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Une Nation | les Cris

La perte du Nouveau Monde

lundi 25 juillet 2022

chaque jour, une nation

Dans la langue des Cris des plaines, le mot pour dire Cri est celui qui désigne les hommes : il n’y en a pas d’autre, et Nehiyawak bien mieux que n’importe quel cri nomme cette façon de vivre et de rêver, de courir les bêtes et la terre et les orages, et de survivre à soi-même quand l’enfant cri enterre son père dans la solitude de l’Histoire et qu’il regarde la nuit tomber.

On dit que le cri du coyote semble venir de plus loin que lui : les Cris s’étendaient de l’Alberta au Québec jusqu’en Saskatchewan dans d’immenses paysages qui ne portaient pas ces noms, mais des noms cris perdus désormais dès qu’en les approchant les Français les ont nommés Cris – pour massacrer un peuple, il faut d’abord tuer un nom en le recouvrant d’un autre.

Les Cris suivent les bêtes comme des ombres, en canot l’été, en raquettes l’hiver, les Cris n’ont jamais cessé de suivre l’ombre et la proie — on tue les bêtes pour fabriquer le canot qui permettra de suivre les bêtes qu’on tuera jusqu’au soir où l’on dormira dans les tentes levées de peaux de bêtes qu’on a tuées ; on ne tue les bêtes que parce qu’on les a tués autrefois et qu’elles ont permis à la vie de continuer jusqu’ici la longue course des cris sur la plaine.

Les Cris occupent une partie colossale du monde sous le ciel, et il pourra être injuste de les assembler ainsi, Moskégons de l’Ouest, Cris de l’Est dans la Baie James, et du Nord près de la Toundra, Cris de Moose, Cris des Marais et des Bois, Cris des Plaines en Alberta : mais c’est une seule langue qui parle en eux, et ils célèbrent le soleil de la même danse affolée, s’affairent autour d’un feu qu’il lèvent des mêmes gestes, partagent leurs Visions de la même manière.

Les Cris savent la place qu’occupe le filou en ce bas monde et le respectent : on apprend beaucoup de l’existence en observant le filou ; les récits de la création crie s’organise largement autour de la figure de Wisakedak, Grand Filou, vrai salopard, immense vivant.

Quelques Cris lâchés autrefois dans la Plaine :

Pitikwahanapiwiyin : son nom se prononce comme on meurt dans un crachat de sang à la sortie de prison — puisqu’il avait eu le tort d’avoir voulu la paix et d’être sur le point d’y parvenir : mais les Blancs ne voulaient pas la paix, ni la guerre : seulement d’être seul à faire la paix, après la guerre. Il crache du sang en se souvenant de son nom, Pitikwahanapiwiyin, et son sang comme son nom se répand sur une réserve dont il ignore le nom : il crachera ce sang sa mort durant et encore aujourd’hui, cherchant à savoir pourquoi il est mort, et de quoi — au nom de qui ?

Pi-A-Pot aura été l’un des derniers cris ayant conduit son peuple à la guerre, dans la vallée de la Qu’Appelle en Saskatchewan — contre la Nation Siksikas, sur la rivière Odlman. Puis il signa la paix avec les Blancs : sur le traité avec lequel il avait cru garantir ses terres, on avait ajouté des clauses qui garantissaient au contraire leur vol. Enfermé dans une réserve, on le convertit de force, mais Pi-A-Pot n’accepta de croire qu’à moitié, disant au prêtre : « et si vous vous êtes trompés ? Il ne me resterait alors plus rien à croire. »

Quand Pi-A-Pot est mort, dans sa réserve, en avril 1908, il demanda à être enterré les genoux contre sa poitrine, une moitié de croyance envers les anges et tous les saints, et une autre pour ce filou de Wisakedak.

Ils sont désormais moins de cent mille à parler la langue crie — et plus de trois cent mille à se dire Cris, Nehiyawak, hommes sous le ciel.


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