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Pensées du théâtre de Warlikowski
Le théâtre pense, certes, mais quoi, comment et où ?
vendredi 1er mai 2015
Article paru Incertains Regards, Hors-Série n°1, « Le théâtre pense, certes, mais quoi, comment et où ? », aux Presses Universitaires de Provence, paru en mai 2015.
Cet article est issu d’une communication proposé à la journée d’étude du même nom, organisé à Amiens le 26 septembre 2013 par Christophe Bident, Emmanuel Cohen et Laure Couillaud et le groupe de recherche Déclic-Ecrit du CRAE EA 4291.
Piotr Gruszcyñski : Quelles obligations le spectateur a-t-il dans ton théâtre ? Krzisztof Warlikowski : Il n’a que des obligations. Il doit oublier son téléphone portable, écouter les textes, et, après le spectacle, penser [1].
Que penser d’un théâtre qui sensiblement donne à penser dans le refus de proposer une pensée – ou dont le geste manifeste plus sûrement le désir de nous en dépouiller ? Un tel théâtre met nécessairement en mouvement la pensée pour nous en ressaisir : ignorance qui désire en retour s’éprouver. Et ce qu’elle éprouve, après le dépouillement, dans le manque du théâtre levé partout sur le chemin du retour après le théâtre, dans l’épuisement, la douceur d’y penser, est le ressaisissement même. Je pense à ce théâtre quand il s’achève et commence en moi cette pensée : que dans l’absence de pensée offerte comme un tout constitué (et à laquelle adhérer ou non), élaborée justement contre la pensée de s’y accorder, s’inaugure un temps autre du dehors, qui s’ouvre infiniment au danger de s’y livrer, au désir puissant de s’y rendre puisque c’est là que de la vie aura été de nouveau inventée, intensifiée.
Ce temps n’est pas celui du désarroi devant l’ignorance de ce qu’il faudrait (en) penser : mais justement le contraire – le saisissement de la pensée, oui, une mise en demeure qui exige de nous de la penser pour que l’expérience traverse : qu’une pensée ait lieu, non au lieu de l’expérience, mais comme face à elle, afin que cette expérience soit la nôtre, et nous tienne lieu de présence dans ce chemin du retour qui ne cessera pas.
Je dirai pensées ainsi dans le double sens des pensées que ce théâtre formule et celles que ce théâtre fait naître pour celui qui se tient face à lui, mais je tiendrais aussi à lui accorder le sens le plus pauvre, réduit et vague : pensées comme l’on pense à quelqu’un, cette qualité fragile d’un souvenir qui voudrait faire revenir à soi l’absence, ou le manque, et tant mieux si ces pensées se chargent d’une fiction de la relation ( je pense à ce que l’on a fait, ou je pense à ce qui a été : à ce qui n’aura pas été fait). Pensées au théâtre quand on l’écrit comme l’on pense ainsi à quelque chose qu’on a perdu : comme l’on pense surtout à quelque chose qui a eu lieu précisément au lieu de son absence, le corps sensible à travers cela qui l’écrit – tâche à la pensée non de faire revenir, mais d’élaborer le manque en présence ; en exercer la puissance.
Il est vrai que penser le théâtre (c’est-à-dire écrire sur une pièce : je ne conçois pas de pensées critiques sans son écriture), c’est toujours évidemment, banalement, articuler une expérience d’un spectacle avec son absence – expérience cependant plus singulière encore pour les spectacles de Warlikowski (et c’est pourquoi la pensée d’un tel théâtre pense doublement en ce sens) dont le foisonnement spectaculaire travaille justement à faire le vide après eux : expérience singulière de l’oubli quand, cherchant à écrire sur, ou avec (c’est-à-dire, comme toujours, après), la reconstruction de la pensée se fait contre.
En effet quand je pense au théâtre de Warlikowski, la pensée même de ce théâtre (sur ce théâtre), après lui, me semble être à la fois affectée et constituée par la pensée formulée en son sein même (altération qui la construit comme elle a fabriqué l’expérience théâtrale de son spectacle) – c’est que, singulièrement avec Warlikowski, je dirais que là où le théâtre pense n’est pas là où je pense à lui. Ce théâtre pensant – dans une certaine mesure (politique, problématique et communautaire, morale, esthétique ou sexuelle) à moi, à nous, au moment où il se fait, et pour nous – n’est pas le même que le théâtre auquel je pense quand je voudrais y revenir, là où le désir de l’écrire me parvient.
