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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Le seul état acceptable de la réalité
[09•12•22]
vendredi 9 décembre 2022
Et la surréalité est comme un rétrécissement de l’osmose, une espèce de communication retournée. Loin que j’y voie un amoindrissement du contrôle, j’y vois au contraire un contrôle plus grand, mais un contrôle qui, au lieu d’agir se méfie, un contrôle qui empêche les rencontres de la réalité ordinaire et permet des rencontres plus subtiles et raréfiées, des rencontres amincies jusqu’à la corde, qui prend feu et ne rompt jamais. J’imagine une âme travaillée et comme soufrée et phosphoreuse de ces rencontres, comme le seul état acceptable de la réalité.
Artaud, L’Ombilic des Limbes
Devant une façade, le sentiment d’être toujours au loin : là, dans ce dedans caverneux dort quelque chose de plus profond qu’une grotte, des corps traversés de souvenirs que rien ne pourrait laisser en repos sauf le repos lui-même qui fera venir l’envers des souvenirs, ces pensées qui n’existent que pour s’évanouir ; de m’être perdu près du Conservatoire jeudi a fait remonter quelques images d’ici, d’autrefois, des dedans d’immeubles sombres, la noirceur terrible de la nuit par ici qu’il est impossible de venger sans anéantir tout le reste.
Dans Les Maîtres-fous de Jean Rouch, que je revois pour la centième fois, j’aperçois brutalement la douceur des gestes, quand il faut faire passer le feu sur le corps, se partager les entrailles du chien, frapper le corps maudit, et à jeter sur les images quelques paroles en appelant à moi Artaud et la cruauté, je comprends ce que je ne comprendrai jamais : le théâtre ne console pas, il existe pour rendre impossible la consolation.
Salle d’attente du médecin : les jouets d’enfants, les livres posés, les chaises, les écharpes oubliés, cette vie de passage qui appartient à tous, à personne, disposée là pour passer le temps entre deux cris — qui dira que la vie est autre chose ?
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Jrnl | Ce que nous pouvons voir
[08•12•22]
jeudi 8 décembre 2022
Ce que nous voyons n’est pas le code de ce que nous ne voyons pas, ce qui est à voir est très exactement ce que nous voyons, ce que nous pouvons voir.
François Tanguy
C’est bien vrai qu’on est seuls, désormais, et chaque jour davantage — même dans le partage du deuil, et surtout s’il est partagé comme hier ; que la vie soit sans cesse percutée par ce qui la nie, on en fait l’expérience chaque jour (l’épreuve plutôt), mais on ne s’habituera jamais, et si hier, travaillant ensemble, théâtre pour prétexte, à penser le monde dans ses contradictions, ses confusions aussi, la nouvelle de la mort de François Tanguy a fait irruption, ce n’était pas tant pour interrompre la vie que pour lui donner une autre allure, un autre tempo, jeter sur elle d’autres ombres capables de l’agrandir ; n’empêche, même en donnant le change, reste la solitude, et la question de ce qu’il faut en faire.
Puisque le sommeil fut difficile à trouver, il me cueille vers midi : là, des images précises, nettes, d’une maison où je ne cesse de rentrer, je sais qu’il faut aller main gauche pour trouver ma chambre, mais à chaque fois je tourne à droite et c’est une impasse et quand je me retourne, les murs rétrécissent, je parviens à sortir in extremis, et rentre de nouveau, prends à droite au lieu d’aller à gauche et à l’infini : je ne sortirai du labyrinthe minuscule qu’en hurlant et je sais que c’est un autre qui a poussé ce hurlement jeté sur moi, par pitié.
Conduire dans la nuit, ce soir-là qui mordait déjà sur le matin, lance d’étranges rêves éveillés hantés par le Radeau : est-ce à cela que sert quelques spectacles, dire que le monde manque, mais qu’il pourrait bien être là — et venger non pas tant le manque, que la lâcheté ? Le deuil est une pensée du commencement : nous sommes après ; sauf que ce soir, nous ne savons pas où, nous ne savons plus rien d’autre que cela, que nous sommes seuls encore, et davantage, et après.
