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Bob Dylan | Discours du Prix Nobel
Du 5 juin 2017
vendredi 8 mars 2024
En octobre 2016, Bob Dylan reçoit le Prix Nobel de Littérature « for having created new poetic expressions within the great American song tradition » — et pour tant d’autres choses. En contrepartie, il devait un discours, qu’il s’agit de remettre dans les six mois de la réception du prix, sous peine de renoncer aux huit millions de couronnes suédoises. À cinq jours de la date fatidique, sans jamais s’être prononcé publiquement sur ce prix, Dylan adresse par la poste ce discours. Il pose sa voix sur les notes d’un piano bar qu’on devine enfumé, raconte la folk et Moby Dick, E.-M. Remarque et Buddy Holly, John Donne, Homère et le sens introuvable des chansons, la quête d’Achab, la mort d’Achille et le Never Ending Tour d’Ulysse qui le maintient en vie. Ces mots qui voudraient réfléchir aux liens entre chansons et littérature ne cessent de dire combien cette question n’a pas de sens et qu’il importe davantage de savoir ce qui rend vivante une parole et ceux qui les disent pour ceux qui les écoutent et les peuplent.
« Lorsque j’ai reçu ce prix Nobel de littérature, je me suis demandé quel était le lien exact entre mes chansons et la littérature. J’ai voulu y réfléchir et voir où était le lien. Je vais essayer de vous l’expliquer. Et il est fort probable que ce sera de manière détournée, mais j’espère que ce que je dirai sera valable et utile.
Si je devais revenir à l’origine de tout cela, je pense que je devrais commencer par Buddy Holly. Buddy est mort quand j’avais dix-huit ans et lui vingt-deux. Dès que je l’ai entendu pour la première fois, je me suis senti apparenté. Je me sentais lié, comme si c’était un grand frère. J’ai même pensé que je lui ressemblais. Buddy jouait la musique que j’aimais – la musique avec laquelle j’ai grandi : country western, rock ‘n’ roll et rhythm and blues. Trois courants musicaux distincts qu’il a entrelacés et transformés en un seul genre. Une marque. Et Buddy écrivait des chansons – des chansons qui avaient de belles mélodies et des vers pleins d’imagination. Et il chantait bien – il chantait avec plus d’une voix. Il était l’archétype. Tout ce que je n’étais pas et voulais être. Je ne l’ai vu qu’une seule fois, et c’était quelques jours avant qu’il ne parte. J’ai dû parcourir une centaine de kilomètres pour le voir jouer, et je n’ai pas été déçu.
Il était puissant, électrisant et avait une présence imposante. Je n’étais qu’à deux mètres de lui. Il était hypnotique. Je regardais son visage, ses mains, la façon dont il tapait du pied, ses grosses lunettes noires, les yeux derrière les lunettes, la façon dont il tenait sa guitare, la façon dont il se tenait, son costume soigné. Tout en lui. Il semblait avoir plus de vingt-deux ans. Quelque chose en lui semblait permanent, et il me remplissait de conviction. Puis, tout à coup, la chose la plus étrange s’est produite. Il m’a regardé droit dans les yeux, et il a transmis quelque chose. Quelque chose que je ne savais pas quoi. Et ça m’a donné des frissons.
Je crois que c’est un jour ou deux après que son avion s’est écrasé. Et quelqu’un – quelqu’un que je n’avais jamais vu auparavant – m’a remis un disque de Leadbelly avec la chanson « Cottonfields » dessus. Et ce disque a changé ma vie à ce moment précis. Il m’a transporté dans un monde que je n’avais jamais connu. C’était comme si une explosion avait eu lieu. Comme si je marchais dans l’obscurité et que tout d’un coup, l’obscurité s’illuminait. C’était comme si quelqu’un avait posé les mains sur moi. J’ai dû écouter ce disque une centaine de fois.
