui conduit à la basilique Comment s’appelle-t-elle ?
Christian Limousin : Hé bien, c’est la rue Saint-Étienne du nom de l’église donc du bas du village. Et Bataille habite à peu près exactement au milieu de cette montée, place du grand puits, un puits qui n’a jamais eu d’eau, dit-on. C’est une de ses particularités. Et donc, à l’angle de cette croisée de rues, en montant, il y avait, il y a toujours d’ailleurs un café qu’autrefois on appelait les Six fesses parce qu’il était tenu par trois vielles filles et ça là plus tard que Bataille venait téléphoner venait se restaurer, venait boire un coup, etc. Mais ce café a tenu quand même tenu une grande place dans sa vie, surtout lors de la création de Critique parce qu’il lui fallait être en communication rapidement avec Pierre Prévost, son rédacteur en chef parisien pour constituer les sommaires, et c’est là qu’il passait beaucoup de temps à téléphoner pour ceci ou cela. Il n’a jamais eu le téléphone à Vézelay.
Lecture d’une fin de lettre : « … Je reste aux sables d’Olonne, 17 quai Clémenceau, jusqu’au 30. Je passerai en principe le mois d’août à Vézelay, adresse suffisante. Si vous passez par là, vous pourriez en tout cas me téléphoner à Vézelay, au 38, on vient me chercher. Cela ne demande pas même une minute. Bien amicalement. Georges Bataille. »
Michel Fardoulis Lagrange : Bataille ayant loué une maison à Vézelay, il m’a demandé d’aller là-bas et de me cacher là-bas.
Catherine Pont-Humbert : Michel Fardoulis Lagrange, écrivain d’origine grecque, adhérent au parti communiste dès son arrivée à Paris, en 1929, incarcéré à la prison de la Santé entre 1942 et 1943.
Michel Fardoulis Lagrange : C’est comme ça donc, que je suis allé passer un an à Vézelay sous le toit de Bataille, la maison de Bataille. Maintenant ce qui s’est passé à Vézelay, il y a encore quelques petites anecdotes. Enfin, je veux dire que les gens qui venaient régulièrement nous voir, c’était Éluard, toutes les fins de semaine, avec Nusch, n’est-ce pas, sa femme. Il était à ce moment là avec Denise Rollin qui était une personne assez exceptionnelle. C’est à ce moment-là que j’ai eu l’occasion de développer mon amitié avec Bataille, n’est-ce pas. Il était malade du poumon, on lui décollait le poumon. Il a suivi pendant un certain temps les traitements et par la suite il a laissé tomber, tout en sachant, n’est-ce pas, que c’est une chose extrêmement grave. Il a contracté toutes les maladies possibles. Il y avait une volonté de destruction en réalité en lui, qui se confondait avec une activité extrêmement intense dans le domaine spirituel. Il y avait une sorte de permanence dans l’état de souffrance et dans le temps de la maladie. Il n’y avait pas donc des hauts et des bas mais il y avait une sorte de fidélité à l’égard de la destruction. Voilà.
Catherine Pont-Humbert : La première génération des lecteurs de Bataille a été constituée par ses amis, Michel Surya, et c’est grâce à la deuxième génération, Foucault, Derrida, que Bataille philosophe est venu s’ajouter en quelque sorte au Bataille écrivain. Comment et pourquoi cette transition, en fait, d’une validation littéraire à un intérêt pour la pensée de Bataille ?
Michel Surya : La première génération, il y a une génération intermédiaire, il y a la génération de ses amis, c’est à dire Masson, Leiris, etc., tous ceux qui ont été ses familiers et qui, ont eu l’occasion de lire les livres qui circulaient sous le manteau, la première validation, c’est bien évidemment celle de ses amis et elle se fait sous le jour des récits, essentiellement. Il y a avant que n’intervienne vraiment d’une façon décisive dans la pensée la reconnaissance par les penseurs que sont Derrida ou Foucault par exemple, pour la première génération de ceux-ci, il y a entre temps la reconnaissance qui est faite par le premier Tel Quel, avec Sollers entre autres, et le colloque de Cerisy, qui a quand même beaucoup compté, mais là aussi, c’est un Bataille essentiellement littéraire. C’est le jour sous lequel on appréhende Bataille, la lumière sombre, noire, etc., qu’on prête à Bataille, c’est la lumière des récits érotiques. Il faut dire, un fait l’explique assez facilement, que la mise à jour des textes théoriques s’est faite progressivement, très progressivement par l’établissement des œuvres complètes. Tout le monde s’attendait à devoir faire deux, trois, voire quatre volumes au maximum, or il en a paru douze. C’est dire combien on ne mesurait pas du tout l’ampleur de ce qu’il laissait. C’est beaucoup du à la discrétion avec laquelle il a vécu, beaucoup aussi à l’indifférence dans laquelle la plupart de son œuvre a été tenue à ce moment-là. C’est peut-être beaucoup du, enfin, à ce que cette œuvre a de paradoxal, d’étrange, de lourd, d’angoissant. Enfin, cette reconnaissance est quand même très essentiellement posthume à quelque égard que ce soit, littéraire ou philosophique. J’ai le souvenir d’un livre tout à fait d’ailleurs bien fait par Claude Pinget, si je me souviens bien, en 1960, où sont recensés, où est formé une sorte de tableau de la littérature contemporaine française. On y trouve des gens comme Blanchot, des Forêts, bien évidemment Michaux, etc., mais pas une fois cité Bataille, en 60, soit deux ans avant sa mort. C’est dire, je crois, combien il aura fallu que la postérité lui soit donnée pour que la lecture de Bataille dans sa totalité puisse être entreprise.
Jean-Jacques Pauvert : Bataille est resté très longtemps, en fait jusqu’à ce que je lui trouve, moi, un public, mais après sa mort, quand j’ai publié « Ma Mère » et surtout quand j’ai republié « Madame Edwarda » et « L’Histoire de l’œil » sous le nom de Bataille, mais Bataille était mort. Et moi, comme j’y croyais beaucoup, j’ai tiré ça à 10 000 exemplaires. Le directeur de la librairie Hachette qui me distribuait, me téléphonant et me disant : « Mais est-ce que vous avez lu ce que vous m’avez donné à distribuer ? » J’ai dit : Mais oui, bien sûr. Mais vous savez, tout ce que je publie, je l’ai lu. « Mais ça n’est pas possible… » Il s’étranglait : « Il faut… On va rappeler tout ça… » Je lui dis : Mais vous ne pouvez plus. Il y a trois ou quatre jours, c’est dans toutes les librairies. Vous ne pouvez pas. essayer, mais vous n’y arriverez pas. Il n’y a eu aucun problème. Aucun problème. Il y a eu des milliers d’exemplaires. Je ne sais pas entre quelles mains c’est tombé, d’ailleurs. Les livres, c’est fait pour ça, hein, c’est fait pour être lu par tout le monde. Quelquefois ça tombe dans de mauvaises mains, mais bon, ben, c’est la vie. Je me suis rendu compte, dans ces années-là, il y a eu, ça arrive toujours comme ça pour les livres, enfin les livres qui valent quelque chose, et les auteurs qui valent quelque chose, ils rencontrent nécessairement leur public à un moment quelconque. Bon, « Histoire d’O », ça a mis vingt ans, bon, faut pouvoir attendre. Mais Bataille, finalement ça a mis moins de temps et ça a correspondu à une période de la sensibilité des lecteurs au milieu des années 60. Finalement il s’est trouvé que ça touchait quelque chose.
Catherine Pont-Humbert : Alors, ça y est. On est en vue de la maison.
Christian Limousin : Tout à fait. Alors, c’est une petite maison qui ne paye pas de mine, on va dire, sur la rue et puis qui donne de l’autre côté sur les remparts avec une terrasse qui est assez étroite mais longue, allongée.
Catherine Pont-Humbert : Oui. D’ailleurs, il faut peut-être quand même dire quelques mots sur la topographie de ce bourg de Vézelay qui est très particulier, très beau. C’est un endroit perché, comme ça, en hauteur.
