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JOURNAL | CONTRETEMPS (un weblog)
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Jrnl | Plutôt mille fois être déchiré
[24·23·01]
mardi 23 janvier 2024
Le monde monstrueux que j’ai dans la tête. Mais comment me libérer et le libérer lui sans être déchiré. Et plutôt mille fois être déchiré que de le retenir ou de l’ensevelir en moi. C’est pour cela que je suis ici, je le sais parfaitement.
Franz Kafka, Journal (juillet 1913) D’avoir l’âge exact de Kafka (à un siècle près) me rend la fraternité plus atroce encore ; il est mort il y a un siècle maintenant.
Face au vent devant l’île Maire qui aurait pu tout emporter, souffler et souffler davantage, donner prise à la violence, être cette pure surface sur quoi les forces s’abattent et que dans l’enchaînement le vent soit justifié : c’était de toute cette vie l’instant précis où tout avait lieu.
De toute cette lâcheté aussi, de toute cette honte, des regrets et des fantômes, des peurs terribles d’enfants qui saisissent le vieillard que je suis, que j’étais dès huit ans, que je ne cesserai plus d’être devant, de toutes les colères sauvages, celles qui, en sortant de l’école, me prenait à la gorge jusqu’à presque vomir de pitié face au monde qui s’éloignait, de tout cela : faire quelque chose qui ne soit pas seulement autre chose : ou pour donner le change, ou pour s’en laver, consoler l’enfant intérieur, réparer le vivant (tout cela qui ferait honte encore davantage, jusqu’à vouloir renoncer tout à fait), non, autre chose : qu’aller parmi les vivants mes contemporains, ce serait plutôt plonger la main entière dans cette plaie béante des choses aveugles, vérifier la hauteur de la blessure.
Par exemple, devant l’île Jarre, se tenir face à l’endroit précis où le Grand Saint-Antoine, placé en quarantaine ici le 27 juin 1720, fut brûlé en pure perte : le 27 mai et jusqu’au 3 juin, il mouilla au large de Marseille — Artaud a suffisamment raconté l’Histoire, les rêves négligés du Vice-Roi de Sardaigne qui avait tout vu, les ravages, la fin, tout, et puis, le bateau accosté, les marchandises qu’on décharge et la Peste qui soudain se déverse et va tout dévorer. Je reste ici longtemps. Dans le vent qui assourdit, rend ivre, pas un de mes regards ne se porte sur l’horizon. C’est là que repose le Grand Saint-Antoine coulé par le fond comme si on pouvait se défaire du passé, du ravage, des rêves prophétisant l’instant. Là, à quelques centaines de mètres de la carcasse du Lightning P38 d’Antoine de Saint-Exupéry, dort quelque chose d’incompréhensible. Artaud est enterré au cimetière Saint-Pierre, tout près d’ici. C’est un 3 juin et en crachant du sang qu’est mort Kafka. Le vent qui frappe mon visage jusqu’ici sait l’Histoire et la vérité par cœur et me les jette à face dans le silence hurlé des rafales et je tâche de rester debout, mais je n’y parviens pas.
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Jrnl | Ailleurs, n’importe où
[24•01•14]
dimanche 14 janvier 2024
« Qu’est-ce qu’ils ont d’autre, crois-tu, que cela ? Petite vie, petits goûts ; Barba est le type même de ce qu’ils peuvent désirer ; ici, c’est tout ce qu’ils peuvent rêver, c’est tout ce qu’ils peuvent imaginer, c’est ce qui peut exister de mieux, c’est l’extrême limite ; ils sont là-dedans comme dans un œuf. Confronte cela avec autre chose, mets cela dans le monde, pousse-les dans ce qui existe et qu’ils n’ont jamais imaginé : tous, un par un, ils s’y casseront, et ce sera bien fait.
Quand je veux m’amuser, je regarde ce gros tas, j’en prends un au hasard, et je l’imagine ailleurs, n’importe où. Celui-là, avec son gros cul, mets-le sur une scène de théâtre, avec les projecteurs sur lui ; celle-là, qui n’ose pas bouger de peur de
s’ébrécher, imagine-la dans un orage, en pleine nuit, en pleine campagne ; celui-là, celle-là, celle-là, tous ceux-là, mets-les donc au milieu d’une révolution !
