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Saint-Just | les poussières de Thermidor
Nous sommes le lendemain
jeudi 28 juillet 2022
Nous sommes le lendemain, nous sommes toujours le lendemain du IX Thermidor, quand le jour s’est levé sur l’Hôtel de Ville et toute cette Histoire achevée : nous aussi, nous sommes le lendemain depuis ce jour, et chaque jour depuis le X suit le IX, comment y échapper ?
Hier, le IX Thermidor résonne encore des cloches dans Paris, des appels à l’insurrection aux Sections qui ne viendraient pas : le Grand Comité aux fenêtres, attendant ; et les troupes de la Convention qui rassemblent ses forces, arriveront les premières.
Est-ce qu’il faut encore raconter cette nuit-là, où depuis nous sommes plongés ? La soldatesque aux ordres de la Convention qui monte les marches, envahie la salle où le Comité s’était réfugié ; on tire : un certain Charles-André Méda atteint Robespierre au visage ; la suite, c’est lui qui la raconte :
Robespierre gisant à mes pieds, on vient me dire qu’Henriot se sauve par un escalier dérobé ; il me restait encore un pistolet armé, je cours après lui. J’atteins un fuyard dans cet escalier ; c’était Couthon que l’on sauvait. Le vent ayant éteint ma lumière, je le tire au hasard, je le manque, mais je blesse à la jambe celui qui le portait. Je redescends, j’envoie chercher Couthon, que l’on traîne par les pieds jusque dans la salle du conseil général, je fais chercher partout le malheureux que j’avais blessé, mais on l’avait enlevé sur-le-champ.
« Le vent ayant éteint la lumière ». Il faut imaginer la nuit, dans la nuit, et peut-être faire comme Saint-Just ce soir-là, fermer les yeux et ne rien dire. Le silence de Saint-Just sur ces heures, personne ne le comprendra. Avant de se taire, il avait demandé que les Sections viennent à l’aide : Certains disent que c’est lui qui rédigea le décret, que Robespierre commença a signé — traça les deux premières lettres de son nom, et se redressa : au nom de qui ?
« Au nom de la Convention, elle est partout où nous sommes » aurait répondu Saint-Just. Puis il se tut.
La mystique de la présence réelle venait soudain de s’abattre sur la réalité politique : la Convention en armes s’était dressée contre ces hommes, contre elle-même ? Fallait-il briser la loi au nom d’une autre Loi ? Faire la Révolution dans la Révolution ? Robespierre ne signe pas. Aujourd’hui, le sang couvre les signatures.
Quelques images encore. Dans la nuit noire, on se saisit du cadavre de Robespierre : « Jetons cette charogne à la Seine ». Mais le cadavre remue encore et parle faiblement : « Un instant, citoyen, je ne suis pas encore mort ». C’est Michelet qui rapporte les paroles du fantôme. On dépose le corps sur le pavé, on attendra encore un peu. On finira par emporter les hommes du Comité, vivants, morts ou agonisant, dans la salle d’audience du Comité au Louvre : la tête de Robespierre posée sur une boite de munition envoyés de l’armée du Nord. Saint-Just veille son ami au milieu des crachats et des insultes.
La table existe, on peut la voir encore : c’est là que Robespierre a fait ses derniers rêves, dans le délire, la bouche arrachée, les dents, toute la mâchoire brisée, le souffle coupé.
Michelet rapporte ceci.
Au petit matin, un hébertiste aida le mourrant à défaire ses chaussures qui lui faisait mal. D’une voix caverneuse, lointaine, Robespierre lui répondit alors : « Je vous remercie, Monsieur ». Dans ce mot qui revenait des tréfonds des temps anciens qu’on avait voulu abolir à jamais, ces cinq grandes années, comme un rêve, disparurent alors, note Michelet : « il eut comme un sens amer de la réaction qui venait, de l’éternel roc de Sisyphe que roule la France, et crut qu’à partir de ce jour, on ne pouvait plus dire : Citoyen. » Oui, avec ce Monsieur revenait, dans ce vouvoiement d’autrefois, le vieux monde aboli, et ressurgi.
Nous sommes le X Thermidor, le jour plein et chaud sur la ville, la carriole de la mort passe et emporte les hommes du Comité dans le silence de Saint-Just. Nous sommes encore ce jour-là ; malgré les soubresauts et les gestes vengeurs, les désirs épars de renouer l’histoire, nous sommes ce lendemain : ceux qui conduisent la carriole trainant la Révolution sanglante la conduisent encore chaque jour depuis, et ces jours-là on se souvient du X Thermidor qui n’est plus qu’un 28 juillet désormais.
Pourquoi raconter de nouveau l’Histoire ? Pourquoi rappeler les gestes et faire revenir à soi les images, les paroles oubliées, les regards qu’on n’a pas vus ? Mais pour cela peut-être, pour conjurer l’oubli afin qu’il ne soit pas oublié lui-même, parce qu’il y a des forces dans ces regards qu’on recompose, non parce que les événements sont semblables à aujourd’hui, qu’il y aurait des parallèles à faire ; au contraire : c’est tracer des droites courbes et qu’elles prennent de la vitesse, c’est trouver les points d’intersection, c’est deviner les perspectives fuyantes aussi.
Il est presque dix-huit heures, Saint-Just vient de mourrir et les décrets de Ventôse, les mots d’égalité, les puissances communes reposent — Michelet, encore, enfin :
Respirons, détournons les yeux. « À chaque jour suffît sa peine. » Nous n’avons pas ici à raconter ce qui suivit, l’aveugle réaction qui emporta l’Assemblée et dont elle ne se releva qu’à peine en Vendémiaire. L’horreur et le ridicule y luttent à force égale. La sottise des Lecointre, l’inepte fureur des Fréron, la perfidie mercenaire des Tallien, encourageant les plus lâches, une exécrable comédie commença, d’assassinats lucratifs au nom de l’humanité, la vengeance des hommes sensibles massacrant les patriotes et continuant leur œuvre, l’achat des biens nationaux. La bande noire pleurait à chaudes larmes les parents qu’elle n’eut jamais, égorgeait ses concurrents et surprenait des décrets pour acheter à huis clos.
Paris redevint très gai. Il y eut famine, il est vrai, mais le Perron rayonnait, le Palais-Royal était plein, les spectacles combles. Puis ouvrirent ces bals des victimes, où la luxure impudente roulait dans l’orgie son faux deuil.
Par cette voie nous allâmes au grand tombeau où la France a enclos cinq millions d’hommes.
Peu de jours après Thermidor, un homme qui vit encore et qui avait alors dix ans fut mené par ses parents au théâtre, et à la sortie admira la longue file de voitures brillantes qui, pour la première fois, frappaient ses yeux. Des gens en veste, chapeau bas, disaient aux spectateurs sortants : « Faut-il une voiture, mon maître ? » L’enfant ne comprit pas trop ces termes nouveaux. Il se les fit expliquer, et on lui dit seulement qu’il y avait eu un grand changement par la mort de Robespierre.
L’exécrable comédie qui commença, nous l’observons tous les jours. On dansait sur les fosses communes où fut jeté le corps déchiré de Saint-Just. On danse encore. Oui, le Perron rayonne et les spectacles sont combles ; la famine a pris d’autres allures. Le regard de l’enfant regardant les sorties du théâtre, nous n’avons pas à le deviner, nous le connaissons si bien. Les voitures des maîtres attend la fin du spectacle. Dehors, l’enfant grandit.