Christian Limousin : Mais il y a une ressemblance entre la colline de Vézelay et puis les lieux batailliens du Cantal. Il y a ce côté un peu volcanique, ce côté un peu tellurique, oui, je pense, qui a du lui plaire. Et puis il aimait finalement beaucoup les villages. C’est un homme de village. Il y a les villages de l’Ariège d’où sa famille est originaire. Il y a les villages, évidemment, du Cantal, il y a Billom, Riom-ès-montagnes, d’autres. Bien sûr, il y a les villes : Carpentras, et Orléans, et puis Paris, la grande ville, on va dire, avec la Nationale en son centre, centre de la géographie bataillienne. Mais ici, c’est vraiment une maison de village, ce n’est pas une maison de notable. C’est une maison assez quelconque et assezgrise et c’est une maison, comment dire, simple, comme pouvait être simple Bataille dans sa vie. Et une maison qui est ouverte largement sur la rue.
Lecture d’un extrait de texte : « Quand, venant de Paris, nous entrâmes dans la maison, des voiles de crêpes noirs séchaient aux arbres du jardin ensoleillé. Ce lugubre présage m’a serré le cœur me rappelant les longues banderoles noires des guibrucks ( ?) annonciatrices de mon malheur. Le premier jour où nous avons couché dans la maison, la lumière faisait défaut dans la cuisine où nous dînions. A la nuit tombante, la tempête de vent atteignit une violence inouïe, les arbres du jardin agités comme des loques et tordus dans les hurlements du vent. La nuit acheva de tomber. La lumière s’éteignit dans toute la maison. Je trouvais dans l’obscurité une bougie de Noël et des allumettes. Après un temps d’obscurité, la lumière revint enfin. Ces petites difficultés me réconfortent et même me séduisent. Le calme dans la tempête est le sens le plus fort de ma vie. Les déchirements du dehors m’apaisent. Je ne crains rien, me semble-t-il, qui ne vienne de ma dépression profonde. »
Catherine Pont-Humbert : Alors, il y a quand même un petite plaque commémorative sur cette maison dont vous disiez effectivement qu’elle est très modeste. Ici vécut Georges Bataille, écrivain, et puis ces dates : 1897 – 1962. Alors ce que ne dit pas la plaque bien évidemment, c’est que Georges Bataille produit beaucoup, écrit beaucoup dans cette maison.
Christian Limousin : Il a produit beaucoup. Oui. A la fois en 1943, des textes essentiels, puisqu’il y termine « Le Coupable ». Il y commence le « Sur Nietzsche ». Il écrit aussi, sans doute ici, le début de ce qui deviendra « La Haine de la Poésie », l’« Alléluia », et puis « La Limite de l’utile » aussi, qui est un texte qui fait partie donc de « La Part Maudite ». Il y écrit ses carnets, en fait. Il y tient cette sorte de journal qui sera déversé ensuite dans « Le Coupable » et puis, à partir de 1945, lorsqu’il revient donc à Vézelay, rompant avec Paris, on ne sait pas trop pourquoi parce qu’à ce moment-là, la vie intellectuelle est vraiment à Paris. Il va créer, fonder Critique et le développer à partie de cette petite maison, dans cette petite maison, faisant venir donc Pierre Prévost ici, et puis les autres collaborateurs : Blanchot, Pierre Josserand et d’autres, et là donc, il va s’atteler donc à cette tâche monumentale qu’a été pour Critique dans lequel il a passé beaucoup d’énergie, beaucoup de ferveur aussi. C’est là aussi qu’il met au point donc la « Part Maudite », ce texte qu’il essaie d’écrire depuis 1933, depuis l’époque de la Critique Sociale, c’est là qu’il le met au point. Donc le texte sera publié en 1949. C’est là aussi où il publie un certain nombre de fictions érotiques, on va dire, l’ébauche de « Ma Mère », et toutes sortes de choses qui ne seront terminées que plus tard. Donc, il y a une intense activité ici. Et c’est l’époque où il quitte Vézelay très rarement finalement pour se rendre à Paris. Sa vie est vraiment là.
Catherine Pont-Humbert : Pour aborder peut-être cette question de la pensée de Bataille, on peut peut-être dire, Michel Surya, de manière très simple, que le sujet principal de Bataille, c’est l’homme et l’homme dans son rapport au mal et dans son rapport au sacré, qui sont notamment deux des axes essentiels de sa pensée.
Michel Surya : On peut bien sûr le résumer comme ça. Je crois je n’ai pas de mots plus précis, encore que pour lui, c’est à peu près le même mot le mal et le sacré. Et par un renversement qui est un renversement quasi copernicien, qui est de même nature que celui qu’a opéré Nietzsche avant lui, et dont il s’inspire tant. Dont il s’inspirait en le prolongeant. Tout ce qui effectivement peut ressortir de ce qu’il est communément convenu d’appeler le mal, c’est à dire le bas, le laid, le tragique, le sournois, l’érotisme jusqu’à la pornographie, la mort, tous objets généralement éconduits par la pensée, en tout cas éconduits en tant que tel, jamais saisis dans leur immédiateté et leur violence, Bataille s’en empare, et il n’est pas d’ailleurs inutile, à ce moment-là, de revenir sur le fait qu’il s’en empare autant en écrivain qu’en penseur. Il est préférable peut-être d’allier le mot penseur au mot philosophe qui conviendrait mieux. Quoiqu’il ne soit pas moins à mes yeux philosophe aussi, mais penseur, peut-être, entretiendrait moins l’erreur, ou la possibilité de l’erreur. Et c’est d’abord en écrivain, c’est d’abord dans ses récits érotiques où il met en jeu des représentations de l’obscène, de la mort, étroitement associés, que peut commencer pour lui une véritable problématisation de ce qui sera qualifié par lui de l’hétérogène. Je crois que c’est la première forme de pensée, et sans doute la matrice de toute la pensée de Bataille, c’est celle qu’il met en place avant la guerre dans la revue Document, c’est de penser tout ce qui est rebuté, tout le rebus, tout ce qui est réduit à rien, tout ce qui est honni, vilipendé, tout ce qui dégoûte, tout ce qui répugne. C’est ce qu’il appelle l’hétérogène. Alors, cet hétérogène est proprement sacré pour lui. Et le profane est tout ce qui ressortit de l’utile, de l’efficace, du travail, de la durée. Évidemment donc il oppose une sexualité, comment l’a-t-il nommée, dispendieuse, de pur don, de pure perte à évidemment la sexualité conjugale, la reproduction.
Lecture d’un extrait de texte : « Dès cette époque, il n’y avait pour moi aucun doute. Je n’aimais pas ce qu’on appelle les plaisirs de la chair. Parce qu’en effet, ils sont toujours fades. Je n’aimais que ce qui est classé comme sale. Je n’étais même pas satisfait, au contraire, par la débauche habituelle. Parce qu’elle salit uniquement la débauche et laisse intact, d’une façon ou d’une autre, quelque chose d’élevé et de parfaitement pur. La débauche que je connais souille non seulement mon corps et mes pensées mais aussi tout ce que je peux concevoir devant elle, c’est à dire le grand univers étoilé qui ne joue qu’un rôle de décor. »
Michel Surya : Donc il va penser effectivement l’hétérogène comme étant le domaine de l’inutile et va se pencher sur ce que signifie l’inutile, le luxe, par exemple, la guerre bien évidemment contre tous les systèmes d’appropriation .Donc, on pourrait opposer, comme ça d’une manière simplificatrice, enfin sans doute assez efficace et pertinente qui serait tout ce qui est méthodes d’appropriation, de gain, de bénéfice, de durée, de but, à tout ce qui est attitudes de perte, de potlatch, de dilapidation, d’insubordination, de laideur, d’horreur, de disparition, etc.
