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Georges Bataille | « La conjuration sacrée »

Acéphale n°1

dimanche 20 août 2023


Tossa, 29 avril 1936
Georges Bataille
Acéphale, 1ère année, 24 juin 1936

Une nation déjà vieille et corrompue, qui, courageusement secouera le joug de son gouvernement monarchique pour en adopter un républicain, ne se maintiendra que par beaucoup de crimes,
car elle est déjà dans le crime, et si elle voulait passer du crime à la vertu, c’est-à-dire d’un état violent dans un état doux, elle tomberait dans une inertie dont sa ruine certaine serait bientôt le résultat.

Sade

Ce qui avait visage de politique et s’imaginait être politique,
se démasquera un jour comme mouvement religieux.

Kierkegaard

Aujourd’hui solitaires, vous qui vivez séparés, vous serez un jour un peuple.
Ceux qui se sont désignés eux-mêmes formeront un jour un peuple désigné —
et c’est de ce peuple que naîtra l’existence qui dépasse l’homme.

Nietzsche

Ce que nous avons entrepris ne doit être confondu avec rien d’autre, ne peut pas être limité à l’expression d’une pensée et encore moins à ce qui est justement considéré comme art.

Il est nécessaire de produire et de manger : beaucoup de choses sont nécessaires qui ne sont encore rien et il en est également ainsi de l’agitation politique.

Qui songe avant d’avoir lutté jusqu’au bout à laisser la place à des hommes qu’il est impossible de regarder sans éprouver le besoin de les détruire ? Mais si rien ne pouvait être trouvé au delà de l’activité politique, l’avidité humaine ne rencontrerait que le vide.

NOUS SOMMES FAROUCHEMENT RELIGIEUX et, dans la mesure où notre existence est la condamnation de tout ce qui est reconnu aujourd’hui, une exigence intérieure veut que nous soyons également impérieux.

Ce que nous entreprenons est une guerre.

Il est temps d’abandonner le monde des civilisés et sa lumière. Il est trop tard pour tenir à être raisonnable et instruit — ce qui a mené à une vie sans attrait. Secrètement ou non, il est nécessaire de devenir tout autres ou de cesser d’être.

Le monde auquel nous avons appartenu ne propose rien à aimer en dehors de chaque insuffisance individuelle : son existence se borne à sa commodité. Un monde qui ne peut pas être aimé à en mourir — de la même façon qu’un homme aime une femme — représente seulement l’intérêt et l’obligation au travail. S’il est comparé avec les mondes disparus, il est hideux et apparaît comme le plus manqué de tous.

Dans les mondes disparus, il a été possible de se perdre dans l’extase, ce qui est impossible dans le monde de la vulgarité instruite. Les avantages de la civilisation sont compensés par la façon dont les hommes en profitent : les hommes actuels en profitent pour devenir les plus dégradants de tous les êtres qui ont existé.

La vie a toujours lieu dans un tumulte sans cohésion apparente, mais elle ne trouve sa grandeur et sa réalité que dans l’extase et l’amour extatique. Celui qui tient à ignorer ou à méconnaître l’extase, est un être incomplet dont la pensée est réduite à l’analyse. L’existence n’est pas seulement un vide agité, elle est une danse qui force à danser avec fanatisme. La pensée qui n’a pas comme objet un fragment mort, existe intérieurement de la même façon que des flammes.

Il faut devenir assez ferme et inébranlé pour que l’existence du monde de la civilisation apparaisse enfin incertaine. Il est inutile de répondre à ceux qui peuvent croire à l’existence de ce monde et s’autoriser de lui : s’ils parlent, il est possible de les regarder sans les entendre et, alors même qu’on les regarde, de ne « voir » que ce qui existe loin derrière eux. Il faut refuser l’ennui et vivre seulement de ce qui fascine.

Sur ce chemin, il serait vain de s’agiter et de chercher à attirer ceux qui ont des velléités, telles que passer le temps, rire ou devenir individuellement bizarre. Il faut s’avancer sans regarder en arrière et sans tenir compte de ceux qui n’ont pas la force d’oublier la réalité immédiate.

La vie humaine est excédée de servir de tête et de raison à l’univers. Dans la mesure où elle devient cette tête et cette raison, dans la mesure où elle devient nécessaire à l’’univers, elle accepte un servage. Si elle n’est pas libre, l’existence devient vide ou neutre et, si elle est libre, elle est un jeu. La Terre, tant qu’elle n’engendrait que des cataclysmes, des arbres ou des oiseaux, était un univers libre : la fascination de la liberté s’est ternie quand la Terre a produit un être qui exige la nécessité comme une loi au-dessus de l’univers. L’homme est cependant demeuré libre de ne plus répondre à aucune nécessité : il est libre de ressembler à tout ce qui n’est pas lui dans l’univers. Il peut écarter la pensée que c’est lui ou Dieu qui empêche le reste des choses d’être absurde.

L’homme a échappé à sa tête comme le condamné à la prison.

Il a trouvé au delà de lui-même non Dieu qui est la prohibition du crime, mais un être qui ignore la prohibition. Au delà de ce que je suis, je rencontre un être qui me fait rire parce qu’il est sans tête, qui m’emplit d’angoisse parce qu’il est fait d’innocence et de crime : il tient une arme de fer dans sa main gauche, des flammes semblables à un sacré-coeur dans sa main droite. Il réunit dans une même éruption, la Naissance et la Mort. Il n’est pas un homme. Il n’est pas non plus un dieu. Il n’est pas moi mais il est plus moi que moi : son ventre est le dédale dans lequel il s’est égaré lui-même, m’égare avec lui et dans lequel je me retrouve étant lui, c’est-à-dire monstre.

Ce que je pense et que je représente, je ne l’ai pas pensé ni représenté seul. J’écris dans une petite maison froide d’un village de pêcheurs, un chien vient d’aboyer dans la nuit. Ma chambre est voisine de la cuisine où André Masson s’agite heureusement et chante : au moment même où j’écris ainsi, il vient de mettre sur un phonographe le disque de l’ouverture de « Don Juan » : plus que toute autre chose, l’ouverture de « Don Juan » lie ce qui m’est échu d’existence à un défi qui m’ouvre au ravissement hors de soi. A cet instant même, je regarde cet être acéphale, l’intrus que deux obsessions également emportées composent, devenir le « Tombeau de Don Juan ». Lorsqu’il y a quelques jours, j’étais avec Masson dans cette cuisine, assis un verre de vin dans la main, alors que lui, se représentant tout à coup sa propre mort et la mort des siens, les yeux fixes, souffrant, criait presque qu’il fallait que la mort devienne une mort affectueuse et passionnée, criant sa haine pour un monde qui fait peser jusque sur la mort sa patte d’employé, je ne pouvais déjà plus douter que le sort et le tumulte infini de la vie humaine ne soient ouverts à ceux qui ne pouvaient plus exister comme des yeux crevés mais comme des voyants emportés par un rêve bouleversant qui ne peut pas leur appartenir.

G. B.