N’importe où ailleurs qu’ici, ils sont fichus. »Bernard-Marie Koltès, La Fuite à cheval très loin dans la ville (1978) C’est vrai que Strasbourg flotte, que c’est une ville à la dérive : trois jours ici, à peine, dans le froid terrible de janvier qui forme cette lumière opaque, où la brume au-dessus de l’Ill paraît la matière dans laquelle on s’enfonce à chaque pas — c’est vrai que Strasbourg paraît s’éloigner à mesure qu’on avance en elle, comme près de la Cathédrale (une fois de plus, j’aurai renoncé à y entrer), ou le long de la rue des douane (ce matin-là, je marcherai seul ici et serai soudain entouré d’une patrouille de soldats fusils d’assaut à l’épaule, dans le silence étouffant de l’aube glacée) : c’est vrai que Strasbourg se dresse comme si c’était du passé pris dans le gel de la mémoire, ses fantômes ne sont même plus des ombres, je me souviens pourtant, d’y être allé comme si tout commençait, avec cette phrase en moi : maintenant ou jamais ; sur le Pont du Théâtre qui donne sur le TNS, je regarde l’eau s’enfouir sous elle, remonter le cours des choses jusqu’à se perdre dans la mer — mais on ne se perd jamais dans la mer, et maintenant : et maintenant ?
Le lieu où les mers se croisent : on peut le voir, je crois, par exemple entre l’Océan Pacifique et la Mer de Béring, car le fait que deux océans ne se mélangent pas est une règle intangible de ce monde, et cela concerne aussi ce qui remue intérieurement, et explique ces terreurs la nuit, quand on plonge, comme traverse, que soudain on aborde d’autres fonds.
Le 14 janvier, un Pape jette l’Interdit sur le Royaume de France pour des raisons oubliées : on aurait tort de sourire seulement, et il faudrait aussi prendre de pitié ces hommes qui croyaient alors qu’un seul mot griffés à l’encre sur papier de parme pouvait effacer une part du monde de la surface de la terre en la privant de ciel.
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Jrnl | Dehors, c’est la fureur
[24•01•08]
lundi 8 janvier 2024
Dedans c’est la fumée. Dehors c’est la fureur.
Henri Michaux, Épreuves, exorcismes (1940-1944)Reprendre le fil : oui, mais par où le tramer, percer ce grand tissu de réalité pour coudre un vêtement qui serait suffisamment résistant au vent et me rendrait invisible pour l’affronter — le vent ne se porte que sur ce qu’il voit — ; regarder les vagues tout à l’heure, cherchant la nouvelle vague me rendait nostalgique à chaque instant de la précédente disparue sous la suivante, mais dans la succession, à mesure des naissances et des morts, c’est comme si j’éprouvais peu à peu la nostalgie pour ce qui allait arriver : c’est peut-être ce qui datait ma tristesse aujourd’hui, et avec elle l’Histoire entière qui n’arrive que par saccades, tueries de masse et crachats sur les cadavres sitôt répandus à l’image : reprendre le fil, est-ce qu’il ne faudrait pas le trancher une bonne fois pour toutes, et se mettre à la sculpture ?
Aujourd’hui était né Gaston Miron, tandis que mouraient Giotto, Marco Polo et Galilée, Verlaine aussi : mais c’est aussi le jour où naquit Tino Modotti et Pietro Gori et cela pourrait tout sauver — bien sûr, une vie vaut une mort, parce qu’une mort ne rachète aucune vie, qu’il n’y a pas d’espérance, seulement le sentiment d’urgence et d’arracher au langage et à la matière ce qu’ils consentent à nous donner, et même ce qu’ils ne consentent pas.
J’ai fait la liste de mes dernières croyances, et parmi elles, il y a la musique et les larmes, les morsures, l’indifférence des ruines et ma propre faiblesse, le désir, la solitude et dans le soir ce qui lui succède, travaille la fatigue et l’arme d’autres forces qu’elle seule et la recouvre.