Voix de Georges Bataille : « Je crois qu’il faut éviter d’avoir un but, et de s’y tenir. Dans la mesure où l’on peut avoir un but, il me semble qu’on en doit garder l’avis tout à fait défavorable. D’abord parce que ce but est limité par la mort, mais tant que l’on vit dans l’instant présent, il n’y a lieu que de voir les choses de la façon la plus favorable du monde puisqu’on n’a plus la moindre préoccupation concernant l’avenir. »
Michel Surya : Ce sont les récits qui en forment la matrice, et peut-être sans doute est-il venu à cela par les récits mêmes, s’interrogeant sur lui-même, s’interrogeant sur les raisons qu’il avait, je dirais, les motifs qui étaient les siens de représenter de telles scènes, et le philosophe naît de là. Et à mes yeux, évidemment, c’est l’une des questions essentielles de ce XXème siècle pour la philosophie. C’est lui qui a opéré ce renversement qu’avait entamé Nietzsche, mais pas à ce point. Il y a toujours un idéalisme nietzschéen, il y a toujours une héroïsation nietzschéenne. Il y a toujours quelque chose comme la possibilité de [grand inspiration] suppléer. Communément Bataille a dit qu’il opposait un bas matérialisme au matérialisme, le matérialisme par exemple de Marx qui est toujours un matérialisme de renversement, de retournement où tout ce processus par lequel tout ce qui est bas est censé pouvoir devenir haut, processus révolutionnaire caractéristique. Et Bataille au contraire a anobli ce qui est bas. Il ne souhaite pas que ce qui est bas devienne haut. Il y voit le même trompe-l’œil idéaliste, même peut-être la même, oui, illusion, ou le trompe-l’œil idéaliste qui se répète et qui est toujours source à ses yeux d’écrasement, de subordination. La pulsion l’intéresse. Il vient aussi après… il a lu Freud, il a lu Marx, il a lu Freud, il a lu Nietzsche, et de tout cela il fait un outil. C’est pour ça que sa lecture, au même moment, dans les années 30 de la montée du fascisme est si passionnante de ce point de vue là. Il est le seul, sans doute, avec Wilhelm Reich, à essayer de penser le fascisme en tant que montée d’une pulsion qui répugne en tout. Il voit bien qu’au contraire, au lieu de pouvoir réapproprier ceux qui n’ont rien d’eux-mêmes, elle va être captée par une énergie céphalisante, comme il le dit dans Acéphale, donc position césarienne. Il analyse tout de suite le bolchevisme et le fascisme et le mussolinisme aussi comme étant des césarismes nouveaux drainant… ayant l’intelligence et même quasiment le génie de savoir comment susciter de là l’expulsion des masses et capter leur bénéfice cette… Çà, c’est à ce moment-là que sa pensée se met en place et on verra avec la guerre et après la guerre combien ceci nous est utile. Et il y avait aussi besoin de temps pour que cela puisse être lu. Il n’est pas sûr que ses contemporains pouvaient lire cette pensée comme assez divagante en somme.
Lecture d’un extrait de texte : « Ce que nous avons entrepris ne peut être confondu avec rien d’autre. Il ne peut pas être limité à l’expression d’une pensée et encore moins à ce qui est justement considéré comme art. Nous sommes farouchement religieux. Et dans la mesure où notre existence est la condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui, une exigence intérieure veut que nous soyons également impérieux. Ce que nous entreprenons est une guerre. »
Roger Caillois : Il était très, très vivement antifasciste. Et un des points qui le mettait le plus en colère, le plus en fureur même, parce qu’il se mettait en colère assez facilement, hé bien, c’était l’utilisation de Nietzsche par les nazis. Ça, il a toujours été constant et toujours très violent sur cette question. Et c’était un des thèmes préférés de la revue Acéphale. Et c’est peut-être d’ailleurs un point sur lequel il faudrait insister parce que ça expliquerait l’écart, le déchirement qui est arrivé ensuite, c’est quand même autant et parallèlement au Collège de Sociologie, qui était l’aspect, disons, intellectuel de ses projets, ce par quoi il coïncidait avec les miens, il y avait le mouvement d’Acéphale qui était alors un mouvement beaucoup plus rituel, n’est-ce pas, et qui était un mouvement, je ne dis pas d’action, mais un mouvement presque liturgique et auquel il donnait un aspect liturgique et qu’il voulait maintenir dans un secret relatif. Je dis relatif parce qu’il était toujours le premier à en parler. Mais en tout cas, il en parlait comme d’une chose secrète, ce qui est là encore une contradiction.
Lecture d’un extrait de texte : « Je suis la joie devant la mort. La joie devant la mort me porte. La joie devant la mort me précipite. La joie devant la mort m’anéantit. Je demeure dans cet anéantissement et à partir de là, je me représente la nature comme un jeu de forces qui s’expriment dans une agonie multipliée et incessante. Je me perds ainsi lentement dans un espace inintelligible et sans fond. J’atteins le fond des mondes. Je suis rongé par la mort. Je suis rongé par la fièvre. Je suis absorbé dans l’espace sombre. Je suis anéanti dans la joie devant la mort. »
Patrick Walberg : Ce qui m’intéressait chez Bataille, au départ d’ailleurs, c’est la rigueur de cette pensée qui apportait des vues tout à fait nouvelles aussi bien sur le plan économique que sur le plan du mode de vie. Puis alors il y a eu notre désaffection, je ne pense pas seulement à moi, mais aux gens de mon âge, disons. Notre désaffection de la vie politique. Nous avions été plus ou moins engagés, disons militants dans un certain sens, marxistes et autres, et puis les choses étaient de telle nature que il y a eu une perte totale de confiance et de foi dans les perspectives révolutionnaires de l’époque. Et Bataille apportait quelque chose d’autre. Nous pensions toujours, comme les surréalistes d’ailleurs, que les deux mots d’ordre devaient être « transformer le monde » et « changer la vie ». Hé bien Bataille s’est proposé d’oublier cette transformation du monde, qui ne pouvait pas avoir lieu avec notre concours, et de se consacrer au deuxième plan : changer la vie. Et c’est là qu’il a proposé, à certains d’entre nous, une société secrète avec des rites initiatiques, une société dont l’intention, très puérile naturellement, c’est peut-être ça qui nous a séduit les uns et les autres, très utopique, très chimérique. Il pensait que cette société, si elle arrivait à se coaguler et à se développer, pourrait agir un peu, disons, à la manière d’un cancer dans la société environnante. Donc a été fondée la société qui a eu pour nom Acéphale, dont la revue Acéphale n’était qu’une expression publique et par conséquent non révélatrice de ce qui se passait par ailleurs. Mais Bataille a réussi cette chose extraordinaire de réunir un certain nombre d’hommes autour d’un phénomène sacré, n’est-ce pas, avec un rituel, de les faire aller à date fixe dans un certain endroit, devant un arbre foudroyé, la nuit, une nuit de nouvelle lune, la plus noire possible, qu’il pleuve ou qu’il vente ou qu’il neige, et de vivre selon des préceptes, c’est à dire ne pas faire certaines choses pendant une certaine époque, pour d’autres, au contraire il fallait être une époque de licence où tout était non seulement permis mais conseillé et ainsi de suite. Et c’est cela qui m’a intéressé chez Bataille.
Catherine Pont-Humbert : Cette façon très particulière, très singulière qu’a eu Bataille de transiter d’abord par une écriture littéraire avant d’en venir à des écrits plus théoriques, mais finalement en abordant toujours les mêmes questions, c’est à la fois la grande cohérence de ses œuvres et en même temps, c’est une œuvre qui est profondément et essentiellement décousue. Donc il y a un paradoxe.