Il sortait sur un label dont je n’avais jamais entendu parler et contenait un livret avec des promos pour d’autres artistes du label : Sonny Terry et Brownie McGhee, les New Lost City Ramblers, Jean Ritchie, des groupes de guitares. Je n’avais jamais entendu parler d’aucun d’entre eux. Mais je me suis dit que s’ils étaient sur ce label avec Leadbelly, ils devaient être bons, alors il fallait que je les écoute. Je voulais tout savoir et jouer ce genre de musique. J’avais encore de l’affection pour la musique avec laquelle j’avais grandi, mais pour l’instant, je l’avais oubliée. Je n’y ai même pas pensé. Pour l’instant, ce n’était pas la question..
Je n’avais pas encore quitté la maison, mais j’avais hâte de le faire. Je voulais apprendre cette musique et rencontrer les gens qui la jouaient. Finalement, je suis parti, et j’ai appris à jouer ces chansons. Elles étaient différentes des chansons de la radio que j’avais écoutées pendant tout ce temps. Elles étaient plus vibrantes et plus fidèles à la vie. Avec les chansons de la radio, un interprète pouvait obtenir un succès en lançant les dés ou en abattant les cartes, mais cela n’avait pas d’importance dans le monde du folk. Tout était un succès. Il suffisait d’être capable de jouer la mélodie. Certaines de ces chansons étaient faciles, d’autres non. J’avais un feeling naturel pour les anciennes ballades et le country blues, mais tout le reste, je devais l’apprendre à partir de zéro. Je jouais pour de petites foules, parfois pas plus de quatre ou cinq personnes dans une pièce ou au coin d’une rue. Il fallait avoir un large répertoire, et savoir quoi jouer et quand. Certaines chansons étaient intimes, d’autres devaient être criées pour être entendues.
En écoutant les tous premiers artistes folk et en chantant les chansons vous-même, vous vous imprégnez de la langue vernaculaire. Vous l’intériorisez. Vous la chantez dans le blues du ragtime, les chants de chantier, les chants de marins de Géorgie, les ballades des Appalaches et les chansons de cow-boys. Vous entendez toutes les subtilités et vous apprenez les détails.
Vous comprenez de quoi il s’agit. Sortir le pistolet et le remettre dans sa poche. Se frayer un chemin dans la circulation, parler dans le noir. Vous savez que Stagger Lee était un mauvais homme et que Frankie était une bonne fille. Vous savez que Washington est une ville bourgeoise, vous avez entendu la voix grave de John the Revelator et vous avez vu le Titanic couler dans une crique marécageuse. Et vous êtes copain avec le vagabond irlandais sauvage et l’enfant sauvage des colonies. Vous avez entendu les tambours étouffés et les fifres qui jouaient tout bas. Vous avez vu la bête de foire Lord Donald planter un couteau dans sa femme, et beaucoup de vos camarades ont été enveloppés dans des linceuls blanc.
Je connaissais tout le jargon. Je connaissais la rhétorique. Rien de tout cela ne m’échappait – les dispositifs, les techniques, les secrets, les mystères – et je connaissais aussi toutes les routes désertes qu’ils empruntaient. Je pouvais faire en sorte que tout se connecte et bouge avec le courant du jour. Lorsque j’ai commencé à écrire mes propres chansons, le jargon folk était le seul vocabulaire que je connaissais, et je l’ai utilisé.
Mais j’avais aussi autre chose. J’avais des principes, des sensibilités et une vision éclairée du monde. Et j’avais ça depuis un moment. J’ai tout appris à l’école primaire. Don Quichotte, Ivanhoé, Robinson Crusoé, Les Voyages de Gulliver, Le Conte de deux cités, tout le reste – des lectures typiques de l’école primaire qui vous offraient un angle sur la vie, une compréhension de la nature humaine, et une norme pour mesurer les choses.
J’ai pris tout cela avec moi lorsque j’ai commencé à composer des textes. Et les thèmes de ces livres se sont retrouvés dans beaucoup de mes chansons, que ce soit sciemment ou involontairement. Je voulais écrire des chansons qui ne ressemblent à rien de ce que les gens avaient déjà entendu, et ces thèmes étaient fondateurs.
