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Jrnl | Vous qui regardez

[17•05•23]

mercredi 17 mai 2023


Vous qui regardez,
apprenez à voir.
Brecht

Aller au théâtre, s’astreindre à cette discipline, s’exposer à l’incompréhension et à l’humiliation, ou à la médiocrité (et à l’humiliation encore), parfois — plus rarement — à l’incompréhension qui ouvre aux possibles du monde, on ne le fait pas pour le théâtre, encore moins pour le plaisir qu’on y trouverait, mais pour apprendre à mieux voir ce qu’on fait de nous, ce que l’Histoire inflige — par exemple à notre capacité de voir —, et à nous repérer dans le désordre des temps : où en est la nuit ? c’est toujours la question qu’on se pose quand on sort du théâtre — quand on s’est enfermé là-bas, il faisait jour, et quelque chose s’est passé, du temps peut-être, mais lequel : où en est la nuit où l’on est désormais plongé, la question vaut cette peine, où est la nuit qui nous cerne et où on en est, de la nuit : par où l’envisager et comment je la regarde désormais que mon œil s’est heurté aux réalités de fantômes du théâtre, que mon œil a été brutalisé, que mon œil a été exercé à regarder autrement comment passait le temps, par où entraient la lumière et les corps, ce que le langage remuait dans l’ombre au fond de moi : aller au théâtre pour mieux voir où en est la nuit.

Elle s’approche de moi, la vieillarde, me demande des sous pour un pansement : je fouille dans mes poches et ne trouve rien, elle insiste : me montre sa blessure, à la jambe — je vois alors la jambe sans peau, plaie à vif où se laissait voir les muscles, les tendons, l’os peut-être ; elle me regarde et s’éloigne, marche d’un pas lent et lourd avec sa jambe trouée au-delà de la douleur de sorte qu’elle ne ressentait plus rien, le vent la traversait comme le faisait le regard des gens.

Aix-en-Provence le soir rempli jusqu’à la gorge de cris d’adolescents cherchant à boire toute leur jeunesse afin de mieux l’observer dans le verre vide — et de s’effondrer d’ivresse en regrettant déjà leur vie à venir qui les attend et va les emporter.