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Jrnl | Cette nuit d’hiver
[23•12•22]
vendredi 22 décembre 2023
Il nous a connus tous et nous a tous aimés, sachons, cette nuit d’hiver, de cap en cap, du pôle tumultueux au château, de la foule à la plage, de regards en regards, forces et sentiments las, le héler et le voir, et le renvoyer, et sous les marées et au haut des déserts de neige, suivre ses vues, — ses souffles — son corps, — son jour.
Rimb., « Génie » (Illuminations) [1873 ?]Tout a recommencé de finir ce matin – cette nuit –, à 4h27, quand à cette heure (et en ce lieu) le soleil revint (mais d’où ?) et, ayant atteint ce point ultime de disparition, décida — provisoirement — de revenir, et l’équilibre des jours et des nuits ainsi rompu, la vie reprendrait peut-être, l’illusion d’un retour : non, on sait que c’est autre chose, que c’est leçon, grande et haute, celle qui dit (outre l’effacement soit ma façon de resplendir) que la nuit est la condition du jour, que le jour revient seulement s’il a éprouvé de la nuit sa plus grande menace, que ce moment précis de plus puissante rétraction est aussi celui de l’appui vers la lumière la plus pure de juillet : que nous sommes lancés vers juillet à la seconde même où le froid perce le plus profondément en nous — d’ailleurs, le vent n’a jamais été aussi terrible que ce matin où le matin déjà allait gagner quelques secondes sur la nuit, à peine de quoi voir venir, et le ciel était bleu, comme la plaie sur le cadavre, et comme si le cadavre soudain ouvrait les yeux, et criait.
Ô terreur : ne dormir que vers deux heures et se réveiller chaque seconde (c’était l’impression), se dire : de n’avoir pas su trouver les mots — mais les mots avaient fui eux aussi et me rendaient plus lâche encore de les chercher en moi —, de n’avoir pas su dire ni regarder en face (le soleil ni la mort, mais pas seulement) : et c’était évidemment la veille du solstice hier, aucun hasard : seulement de la solitude terriblement répandue devant moi avec s[m]es visages muets, et le bruit de la porte qui se referme, les pas qui s’éloignent.
Je récite en moi-même les mots
mais dire les mots suffisent-ils pour qu’ils disent ce qu’ils portent en eux, je ne sais pas : les mots de courage, de dignité, d’intelligence, les mots de solitude : les mots qui serviraient comme des mains dans le noir de la grotte pour avancer, les mots qui seraient du sang aussi au bout de mes mains éraflées par les ours peints, les loups, les sexes, les mots qui seraient des bêtes cachées dans l’angle mort, les mots qui parviendraient à dire la profondeur des rues de Babylone et le silence qu’il faisait le lendemain de sa chute, les mots qui diraient cela et tout le reste rien qu’en disant ce qu’il faudrait dire pour que la ville ait lieu et avec elle la vie entière qui déjà, comme la bête que rien n’apprivoisera jamais, s’éloigne quand on l’appelle avec des larmes.
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Jrnl | Mais droit devant nous
[23•12•20]
mercredi 20 décembre 2023
[Les faits] nous montrent, dans la vie psychologique normale, un effort constant de l’esprit pour limiter son horizon, pour se détourner de ce qu’il a un intérêt matériel à ne pas voir. Avant de philosopher, il faut vivre ; et la vie exige que nous nous mettions des œillères, que nous ne regardions non pas à droite, à gauche ou en arrière, mais droit devant nous dans la direction où nous avons à marcher.
Henri Bergson, La Pensée et le mouvant (1938)
Plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler est-il écrit dans « La Perception du changement », et cette incapacité de voir tiendrait lieu pour le philosophe d’un instinct de survie autant que d’une impossibilité presque physique : ce que je fais me permet d’occulter ce qui se passe — alors c’est contre cela aussi qu’il faudrait lutter : oui, vivre ne consisterait finalement qu’à contre-vivre, tâcher pas à pas d’éprouver à l’inverse de ce pour quoi le corps est fondé dans le monde, et par lui, de comment le corps est la continuité de la violence que le monde nous inflige : vivre serait cela, seulement cela : garder les yeux ouverts tandis qu’on agit malgré tout : ici encore, la déliaison assassine de l’action et du regard (qu’on soit trop occupé à voir au lieu de vivre, ou trop soucieux de vivre au détriment de voir), et il faut travailler sans relâche à d’autres formes d’articulations où vivre serait mieux voir, et voir, autrement vivre : mais comment, personne ne le dit, ne le sait.