Michel Surya : Décousue, est le mot juste. Sans cela, il ne serait pas le philosophe au sens ancien du terme, au sens où le fragment, où la séquence n’avait pas encore modifier, même bouleverser. Ce n’est pas un philosophe du systématisme. Non pas qu’il n’ait pas eu la tentation de devenir lui-même un philosophe systématiste. Il y a énormément de plans et d’ébauches chez lui qui visent à rendre cohérente de sa pensée. Et je crois qu’il a souffert de n’être pas plus cohérent, ni pas plus abouti. Les plans abondent où il essaye de faire que « L’Expérience Intérieure » soit le premier volume de « La Somme Athéologique », puis « Le Coupable » le second, puis le troisième « La Méthode de méditation », et puis d’autres encore, pareil pour « La Part maudite », dont il voulait faire un ensemble, un ensemble cohérent, l’ensemble d’une histoire universelle. Donc c’est dire à quel point aussi la cohérence l’a attiré. Peut-être qu’en lui, tout s’opposait à la possibilité de cohérence, et c’est heureux parce que l’une des formes du génie de Bataille, c’est certainement que ces inachèvements successifs ces déperditions en tous sens sont autant de moyens d’entrer et dans sa pensée et dans la pensée. Il y a un Bataille politique, absolument très fort, il y a un continuum du Bataille politique, il y a un continuum du Bataille souterrain, caché qu’est le Bataille des récits. Il ne faut pas oublier qu’il se publie clandestinement à l’époque, à des tout, tout petits tirages, sans nom d’auteur, ou alors avec des pseudonymes. Les publications de ce Bataille-là est réservée aux amis. C’est Masson. Breton est au courant, disons que l’intelligentsia parisienne sait. Mais c’est 30 exemplaires. Combien l’ont lu à ce moment-là ? J’imagine extrêmement peu. Et puis il y a le Bataille des grands livres, celui qui se fait connaître pendant la guerre, paradoxalement, avec « L’Expérience Intérieure », qui devient une sorte de… où quelque chose s’ordonne quand même, alors, quelque chose s’ordonne de la pensée, quoique que ce soit sous le mode de la mysticité, une sorte de paradoxe de plus. Ses modèles à ce moment-là sont Saint Jean de la Croix et Thérèse d’Avila ou Angèle de Foligno. Ses livres sont un mélange de méditations, d’introspections, de journal, de carnets érotiques, de journal de guerre. Il y règne un désordre absolument indescriptible, et en même temps, « Le Coupable », surtout à mes yeux, est certainement un de ses chefs d’œuvre, et au même moment, simultanément, il continue d’écrire des textes érotiques. Il écrit « Le mort », notamment, « Madame Edwarda ». Alors, quant à la complémentarité de ces deux œuvres, et à leur nécessaire complémentarité, il disait souvent qu’on ne pouvait lire en particulier le chapitre trois, je crois, si je me souviens bien, de « L’Expérience Intérieure », qui s’intitule « Le Supplice » qu’en regard de « Madame Edwarda ». Ce qu’hélas, on ne fait pas assez. Et il disait, une très jolie phrase : « Madame Edwarda en est la clé lubrique ».
Catherine Pont-Humbert : Nous sommes entrain de remonter, Christian Limousin, la rue qui conduit de la maison de Georges Bataille jusqu’à la basilique de Vézelay. Il s’y rendait régulièrement. Il l’a faisait visiter à ses amis de passage.
Christian Limousin : Il l’a faisait visiter… Je n’en ai qu’un seul témoignage, c’est le récit fait par Pierre Prévost justement quand il vient pour mettre au point un de ces fameux sommaires des débuts de la revue Critique et où il l’emmène donc, pour visiter la basilique, et là, dans le narthex, Pierre Prévost se plante devant Bataille et lui dit : « Au fait, où en êtes-vous avec votre « Expérience Intérieure » ? » Et là, Bataille lui rit au nez et lui répond : « Foutaise que tout cela. C’est bien fini. » Mais bien sûr, personne ne l’a jamais cru, et Pierre Prévost pas plus qu’un autre.
Catherine Pont-Humbert : Alors, ça y est. Là on aperçoit la tour de la basilique. On y est presque. Georges Bataille a eu les clés à un moment…
Christian Limousin : On le dit, parce qu’évidemment il arrive là, bien sûr j’ai dit : c’est un malade, mais c’est aussi quand même un bibliothécaire de la Nationale, un haut fonctionnaire pour les gens du coin. Et donc, à un moment, il hérite des clés ou des doubles des clés. Et c’est là que commence un certain mythe vézelien, assez tenace, sur Bataille organisateur de messe noire, puisqu’il avait évidemment les clés, il ne pouvait, compte tenu des ses écrits, qu’organiser donc des messes noires dans l’imaginaire local.
Catherine Pont-Humbert : Et dans l’imaginaire local, aujourd’hui encore, comment est-il perçu ?
Christian Limousin : Bien, il est perçu… Je dirais qu’il n’est pas perçu. Bataille, il y a une sorte de parenthèse : pas vu, pas lu, pas pensé, à Vézelay. À Vézelay, c’est l’endroit où on ne parle pas spécialement de Bataille, pas plus qu’ailleurs, je dirais. Ce n’est parce que Bataille a vécu ici qu’on en parle. Et donc, il reste à mon avis une sorte de présence discrète mais aussi de part maudite du bourg. Il continue finalement de le dynamiter. Il continue encore, pour qui voudrait le lire, son travail de sape.
Catherine Pont-Humbert : On entre ?
Christian Limousin : On le peut apparemment, il a l’air d’y avoir du monde.
Catherine Pont-Humbert : Il y a du monde. On peut aller au moins jusqu’au narthex.
Christian Limousin : Je vais trouver le passage. Je ne sais pas si c’est… Donc voilà, Pierre Prévost raconte sa visite à Vézelay : « Ensuite nous allâmes visiter l’église Sainte Madeleine. Il tînt particulièrement à me montrer les sculptures des chapiteaux, révélés par Violet Leduc, lorsque celui-ci en entrepris la restauration. Elles avaient été couvertes de plâtre par ordre de Bernard jugeant certaines scandaleuses car représentant avec tout le réalisme propre au roman les péchés capitaux. Beau sujet de réflexion pour Bataille. Après avoir longuement admiré le portail - l’endroit où nous sommes donc - , je lui demandais, c’était l’endroit le plus approprié, où il en était dans sa recherche de « L’Expérience Intérieure », sa réponse me stupéfia. D’un air fort joyeux, riant aux éclats, il me dit que tout cela était du passé. Certes, il en reparlerait dans ses livres, mais lui, maintenant, n’y attachait plus aucune importance particulière, c’est à dire, en fin de compte, fort peu. »Voilà, c’est ce qu’on appelle une dénégation.
Catherine Pont-Humbert : Donc on peut imaginer le rire de Bataille résonner à l’intérieur de ce narthex ?
Christian Limousin : Tout à fait, on sait quand même que ce rire était assez particulier. Oui, il faut toujours appeler le rire pour Bataille. Son premier projet, c’est de contester le livre de Bergson, qui l’a tant fait rire justement au sens où il l’a trouvé insuffisant. Lorsqu’il l’a lu, au début des années 20, son premier projet littéraire, c’est de faire une théorie du rire qui justement renverserait, contesterait la simplicité de la thèse de Bergson, du mécanique plaqué sur du vivant. Ça ne semble pas aller très loin pour Georges Bataille, et il a voulu donner ou redonner au rire une dimension beaucoup plus importante, beaucoup plus blasphématoire, beaucoup plus proche sans doute du rire des romantiques ou du rire baudelairien. Voilà, c’est l’un des chapiteaux sur lequel Bataille a pu rêver, emmener Prévost ou d’autres, je suppose que…
Catherine Pont-Humbert : On voit effectivement sur ce chapiteau une créature avec une chevelure un peu hérissée, oui…
Christian Limousin : Exubérante.
Catherine Pont-Humbert : Oui, exubérante et qui tire la langue ?
Christian Limousin : Horripilée. Il a les cheveux horripilés comme dans le sacrifice, finalement. Et l’autosacrifice, qui a été un sujet de réflexion assez important chez Bataille, trouve là peut-être l’une de ces illustrations. Il a la langue pendante, il a les yeux blancs, évidemment, comme dans un certain nombre de textes de Bataille.