Les livres spécifiques qui m’ont marqué depuis que je les ai lus à l’école primaire – je veux vous parler de trois d’entre eux : Moby Dick, À l’ouest rien de nouveau et L’Odyssée.
Moby Dick est un livre fascinant, un livre qui est rempli de scènes de drame et de dialogues dramatiques. C’est un livre très exigeant. L’intrigue est simple. Le mystérieux capitaine Achab – capitaine d’un navire appelé le Pequod – est un égocentrique avec une jambe de bois qui poursuit sa némésis, la grande baleine blanche Moby Dick qui lui a pris sa jambe. Il le poursuit depuis l’Atlantique jusqu’à la pointe de l’Afrique et l’océan Indien. Il poursuit la baleine des deux côtés de la terre. C’est un but abstrait, rien de concret ou de défini. Il appelle Moby l’empereur, il le voit comme l’incarnation du mal. Achab a une femme et un enfant à Nantucket dont il se souvient de temps en temps. Vous pouvez anticiper ce qui va se passer.
L’équipage du navire est composé d’hommes de différentes races, et celui d’entre eux qui aperçoit la baleine recevra la récompense d’une pièce d’or. On y croise beaucoup de symboles du zodiaque, d’allégories religieuses, de stéréotypes. Achab rencontre d’autres navires baleiniers et demande aux capitaines des détails sur Moby. L’ont-ils vu ? Il y a un prophète fou, Gabriel, sur l’un des navires, et il prédit la perte d’Achab. Il dit que Moby est l’incarnation d’un dieu Shaker, et que toute relation avec lui mènera au désastre. Il dit ça au capitaine Achab. Le capitaine d’un autre bateau, le capitaine Boomer, a perdu un bras à cause de Moby. Mais il accepte cela, et il est heureux d’avoir survécu. Il ne peut pas comprendre la soif de vengeance d’Achab.
Ce livre raconte comment différents hommes réagissent de différentes manières à une même expérience. Il y a beaucoup d’Ancien Testament, d’allégories bibliques : Gabriel, Rachel, Jéroboam, Bildah, Elijah. Des noms païens aussi : Tashtego, Flask, Daggoo, Fleece, Starbuck, Stubb, Martha’s Vineyard. Les païens sont des adorateurs d’idoles. Certains adorent des petites figurines de cire, d’autres des figurines de bois. Certains adorent le feu. Le Pequod est le nom d’une tribu indienne.
Moby Dick est une histoire de marins. Un des hommes, le narrateur, dit : « Appelez-moi Ishmael. » Quelqu’un lui demande d’où il vient, et il répond : « Ce n’est pas sur une carte. Les vrais endroits ne le sont jamais. » Stubb ne donne aucune importance à quoi que ce soit, il dit que tout est prédestiné. Ishmael a été sur un voilier toute sa vie. Il appelle les voiliers son Harvard et son Yale. Il garde ses distances avec les gens.
Un typhon frappe le Pequod. Le capitaine Achab pense que c’est un bon présage. Starbuck pense que c’est un mauvais présage et envisage de tuer Achab. Dès la fin de la tempête, un membre de l’équipage tombe du mât du navire et se noie, présageant ce qui va suivre. Un prêtre Quaker pacifiste, qui est en réalité un homme d’affaires assoiffé de sang, dit à Flask : « Certains hommes qui reçoivent des blessures sont conduits à Dieu, d’autres sont conduits à l’amertume. »
Tout y est mélangé. Tous les mythes : la bible judéo-chrétienne, les mythes hindous, les légendes britanniques, Saint Georges, Persée, Hercule – ce sont tous des baleiniers. La mythologie grecque, l’aspect gore du dépeçage d’une baleine. Il y a enfin beaucoup d’éléments dans ce livre, des connaissances géographiques, l’huile de baleine – bonne pour la couronne – des familles nobles dans l’industrie baleinière. L’huile de baleine est utilisée pour oindre les rois. Histoire de la baleine, phrénologie, philosophie classique, théories pseudo-scientifiques, justification de la discrimination – tout y passe et rien n’est vraiment rationnel. La grande baleine blanche, blanche comme un ours polaire, blanche comme un homme blanc, l’empereur, la Némésis, l’incarnation du mal. Le capitaine dément qui a perdu sa jambe il y a des années en essayant d’attaquer Moby avec un couteau.