Cette phrase, ce soir : « c’est à force de vivre qu’on finit par vivre » — comme en dépit de toutes choses, ou en désespoir de cause ?
Nous sommes le 20 désamb, ce jour qu’à la Réunion on célèbre aussi, en désespoir de cause : comme si la fin de l’esclavage en droit abolissait l’esclavage, foutaise — en rentrant ce soir, lisant les nouvelles, la pensée se perdait ; longtemps, j’ai pensé que le droit positif était supposé couronner l’établissement de nouveaux droits garantissant pour chacun la possibilité du bonheur, ce pourquoi des émeutes deviennent des révolutions en prenant les Assemblées : et puis non, bien sûr, chaque jour nous montre combien la loi devient l’exacte contraire, cette violence imposée des puissants sur les fragiles : c’est le 20 désamb, à la Réunion, et partout ailleurs : on sait bien qu’il n’y a pas de néo-colonialisme, seulement du colonialisme sournois, et d’autres manières de faire régner l’ordre dans la brutalité jusqu’au point où la brutalité est l’ordre du monde, et dans l’ordre des choses établi une bonne fois pour toutes : c’est le 20 désamb quelque part ici-bas, et rien n’a encore eu lieu, tout se répète, et toujours vivre n’est que survivre à ce dont on n’est pas mort.
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Jrnl | Dans les soleils d’automne
[23•12•18]
lundi 18 décembre 2023
Ne parle plus
Écoute
Les rubis se brisent
Dans les soleils
D’automne
Et leurs splendeurs
Font des étoiles de matin
Gastien Lapointe, « Musique peinte » (Le temps premier) [1962]
C’est peut-être un délire de poète : je lis que la mer n’a pas de couleur, qu’elle prend celle du ciel — bleu en plein jour, aux reflets blancs sous les nuages et noir la nuit : le théorème paraît implacable ; elle n’a pas plus de forme, prenant ce qu’elle trouve devant elle et mordant la surface de la Terre qui la soutient : qu’on nomme globe terrestre ce qui est au trois quarts de l’eau : décidément, la réalité est ce qui n’a peu à voir avec elle-même, on la ramasse où on la trouve et elle est déjà tant usée : sous cette fable de la couleur (mais la fable est peut-être vraie : je ne sais rien), je lis tout ce qui m’apparaît et c’est vrai que chaque chose prend l’aspect de ce qui s’y reflète, le reflet lui-même n’est qu’une manière de voir et de s’absenter à soi-même, de s’arracher à sa propre forme pour n’être que pure dévoration, ressac, désir d’aller plus avant — échouant toujours sur ce qu’on trouvera devant soi, ce grand corps de terre qu’on voudrait mordre et dans lequel on va s’abîmer et se perdre.
Staline et le Gatien Lapointe seraient donc nés le même jour (à presque une vie d’écart), aujourd’hui : il faut les imaginer penchés sur les bougies, fermer les yeux de la même façon, le poète du Saint-Laurent et le criminel de masse, laissant monter le vœu, le désir, faisant courir le temps et soudain souffler : et rouvrir les yeux et voir le monde a la même place, mais vieilli d’une année entière brutalement — et repartir à leurs affaires, l’un pour attacher deux mots ensemble, l’autre pour assassiner tout espoir et affamer d’innombrables peuples.
Je voudrais croire que le ciel n’a pas de couleur non plus (et c’est peut-être le cas : non, je ne sais vraiment rien), qu’il prend celle que la mer lui donne, lui prête plutôt — la nuit n’est pas noire, mais s’absente, voilà tout, et son bleu est celui profond des pensées où elle va, tandis que la mer frappe plus terriblement son propre silence, et qu’on ne parvient pas à dormir, qu’on voudrait tant que demain aura lieu, sans y croire vraiment, et que le cauchemar affûte ses armes avant de se mettre à notre poursuite bientôt.