Catherine Pont-Humbert : C’est vrai que la posture de ce personnage, bien sûr, fait penser à une extase.
Christian Limousin : Tout à fait. Donc il y a là beaucoup de violence. Et les chapiteaux romans de Vézelay n’en manquent pas, justement de violence. Beaucoup de violence exercée sur soi-même, et un corps difforme, chevelure horripilée. Oui, tout ça, oui, oui, c’est le corps en extase. Et de l’autre côté, on a Adam et Ève.
Voix de Georges Bataille : « À vrai dire, en ce qui concerne Saint Jean de la Croix, Sainte Thérèse que j’ai cités comme exemples, bien qu’il s’agisse d’expériences assez lointaines de celles que j’ai pu avoir, je pourrais dire ceci, n’est-ce pas, c’est que l’intensité est plutôt une aide dans la voie qui mène à une sorte de ravissement. Dans la mesure, précisément, où l’intensité détruit. Mais ce qui rend les choses difficiles, c’est qu’il faut toujours, comme je l’ai d’ailleurs dit, une intensité supportable, et que d’autre part, le travail de l’esprit, et pas seulement le jeu des sensations ont une importance considérable à ce moment-là. Si je me mets dans l’état d’esprit de quelqu’un qui recherche un ravissement comme le faisait saint Jean de la Croix, aussitôt je dois me dire, hé bien, mais ça ne va pas, je suis entrain de me proposer un but. Qu’est-ce que je fais ? Mais je suis décidément le pire des gribouilles. »
Lecture d’un extrait de « Madame Edwarda » : « Au coin d’un rue, l’angoisse. Une angoisse sale et grisante me décomposa. Peut-être d’avoir vu deux filles furtives dans l’escalier d’un lavabo. À ces moments, l’envie de me vomir me vient. Il me faudrait me mettre nu. Ou mettre nues les filles que je convoite. La tiédeur de chairs fades me soulagerait. Mais je recours au plus pauvre moyen. Je demandai au comptoir un Pernod que j’avalais. Je poursuivis de zinc en zinc jusqu’à… La nuit achevait de tomber. Je commençais d’errer dans ces rues propices qui vont du carrefour Poissonnière à la rue Saint-Denis. La solitude et l’obscurité achevèrent mon ivresse. La nuit était nue dans des rues désertes et j’ai voulu me dénuder comme elle. Je retirai mon pantalon que je mis sur mon bras. J’aurais voulu lier la fraîcheur de la nuit dans les jambes. Une étourdissante liberté me portait. Je me sentais grandi. Je tenais dans la main mon sexe droit. »
« Mon entrée en matière est dure. J’aurais pu l’éviter et rester vraisemblable. J’avais intérêt au détour mais il en est ainsi, le commencement est sans détour. Je continue. Plus dur. »
« Inquiet de quelque bruit, je remis ma culotte et me dirigeai vers les glaces. J’y retrouvais la lumière. Au milieu d’un essaim de filles, Madame Edwarda nue tirait la langue. Elle était à mon goût, ravissante. Je la choisis. Elle s’assit près de moi. À peine ai-je pris le temps de répondre au garçon, je saisis Edwarda qui s’abandonna. Nos deux bouches se mêlèrent en un baiser malade. La salle était bondée d’hommes et de femmes et tel fut le désert où le jeu se prolongea. Un instant, sa main glissa. Je me brisai soudainement comme une vitre et je tremblais dans ma culotte. Je sentis Madame Edwarda dont mes mains contenaient les fesses, elle-même en même temps déchirée. Et dans ses yeux plus grands, renversés, la terreur. Dans sa gorge un long étranglement. »
Anne Marie Albiach : Ensuite Madame Edwarda s’habille. Enfin elle s’habille… elle revêt des bas, un domino, et elle emmène le héros, « je », dans la ville. Vous voulez que je continue. Là, ils arrêtent un taxi. Pendant un moment, Madame Edwarda ne veut pas que le taxi démarre. Il reste immobile, puis je pense que le taxi démarre, si je me souviens bien, quil roule jusqu’aux Halles, je crois, et là Madame Edwarda sort de la voiture, se met devant le chauffeur, lève sa cuisse, lui montre sa déchirure, comme dit Bataille, ou ses guenilles, c’est à dire son sexe, et le chauffeur se laisse entraîner à l’arrière de la voiture où Madame Edwarda lui fait l’amour. Pendant ce temps, « je », le héros, lui tient la nuque, et Madame Edwarda est en proie aux spasmes les plus violents.
Catherine Pont-Humbert : On ne peut pas lire Madame Edwarda sans bien sûr l’éclairer par toute la dimension philosophique de l’œuvre de Bataille. Quand Madame Edwarda dit : Je suis Dieu, c’est…
Michel Surya : Je pense que si.
Catherine Pont-Humbert : Quand Madame Edwarda dit : Je suis Dieu, c’est…
Michel Surya : Oui. Mais on peut aussi… Je crains que si. J’aimerais que vous ayez raison mais je crois qu’on peut le lire tout à fait sans. Et que de plus en plus il sera lu sans. Ou qu’il est déjà beaucoup lu sans. C’est un grand préjudice. On peut toujours lire des œuvres au premier degré. Ça peut être une lubie à la limite d’une putain de prétendre qu’elle est Dieu. Évidemment, si on rattache ça aux autres textes de Bataille, on s’aperçoit que bien évidemment, c’est un supplice pour elle, de dire qu’elle est Dieu. Puisqu’on ne peut être Dieu, Dieu n’existant pas, que sous la forme de son absence, de son supplice ou de sa mort. Donc de cabotin, le personnage devient infiniment pathétique et bouleversant. Donc, on peut se contenter d’une lecture effectivement superficielle qui ferait de Madame Edwarda une sorte de fureur ou de déchaînement sexuel à forte dose de cabotinage. Cette façon qu’elle a de montrer ses guenilles, comme il dit, lui montrer les guenilles, c’est à dire le sexe, et de dire « Je suis Dieu, regarde, c’est Dieu. » Si on regarde ce qu’écrit Bataille au même moment, au sujet d’Angèle de Foligno, si on fait les rapprochements, on voit bien qu’il n’y a pas lieu ni d’en rire, sauf d’un rire tragique, comme il disait, en tout cas pas dans ce fou rire, qu’il n’y a pas lieu de s’en réjouir. Il ne s’agit pas d’une fornication simple. Il s’agit de descendre au fond d’un abîme et seule, cette sorte de sainte, quasi sainte, moi je les appelées les saintes de Bataille, peut mener un homme à la découverte de sa propre disparition, dans la disparition de la figure de Dieu, donc de la disparition de toute figure. C’est vrai qu’on n’est pas obligé de lire Madame Edwarda comme étant le récit de la défiguration, ou la disparition de toute figure, ou de la défiguration en soi. C’est pourtant le récit de la disparition de toute figure et la défiguration en soi. Et on peut n’y lire qu’un texte érotique osé, salé, épicé. C’est possible.
Anne Marie Albiach : J’avoue que Bataille me trouble beaucoup à la répétition. La répétition de l’extase sexuelle et du dégoût et la violence. En fait, c’est une longue répétition qui met en jeu les sécrétions du corps. Jamais il ne tombe dans la vulgarité, et c’est excessivement mental. C’est une pensée. Une pensée sexuée. Il y a aussi l’obsession de Dieu. La transgression. Dieu est une putain.