Je ne fais pas du théâtre pour que mes spectacles montrent des points de vue sur les choses,le point de vue est le spectacle.Le spectacle existe comme un acte. Je n’ai rien à dire à ce propos. Si je pouvais définir cet acte, je ne le ferais pas
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Jrnl | L’histoire de cette « descente aux enfers »
[06•12•22]
mardi 6 décembre 2022
Une fois persuadé que j’écrivais ma propre histoire, je me suis mis à traduire tous mes rêves, toutes mes émotions, je me suis attendri à cet amour pour une étoile fugitive qui m’abandonnait seul dans la nuit de ma destinée, j’ai pleuré, j’ai frémi des vaines apparitions de mon sommeil. Puis un rayon divin a lui dans mon enfer ; entouré de monstres contre lesquels je luttais obscurément, j’ai saisi le fil d’Ariane, et dès lors toutes mes visions sont devenues célestes. Quelque jour j’écrirai l’histoire de cette « descente aux enfers », et vous verrez qu’elle n’a pas été entièrement dépourvue de raisonnement si elle a toujours manqué de raison.
Nerval, Les Chimères (1856)
S’il est vrai que le soleil tombe attiré comme tous corps vers le fond des choses où il finira bien par reposer, il est tout aussi vrai que ce fond est le centre même de toute réalité où rien ne repose, noyau noir et terrible, inatteignable — on ne l’approche que pour en faire le tour et de là reprendre de la vitesse pour mieux être relancer vers les bords du monde : cette loi de la physique n’ayant pas besoin d’être prouvé, étant éprouvé à chaque instant du soir par celui qui regarde la nuit venir dans la mer, quand l’hiver approche.
Le rire dans la phrase de Nerval, je l’entends terriblement, sa voix inflexible entre ses guillemets, le claquement de sa langue juste avant celui de ses talons au moment de me tourner le dos et de s’éloigner, avec ce geste quand il remet le chapeau et que son ombre va se confondre avec la ville dans Châtelet qui l’attend.
Replongeant dans mes photos de Paris entr’aperçu la semaine dernière, je constate qu’il n’y a que des escaliers : montant, descendant la plupart, formant ces géométries âpres, incontestables mêmes, dessinant quelque chose des errances intérieures où se livrer — lignes de fuite sans perspective et simples tracées de la réalité sans plan antérieur, le monde en l’absence même de direction : pure immanence ou butée sur quoi je ne cesse de me perdre.
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Jrnl | puisque rien là n’écoute
[05•12•22]
lundi 5 décembre 2022
il s’allonge sur le sol — se ramasse — bras et jambes repliés — position prénatale et tombeau — identité — ainsi — rarement — quand il s’épuise ou pleure — agonise quotidienne dans des gémissements muets — sans doute — puisque rien là n’écoute — rien ne se mêmle à sa voix — isolement du silence
Danielle Collobert, Il donc (1976)
L’image : l’acteur, qui manie le bâton comme un fusil, le traite d’abord comme un fusil, souligne son poids, sa forme ; mais puisque l’art commence lorsque le fusil lui-même est traité comme un bâton qui est traité comme un fusil, tout se renverse et se confond en même temps, autant dire que ce qui apparaît, dans le geste de l’acteur qui manie le bâton pour donner l’illusion qu’il s’agit d’un fusil, c’est la disparition du bâton et du fusil — et le surgissement de l’art, la croyance dans l’abolition de la réalité au profit de ce qui n’existera jamais, mais qui pour cela ne peut avoir lieu que dans le cauchemar de la réalité qu’est le théâtre.
Mon corps ne m’appartient pas ces jours, il est livré de nouveau tout entier à ma respiration, ces jours d’hiver qui sont de retour au fond des poumons et déposent avec le froid la lenteur du souffle, le poids sur la poitrine, les sommeils à demi qui font naître des images étranges avec bâton, fusil chargé pour de faux et tiré pour de vrai sur mon imaginaire.
On se souviendra de ces jours comme ceux où on aura refusé de changer de monde pour mieux le remplacer par un souvenir.
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Jrnl | Ouvrir le métro, la nuit
[02•12•22]
vendredi 2 décembre 2022
Ouvrir le métro, la nuit, après la fin du passage des rames. En tenir les couloirs et les voies mal éclairés par de faibles lumières intermittentes.