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Jrnl | Ne plus avoir pied
[23•12•17]
dimanche 17 décembre 2023
Ne pas avoir pied, et ne pas perdre pied dans ce « ne plus avoir pied ». Voler dériva de nager.
Pascal Quignard, Les Heures heureuses (2023)
Peu de choses sont aussi intouchables que la nuit : son reflet dans nos rêves à la surface du miroir ; la peur d’enfance ; le désir qui est comme l’envers de la peur ; le regret qui est tout à la fois une peur et un désir ; le vertige qui est le désir d’avoir peur — et rien d’autre que la mer donne cette sensation d’être touché et de toucher, et d’être entre deux vides, le ciel et l’autre ciel qui sous la mer repose et qui est noir comme la nuit, et tout s’assemble alors dans le poing et sous le regard ce moment où, face à la mer, je vois ce bateau régner pleinement sur le rivage, et l’expression avoir pied en ce bas monde n’avait pas trouvé image plus juste, sauf quand dans la nuit il faut remonter la rue, suffoquer de peine, et chercher la voiture et ne pas la trouver, et vouloir s’adosser à la nuit qui se retire, et chercher son souffle, coupé par la lame froide de cet hiver-là.
Puisque le hasard est comme dieu — qu’il n’existe que comme cadavre qu’on ne cesse d’enjamber —, c’est évidemment un dix-sept décembre qu’on découvre (par hasard, dit-on évidemment), au cours du pavage de la Grand-Place de Mexico, capitale de la Nouvelle-Espagne, la glorieuse Pierre du Soleil, qu’on prit pour un calendrier et qui n’était plutôt qu’une sorte de cuauhxicalli sur quoi on répandait le sang pour la soif des dieux aztèques et sans doute la curiosité des autres : c’était 1790 sous le soleil, et un dix-sept décembre, Mohamed Bouazizi se sacrifiait non pour les beaux yeux du soleil, mais pour la honte des gouvernants — soulevant à lui une révolution dont les jasmins ont fané, mais dont la pourriture est le ferment d’autres soulèvements qui n’attendront pas d’autres révolutions du soleil.
Ce jour, meurt l’enfant sauvage Gaspard Hauser — « suis-je né trop tôt ou trop tard ? (chantera Verlaine) / Qu’est-ce qe je fais en ce monde ? / Ô vous tous, ma peine est profonde / Priez pour le pauvre Gaspard », inconnu assassiné par un inconnu, mais naît Jean-Baptiste Van Moer, peintre inconnu assassiné par sa peinture : des vues évidentes du Moulin de Ruyschmolen tiennent parfois lieu d’œuvre qui sont l’obsession d’une existence que l’existence abolit en une seconde au moment où on regarde le ciel pensant c’est la dernière fois, et on ne se voit pas fermer les yeux, on n’a aucune pensée pour les enfants sauvages et les soleils de Mexico, le sang versé pour lui et la profondeur de la mer devant Marseille, on pense au dix-huit décembre et qu’il n’arrivera pas, que c’est tant pis pour soi, et non tant pis pour le dix-huit décembre, et on s’abandonne aux rêves qui n’auront pas de fin : on perd pied.
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Jrnl | Jamais
[23•12•16]
samedi 16 décembre 2023
— MARTHE : Est-ce que chaque chose vaut exactement son prix ?
— THOMAS : Jamais.
Paul Claudel, L’Échange (1900)
L’inestimable du jour tient à sa faculté d’être chaque instant révolu et inaccompli, qu’il semble à la fois une promesse et un regret — l’inestimable tient à ce qu’on ne parvient jamais à se confondre avec l’idée qu’on aurait de ce qu’on vient d’être et qu’on quitte, et qui ne désarme pas pourtant, se prépare déjà à nous attendre bientôt : l’inestimable ; et si « tout ce qui a son prix est de peu de valeur », c’est peut-être parce qu’on ne possède aucun instrument capable d’établir un rapport entre une chose et une autre, et qu’on lance sur cette impuissance quelques pièces d’or comme si c’était des métaphores, mais que les métaphores s’effacent derrière ce qui ainsi nommé nous retire notre ombre, sonnante et trébuchante par-dessus le marché, sur le premier désir venu.