Michel Surya : Il y a quelque chose de très profondément tragique dans cette pensée. Elle est extrêmement sombre. Je veux bien qu’il est assez de mode de faire que les œuvres paraissent beaucoup moins sombres qu’elles n’étaient. On le dit de Kafka, on le dit de Beckett, comme si effectivement ce qui était tragique devait aujourd’hui être repoussé. Je crois que l’œuvre de Bataille, on peut difficilement en faire quelque chose. Non pas qu’il n’y ait pas de rire dedans. Il y en a, mais d’une certaine sorte. Il l’a lui-même dit, ce qui déclenche le rire chez lui, je crois que lorsqu’il voit le dôme de Sienne, il se rend compte qu’effectivement Dieu est mort. C’est fait. Dieu est mort est une chose dont Bataille sera l’un de ceux qu’ils ne tireront pas d’une grande gaieté, je veux dire. Il ne ressemble en rien en cela à un libertin du XVIIIème siècle. Sauf à Sade. Sauf à Sade. C’est évidemment son grand équivalent. C’est chez Sade qu’on voit effectivement… Sade est, par la face obscure des Lumières celui qui annonce qu’on ne s’en sortira pas si bien que ça, de s’être débarrassé de la grande chimère. Oui, la chimère, il y avait, ça ne fait aucun doute, mais elle suppléait une sorte de désir de consolation, et de besoin de consolation, qu’il va être impossible de rassasier maintenant, après.
Catherine Pont-Humbert : Vous avez eu en commun, avec Georges Bataille, la lecture de Sade, précisément. D’ailleurs Bataille a écrit une préface, notamment pour « Justine », je crois…
Jean-Jacques Pauvert : Oui.
Catherine Pont-Humbert : Et pour vous, entre la lecture de Sade et de Bataille, quelle est la grande différence, finalement ?
Jean-Jacques Pauvert : Il y en avait une. C’était d’ailleurs très amusant parce qu’à partir de là, on s’est bien connu, on s’est fréquenté d’une façon très, très, très familière. Moi, je n’étais pas, et je ne suis toujours pas d’accord avec la lecture que Bataille fait de Sade. Pas plus qu’il n’était d’accord avec d’autres lectures, la lecture de Breton, la lecture de Milo Max, ni les lectures avec lesquelles je suis tout à fait d’accord. Bataille, non. Mais c’est intéressant, si vous voulez, Bataille. L’intervention divine dans la lecture de Sade, non, ça ne tient pas. Il n’y a pas d’intervention divine chez Sade. Cela dit, c’est une lecture intéressante. Bon. Mais jusqu’à la fin, on n’a pas été d’accord.
Catherine Pont-Humbert : Mais sur Sade, notamment, Bataille était très opposé aux surréalistes. Et il leur a reproché d’ailleurs, d’avoir détourné Sade.
Jean-Jacques Pauvert : Oui. Mais… Forcément il n’était pas d’accord. Cela dit après la guerre, il s’est réconcilié avec Breton. Vous savez, après la guerre, toutes les grandes histoires, enfin… ou les petites histoires qu’il y avait eu avant la guerre entre des courants de pensée différents… bon, la première fois que Bataille et Breton se sont rencontrés, ils sont tombés dans les bras l’un de l’autre. Breton continuait à me dire qu’il n’était pas d’accord. Je lui disais : moi non plus. Mais c’est intéressant. Puis Bataille, est un type tout à fait tout à fait passionnant. C’était une fréquentation très, très intéressante pour moi, Bataille. Alors, il y avait Bataille, et à l’époque, il y a eu très vite Klossowski. Et les rapports alors entre Bataille et Klossowski - Bataille qui sortait du séminaire Klossowski un peu aussi, moins que Bataille – ils n’étaient pas complètement d’accord. Ils avaient des discussions passionnantes. On a eu des dîners avec Bataille, Klossowski, et leurs femmes, moi aussi, avec la mienne, où tout d’un coup, au bout d’un certains temps, ils n’étaient pas d’accord, ils se lançaient des apostrophes en latin. Ça, c’était… nous, on suivait ça complètement éberlués. Klossowski aussi était un type aussi tout à fait tout à fait tout à fait passionnant, dans un autre genre… On avait des fréquentations assez passionnantes à l’époque.
Roger Caillois : Bataille voulait une religion athée, n’est-ce pas. Et c’est une des choses, par exemple, le reproche qu’il faisait le plus constamment à Breton. C’est de ne pas avoir le sentiment de la religion. En quoi d’ailleurs j’imagine qu’il exagérait, mais en tout cas, c’était cela. Il trouvait que le surréalisme avait une attitude, enfin, d’un matérialisme infantile dans toutes ces questions. Inconséquent. Vraiment un peu puéril, n’est-ce pas. C’était certainement un des points qui l’ont le plus éloigné, c’est l’attitude des surréalistes envers la religion, enfin, une espèce d’anticléricalisme grossier qu’il ne partageait pas du tout.
Catherine Pont-Humbert : Il faut peut-être insister, Christian Limousin, sur le fait que lorsque Georges Bataille arrive, ici, à Vézelay, en 1943, c’est la fin pour lui d’une période intense d’expériences, j’allais dire presque communautaires dans le sens où il participe, ou il crée énormément de revues, entre, en gros, 1929 et 1939, et donc, l’arrivée à Vézelay, c’est comme une sorte de rupture avec cette vie d’entreprises, de communautés, de revues.
Christian Limousin : Oui, oui. Tout à fait. Mais il pense encore à la communauté, simplement la communauté va prendre un sens nouveau. Alors il y en a une de ces communautés qui ne sont pas encore très bien vues, mal vues, mal connues, c’est le Collège Socratique. Le Collège Socratique, c’est une sorte de collège extrêmement ouvert où autour de Bataille, Blanchot, Fardoulis-Lagrange, d’autres, on se réunit, donc ça, ça se passe à Paris, pas du tout à Vézelay, c’est l’année d’avant, en 1942, sur un protocole, sur une question. Donc une personne est chargée de préparer un petit exposé, et ensuite chacun répond, intervient, prolonge, conteste, etc. Et c’est lors justement d’une de ces fameuses réunions du Collège Socratique que Blanchot a formulé sa révolution copernicienne selon les dires de Bataille, donc à propos de l’expérience, seule autorité, mais qui s’expie. Et alors, le fait d’être un groupe, qu’est-ce que ça signifie ? Est-ce qu’il faut être soixante, comme au temps effectivement de Contre Attaque ou bien est-ce qu’il faut être simplement trois ou quatre individus qui réfléchissent ensemble et arrivent à organiser intellectuellement quelque chose. Donc Bataille, on le sent s’orienter de plus en plus vers cette idée donc de la communauté des sans communauté, du mythe de l’absence de mythes qu’il développera à partir de 44, 45, 46. C’est une thématique où on voit Vézelay justement comme une sorte de renversement, oui, entre l’avant guerre, et aux thèmes qu’il va développer un peu après la libération par rapport au surréalisme, ou par rapport donc à l’engagement et à l’existentialisme de Sartre.
Catherine Pont-Humbert : Bataille est profondément un être solitaire et en même temps, il a eu, pendant une période assez importante de sa vie, des rêves de communautés, à travers des revues, et essentiellement bien sûr l’exemple le plus frappant, c’est Acéphale.
