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Théâtre politique / Théâtre social : un débat ?
lundi 23 juillet 2018
Dans le cadre du programme de rencontres organisées par le festival d’Avignon à la Maison Jean-Vilar « Des Spectacles, des Auteurs, des Livres » en partenariat avec la librairie du festival d’Avignon, et animé par l’Écho des Planches, j’ai participé le 13 juillet à un débat dont le thème « Théâtre Politique / Théâtre Social ? » promettait d’outrepasser l’échange autour des spectacles pour au moins se proposer d’engager la discussion sur ce qui la fondait politiquement – la nature de nos paroles, de nos positions – et questionner par la contradiction ce qu’on entend par ce mot de politique, et les contenus à lui donner peut-être. Autour de la table, des auteurs et des livres : Alain Badiou, Christophe Tostain, Samuel Gallet, Alexandra Badéa, et donc moi. Bref retour d’expérience.
Je pourrais faire un résumé de ce qui s’est dit, des thèmes autour desquels on tourna, encore et encore. Mais l’émission a été enregistrée, et via le site de l’Écho des Planches, on peut l’écouter sur ce lien
Non, il faudrait revenir plutôt sur ce qui se joue dans de tels débats, et qui tient à leur nature même.
Au centre de la table, on a pourtant posé d’emblée l’enjeu de la conflictualité : c’est là ce qui permet de penser tout à la fois le politique et le théâtre, le théâtre en tant qu’il pourrait être ainsi politique : et sa nécessité d’autant plus grande que le discours des gouvernements travaillent à fabriquer de toutes pièces des formes de consensus qui visent à la mise aux pas de chacun et de tous, à la réduction des singularités qui donnent pourtant le prix à cette vie, s’il en est un. Dans ce travail des dissensus à l’œuvre, on aura beau jeu de tâcher d’ouvrir les désaccords et les ruptures – à ma petite mesure, je m’oppose à Alain Badiou sur la question du tragique qu’il importe de prendre en compte pour concevoir pleinement l’enjeu de la liberté dans cette mesure ; on s’oppose aussi sur la question de la Catastrophe –, la logique de ces tables rondes est justement celle d’arrondir les angles et d’assembler, dans le centre vide de ce rond, un point d’accord zéro qui justifierait de notre présent.
Autour de la table (qui n’était pas ronde, mais rectangulaire : avec des angles pointus), on voudra travailler les oppositions – rôle du théâtre de faire jouer les contradictions pour faire la preuve par l’action que la question politique ne relève pas tant d’un motif ou d’un thème mais d’un rapport entre soi et l’altérité, et que ce sont ces suites de rapports qui font la force et la fécondité de nos pluralité –, tout sera toujours ramené à du même.
Si je suis attaché au commun – aux communs – c’est à la mesure d’un monde qui organise aussi les oppositions : c’est aussi en regard de ce qui ne nous est pas commun, à la lueur de luttes qui fracturent le champ pour laisser ouvertes les formes de vies distinctes. Dans ces débats, on ne laisse pas la voie possible aux discordances, sous peine de rentrer dans la polémique. Il est vrai que ce mot de polémique a été sali par les invectives qui tiennent lieu de débat public, dans le champ médiatique – polémiques qui n’en sont pas, ou de purs recherches d’échos, de courses au scandale pour lui seul. Mais le polemos, ce combat des idées – qui a forcément besoin d’oppositions certaines – existe, et dans le temps des consensus (du et / et de tous ordres qui anesthésient, ferment les possibles), il est d’autant plus urgent de réarmer les désaccords quand l’idéologie de l’accord est l’évacuation du politique.
Peut-être faudrait-il retrouver le goût de la dispute, non pour de faux, et pas nécessairement avec éclats de voix et brisures de (fausse) vaisselle : s’opposer par exemple clairement à l’idée faussement émancipatrice que le théâtre a pour tâche de poser des questions, et préférer aussi les théâtres qui tranchent, même et peut-être surtout – si c’est en nous ; refuser plus clairement encore les théâtres humanistes pseudo-politiques qui universalisent leurs propos, réassignant identités et postures, théâtres intransitifs et sclérosants (une manière de colonisation cachée : l’universel est l’autre nom des valeurs occidentales)…
Faire jouer les oppositions : oui, aussi au risque de ce qui nous déchire ; faire jouer les oppositions aussi en nous. Les communs ne sont pas le territoire du même, de l’identique : mais ce face à quoi nous agissons différemment, pour exercer notre liberté, et faire l’épreuve de nos émancipations.
Chercher l’accord à tout prix relève de négociations syndicales : et même elles sont le fruit d’un rapport de forces.
Comment penser les paroles échangées dans le souci des communs et l’affirmation de nos différents ? Comment ensuite nourrir nos pratiques du théâtre – de l’écriture et de la mise en scène jusqu’à la critique – d’un tel jeu des oppositions ? Comment faire des mises en regard l’effort de penser les altérités jusqu’à ce point où on donnerait la parole à nos propres contradictions, à nos luttes, à nos déchirures ?
Questions tragiques : ou comment penser l’expérience émancipée dans le flux croisé des déterminations et des purs désirs.