C’est donc un seize décembre pareil à celui-là que la Grande Flotte Blanche quitte le port d’Hampton Rhodes sous les coups de canon d’une armée entière vêtue en uniforme d’apparat, le Président Roosevelt (l’oncle) faisant le signe de la main : un tour du monde pour le conquérir et prouver, à ce monde, que cette Nation est prête à le dominer — rien de moins qu’un tour pour cela, pas un de plus et voilà tout : ce que nous enseigne le seize décembre est insignifiant, qu’il suffit de jeter une marine presque entière dans l’eau et de lui demander de revenir à son point de départ par l’ouest pour se dresser conquérante parmi toutes, et le reste (les massacres, chantages, coups d’État, bombes atomiques) ne serait que broutilles, manières de donner le change à un tour du monde jadis accompli, on ne sait plus pour quoi — un siècle plus tard, un même seize décembre, la sonde Voyager 1 aura quitté l’héliosphère, premier objet terrestre à naviguer au-delà du Système solaire : autre leçon qui claque dans le vacarme d’une classe qui n’écoute déjà plus.
Si Beethoven se donne la peine de naître, un seize décembre, hurlant à pleins poumons des cris qu’il n’entendra bientôt plus, c’est pour ne plus avoir à entendre parler de Flotte Blanche et de limite du Système solaire, du Lord protecteur Cromwell ou du sacre d’Henry VI d’Angleterre dans Notre-Dame-de-Paris consterné, mais pour se livrer au silence qui peuplera en lui l’espace entier du monde qui n’avait pas de prix, n’ayant de valeur que parce qu’un désir cherchait en lui à briser le silence qui le composait entièrement : nous en sommes aussi là, cherchant la vérité comme on frappe sur les touches d’un piano en espérant qu’il donne en retour (en échange ?) la musique capable de transformer la vie — et nous n’entendons rien que notre souffle au dedans de soi ; peut-être ne s’agit-il plus que de cela, sous l’Empire et la Multitude : ni interpréter le monde ou le changer, mais changer l’interprétation de tout changement ?
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Jrnl | Sur ma tombe où lentement j’arrive
[23•12•15]
vendredi 15 décembre 2023
(…) Au banquet de la vie, infortuné convive,
J’apparus un jour, et je meurs.
Je meurs ; et, sur ma tombe où lentement j’arrive,
Nul ne viendra verser des pleurs.
Nicolas Gilbert, Adieux à la vie
Au moment de mourir, le peintre se redresse : « du jaune, il faut du jaune… ce vert ne va pas… » — alors il ne meurt pas ; il se lève du lit, se rend à l’atelier, applique au pied de l’amandier en fleursde grands aplats jaunes qui teintent férocement le vert sans le masquer, regarde un peu, à peine, puis se détourne et la tâche étant faite, peut s’allonger et enfin mourir : sur les derniers jours de Bonnard, nul mystère, seulement cette violence qui s’inflige là où se cherche la matière : pourquoi le vert n’allait pas, et qu’est-ce qui n’allait pas dans ce vert ? Qu’est-ce que le jaune pouvait sauver, ou racheter, corriger, soulever ou traverser ? A-t-il, une fois déposé ce jaune, accompli ce qu’il fallait accomplir, achever l’œuvre de toute une vie et exécuter d’un geste l’ensemble des milles tableaux, le corps de Marthe compris tant de fois approchée allongée et nue, ainsi détourée finalement, fatalement ? — ou ayant déposé ce jaune et considéré, estimant qu’il ne faisait que prolonger la recherche sans l’accomplir, il s’est couché épuisé et espérant que l’agonie ne durera pas et qu’il pourrait bientôt retrouver Marthe déjà jetée en terre depuis quatre ans maintenant.
