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remettre la réalité sur ses pieds

[Journal • 27.07.22]

mercredi 27 juillet 2022

La provocation est une façon de remettre la réalité sur ses pieds.

Bertolt Brecht


Devant le mur, je cherche le meilleur angle pour intercepter la lumière qui tombe brutalement sur lui et ne cesse de se déplacer avec le vent : il faut que je parvienne à trouver sa couleur, mais chaque image que je prends révèle une autre couleur, jaune, pâle, saumon, sable, les couleurs s’inventent et s’affrontent sur l’écran quand, à deux mètres de moi, le mur reste obstinément le même, indiscernable et introuvable, fuyant dans son immobilité vaine, hostile enfin — alors je m’éloigne, la lumière qui passe sur lui le frôle et arrache encore un peu de sa vérité, de sa couleur, et c’est évidemment l’expérience même de ces jours qui s’est joué dans l’affrontement ridicule avec la réalité : j’enverrai les images comme cela ; il faudrait décidément tout repeindre en rouge, ou en noir.

Le matin est donc consacré à Heiner Müller, la lecture intensive des textes afin de jeter en désordre sur la table de travail les hypothèses pour l’année à venir — et l’après-midi, je suis tout à la Solitude pour achever ce dossier que j’ai réouvert ce printemps, et qui s’achève ces jours : un essai pour affronter la question du théâtre et de ses limites, et qui dira aussi peut-être qu’il n’y a pas d’autres chant d’amour pour le théâtre que celui qui s’éprouve dans l’hostilité (la crainte) à son égard, seule condition pour en arracher sa beauté la plus perdue — et de l’un à l’autre, Müller et Koltès, peut-être la même fraternité de regarder l’Histoire comme l’envers de l’écriture : cet envers qui donne envie de vivre contre cette Histoire au nom de ce qui donne le désir de la faire mourir dans l’écriture.

Par curiosité, je regarde le premier mail envoyé : ce n’est pas le premier — j’ignore de quand date le premier, peut-être de 2004, mais non, 2004 date mon premier ordinateur personnel, j’avais bien avant une adresse mail : mais laquelle et pour quel usage ? —, le premier qu’aujourd’hui je conserve comme le plus ancien est un court mot adressé à A***, au printemps 2013, une simple image prise sur un tableau de la fac : « il y avait cela sur le tableau quand je suis entré dans ma salle de classe » (c’est l’objet du mail), et j’avais écrit : ce n’est pas une allégorie — je ne retrouve pas ce mail par hasard, non, à l’amie qui traverse ces jours comme le dépassement dialectique ultime.