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Camille Ruiz, Perdre Claire | le deuil n’existe pas
mercredi 15 septembre 2021
Camille Ruiz vit au Brésil où elle tient ses journaux en ligne
Il y aurait, dans le deuil, la douleur, et l’énigme que le deuil laisse ouverte qui redouble la douleur. Je me souviens. J’avais arraché d’un ancien livre lourd et savant, incompréhensible, mais percé d’évidences violentes, quelques phrases : comme celle-ci. « Dans l’expérience du deuil, on sait qui on a perdu, mais pas encore ce qu’on a perdu [1]. »
Paraît ce jour Perdre Claire, de Camille Ruiz aux éditions Publie.net, qui s’ouvre sur ces mots :
Claire est morte fin septembre 2017 – elle avait 27 ans et c’était mon amie.
Il y a un an, on reçoit ce texte, qui est un journal de deuil, et davantage : le soir même, dans l’épuisement, je le lirai. Quelques lignes d’abord, puis plusieurs pages, et d’autres encore et soudain, il est deux heures du matin ; c’est fini. On est comme de l’autre côté, avec des questions impossibles : la perte de Claire n’épuise pas ce qui a été perdu, par quoi le texte sans cesse s’est donné naissance, a rendu vivante la mort de Claire. Le texte, entre les mains, s’il est né de la perte, relance à chaque page la douleur. La vie fait défaut.
Les mois suivants, je relirai le texte, plusieurs fois. Je me souviendrai de chacune des lectures, de l’endroit où je me trouverai pour traverser, comme sans mémoire, ce journal de la perte. Puis, les échanges avec l’autrice, l’accompagnement éditorial auprès de Christine Jeanney, Guillaume Vissac, Roxane Lecomte, le travail commun ne recouvriront jamais l’énigme : et, oui, le scandale, son miracle. Que la perte ouvre tout un monde et le déploie, comme vide ; que l’écriture naît de ce retrait et sans le peupler, le nomme. Je dépose quelques notes, ces mois. En les jetant ici, pour m’en défaire, je ne voudrai rien résoudre intérieurement, seulement prolonger ce qui, terriblement, fonde la puissance douce et tranquille du livre. L’inépuisable lumière qui s’en dégage, dans le noir.
Ce qui manque à l’endeuillée, c’est de ne plus manquer à celle qui est morte. Dans ce manque, précis, insistant, sans reproche, se loge aussi le mystère. La vie qui traverse semble un scandale ; ce qui continue, le ciel indifférent, les arbres ignorants de tout et les amours mêmes paraissent d’une violence.
Et puis, c’est comme l’histoire du petit garçon dans la légende : il comprend que son père est mort, mais il ne comprend pas pourquoi il ne rentre pas chaque soir.
Jour, après jour, après jour, Camille Ruiz tient ce journal impossible, elle le tient cependant, comme au moment de tomber, on serre la main de l’amie. Notant les jours, les événements, arrachant à l’oubli les souvenirs qui s’effacent déjà, elle écrit un texte d’une vitalité terrible, d’une joie sans mesure, à la mesure de sa douleur peut-être : non pas parce qu’il faut vivre, mais parce que vivre serait aussi manière de penser à Claire encore.
La mort de l’amie empêche d’être vivante pour elle. C’est l’autre douleur. Je ne sais pas si le livre relève de ce qu’on appelle affreusement le travail du deuil. Je ne sais rien du travail du deuil. Mais non, le deuil, ce n’est pas s’acharner à se défaire de l’autre, ce serait davantage s’envelopper de la perte ?
Dans le deuil, le monde est devenu vide ; dans la mélancolie, c’est soi-même brutalement vide. Quand la mélancolie est celle du deuil, l’écriture ne remplit pas : elle peuple le vide de ce vide qui relève le passé.
Non, le travail de deuil n’existe pas. Le deuil n’existe pas. Il n’y a que de la douleur d’être devant de la terre qui recouvre un corps pour toujours ; et de se retourner ensuite, et de rentrer chez soi, et de chercher le sommeil. Le deuil n’existera pas : il y aura toujours la présence, et l’effacement peu à peu de celle-ci, malgré soi. Il y aura la grâce d’être vivant après les morts, la grâce que possède quelques uns de les porter en eux.
Si la mélancolie est une épreuve de vérité, c’est parce qu’elle traverse cela, avec quoi on ne triche pas.
Dans notre époque, la pandémie a mis en question la possibilité même du deuil – les morts de masse ; les restrictions des cérémonies. C’est un texte d’avant : qui témoigne aussi de ce que le temps a fait de nos morts, nos souvenirs, nos corps, nous-mêmes.
Non, le deuil n’existe pas. L’écriture, oui. Quand on marche dans les cimetières, me terrifie toujours la banalité des mots déposés, quand il y en a : à l’endroit où on voudrait être le plus singulier, on ne trouve que les mêmes mots que tous usent. Le journal de deuil de Barthes s’affrontent à cette terreur.
11 novembre 77. Horrible journée. De plus en plus malheureux. Je pleure.
12 juin 78. Crise de chagrin. Je pleure.
La grâce de Camille Ruiz tient aussi à cette langue qu’elle invente, ces versets qui fabriquent du temps, et non de l’oubli – le contraire de l’oubli, qui n’est pas seulement du souvenir, mais du présent. Cette langue d’une évidence parfois insoutenable, comme l’est l’expérience de vivre, après. Car la mort n’est pas ce qui est devant nous : notre mort ne nous appartient pas. La mort est plutôt ce qui nous précède, qui est notre ombre quand on marche face au soleil.
Oui, c’est un livre plein de lumière, aveuglante, devant quoi on ferme les yeux, et on est plongé dans ce noir plein, saturé, sans bords, mais d’une douceur implacable.
Je relis de nouveau le texte ce soir ; les chansons qui le scandent relancent aussi cette vitalité douloureuse, presque déchirante, mais sans effort arraché au sentiment, non, sans autre volonté que d’être là, face à tout cela, et sans impudeur. Ce n’est pas un tombeau pour Claire ; c’est une caillou poli par la pluie qu’on dépose sur la tombe. Je pense à cette lumière qui vient, le soir, quand le soleil plonge dans la mer et que les nuages l’entourent pour mieux diffuser, et répandre le ciel.