Singulièrement, ce théâtre, plus que d’autres, opère une disjonction entre son activité en présence et sa présence en moi quand il est absent. Ce qu’il donne à penser est un déplacement actif des forces en présence. Là est sans doute la première forme pensante de ce théâtre, c’est-à-dire le premier endroit où ce théâtre opère une résistance qui permet que se déplace l’appréhension du réel. Ainsi entendrais-je d’abord, de manière minimale, la pensée : une dialectique entre la résistance d’un donné et un déplacement : la pensée, ce serait quelque chose qui rebat les cartes d’appréhension du réel. Cette disjonction, entre l’expérience perçue au moment où elle se fait et celle de s’en emparer, féconde l’expérience. Se joue ici un rapport qui ne tient pas seulement à une pauvre opposition entre l’objet et le sujet, mais, plus sûrement, plus singulièrement, un jeu de décalage et de hiatus, comme sur les images d’Épinal, les couleurs qui se posent sur le dessin, mais ne s’ajustent pas et dépassent les contours.
Alors, pensées du théâtre de Warlikowski : non pour réduire l’hiatus, mais pour prendre mesure de ses distances. Elles sont nombreuses, et tiennent d’abord au pays, à la culture, à la langue où ce théâtre prend naissance et pense, qui n’est le pays ni la culture ni la langue dans lesquels je le pense (distance et approche problématiques dans la langue : les acteurs de ce théâtre sont tous sonorisés – comme pour jouer le jeu d’un proche qui ne fait que creuser la distance ; on y entend encore mieux une langue qu’on ne comprend pas).
Pourtant, la pensée de ce théâtre excède largement cette assignation identitaire et culturelle à la Pologne : et même, du point de vue d’étranger où je me situe face à ce théâtre, la résistance que j’évoquais peut jouer paradoxalement en sa faveur. Car je ferai ce pari que si ce théâtre n’est pas formulé pour un spectateur étranger à cette culture, ce pays et cette langue – mais au contraire adressé profondément à un Polonais de Varsovie –, c’est précisément dans cette mesure qu’une pensée étrangère à lui peut l’appréhender, et qu’il peut faire penser.
Redonner la pensée du théâtre de Warlikowski ou la traduire serait vain – ce serait supposer que ce théâtre a pour finalité de penser (j’essaierai de dire que non), ce serait aussi faire de la finalité de la pensée du théâtre la transposition d’une pensée qui serait déjà formulée dans le théâtre ; je voudrais dire plutôt que la pensée d’un tel théâtre se produit dans le devenir même de son expérience, contemporain de lui, mais surtout après lui, en son manque. Penser avec et après le théâtre, ce n’est pas penser comme le théâtre, ou rejouer la pensée de tel théâtre – c’est plus fortement inventer une relation à lui qui lui succède, lui survit. Ainsi est-ce pourquoi (deuxième proposition) que j’entendrais pensée en termes de dynamiques, transitoires et successives, comme une manière d’inventions permanentes de mondes, inventions sensibles et physiques de divers rapports au monde.
Si le théâtre de Warlikowski pense dans une certaine mesure (et fait de cette pensée le moyen d’exercer sa puissance, non sa fin ou son objectif), c’est certes parce qu’il invente son propre rapport à la Pologne de son temps, mais s’il permet de penser, ce ne sera pas sur la Pologne de notre temps, mais dans des déplacements qui fabriquent une relation excédant à la fois la Pologne, notre temps, et le théâtre.
Pensée pauvre en effet si le théâtre ne proposait qu’une pensée du théâtre, d’une pensée de ce qu’il pense de lui.
Pour moi, au théâtre, nous devons parler directement au public de ce qui le concerne, pour le réveiller, pour faire vivre des moments ici, maintenant, ensemble... Ce n’est pas la recherche de l’Art qui doit nous préoccuper [2].
Mais déjà, j’ai supposé que ce théâtre pense. C’est au sens où Warlikowski propose une forme qui dialogue avec son temps et ajoute à celui-ci des moyens de dialoguer avec son temps : c’est au sens surtout où ce théâtre, dans son projet, sa réalisation, sa perception, fabrique des outils d’une pensée en action, valable pour maintenant, une dynamique qui ne propose pas telle ou telle philosophie, telle pensée forgée a priori, mais des positions d’énonciations et des énoncés, des dispositifs et des dynamiques qui travaillent à envisager le monde dans ces rapports.