Michel Surya : Votre objection est juste, parfaitement juste. C’est peut-être l’intention de tous les solitaires, de sortir de leur solitude. Il a eu toujours la tentation de former des communautés de pensée. Il y a effectivement Acéphale, il y a Contre Attaque, il y a la revue Documents qu’il anime, avant donc. Il y a la revue Critique qu’il crée après, la revue Acéphale pendant. C’est vrai qu’il est à la fois et un homme de la communauté, et un penseur de la communauté, sauf qu’il a défini une fois pour toute, je crois, la communauté comme étant l’absence de toute communauté, donc par une définition doublement négative. Ce qui est assez caractéristique de sa pensée. Je crois que là aussi, c’est comme pour la systématicité et l’antisystématicité. Je crois qu’il y a une balance chez lui qui est là plus qu’un paradoxe et qui est certainement une d’oscillation entre la tentation d’assumer l’expérience comme étant la sienne et la seule et irréductiblement et celle étant d’un solitaire, et l’autre tentation qui est celle de pouvoir vivre cette expérience à plusieurs. De même il a pu aussi avoir de temps à autre la tentation de systématiser sa pensée, et parfois au contraire de se contenter du caractère, inhérent d’ailleurs, d’éparpillement, qui avait tant la figure du volcan, donc d’éparpillement, de dispersion de sa pensée, d’une pensée expérientielle. Il y a peu de philosophes qui en portent témoignage. Lui peut-être, au sens où Nietzsche appelait la venue du philosophe artiste, est-il un philosophe artiste, certainement à mes yeux, qui aura tenté les choses jusque là. Non sans part de méprises, non sans part de, peut-être, d’extravagance et de folie. Non sans part de fureur et d’aveuglement, mais aussi avec la part incroyable de lumière, de lumière intellectuelle, surtout la lumière de connaissance, de lumière aussi de beauté, de beauté tout simplement. C’est une œuvre admirable, admirablement belle, aussi, en outre. Ce n’est pas pour rien. La philosophie est rarement belle, je veux dire au sens esthétique du terme. Presque tout ce qu’écrit Bataille est beau. Une langue incroyable. On ne le dit pas assez, il faut le dire. Il le disait lui-même, il insistait que sa philosophie est une philosophie sensible, et qu’il avait besoin de la phrase et que, en somme, il pensait écrivant. Il n’a jamais pensé autrement qu’écrivant. Ce qui est relativement faux, parce que des amis à lui m’ont dit combien il était un admirable causeur et combien il pensait à voix haute, pour des amis, un peu comme un danseur de flamenco, lentement, en se perdant beaucoup dans des détails, ne trouvant pas du tout là le pas, et puis tout d’un coup produisant des splendeurs dans la nuit, mais vraiment de pure beauté.
Jean-Jacques Pauvert : Solitaire… Il ne fréquentait pas n’importe qui. D’abord, parce que, comme je vous l’ai dit, sa lecture n’était pas des plus faciles. Donc, il n’avait pas autour de lui de troupes de lecteurs. Alors il avait certes des amis, du genre de Klossowski, qui était à son niveau et avec qui il pouvait communiquer. Des gens comme Paulhan et le tour des mercredis de Paulhan, chez Gallimard, ils n’étaient pas dans le ton, hein. Il y avait aux mercredis de chez Paulhan des gens qui connaissaient Bataille. Il y en avait un petit peu moins encore qui l’appréciaient. D’abord, je n’ai jamais vu Bataille aux mercredis de Paulhan. Qu’est-ce qu’il y aurait fait ? Non, il était, non pas volontairement, pas du tout volontairement, il n’était pas d’une approche facile.
Catherine Pont-Humbert : On a le sentiment, Michel Surya, d’une grande solitude chez Bataille. Il n’a pas de formation philosophique, ça on le sait. Mais a-t-il eu dans ce travail de pensée, qu’il a développé tout au long de sa vie, des intercesseurs, des compagnons, des gens qui ont accompagné finalement ce travail complexe, confus, touffu.
Michel Surya : Je crois qu’il y en a eu. Mais je reviens sur ce que vous disiez au début. Je suis d’accord avec vous. Une très profonde solitude. Du début à la fin. Non pas qu’il ait été en soi un homme solitaire. Mais je pense que la nature de ce qu’il pensait et représentait l’a esseulé, profondément. Il y avait une crainte devant lui. Tous les gens qui l’ont connu parlent aussi de l’intimidation qu’il inspirait. La séduction d’un côté et l’intimidation qu’il inspirait. Des intercesseurs, il y en a, mais ils sont toujours de hasard, d’une certaine façon. Quand il est jeune, ils sont plutôt de hasard. La rencontre de Léon Chestov, certainement articule une première rencontre qui lui fait lire Nietzsche, qui lui fait lire Dostoïevski, qui lui fait lire Kierkegaard, choses dont il n’a pas la formation, vous l’avez dit. Il est chartiste, il n’est pas philosophe de formation, la lecture de Sade, mais ça, ce n’est pas Chestov qui la lui fait faire. Bon, ça c’est un peu le milieu parisien des surréalistes aussi. Pas pour les premiers que j’ai cités. Les milieux parisiens intellectuels, les surréalistes ne lisent pas Nietzsche, ils lisent très peu Hegel, ils ne lisent pas Nietzsche. Je ne pense pas qu’ils lisent Dostoïevski ou très peu, et ils le pensent encore moins. Les rencontres qu’il va faire ensuite. Oui, il y en a d’importantes, que ce soit la lecture de Hegel par Kojève, et l’amitié qui va le lier à Kojève. C’est très important. Il y a la rencontre ensuite de Maurice Blanchot. Donc la rencontre d’un autre éminent solitaire, peut-être même le solitaire par excellence. Hé bien, non, entre eux il va se nouer quelque chose qui, pendant la guerre, de la réciprocité des lectures, jusque parfois, là je ne peux pas dire la confusion, non, enfin, jusque parfois une proximité des deux qui surprend, qui même rend assez indémêlable ce que l’un et l’autre ont pensé. Et le lien avec Blanchot va se poursuivre jusqu’à la mort de Bataille, jusqu’en 62. Il va être extrêmement étroit. Il y en a quelques autres qui doivent compter aussi beaucoup. Il y a eu bien évidemment, quoique n’étant pas peintre, étant à mes yeux un penseur, il y a André Masson qui considérable, et sans doute l’un de ses plus fidèles amis, l’un des très rares qui se soit tenu à sa hauteur. On pourrait dire de quelques autres qu’ils manifestent une certaine pusillanimité. Michel Leiris, parfois c’est farouche, les relations avec Bataille, ou les enjeux de Bataille, Bataille dans Acéphale, Bataille dans le Collège de Sociologie. C’est la personnalité de Leiris, il n’y a pas à le lui reprocher mais c’est vrai que Bataille va un peu vite, il va un peu fort, et Leiris est tenté de le ramener un peu à la raison. Masson, non. Masson ne s’effarouche pas. Mais peu sont aussi étroitement liés à Bataille que Leiris par l’amitié, par les liens familiaux aussi, que Masson, que Blanchot. Klossowski l’est moins, quoiqu’il y ait un vrai lien entre eux, un vrai lien de savoir. Le savoir de Klossowski est proprement immense. Et évidemment tout ceci va compter.
Michel Leiris : J’avais connu Bataille de mon côté, à l’époque où Bataille travaillait effectivement au Cabinet des Médailles à la Nationale. Je l’avais connu par un collègue à lui, à la Nationale, Jacques Lavaud que je connaissais de longue date, et il m’a tout de suite semblé qu’il fallait à tout prix, de même qu’il lui avait semblé que je devais à tout pris connaître Masson. A moi, il m’a semblé que Bataille devait à tout prix connaître Masson. De sorte que j’ai emmené Bataille à l’atelier de Masson. Ils se sont tout de suite liés.
André Masson : Georges Bataille m’a été amené en 1925, dans mon atelier par Michel Leiris. Et la première chose que j’ai demandée à Bataille : Qu’est-ce que vous avez pensé de Dada ? Il m’a répondu, raide comme balle : « Pas assez idiot. » Ça, c’est une réponse de moine zen. Ça signale très bien l’état d’esprit de Bataille, c’est à dire extrémiste. Il disait ça pas du tout pour rire, hein, il disait ça parce que c’était une constatation. Ça voulait être idiot, mais ça ne l’était pas assez. J’avais illustré un livre érotique d’Aragon, et l’éditeur m’a dit : Vous devriez connaître d’autres poètes, parce que j’en ai assez de toujours répéter le même Pierre Louys, enfin, etc. Je voudrais que ce soit un de vos amis qui m’apporte un livre érotique. Alors, je lui ai dit : Mais je connais un garçon qui s’appelle Bataille et qui parle très bien de l’érotisme, d’une manière très savante. « Hé bien, demandez-lui s’il voudrait faire un livre pour moi. » Je l’ai dit à Bataille qui m’a dit : « Dans quinze jours, vous l’aurez, je l’ai dans ma tête ». A ce moment-là, il allait à la Bibliothèque Nationale, il a écrit « L’Histoire de l’œil » en quinze jours sur les feuilles roses de la Bibliothèque Nationale. Je l’ai montré à mon éditeur, qui était un homme extrêmement intelligent, et il l’a pris tout de suite. Il m’a dit : « Vous ferez les lithographies. » Alors j’ai donc été un collaborateur de Bataille, presque immédiatement après avoir fait sa connaissance. J’ai fait d’autres livres avec Bataille. Le dernier que j’ai fait s’appelle « Le Mort » Ce n’est pas célèbre, mais moi je trouve que c’est un chef-d’œuvre.