Nous ne voyons que la surface des choses. Nous pouvons interpréter ce qui se trouve en dessous comme bon nous semble. Les membres de l’équipage se promènent sur le pont à la recherche de sirènes, et les requins et les vautours suivent le navire. On lit les crânes et les visages comme on lit un livre. Voici un visage. Je le mets devant vous. Lisez-le si vous le pouvez.
Tashtego dit qu’il est mort et qu’il renaît. Ses jours supplémentaires sont un cadeau. Mais il n’a pas été sauvé par le Christ, il dit qu’il a été sauvé par un autre homme, non chrétien de surcroît. Il parodie la résurrection.
Lorsque Starbuck dit à Achab qu’il devrait oublier le passé, le capitaine en colère lui répond : « Ne prononce pas de blasphème, je frapperais le soleil s’il m’insultait. » Achab, lui aussi, est un poète éloquent. Il dit : « Le chemin de mon but fixe est tracé avec des rails de fer sur lesquels mon âme est rainurée pour courir. » Ou ces lignes, « Tous les objets visibles ne sont que des masques de carton-pâte. » Des phrases poétiques qui peuvent être citées et qui sont imbattables.
Finalement, Achab repère Moby, et les harpons sortent. Les bateaux sont descendus. Le harpon d’Achab a été baptisé dans le sang. Moby attaque le bateau d’Achab et le détruit. Le jour suivant, il aperçoit à nouveau Moby. Les bateaux baissent les voiles. Moby attaque à nouveau le bateau d’Achab. Le troisième jour, un autre bateau est mis à l’eau. Encore de l’allégorie religieuse. Il est ressuscité. Moby attaque une fois de plus, éperonne le Pequod et le coule. Achab s’emmêle dans les lignes de harpon et tombe de son bateau dans une tombe aquatique.
Ishmael survit. Il est dans la mer flottant sur un cercueil. Et c’est à peu près tout. C’est toute l’histoire. Ce thème et tout ce qu’il implique se retrouve dans plus d’une de mes chansons.
À l’ouest rien de nouveau est un autre livre de la même veine. À l’ouest rien de nouveau est une histoire d’horreur. C’est un livre où vous perdez votre enfance, votre foi en un monde qui a du sens, et votre souci des individus. Vous êtes plongé dans un cauchemar. Aspiré dans un mystérieux tourbillon de mort et de douleur. Vous luttez contre l’élimination. Vous êtes rayé de la carte. Il était une fois un jeune homme innocent qui rêvait de devenir pianiste de concert. Autrefois, vous aimiez la vie et le monde, et maintenant vous le mettez en pièces.
Jour après jour, les frelons vous piquent et les vers lapent votre sang. Vous êtes un animal acculé. Vous n’avez de place nulle part. La pluie qui tombe est monotone. Il y a des assauts sans fin, des gaz toxiques, des gaz neurotoxiques, de la morphine, des torrents d’essence brûlants, la recherche de nourriture, la grippe, le typhus, la dysenterie. La vie s’effondre tout autour de vous, et les obus sifflent. C’est l’étage inférieur de l’enfer. De la boue, des barbelés, des tranchées remplies de rats, des rats qui mangent les intestins des hommes morts, des tranchées remplies de crasse et d’excréments. Quelqu’un crie, « Hé, toi là. Debout et au combat. »
Qui sait combien de temps cette pagaille va durer ? La guerre n’a pas de limites. Tu te fais anéantir, et ta jambe saigne trop. Tu as tué un homme hier, et tu as parlé à son cadavre. Tu lui as dit qu’une fois tout ça terminé, tu passeras le reste de ta vie à t’occuper de sa famille. Qui en profite ici ? Les chefs et les généraux gagnent en gloire, et beaucoup d’autres en profitent financièrement. Mais c’est toi qui fais le sale boulot. Un de tes camarades te dit : « Attends un peu, où vas-tu ? » Et tu dis : « Laisse-moi tranquille, je reviens dans une minute. » Puis tu t’enfonces dans les bois de la mort à la recherche d’un morceau de saucisse. Tu ne vois pas comment quelqu’un dans la vie civile a un quelconque but. Tous leurs soucis, tous leurs désirs – tu ne peux pas les comprendre.