Si la pensée exige biais et déplacements de perspective pour appréhender le réel, éviter la tautologie d’une formulation qui ne serait que descriptive, les spectacles de Warlikowski ne cessent d’opérer de tels biais, biais que le spectateur que je suis rejoue, obligé en cela par des séries de dispositifs de mises en regard qui se produisent dans le spectacle et après lui, pour mettre en mouvement infiniment cette pensée instable.
Dans tout ce jeu de déplacements, d’agencements déplacés des perceptions sensibles ou intelligibles, il y aurait un prisme de regard capable d’organiser les pensées, une pensée qui serait pour elle-même une pensée, et un outil pour penser ce qui n’est pas elle-même, peut-être parce qu’elle est la pensée de ce mouvement en même temps que son propre mouvement. Ce serait (autre pari que je ferai ici) quelque chose que je nommerai l’Histoire.
Warlikowski donnerait à penser l’Histoire – au présent –, justement parce que son théâtre serait une part d’elle et l’élaboration d’un face-à-face ; parce que d’autre part, moi, étranger à son Histoire, je peux percevoir ce qu’elle est à distance, et y participer même en sa distance, parce que c’est seulement à distance d’elle que je peux la voir. Les spectacles de Warlikowski ne proposeraient pas une pensée de l’Histoire : mais inscrite en elle, s’efforçant d’en disposer, elle force à penser différemment l’Histoire (troisième manière de définir la pensée : une force qui agirait en contre-proposition du donné).
Il y a tout d’abord, au-delà, ou à côté de ses spectacles, dans le discours de Warlikowski une volonté d’historiciser son travail en écrivant une trajectoire : après une première manière (celle de mises en scène de textes de théâtre, de Shakespeare à Koltès, ou Kroum), s’est imposée une deuxième forme spectaculaire, un travail à partir d’un montage de textes disparates, dramatiques ou non ; suivi d’un troisième temps, qu’a inauguré semble-t-il le Kabaret de 2012, où le travail est destiné à s’ancrer dans un lieu, à Varsovie : le Novy Théâtre, sur le point d’être ouvert, espace censé être un laboratoire d’expériences dramatiques et révolutionnaires, un territoire marginal capable de centraliser cette marge. Centralité de la marge, ce pourrait être une manière de nommer l’espace occupé par la pensée théâtrale de Warlikowski, et déjà une première proposition visant à penser à la fois le théâtre et son rapport au monde.
C’est au tournant de la deuxième et troisième manière (avec Koniec, Contes Africains, et Kabaret) que se situe mon propos – à partir de cet enjeu de l’Histoire et du biais de regard qu’il m’impose. Biais qu’évoque Warlikowski dans un entretien récent, où s’articulent assez précisément l’écart entre la pensée qu’on peut avoir de ce théâtre en France, et les Histoires auxquelles on appartient, enveloppées dans l’Histoire qui peut rendre possible une pensée de ces deux Histoires :
« Vous, les Français, vous avez en commun une façon de vivre, une cuisine, un art... Nous, nous sommes des paysans du kolkhoze. Nous n’avons rien. Même l’Eglise ne nous garantit rien sur le plan spirituel. Nous avons une histoire, dites-vous ? Certes, mais elle fait de nous des victimes. Allez ! Assez de plaintes ! » [3]
L’important réside dans ce Allez – refus de la rêverie mélancolique sur la fatalité historique, mais proposition agissante à partir du rien afin de bâtir une Histoire qui ne serait pas celle de la fatalité. C’est de cette position à front renversé qu’il serait possible de penser ce théâtre, de comprendre ce qu’il s’efforce de penser, et de saisir enfin cette qualité fragile et mélancolique de cette pensée qui nous appartient, à nous Français qui vivons tragiquement de n’être pas paysan du kolkhoze, mais au contraire dépositaires d’une culture censée nous garantir une existence spirituelle, pensée que j’ai évoquée lorsque je disais : je pense au théâtre de Warlikowski.
Je prendrai l’exemple d’une scène de Kabaret pour essayer de préciser comment je pense à cette scène, et ce qu’elle pense, ce qu’elle donne à penser : c’est la scène d’ouverture de la seconde partie.