Par un certain aménagement des échelles de secours, et la création de passerelles là où il en faut, ouvrir les toits de Paris à la promenade.Guy Debord, Projet d’embellissement (revue Potlatch, 1956)
Les bruits d’abord, ou cette absence de bruit franc, plutôt cette lame de fond qu’est le bruit ici, et ici-bas surtout, dans les métros à Paris qui sont les lieux où Paris ressemble à mes souvenirs : un bruit profond et sans interruption, sans variation, une émotion de bruit à quoi s’attache la peur et la douceur d’en réchapper pour un temps tandis que les regards se croisent et disent tant de l’hostilité pure ou du plaisir de ne pas lui être voué et pour un temps encore on y croit : et puis, il y a cet écrasement des perspectives, l’envers absolu de l’horizon, le contraire d’un paysage : seulement la matière pure de ville dressée entre soi et tout ce qui n’est pas soi : la ville du dedans de la ville.
De retour à Paris donc, pour quelques heures : train de quatorze heures le vendredi qui me déposera le temps d’une soirée, avant retour demain matin six heures, quelle vie entre deux portes battantes (aucune ; seulement la sensation de partir, de rentrer).
J’allais oublier : dans Paris, mesurer à intervalles réguliers la marche forcée vers l’homogène, les quartiers qui semblent les mêmes, toujours façonnés pour chasser de plus en plus d’humains ; ici, ce pourrait être aussi un ventre vide ; il y a cette lumière jaunâtre avec laquelle j’ai appris à prendre des photos, autrefois, qui ne change pas puisqu’elle appartient à autre chose qu’à la ville, mais au sentiment jeté sur la ville par nos souvenirs jusqu’à présent.
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Jrnl | Deux dangers
[26·11·22]
samedi 26 novembre 2022
Deux dangers ne cessent de menacer le monde ; l’ordre et le désordre. Paul Valéry
C’est comme lorsque le temps là-bas s’effondre et qu’on se croit protégé puisqu’on le voit, que la seule vision nous offre le monde en notre pouvoir – sauf qu’au moment de se retourner, on se retrouve cerné : la nuit partout et même sur nous peut-être ; qu’il ne suffit pas de lever les mains vers le soleil tombant pour toucher le ciel, au contraire : il ne reste rien de ce qui avait fabriqué lentement tout un jour en entier, les ombres s’allongent terriblement sur le sol massacré, rien d’autre.
De retour du théâtre hier — tant pis pour moi encore —, quelques pensées adressées à la colère et à la tristesse comme toujours liées, sauf que cette fois, c’est avec tendresse aussi que je les acceptais : est-cela apprendre à mourir ? Alors soudain, à cette seule pensée venue, je me suis souvenu : j’étais de nouveau contemporain du jeune garçon qui a seize ans était sorti de ce spectacle précisément, lié pieds et poings à lui, quoi qu’il advienne : et la colère est revenue, et la tristesse, intactes, salvatrices.
Les cris des bêtes dans la nuit seule se confondent avec la solitude elle-même : même quand un chat hurle à la mort vers quatre heures du matin et que je l’entends — que je suis seul avec ce cri qui ignore que je l’entends.
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Jrnl | La brutalité sociale de leur époque
[22·11·22]
mardi 22 novembre 2022
Ce qui fait le grand peintre, c’est le caractère qu’il donne à tout ce qu’il touche, la saillie, le mouvement, la passion, car il y a des sérénités passionnées. Eux en ont peur, ou plutôt ils n’y ont pas songé. Par réaction peut-être contre toute la passion, les tempêtes, la brutalité sociale de leur époque.
Moi :
― David y trempait jusqu’au cou pourtant.
Cézanne :
― Oui, mais je ne connais rien de plus froid que son Marat ! Quel héros étriqué ! Un homme qui avait été son ami, qui venait d’être assassiné, qu’il devait glorifier aux yeux de Paris, de la France entière, de toute la postérité. L’a-t-il assez rapetassé avec son drap et délavé dans sa baignoire ? Il pensait à ce qu’on dirait du peintre et non à ce qu’on penserait de Marat. Mauvais peintre.Gasquet Joachim, Cezanne, Les éditions Bernheim-Jeune (1921) [1]
Au pied de la skyline de Marseille, les voitures à l’arrêt sur la voie rapide, comme toujours : main droite, la mer échoue lamentablement sur les bateaux accostés en attente de repartir vers la Corse ou l’Algérie, main gauche, les gratte-ciels minuscules qu’on a dressés là pour l’armateur local, et moi, je ne peux m’empêcher de songer à chaque fois à la poignée de mains qu’il y eut ici, peut-être, entre Rimbaud et Conrad au printemps 1875, puisqu’on sait qu’ils se trouvaient là tous deux sur ces docks, et le départ comme à jamais – tandis que l’embouteillage me laisse engourdi dans ces pensées, je jette un regard sur les bureaux allumés, les types derrière leur ordinateur, la salle de sport aménagée dans les bas étages : toute la poussière que l’immeuble fera, à la fin des fins, j’y pense aussi comme je pense à la poignée de main tandis qu’on klaxonne derrière moi : c’est reparti.
