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Ali Chahrour | Érotique de l’élégie
Fatmeh – Avignon 2016
mercredi 20 juillet 2016
chorégraphie d’Ali Chahrour,
Cloître des Célestins – Avignon 2016
(critique écrite pour l’Insensé, scènes contemporaines)
En regard de l’œuvre de mort qu’élabore patiemment notre monde, les théâtres qui se dressent face à elle semblent si dérisoires. Et pourtant. Si l’art n’efface pas la perte, peut-être peut-il lui répondre. Un peu moins d’une heure entre les murs du Cloître des Célestins aura ainsi levé la force de chanter les morts : et dans ce vieux geste élégiaque qui puise loin dans les temps immémoriaux des hommes, y trouver la beauté d’affronter notre présent. C’est une heure, un peu moins, où deux corps, deux femmes, vont danser avec les ombres des ombres pour soulever dans la beauté les puissances. Et patiemment retourner sur la mort ses propres ruines : Fatmeh, du chorégraphe Ali Chahrour, ou le nom donné sur nos jours aux pulsions de vie, Fatmeh, pour nommer la nécessité érotique afin de traverser la douleur, renouer aux rites funéraires, pleurer la joie d’être de ce côté de la mort, vivant encore.
C’est avant que cela commence. Ali Chahrour descend les marches et se tourne vers nous pour nous parler. Il s’excuse de le faire en arabe, et nous rassure : quelqu’un traduira ses propos. Dans sa langue, on entend quelques mots empruntés à la nôtre : « Nice », « contexte ». La jeune femme à ses côtés traduit : La direction du festival d’Avignon lui a demandé s’il voulait dire quelques mots après la tragédie survenue le 14 juillet à Nice [1]. Lorsque le spectacle était en répétition, poursuit sans transition le chorégraphe, plusieurs attentats ont eu lieu à Beyrouth. D’autres en Irak, en Turquie. Presque à chaque fois, pendant des jours de fête et de grands rassemblements. Puis, on nous invite à consacrer une minute d’applaudissements. D’emblée, avec retenue et justesse, nous est rappelée cette évidence : sans les morts du 14 juillet, aurait-on honoré la mémoire des victimes d’autres pays ? Oui, dans cette solidarité des douleurs, il n’y a pas d’hiérarchie : mais si une vie en vaut une autre, nos sociétés ont parfois la mémoire sélective, et la douleur réservée. Au seuil du spectacle qui affrontera plus qu’aucun autre cet enjeu de la mort et des gestes à tenir face à elle, c’est déjà une leçon, mais donnée sans arrogance ni moralisme : habitée cependant par une nécessité profonde qui sera le socle du spectacle.
Cette nécessité, si précieuse – si rare… – est la situation de ce théâtre : un souci constant de s’inscrire dans son temps. Au pseudo-injonctions réalistes de notre époque et de nos théâtres, Ali Chahour arrache à sa ville et son présent sa force. Être chorégraphe chiite à Beyrouth, c’est vivre singulièrement dans le feu croisé d’une époque. C’est travailler avec un temps qui enveloppe le présent : où le rite vit encore dans les gestes, où l’ancestral n’est pas encore un folklore culturel, et où le corps est toujours un enjeu politique, celui de sa visibilité ou de son visibilité – de son voilement ou de son dévoilement.
Le Chiisme reconnaît dans la figure de Fatima Zahra, la fille du prophète, une source majeure qui féconde un rapport charnel au sacré : à la mort de Mahomet, cette jeune fille ne cessera de chanter son chagrin jusqu’à sa mort, destin d’Orphée au féminin. Dans ces lamentations – dont l’une sera chantée à la fin du spectacle –, se trouve une manière d’habiter le chant et la mort, la vie quand on s’en trouve arraché, la mort quand on voudrait l’injurier, le corps quand il désire lever sous sa douleur les puissances de vie. À cette figure divine se superpose dans le spectacle une seconde icône : Oum Kalsoum, fille d’un imam du Caire et dont le nom véritable était Fatima : sa voix ne cessera de peupler cette heure durant où les morts sont ce qui nous relient à la vie. Fatmeh, c’est la conjonction de ces deux corps, sacré et profane, unies dans le chant et la douleur qui à travers elle devenait la beauté charnelle de l’incarner tout en la traversant.
Sur scène, les deux corps n’interprètent pas ces deux femmes, mais deux manières de parcourir le deuil avec le corps. Yumna Marwan et Rania Al Rafei ne sont pas danseuses : l’une est comédienne, l’autre vidéaste. Mais elles sont peuplés toutes d’eux des femmes nombreuses qui les ont succédées : et dans leurs gestes se prolongent les gestes anciens. C’est ici que le travail d’Ali Chahrour est le plus fulgurant, dense, et nécessaire. Il voudrait non pas reproduire techniquement la syntaxe de la danse — occidentale ou orientale –, mais puiser dans les gestes les plus nus, les plus radicaux (tissés à la racine de gestes premiers), ceux qu’on exécute depuis des milliers d’années au-dessus des corps sans vie des ancêtres.