La première partie est une adaptation elliptique d’I am a camera, de John Van Druten, qui a donné lieu au film Cabaret (pièce qui est elle-même une adaptation de Berlin Stories de Christopher Isherwood – et tout ce jeu d’altérations et de recréations donne déjà à penser, sur les questions d’hybridation des formes, de lentes et lointaines réinventions d’une Histoire ne cessant pas de prendre formes, d’être puisée en fonction de l’Histoire présente). I am a Camera [4] raconte l’Histoire d’un cabaret pendant les années 30 et la montée du nazisme, où sévit une certaine Sally Bowles. Là, on trouve refuge : soit pour éviter de penser à ce qui se trame dans l’Histoire, soit précisément pour penser ce qui s’y joue. Une traque aux juifs s’organise, ou plutôt aux non-Allemands (aux non-humains).
Tout le travail dramaturgique cherche à exposer une scène de la traque et de l’assignation identitaire : « qui est quoi ? » Et dans cette traque, c’est toujours la réduction au quoi qui s’opère quand bien même les personnages ne savent pas qui ils sont, ce qu’ils sont. Réduction mortelle donc qu’effectue le Pouvoir, d’un mouvement de vie qui cherche à s’échapper, mais qui ne trouve ici qu’un repli. C’est ce que Yannick Butel appelle si justement l’ordre de Thanatos : « la mise en scène avance ainsi un ensemble de symptômes de l’ordre radical et de l’ordre animal [5] ».
La seconde partie va répondre à cette première partie. Dans une méthode analytique assez constante dans la dramaturgie de Warlikowski, il y a ici un pli de l’œuvre qui cherche à produire une dialectique, à réfléchir le propos pour le mettre en tension dans un mouvement de resserrement idéologique et d’implosion spectaculaire. Kabaret se saisit d’une image pour penser la première partie et traverser ses impasses, offrir une échappée. Deux corps, nus ou presque, et quasi semblables (cheveux longs, corps enlacés), dans une cabine téléphonique, vont longuement, violemment, danser dans l’espace exigu ; scène d’amour sans parole, écrasée sous une forte musique. Là où toute la première partie avait cru pouvoir trouver dans un espace (celui du cabaret) un territoire qui serait à la fois d’exclusion et d’invention d’une communauté – le rôle de cette première partie serait de faire l’épreuve de cet échec –, la seconde (que Yannick Butel nomme le désordre d’Eros) va s’en dégager dans un autre geste paradoxal, celui de circonscrire un espace de pulsion de vie au sein même de ce qui semble le moins apte à l’expérience d’une libération.
Le territoire de l’affranchissement est au lieu même qui pourrait l’empêcher (la cabine téléphonique : quel lieu est plus restreint ? Quel lieu est plus fonctionnel et contraint ?) – le corps devient l’espace d’une désassignation identitaire : ni non-Allemands, ni homme, ni femme, une tentative de faire de la danse ce qui libère le corps de lui, et cet espace de libération du corps est le corps lui-même.
La pensée de l’Histoire des spectacles de Warlikowski est une pensée contre l’Histoire.
Si celle-ci ne cesse pour se faire de mettre un terme à chaque corps, de lui donner une identité (nationale, politique, religieuse, sexuelle), le théâtre sera le lieu où se déjoueront ces assignations. Pour Warlikowski, si les années 30 et 40 sont si fondatrices, ce n’est pas en raison d’une fascination thématique, mais parce que la radicalité qui s’y joue est appelée fatalement à se reproduire, différemment, sur d’autres enjeux, avec à chaque fois cette obsession identitaire qui réduirait l’individu : le théâtre comme processus qui cherche à déjouer la fatalité historique et sa répétition.
Il y aurait, aux yeux de Warlikowski, une marche de l’Histoire allant vers ces assignations, et il y aurait le théâtre, comme moyen de les défaire non par caprice, mais par volonté féroce de rester vivant – geste de dépouillement de l’assignation, geste de reconquête d’un tel désir.
Au milieu de la seconde partie de Kabaret a lieu une performance : les deux acteurs de la cabine téléphonique se proposent d’écouter Kid A de Radiohead comme la bande-son de la journée du 11 septembre 20016 et de ses conséquences. Exercice spectaculaire de paranoïa historique qui s’empare de telle ou telle musique quand elle est associée à un événement (un deuil, une Histoire d’amour : tout ce qui porte trace d’un événement capable de contaminer le réel par la force de projection qu’on y dépose : la pensée qu’on lui confie ; fragilité et mélancolie d’une pensée adressée en l’absence même de ce qui manque), il l’est d’autant plus que cet événement est le spectacle historique de notre temps, un « chef d’œuvre » médiatique (Stockhausen), une image pure de la chute de l’Histoire en temps réel.
