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Sauter hors du rang des assassins

À propos d’une phrase fameuse (et incertaine)

lundi 13 novembre 2023


« Écrire, c’est sauter hors du rang des assassins » — la phrase secoue en soi longtemps, même encore après l’avoir entendu tant de fois : et on l’a tellement entendu, l’époque sait bien saisir au collet de telles phrases et les aligner en rang devant soi avant de faire feu, les exécuter comme des sentences pour mieux leur arracher la vie qui les habite.

Pourtant, la phrase continue de forer intérieurement, malgré tout, malgré l’époque, malgré la faculté de l’air-du-temps à occuper l’espace qu’il trouve et nous étouffe, cette manière qu’ont ces jours de tout réduire en slogans vides et pauvres. La phrase possède, c’est vrai, l’aspect parfait pour être digéré par nos communicants cherchant la punch-line qui gifle, frappe l’esprit pour mieux l’endormir : avoir les allures de la vérité qui tiendrait sur une affiche ou une tasse de café, à la fin d’un édito sur chaîne de grande écoute. Mais si la phrase résiste, c’est parce qu’elle déborde d’elle-même et de ses malentendus. Il y aurait d’abord celui-là : comme si écrire quelques mots le soir dans sa chambre suffisait à nous sauver, calmait les ardeurs malades, hygiène tranquille. Façon de justifier tout geste de création : on se donnerait ainsi bonne conscience.

Mais non. Ce n’est pas cela que dit la phrase. Non, tout tremble en elle jusqu’à sa propre existence. Cette phrase n’est-elle pas un fantôme de phrase, un ersatz ? C’est qu’elle n’est jamais la même. Parfois, on lit « bondir » au lieu de « sauter », ou « meurtriers » ou lieu d’« assassins ». Le doute surgit : quelle est la phrase ? Et d’où vient-elle ? On la prête à Kafka, mais Kafka ne l’a jamais écrite, jamais comme cela.

Dans son journal à la date du 27 janvier 1922, il se contente de poser ces mots.

« Merkwürdiger, geheimnisvoller, vielleicht gefährlicher, vielleicht erlösender Trost des Schreibens : das Hinausspringen aus der Totschlägerreihe Tat–Beobachtung. »

Qu’est-ce à dire ?

Marthe Robert proposait cette traduction des Journaux dans l’ancienne et vénérable édition La Pléiade de 1984 — traduction qui date de 1934.

« Étrange, mystérieuse consolation donnée par la littérature, dangereuse peut-être, peut-être libératrice, bond hors du rang des meurtriers, acte-observation. »

Ainsi, Kafka n’évoquerait pas l’écriture, mais la consolation que donnerait la littérature : consolation « dangereuse ».

Dans la récente traduction proposée pour les éditions Nous par Robert Khan, qui voudrait se tenir « au plus près de l’écriture de Kafka, de sa rythmique, de sa précision et sécheresse, laissant résonner dans la langue d’arrivée l’écho de l’original », quelque chose se déplace encore :

« Consolation de l’écriture, étrange, mystérieuse, peut-être dangereuse, peut-être libératrice, le bond hors de la file meurtrière, acte/observation, acte/observation. »

Ce serait donc le rang lui-même qui serait meurtrier : c’est qu’il y aurait ainsi une sorte de file assassine en ce qu’elle ne cesse de faire alterner l’action et l’observation — dans cette vie, nous sommes condamnés à cette succession mortelle de regarder, puis de faire, de regarder, puis de faire : c’est de cela que l’écriture nous arrache : grâce à elle, on peut espérer enfin sortir de cet ordre mortifère des jours qui fait suivre infiniment, dans une chaîne affolée, l’acte et le regard, et le regard et l’acte.

Dans la traduction plus récente encore de la nouvelle édition Pléiade, publiée sous la direction de Jean-Pierre Lefebvre, proposée par Isabelle Kalinowski et Claire de Oliveira, tout se précise encore :

« Singulière consolation de l’écriture, mystérieuse, peut-être dangereuse, peut-être libératrice, échapper d’un bond à la série meurtrière, action/observation, action/observation. »

Comment faire ce bond ? Il y a une suite.