Ce 15 décembre qui nous arrive est évidemment un miracle, comme chaque jour, et comme tous les 15 décembre : il arrive pourtant qu’un tel miracle n’ait littéralement pas lieu — par exemple, et au hasard, en 1582, puisque le 9 décembre donna naissance directement au 20 décembre pour une sombre histoire de calendrier grégorien : du 9 au 20 décembre, une simple nuit, un intervalle imperceptible qui rend vain le comput intégral des jours de la création jusqu’à nous et d’autant plus vif le sentiment d’être sur la pointe la plus avancée du présent enfoncé on ne sait où encore.
C’est d’ailleurs un 15 décembre que Le Prince Faucon Toghrul Beg prend Bagdad, à qui et pour en faire quoi ? — il ne prend même pas la peine de raser Babylone qui dormait déjà du sommeil de juste sous les dunes : et c’est un 15 décembre que meurt le poète Nicolas Gilbert dont toute l’œuvre est une hantise de sa mort qu’il aura écrit tant de fois qu’il donna naissance au XIXe s. qui l’oublia sitôt les premiers vers crachés par Musset et les autres, mais c’est un 15 décembre que naît Charles Lecocq qui eut le temps de composer un bref pamphlet contre la Grande Guerre avant de mourir à vingt ans, auteur d’un seul livre inconnu et introuvable dont le titre suffit à colorer de jaune entièrement tous les 15 décembre de ce monde : Zadig à Babylone.
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Jrnl | Contemporain de la vision qu’il permettait
[23•12•14]
jeudi 14 décembre 2023
La vie sur cette terre n’a jamais été éclairée par un soleil
dont le rayon lui-même aurait été le contemporain de la vision qu’il permettait.
Pascal Quignard, Les heures heureuses (2023)Le lundi 26 septembre 2016, des fouilles dans les entrailles ruinées du château de Katsuren, l’une des puissantes forteresses Gusuku érigées dans l’archipel Okinawa à l’époque Sanzan pour défendre l’île des invasions nombreuses qui ravageaient l’archipel autour de l’an mille, ont exhumé dix pièces de cuivre au motif presque effacé : on peut malgré tout observer encore un soldat muni d’une lance et au revers le beau portrait de profil de Flavius Valrius Aurelius Constantinus, fait César en Occident le 25 juillet 306 sous le nom de Constantin 1er avant d’être consacré par décret seul maître de l’Empire à la suite de l’exécution de Licinius au printemps 325 : ces pièces de monnaie se mêlaient à la terre du château japonais entièrement ravagé par les flammes en 1242 — après les avoir confondues avec un penny tombé de la poche d’un soldat américain, l’archéologue devait se rendre à l’évidence : les pièces arrachées à la poussière subtropicale nippone avaient été forgées à Rome dix siècles avant d’avoir été abandonnées là, et d’être retrouvées près de dix autres siècles plus tard ; reste le secret qui sépare de dix siècles en dix siècles leur venue jusqu’ici et leur disparition : devant une telle image, comment ne pas renoncer à penser l’Histoire du monde autrement que comme une déflagration au ralenti destinée seulement à ce qu’on se tienne devant elle et qu’on rêve, qu’on délire, qu’on se taise.
Descendant l’escalier Saint-Charles au beau milieu de la nuit comme il faut bien appeler ce moment sans heure et sans nuance dans lequel on flotte entre deux et quatre heures, parmi les odeurs interlopes et les regards hostiles, je songeais à la course d’un ramoneur et de sa bergère, à la distance qui sépare le souvenir d’une émotion d’enfant, à ce qui suit immédiatement la fin et fait encore pleurer sans larmes.
Dans le récit d’Okinawa raconté par Pascal Quignard, manque ce qui entoure le récit : le cri des hommes dans les flammes, les lâchetés tentées pour leur échapper, la résignation peut-être au moment où il faut accepter, le geste de plonger sa main dans la poche et d’y trouver ces pièces, de les saisir et de les observer une dernière fois comme une énigme qui ne trouvera jamais de réponse, de les jeter à terre dans un dernier souffle et de tâcher de regarder malgré tout le ciel à travers la fumée sans y parvenir.