D’autres mitrailleuses cliquettent, d’autres parties de corps sont suspendues à des fils, d’autres morceaux de bras, de jambes et de crânes où des papillons se perchent sur les dents, d’autres blessures hideuses, du pus sortant de chaque pore, des blessures pulmonaires, des blessures trop grandes pour le corps, des cadavres soufflant du gaz et des cadavres faisant des bruits de vomissement. La mort est partout. Rien d’autre n’est possible. Quelqu’un te tue et utiliser ton cadavre comme cible d’entraînement. Il y a les bottes aussi. Elles sont ton bien le plus précieux. Mais bientôt, elles seront aux pieds de quelqu’un d’autre.
Il y a des Français qui traversent la forêt. Des bâtards sans pitié. Tes munitions s’épuisent. « Ce n’est pas juste de nous attaquer à nouveau si tôt », dis-tu. Un de tes camarade est allongé dans la boue, et tu veux l’emmener à l’hôpital de campagne. Quelqu’un d’autre dit : « tu pourrais t’épargner un voyage. » « Qu’est-ce que tu veux dire ? » « Retourne-le, tu verras ce que je veux dire. »
Tu attends les nouvelles. Tu ne comprends pas pourquoi la guerre n’est pas terminée. L’armée est tellement à court de troupes de remplacement qu’elle enrôle de jeunes garçons qui ne sont pas d’une grande utilité militaire, mais elle les enrôle quand même parce qu’elle manque d’hommes. La maladie et l’humiliation t’ont brisé le cœur. Tu as été trahi par tes parents, tes maîtres d’école, tes ministres, et même ton propre gouvernement.
Le colonel, aussi, avec son caviar et son café – en voilà un autre. Il passe son temps dans le bordel des officiers. Tu aimerais le voir mort par lapidation aussi. Plus de Tommies et de Johnnies avec leur « whack fo’ me daddy-o » et leur whisky dans les boites de conserves.
Tu en tues vingt et vingt autres surgissent à leur place. Ça pue jusque dans tes narines. Tu en es venu à mépriser la vieille génération qui t’a envoyé dans cette folie, dans cette chambre de torture. Tout autour de toi, tes camarades meurent. Ils meurent de blessures abdominales, de doubles amputations, d’os de la hanche brisés, et tu penses : « Je n’ai que vingt ans, mais je suis capable de tuer n’importe qui. Même mon père s’il s’en prenait à moi. »
Hier, tu as essayé de sauver un chien messager blessé, et quelqu’un a crié : « Ne sois pas idiot. » Un Français est allongé en train de gargouiller à tes pieds. Tu lui as planté une dague dans l’estomac, mais l’homme vit toujours. Tu sais que tu devrais finir le travail, mais tu ne peux pas. Tu es sur la vraie croix de fer, et un soldat romain te met une éponge de vinaigre sur les lèvres.
Les mois passent. Tu rentres chez toi en permission. Tu ne peux pas communiquer avec ton père. Il te dit : « Tu serais un lâche si tu n’y allais pas. » Ta mère aussi, sur le chemin du retour, te dit : « Fais attention à ces Français, maintenant. » Encore de la folie. Tu te bats pendant une semaine ou un mois, et tu gagnes dix mètres. Et le mois suivant, ils sont repris.