« … indem eine höhere Art der Beobachtung geschaffen wird, eine höhere, keine schärfere, und je höher sie ist, je unerreichbarer von der “Reihe” aus, desto unabhängiger wird sie, desto mehr eigenen Gesetzen der Bewegung folgend, desto unberechenbarer, freudiger, steigender ihr Weg. »

Soit :

« … dans la mesure où l’on crée une espèce supérieure d’observation, supérieure et non plus perspicace, plus elle est élevée, hors d’atteinte de cette série, plus elle est indépendante et obéit aux lois propres du mouvement, et plus son chemin est imprévisible, joyeux, ascendant. »

L’écriture nous permet d’échapper à cette succession mortifère des jours qui obéit à la loi implacable qui fait alterner l’action et l’observation, en accédant à une autre forme de regard et d’agir, par un point de vue où l’action et l’observation se condensent, voire se confondent, et s’arrachant à l’ordre de la vie vécue, se donnent des règles nouvelles, toujours inventées à leur propre mesure. Plus l’écriture se construit en dehors de l’ordre fatal, brutal et destructeur de la vie, plus elle permet de renouer à un autre ordre vital, sans ordre donné, où agir et regarder seraient un seul même mouvement qui permettrait de dévisager la mort pour mieux la mettre à mort.

Plonger dans les journaux de Kafka n’a rien d’une hygiène tranquille.

Nul héroïsme dans ce bond, nulle façon de sortir de la masse inerte en conquérant de la liberté : l’entreprise est hasardeuse, énigmatique, « mystérieuse » en ce qu’elle ne s’obtient qu’en dépit du bon sens, et malgré tout ou malgré soi. Sur elle pèse le soupçon et la maladresse : ce bond, n’est-il pas celui d’un enfant imprudent, têtu et impossible ? Au juste, rien n’est certain, tout réside dans ce « vieilleicht », ce peut-être qui pourrait bien n’être pas.

Je songeais à cela, regardant sur la fenêtre de l’écran et de la chambre ces jours les mots d’ordre terrifiants qui tous se retournent contre eux, contre nous. Des antisémites notoires appellent à marcher contre l’antisémitisme, accusant ceux qui ne les rejoindraient pas d’être antisémites ; des hôpitaux surchargés de blessés qui ne peuvent être soignés sont bombardés parce que ces presque cadavres seraient des boucliers vivants ; on regarde Gaza mourir ; l’atroce succession des jours fait régner la terreur : chaque prise de parole fait honte : chaque commentaire sur ces prises de parole aussi, qui jugent ce qui ne se dit pas dans ce qui se dit, sans rien entendre que leurs propres hurlements : plus que jamais, c’est l’injonction à dire, plus que l’interdiction de parler, qui est le propre du fascisme.

Rarement plus qu’aujourd’hui cette articulation acte/observation n’aura été si piégée, déréglée assassine — ne pas marcher vous fait basculer dans tel camp, marcher vous assigne à tel ordre : c’est le propre de la guerre de donner des fusils et de nous partager de part et d’autre de la baïonnette, le propre de la guerre de tuer : et il n’y a jamais de guerre sans crime de guerre, cela aussi on le sait depuis toujours. Que ces crimes portent sur les enfants qui cherchent à s’abriter des bombes en se cachant sous leur lit, ou sur la pensée même, ce n’est pas le même crime, bien sûr. Mais le second autorise bien souvent le premier : et c’est même le crime de la pensée qui permet aux assassins de hurler leurs crimes en le disant nécessaire au bien-être de l’humanité.

Juste avant cette note, Kafka avait écrit dans son journal, ce même jour du 27 janvier, ceci :

L’émiettement de mes forces, pendant la course en traîneau. On ne peut pas se faire une vie comme un gymnaste fait l’arbre droit sur les mains.

Hors de question de faire de l’écriture cette excuse pour être quitte. Mais ce bond, oui, comme s’il était nécessaire de s’arracher aux lois de la pesanteur — quelques secondes seulement, le temps de quelques mots, de quelques phrases, avant d’être rappelé par les forces de la gravité. « Échapper d’un bond à la série meurtrière action/observation, action/observation. » Et d’un bond à l’autre, comme sur les pierres glissantes jetées en désordre sur un fleuve en crue, rejoindre l’autre rive de la réalité. Il pleut. Le fleuve déborde davantage chaque jour, les pierres sont de moins en moins visibles, et la fatigue est grande, comme est grand le risque de tomber, de prendre cette gueule de crocodile pour une pierre, mais il n’y a pas d’autres voies pour aller, s’arracher du rang assassin des assassins qui défilent dans les radios, les rues, les consciences, la file abjecte de ces jours.

Voici le temps des assassins.