Le matin m’avait jeté à la figure des idées d’intrigues minuscules pour pièces de théâtre impossibles : ça commencerait par le suicide d’un homme après un long monologue, et toute la pièce déroulerait l’intrigue à l’envers : la veille du suicide, puis la semaine qui le précède, deux années auparavant, et jusqu’à sa naissance ; il y avait aussi cette longue pièce qui s’ouvrirait sur une bagarre de deux heures avant quelques mots essoufflés et inintelligibles de quelques survivants ; ou cet autre : une foule au pied de la citadelle, mais je n’avais que le titre, que j’ai oublié.
J’ai encore le goût de sel de la vague qui tout à l’heure, à l’aube, m’a fauché tandis que je courais le long de la mer et face au vent : je possède désormais l’image du monde que cela a fait en moi – la vague haute qui reste en l’air une seconde avant de s’abattre sur moi –, et je garde, plus secrètement, le sentiment de solitude après la vague qui est le sentiment de la réalité elle-même.
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Jrnl | Tombant du haut du ciel
[14·11·22]
lundi 14 novembre 2022
L’eau est grise et bleue, large comme un bras de mer. — Un rayon blanc, tombant du haut du ciel, anéantit cette comédie.
Rimbaud, Les Ponts Le long des plages, hier, courir tandis que la nuit tombe lève d’étranges pensées, et dans la fatigue du jour et du corps, ne plus savoir ce qui relève de l’un ou de l’autre, se confondre dans le même mouvement de la foulée plongeant au fond des choses, des vagues vaguement balancées dans l’air de l’époque, des couleurs qui s’effondrent mais où, de ce qui cède dans le souffle, de faire avancer la terre un pas après l’autre en la faisant rouler derrière soi et pourtant, toujours la retrouver comme cette latéralité jamais conquise, et dans les buissons qui tapissent les bords des mer là-bas, entendre un homme rire, seul, assis en tailleurs sur son matelas, et le voir soudain, intercepter son regard, le voir se figer, et l’homme, constatant sa solitude brisée et qu’il n’était que seul, de se mettre à pleurer, lentement.
Peut-être est-ce d’avoir pensé, tout le jour, au sort à faire au ciel de ce lundi : j’ai longuement médité sur tous les cieux aperçus, ai voulu en faire un compte intérieur, sorte de récit des terres parcourus par la force de ces nuages (ciels bigarrés de Touraine ; épars du Béarn ; nus et solide de Corse ; profond jusqu’à l’espace au Chili ; lourd et épais du Cambodge ; effilé de Nouvelle-Zélande…) : quelle morale de cette fable du temps passé par le temps qu’il faisait, tous ces jours ensemble sur moi ?
J’écris ces notes dans le café tandis qu’un couple tout près de moi se sépare, lentement, presque sans mot et dans la plus grande douceur : lui dit qu’il regrette tout, et que si c’était à refaire, il referait tout différemment ; elle, elle ne dit rien, elle répète doucement, comme pour elle-même, si tu savais, si tu savais.
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La mer indéfinie
[jrn • 08·11·22]
mardi 8 novembre 2022
Ce que je sais, ce qui est mien, c’est la mer indéfinie. […]
Tournant le dos, je partis, je ne dis rien, j’avais la mer en moi, la mer éternellement autour de moi.