Que pense ce théâtre du 11 septembre ? L’analyse historico-politique n’a ici pas de mise. C’est la performance, au sens d’une présence en acte capable d’exercer la puissance de ce présent, de faire lever le présent en l’agissant qui met en mouvement la trace de notre Histoire commune : une Histoire qu’on dit commune par la force médiatique de cet événement, capable de fixer en chacun de nous la mémoire de notre présence, ce mardi 11 septembre après-midi (en Europe). Ainsi serait l’action ultime de l’Histoire : d’assembler des mémoires vives. La performance joue avec ce fait, et utilise la musique seule capable de fixer des souvenirs sur des émotions jusqu’à nous faire croire que ces émotions sont liées à ces souvenirs – et en le greffant à un événement sans rapport avec lui, il renverse les causalités.
Et nous, l’écoutant à distance, en juillet 2013, toutes ces relations entre le 11 septembre vécu, celui recréé par la musique, celui qui se dresse en présence, il y a surtout l’exercice d’une puissance cherchant à traverser l’événement pour construire non de l’Histoire, mais de la présence. Interrogé sur l’événement 11 septembre, Jacques Derrida [6] disait :
Les concepts dans lesquels on a le plus souvent décrit, nommé, catégorisé cet « événement » relèvent d’un « sommeil dogmatique » dont ne peut nous réveiller qu’une nouvelle réflexion philosophique, une réflexion sur la philosophie, notamment sur la philosophie politique et sur son héritage. Le discours courant, celui des médias et de la rhétorique officielle, se fie trop facilement à des concepts comme celui de « guerre » ou de « terrorisme » (national ou international).
Au théâtre peut-être de porter atteinte au « sommeil dogmatique [7] », dans les échappements de fumée et le bruit infernal d’une musique aberrante, inadéquate, mais qui, par la force même d’une croyance et de l’exercice de sa présence (physique, dansée, délirante et délirée, exorcisme des corps et de cet événement), au théâtre donc cette charge de penser notre Histoire : la penser comme justement une pensée adressée à — ; une pensée qui serait capable d’inventer les fictions de vie de ces corps prenant le métro dans l’ordre normé des choses (everything is in its right place ouvre l’album), de ces corps qui choisissent de sauter dans le vide pour éviter de brûler (how to disappear completely, la quatrième piste [8]).
La pensée de ce théâtre n’a pas pour but de rendre lisible le monde, comme il revenait jadis à la pensée de le faire, mais davantage de le rendre présent. Si je pense à Warlikowski, c’est cette qualité d’irréalité des corps comme dans un rêve qui me vient, semblable à certains films de David Lynch, cherchant la présence dans ce qui paraît onirique et halluciné : la très longue scène finale de Kabaret, avec hommes-animaux, Saint-Sébastien nostalgique, quête de l’orgasme échoué en rêverie lente comme sous hasch. Penser à ce théâtre qui pense l’Histoire comme on pense à cela qui va mourir, et dont la pensée lève la présence et la relève est cette tâche et ce rêve qui réinvente l’Histoire : via une communauté d’identités fracassées, des corps qui refusent d’être des hommes ou des femmes seulement, des jeunes ou des vieillards seulement, mais des corps qui sont surtout des rêves de corps.
Je pense à ce propos de Warlikowski au moment de Koniec :
« Le vrai mystère est insondable, et rien n’est caché. Il n’y a rien à expliquer… Il a été dit que la logique de cette histoire est une logique de rêve. Tu te sens perdu dans le labyrinthe ? Ne cherche pas la sortie. Tu ne parviendras pas à la trouver… La sortie n’existe pas. » Là où la sortie n’existe pas, il faut passer par le théâtre [9].
Je pense enfin à cette scène de Koniec, parce que j’y pense souvent, comme à une image parfaite et tremblée du théâtre et de l’Histoire, au début d’un spectacle appelé la fin : une jeune fille qui joue le rôle du danseur Baba issu de Nickel Stuff de Koltès sort du public pour monter sur le plateau du théâtre de l’Odéon, et danse – en gros plan derrière elle, son corps multiplié et déplacé par la vidéo au ralenti, un spectre de corps peut-être, une Histoire de corps en avance et en retard, que le théâtre fixe pour mieux tourner autour, et pour qu’on y pense, plus tard, en pensant à une image parfaite et tremblée du théâtre et de l’Histoire qui rendrait immobile l’Histoire, et flottante la pensée du théâtre autour de laquelle on peut rêver de la mettre en mouvement à notre tour.