Toute cette culture millénaire, cette philosophie, cette sagesse – Platon, Aristote, Socrate – qu’en est-il advenu ? Ceci aurait dû empêcher cela. Tes pensées se tournent vers ta maison. Et tu es à nouveau un écolier marchant parmi les grands peupliers. C’est un souvenir agréable. Encore des bombes qui te tombent dessus depuis des dirigeables. Tu dois te ressaisir maintenant. Tu ne peux même pas regarder quelqu’un de peur que l’irréparable se produise. La tombe commune. Il n’y a pas d’autres possibilités.
Puis on remarque les cerisiers en fleurs, et on voit que la nature n’est pas affectée par tout ça. Les peupliers, les papillons rouges, la beauté fragile des fleurs, le soleil – tu saisis comment la nature est indifférente à tout cela. Toute la violence et la souffrance de l’humanité. La nature ne les remarque même pas.
Tu es si seul. Puis un éclat d’obus frappe le côté de ta tête et tu es mort.
Tu as été exclu, rayé. Tu as été exterminé. J’ai posé ce livre et l’ai refermé. Je ne voulais plus jamais lire un autre roman de guerre, et je ne l’ai jamais fait.
Charlie Poole, en Caroline du Nord, avait une chanson qui se rapportait à tout ça. Elle s’appelle « You Ain’t Talkin’ to Me », et les paroles sont les suivantes :
“Un jour, en marchant dans la ville, j’ai vu un panneau dans une fenêtre.
Rejoins l’armée, vois le monde, voilà ce qu’elle disait.
Vous verrez des endroits excitants avec un équipage joyeux,
Vous rencontrerez des gens intéressants, et apprendrez à les tuer aussi.
Oh, ça ne me parle pas, ça ne me parle pas.
Je suis peut-être fou et tout ça, mais j’ai du bon sens, tu vois.
ça ne me parle pas, ça ne me parle pas.
Tuer avec un fusil n’a pas l’air amusant.
ça ne me parle pas.”
L’Odyssée est un grand livre dont les thèmes ont trouvé leur place dans les ballades de nombreux auteurs-compositeurs : « Homeward Bound », « Green, Green Grass of Home », « Home on the Range », et mes chansons aussi.
L’Odyssée est une histoire étrange et aventureuse d’un homme adulte qui essaie de rentrer chez lui après avoir combattu dans une guerre. Il entreprend ce long voyage de retour, qui est rempli de pièges et d’embûches. Il est condamné à errer. Il est toujours emporté par la mer, il s’échappe toujours de justesse. D’énormes blocs de rochers secouent son bateau. Il met en colère des gens qu’il ne devrait pas. Il y a des fauteurs de trouble dans son équipage. Trahison. Ses hommes sont transformés en cochons, puis redeviennent des hommes plus jeunes et plus beaux. Il essaie toujours de sauver quelqu’un. C’est un homme qui voyage, mais il fait beaucoup de haltes.
Il s’échoue sur une île déserte. Il trouve des grottes désertes, et il s’y cache. Il rencontre des géants qui disent : « Je te mangerai en dernier. » Et il échappe aux géants. Il essaie de rentrer chez lui, mais il est ballotté par les vents. Des vents agités, des vents froids, des vents inamicaux. Il voyage loin, et puis il est ramené par le vent.
Il est toujours averti des choses à venir. Il touche des choses qu’on lui a interdit de toucher. Il y a deux routes à prendre, et elles sont toutes les deux mauvaises. Toutes deux dangereuses. Sur l’une, on peut se noyer et sur l’autre, on peut mourir de faim. Il va dans les détroits étroits avec des tourbillons d’écume qui l’avalent. Il rencontre des monstres à six têtes avec des crocs acérés. Des coups de tonnerre le frappent. Des branches en surplomb qu’il tente d’atteindre d’un bond pour se sauver d’une rivière en furie. Des déesses et des dieux le protègent, mais d’autres veulent le tuer. Il change d’identité. Il est épuisé. Il s’endort, et il est réveillé par le son des rires. Il raconte son histoire à des inconnus. Il est parti depuis vingt ans. Il a été emporté quelque part et laissé là. Des drogues ont été jetées dans son vin. Le chemin a été difficile.