Cette archéologie du geste – ce travail quasi-anthropologique – n’est pourtant pas celui qui vise à mettre au jour le passé : au contraire. À l’ouverture, les deux jeunes femmes se sont avancées et lentement se frappent la poitrine. Une fois, et recommence. Lentement, mais fortement. Lentement et plus fort encore. (Bruit de la main frappant la poitrine). Et de plus en plus fort, et de plus en plus rapidement. Jusqu’à épuiser la main et le souffle, et le corps convulsant sous les coups, haletant, au bord de l’effondrement (une fois atteint ce point, continuer). Sous ce geste, on reconnaît celui des pleureuses : celui qui désigne dans le cœur l’endroit de la douleur. Celui qui mime aussi la vie pour conjurer la mort, ce battement de cœur qui manque au cadavre. Et dans le visage des jeunes filles, la douleur d’être celle qui pleure le mort indifférent à sa mort. Ouverture d’une telle puissance qu’elle résonnera tout le spectacle [2]. Ouverture qui est aussi une clôture : l’initiale de la mort. Sur le cercle levée majestueusement en scène, s’affiche le nom de cette section : épilogue.
Une heure durant, dans ce lieu majuscule et mineur qu’est le Cloître des Célestins – dont la beauté tient à ces deux platanes levés au milieu de la cour, aux murs lépreux, à la danse des voutes qui nous font face, à la densité qui se lève devant nous –, les deux danseuses vont donc danser les rites funéraires. C’est le contraire de glorifier la mort, l’envers d’y placer l’Espérance, ou de vouloir la rejoindre. Danser les morts, c’est ici faire de son corps l’espace d’une conquête de la vie. Erotisme. L’érotisme dont Georges Bataille disait qu’il était « l’approbation de la vie jusque dans la mort » [3] » L’érotisme, cette substitution de l’instant ou de l’inconnu à ce que nous croyions connaître », ajoutait-il. Devant nous, l’approbation de la vie se livre excessivement, furieusement. Et l’inconnu est chaque seconde l’avancée dans la nuit qui nous enveloppe.
Cet érotisme de la mort [4] tient aussi dans une certaine part au blasphème, à l’audace politique et culturelle du ce geste chorégraphique. Le martèlement de la poitrine avec le plat de la main n’était pas le début du spectacle, et il faut remonter un peu avant : avec l’entrée des danseuses, à jardin. Elle longe le fond de scène, puis, arrivées presque au centre du plateau, ôtent leur chaussure. Comme devant l’espace sacré – comme au seuil d’une mosquée –, on refuse de souiller avec le dehors ce dedans qui est la centralité du dieu. Mais l’espace sacré qui est le plateau n’est pas celui de la transcendance, au contraire. Plutôt celui d’une immanence : c’est dans le corps qu’on va chercher les forces qui vont l’animer. Et la syntaxe des gestes de cette danse renverse celle de la religion : la verticalité est tellurique, et non pas tourné vers le ciel. Et l’horizontalité serait une loi, celle de la spirale, qui tourne sur elle-même pour accélérer sa danse.
Blasphème donc, redoublé par ces moments entre chaque tableau où les jeunes filles s’habillent et se déshabillent à vue : se maquillent. Exposent leur visage à une beauté consentie librement, provocante. Peu avant s’être maquillée, elles auront dansé terriblement avec leur vêtement devenu voile leur recouvrant partiellement, puis totalement leur visage. Cette mise en visibilité du corps est un scandale en regard de la loi de la République. Mais c’est un scandale plus grand que cette danse, qui soudain devient danse du visage [5], visage qui dévore peu à peu le tissu, avale le voile, arrache de l’intérieur ce voilement du corps pour mieux travailler à son émancipation par elle-même. Puissance de déflagration de la mort que de libérer les êtres dans la folle puissance de leur finitude ; Beauté de cette convulsion [6] ; Dignité de cette violence qui libère, affranchit, déchire.
Une heure durant, ou presque, deux femmes auront dansé, dans la voix de Oum Kalsoum, la mort – non pour la célébrer, mais pour à la fois la conjurer et la traverser. Avec les armes du désir, et la férocité de la vie qui reste, encore, deux femmes, jusqu’à évanouissement des forces, ont soulevé devant nous les forces qui chercheraient à évanouir la sidération qu’on pourrait éprouver face à la mort. Reste justement ces forces de vie qu’elles nous ont délivrées. Vers la fin du spectacle, elles chanteront de dos les lamentations de Fatima Zahara, projetant sur les murs levés les mots qu’il faut pour passer outre. De dos, les yeux tournés dans la même direction que nous, elles nous ont rendu responsable devant la mort.
Et face à la vie qu’elles inventaient soudain, face à la lune qui lentement se levait dans la nuit, elles ont levé davantage que la douleur devant la mort : la joie d’être devant la nuit et ses morts capables d’affronter l’aube.