Quelle mer ? Voilà ce que je serais bien empêché de préciser.Michaux, La mer
Ce qu’il y a de plus sourd en soi, de moins abordable et de plus éloigné, de plus précis pourtant, qu’on pressent comme le lieu même d’où serait possible ce qui serait possible, cette porte en soi qu’il suffirait d’ouvrir pour que — ce qu’il y a plus de terrible, de moins avouable, une mer mais hors l’effort de mordre aucune terre, sans ressac, seulement ce qui ferait d’une terre la terre sur quoi surgiraient de temps en temps des cadavres qui nommeraient faute de mieux des continents, là-dessus les étoiles feraient semblant d’aller et de venir, des constellations jetteraient leurs lueurs depuis des passés lointains et donneraient l’impression d’écrire le futur, tout cela qui, en soi, forge cet amas de colère et de tristesse, et de désir aussi — mais de quoi ? —, et la soif, comme on ne peut l’avoir que devant la mer qui ne répand que le sel des larmes, et face à quoi on regarde le temps en rêvant d’espace, et que tout s’achève.
Dix jours loin sans rien noter ici et comme à chaque fois l’impression d’avoir laisser les jours s’échapper ; il ne s’est rien passé que l’essentiel : le sentiment impossible d’exister, les nuits perdues, et toujours, traquer les raisons d’être comme si c’était des bêtes qui ne laissent que des traces et dont on entend, au loin, les cris à la mort.
Nous sommes la pointe la plus avancée du temps : c’était la pensée évidente, banale, et terrifiante au réveil — toute l’histoire de l’humanité n’avait eu lieu que pour produire cette réalité-là, et ces méthodes de gouvernement là, et ce théâtre là, ces silences et ces ombres là dans la chambre vide où s’amassaient tout à la fois le désespoir des ancêtres et leur ultime survivance.
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Comment vivre
[Jrnl • 28·10·22]
vendredi 28 octobre 2022
Et quand la quille arrivée, le petit gars montait dans le train, rentrait dans son village, se soûlait dès le premier soir, déchirait toute cette beauté ou dégueulait dessus, tout ça par manque d’habitude de la liberté. L’uniforme était roulé et caché dans un coin inaccessible. Et tout le monde disait : « Bon, Dieu merci, tu pouvais pas te promener habillé comme ça, comme un coq. C’est fini ! Et vis, vis. » Mais comment vivre… personne ne le disait.
Evguéni Grichkovets, Comment j’ai mangé du chien (2002)
De l’autre côté de la semaine, se dire que le pont va toujours quelque part — même si c’est seulement de l’autre côté —, et qu’on porte en soi davantage de fatigue que le monde et tant pis pour lui, et qu’il reste tant à défaire en soi : c’est la leçon, toujours, qui n’en possède aucune ; on ne survit pas à sa propre vie, c’est ainsi — alors, en passant, on traverse : de ce côté du pont à l’autre, cette fois je passerai dessous, laissant à main gauche ces cabanes où vivent ceux qui vivent là, bords de route qui valent bien l’Eden et longeant le côté terrible des choses, j’irai faire le contraire de rejoindre, peut-être que Lisbonne existe, et Parry Sound ou Penetanguishene, la Dordogne pourrait valoir le Guatemala et la Nouvelle-Pologne, s’il n’y avait pas, entre nous et la vie, l’existence.
Trouver l’espace intérieur qui rendrait la parole possible : le lieu d’où parler — finalement, une phrase suffit à nommer ce qu’il en est, de mon travail : une semaine comme chaque année depuis quatre ans d’enregistrement d’une pièce audiophonique autour de ceci, une pièce pour prétexte, et tâcher de transmettre cela, la quête de ce lieu d’adresse : qu’on nomme cela théâtre est superflu, presque insultant, il faudrait plutôt dire que c’est désapprendre à vivre, et commencer autre chose, qui n’a pas de nom.
Non, on ne reste pas par curiosité : mais parce qu’il y a tant à trouver encore de soi qui saura défigurer ce qu’on est, et s’il faut appeler cela venger, appelons cela venger, ou désirer, ou aimer : sinon, disons qu’il s’agit de ne pas laisser vaincre trop longtemps cela qui insulte ce pourquoi on est insulté — dans les rêves, c’est parfois l’ombre d’un enfant, c’est parfois ses pas dans la neige, c’est le souffle court aller à sa recherche, sûr qu’on l’a pour toujours perdu, et qu’on retrouve, indifférent, vengeant notre propre peine d’un regard posé sur le ciel qu’il voit pour la première fois.
[1] cité dans Une visite au Louvre, film de Danièle Huillet, Jean Marie Straub (2004)