Jean-Jacques Pauvert : Un beau jour, je vois arriver Bataille qui me dit : « Écoutez, j’ai quelque chose pour vous ». Et il me sort, alors ça c’était aussi son côté Bataille, il y avait toujours une douzaine de manuscrits différents de ce qu’il faisait. Ça, ça tenait au genre de vie de Bataille. Bon, il en faisait cinq ou six, quelquefois douze, quelquefois dix-huit, puis il les vendait, il essayait de les vendre. C’était assez difficile parce qu’il y avait peu de gens qui s’intéressaient aux manuscrits de Bataille. Et il me sort un des manuscrits. Alors il rajoutait une petite retouche à la plume. Et ce n’était pas du tout pour que je l’édite. C’était pour que je lui achète. Ça faisait parti de son mode de vie et de ses rapports à l’argent. Il tirait parti de tout. Alors les manuscrits du « Mort », il y en a au moins une douzaine. Je connais des collectionneurs qui ne se font pas d’illusion. J’en connais plusieurs qui ont un manuscrit de « L’Histoire de l’œil ». Il les fabriquait. C’était retapé à la machine, puis il faisait des corrections à la main. Ça c’était un côté, le côté, je ne dirais pas le côté sombre, non, parce que c’était le côté secret de Bataille. Voilà.
Catherine Pont-Humbert : Sur la vision de Bataille, de la condition humaine, on peut relever un certain nombre de paradoxes, Michel Surya, mais il y a des paradoxes partout dans l’œuvre. Il peut dire à un moment cette phrase est très connue : « L’homme est ce qui lui manque », c’est à dire douter d’une essence humaine, et puis en regard de cette phrase-là, on peut mettre cette autre qui est de lui aussi : « Je tiens pour essentiel de toujours me tenir à hauteur d’homme »
Michel Surya : Oui, mais il dira à d’autre moments « à hauteur de mort » Et il dira qu’Auschwitz, c’est « à hauteur d’homme »et qu’il ne s’agit pas de s’en débarrasser comme d’une monstruosité, c’est très exactement le fait de l’homme à l’identique de l’Acropole. Les chambres à gaz, c’est absolument l’homme aussi. Donc qu’il se tienne à hauteur d’homme, ce n’est en aucune manière à hauteur d’un supposé humanisme qui ferait penser, il a tenté, mais c’est peut-être impensable, en tout cas, il a pensé, il a anticipé la mort, la fin de l’humanisme, ça c’est évident. Il configure de l’être humain, de l’être humain, je ne sais pas comment le qualifier autrement, pas une humanité, enfin de l’être humain frappé par la très grande connaissance qu’il a lui-même de l’histoire, dans son universalité. Je veux dire, c’est aussi quelqu’un qui a pensé à partir des grottes de Lascaux, qui a pensé à énormément de choses. Donc il l’a pensé dans son déploiement, dans sa durée. Il n’y a rien chez lui en tant que tel, rien chez lui en le lisant, qui soit susceptible de représenter une image de l’homme élevée, haute, digne. D’ailleurs, je crois que cela ne l’intéresse profondément pas. Je crois qu’il verrait, qu’il concevrait ça comme un leurre, le plus grand des leurres, celui à partir duquel s’est formée la morale, contre lequel, après Nietzsche, il en a tant, profondément. Il a même, je crois qu’on peut le dire avec lui et après lui, je crois qu’il se convainc que c’est ce leurre-là qui a créé d’ailleurs le plus de mal, en somme.
Voix de Georges Bataille : « Rien, c’est déjà trop dire puisqu’on s’en fout. Ça, ça consiste à supprimer en somme ce que des millénaires d’humanité ont accumulé d’ordre dans la pensée, au profit de ce désordre de la pensée qui me plaît et qui me paraît, somme toute, contrevenir à une frustration générale. Dans le désordre de la pensée, naît, par exemple la poésie. Il y a quelque chose de profondément poétique dans toute espèce de désordre de la pensée, ou des attitudes, mieux que la pensée. »
Christian Limousin : Il y a un moment où l’expérience ne peut plus se dire dans la prose, on va dire, ordinaire, et donc il faut avoir recours au poème. Le poème s’est imposé à Georges Bataille. Ce n’est pas Bataille qui a décidé un jour : Tiens, si j’écrivais un poème. Il n’est pas du tout… et il a écrit des poèmes uniquement entre 42, 43 et 44, au moment le plus vif de son expérience intérieure et en particulier donc à Vézelay où il termine ce qui deviendra donc son seul recueil poétique : « L’Archangélique ». Alors, ce sont des poèmes, on va dire, très sombres, très, très, très noirs, on va dire, désespérés, mais, bon, c’est peut-être le moment justement de lire le « Tombeau », ou la fin du Tombeau qui est le premier des quatre poèmes de « L’Archangélique ».
Extrait de l’Archangélique
Un long pied nu sur ma bouche
Un long pied contre le cœur
Tu es ma soif, ma fièvre
pied de whisky, pied de vin
pied fou de terrassé
Ô ma cravache ma douleur
talon très haut me terrassant
je pleure de ne pas mourir
Ô soif, inapaisable soif
désert sans issue
Sous l’aile bourrasque de mort où je crie
aveugle, à deux genoux
et les orbites vides
Couloirs où je ris d’une nuit insensée
couloirs où je ris dans le claquement des portes
où j’adore une flèche
et j’éclate en sanglots
Le coup de clairon de la mort
mugit dans mon oreille
Au delà de ma mort
un jour
la terre tourne dans le ciel
Je suis mort et les ténèbres
altèrent
le sans finir avec le jour
L’univers m’est fermé
En lui je reste aveugle
accordé au néant
Le néant n’est que moi-même
L’univers n’est que ma tombe
Le soleil n’est que la mort
Mes yeux sont l’aveugle foudre
mon cœur est le ciel où l’orage éclate
En moi-même
au fond d’un abîme
l’immense univers
est la mort
Je suis la fièvre
le désir
je suis la soif
la joie qui retire la robe
et le vin qui fait rire de n’avoir plus de robe
Dans un bol de gin
une nuit de fête
les étoiles tombent du ciel
Je lampe la foudre à longs traits
Je vais rire aux éclats
la foudre dans le cœur
Catherine Pont Humbert : Alors, voilà le cimetière de Vézelay, la partie moderne du cimetière.
Christian Limousin : La partie moderne. Alors, les écrivains sont plutôt au fond de cette partie moderne, où l’on a côte à côte quasiment Georges Bataille, Max-Pol Fouchet, Maurice Clavel, et puis Blaise Gautier. Voilà, c’est tout, pour les plus importants. La tombe de Bataille se devine à peine. Il faut la chercher, il faut la vouloir. On ne passe pas devant par hasard. Le hasard là, je ne sais pas. Elle est discrète.
Catherine Pont Humbert : Alors, nous tournons.
Christian Limousin : Nous tournons…
Catherine Pont Humbert : On vous suit.
Christian Limousin : Voilà, Georges Bataille. 1897-1962. Et c’est tout.
Catherine Pont Humbert : Aucun autre signe.
Christian Limousin : Aucun autre signe ni croix. Une simple dalle nue, donc, posée sur un socle. Pas de stèle. Quelque chose le plus nu possible. Ça lui correspond bien.