D’une certaine manière, certaines de ces mêmes choses vous sont arrivées. Vous aussi, on a mis de la drogue dans votre vin. Vous aussi, vous avez partagé un lit avec la mauvaise femme. Vous aussi, vous avez été envoûté par des voix magiques, des voix douces aux mélodies étranges. Vous aussi, vous êtes allé si loin et avez été si loin en arrière. Et vous l’avez échappé belle aussi. Vous avez mis en colère des gens que vous n’auriez pas dû. Et vous aussi, vous avez fait le tour de ce pays. Et vous avez aussi ressenti ce vent mauvais, celui qui vous fait du tort. Et ce n’est pas fini.
Quand il rentre chez lui, les choses ne vont pas mieux. Des vauriens se sont installés et profitent de l’hospitalité de sa femme. Et ils sont trop nombreux. Et bien qu’il soit plus grand qu’eux tous et le meilleur en tout – meilleur charpentier, meilleur chasseur, meilleur expert en animaux, meilleur marin – son courage ne le sauvera pas, mais sa ruse oui.
Tous ces traînards devront payer pour avoir profané son palais. Il se déguisera en mendiant crasseux, et un humble serviteur lui fera dévaler les marches avec arrogance et stupidité. L’arrogance du serviteur le révolte, mais il contrôle sa colère. Il est seul contre cent, mais ils tomberont tous, même les plus forts. Il n’était personne. Et quand tout est dit et fait, quand il est enfin chez lui, il s’assoit avec sa femme, et il lui raconte ses histoires.
Alors, qu’est-ce que tout cela signifie ? Moi-même et beaucoup d’autres auteurs-compositeurs avons été influencés par ces mêmes thèmes. Et ils peuvent signifier beaucoup de choses différentes. Si une chanson vous touche, c’est tout ce qui compte. Je n’ai pas besoin de savoir ce que signifie une chanson. J’ai écrit toutes sortes de choses dans mes chansons. Et je ne vais pas m’en soucier – de ce que tout cela signifie. Quand Melville a mis tout son ancien testament, ses références bibliques, ses théories scientifiques, ses doctrines protestantes, et toute cette connaissance de la mer, des voiliers et des baleines dans une seule histoire, je ne pense pas qu’il se serait inquiété de cela non plus – de ce que tout cela signifie.
John Donne également, le poète-prêtre qui vivait à l’époque de Shakespeare, a écrit ces mots :
“The Sestos and Abydos of her breasts. Not of two lovers, but two loves, the nests.”
Je ne sais pas non plus ce que ça veut dire. Mais ça sonne bien. Et tu veux que tes chansons sonnent bien.
Quand Ulysse, dans L’Odyssée, rend visite au célèbre guerrier Achille aux enfers – Achille, qui a échangé une longue vie pleine de paix et de satisfaction contre une courte vie pleine d’honneur et de gloire – dit à Ulysse que c’était une erreur. « Je suis mort, c’est tout. » Il n’y avait pas d’honneur. Pas d’immortalité. Et que s’il le pouvait, il choisirait de retourner sur Terre et d’être l’humble esclave d’un métayer plutôt que d’être ce qu’il est – un roi dans le pays des morts – que quelles qu’aient été ses luttes dans la vie, elles étaient préférables au fait d’être ici, dans cet endroit mort.
C’est aussi ce que sont les chansons. Nos chansons sont vivantes dans le pays des vivants. Mais les chansons sont différentes de la littérature. Elles sont faites pour être chantées, pas lues. Les mots dans les pièces de Shakespeare étaient destinés à être joués sur la scène. Tout comme les paroles des chansons sont destinées à être chantées, et non lues sur une page. Et j’espère que certains d’entre vous auront l’occasion d’écouter ces paroles comme elles étaient censées l’être : en concert, sur disque ou de toute autre manière dont les gens écoutent les chansons de nos jours.
Je reviens une fois de plus à Homère, qui dit :
Chante en moi, ô Muse, et à travers moi, raconte l’histoire.
Bob Dylan.