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Jrnl | Ce qui n’est pas de ce monde

[13•04•23]

mardi 16 mai 2023


Qu’est-ce qui en ce monde existe vraiment, sinon ce qui n’est pas de ce monde ?

Cristina Campo

Le train, vers Rennes, et retour ; les solitudes entassées, les hurlements des enfants, les flics qui passent et qui dès le terminus passeront les menottes à ceux qui voulaient seulement passer (ils diront cela, quand je serai à la hauteur : « on voulait passer ! », je ne saurai pas où ; en face, les uniformes répéteront seulement On ne veut rien entendre ; on ne veut rien entendre…)– la fac de Rennes II marquée au fer rouge des occupations sans doute vidées, partout les inscriptions rageuses et les colères, les déflagrations qu’on imagine ici, les expériences : sur quoi désormais passaient ceux qui passent, et j’en étais, je venais après, je ne comprendrai rien, je regardais seulement et j’essayais d’apprendre malgré tout : et au retour, dans Aix, après le théâtre, après Emma Dante, après les gestes commis là-bas sur scène pour faire remuer le temps, l’existence, la peine : avoir de la peine, oui, pour la ville, et les corps, les types aux menottes, les étudiants vidés, les inscriptions bientôt effacées, pour l’oubli qui commençait déjà, pour la nuit entière, pour tout ce qui meurt à cet instant, avoir cette peine, la prendre avec soi, ne pas savoir qu’en faire, l’allonger dans un coin de l’Histoire, la regarder comme un oiseau crevé qui ressemble à n’importe quel rat, tâcher de se souvenir de cet instant-là, de la peine, et ne jamais l’oublier, travailler à lui donner forme, toute la vie.

Il y avait dans le train, la lecture de Gatti — L’Opéra avec titre long —, qui soudain, insidieusement, avec violence et amitié, obligeait : et toi, quels sont tes morts et qu’en as-tu fait, qui sont tes morts qui te possèdent, que tu hantes aussi, que tu déranges, quels ces morts qui ne te laissent pas en repos, que tu ne laisses pas en repos : et ces morts, quelle honte font-ils à ta vie, et comment t’en rendre digne ; vivant : toi ?

Au théâtre donc ce soir : Misericordia d’Emma Dante (il faudra avoir la force d’écrire), seulement repartir avec cela : le signe de la main quand on dit adieu, ce mouvement du corps quand on abandonne l’enfant : on ne l’abandonne pas, on lui a appris à être seul – j’allais dire : libre, mais c’est faux : seul, oui, et vraiment —, qu’on ne commet les enfants que pour les abandonner, qu’on les élève dans ce seul but de leur apprendre la solitude, terrible et plus grande que le ciel, et que tout commence ensuite : la terreur, la pitié, et tout ce qui ne se dit pas.