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THTR | Lettres à Barbara Métais-Chastanier

dimanche 11 février 2018

Pour accompagner la parution de Il n’y pas de certitude, suivi de La Femme® n’existe pas ? de Barbara Métais-Chastanier, ces lettres écrites et adressées à l’autrice, entre juillet dernier et février – lettres parues sur le site de Publie.net, que je reprends ici.


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Comment parler de ces deux monologues, Il n’y a pas de certitude, et La Femme® n’existe pas ? Monologues qui sont deux adresses, terriblement adressées à nous-mêmes et au monde, et qui exigent une réponse – monologues qui, loin d’être des paroles de solitudes, appellent. Cette réponse, je n’ai pu l’écrire qu’en adressant des lettres, au fil de ma lecture (puisque ce sont des monologues qui appellent aussi à leur relecture), entre cet été et aujourd’hui. Autour, le monde bruit de mille secousses. Il faut lui répondre aussi. Lettres qui voudraient en répondre.


Avignon, le 19 juillet 2017,

Barbara,

je t’écris depuis Avignon, sa fournaise épileptique, ses discussions comme s’y jouaient l’avenir du monde, ses ratages pour rien, ses bières tièdes, la solitude. Je suis rue des teinturiers et te lis depuis deux heures, de nouveau, te relisant dans l’émotion intacte de la première fois, et même redoublée, malgré le soin d’avoir préparé cette lecture intérieurement ce matin, mais il faut croire que c’est toujours une expérience, et singulière, de te lire. Je jette quelques mots ici — parce que je te les dois, je me les dois. Une expérience parce que, évidemment, je ne sais rien de ce dont le texte, je crois, témoigne dans son motif, son propos, et sans doute aussi dans tout ce qui t’aura conduit à en mener l’écriture, à en être contrainte : être un homme face à ton texte dévisage, me place puissamment dans ce qu’il ya d’irréductible en soi, rend impossible la reconnaissance, l’identification. Je ne sais comment cela doit jouer, pour une femme, pour une jeune femme : et sans doute n’est-ce pas une bonne question, ou une question juste, et pourtant : ton texte, l’endroit là où il fore et fraie, s’engage dans ces enjeux de l’identité au lieu où précisément j’en suis arraché, et c’est cela qui me semble si essentiel, si terrible aussi, si juste. Parce que si tu vas dans ces espaces de l’identité pour les mettre en pièce, tu défais aussi toute assignation, tout endroit d’où ça parlerait, vers où ça rétablirait quelque chose de soi, de l’autre. […] Et ce qui est le plus juste : de ne rien concéder à un universel qui ferait de l’homme la femme, et le désir un maître-mot slogan qui vaudrait pour n’importe quel corps, la vie pour la mort, toutes ces choses qu’on renverse comme un gant, mais que tu maintiens, dans des devenirs magnifiques, des commencements toujours (La Femme® n’existe pas me bouleverse tant pour cela, et toujours différemment.) Échange avec D*** mardi sur l’adresse : il me dit qu’il lui est désormais impossible de regarder un spectacle s’il n’y avait pas au cœur du propos et de la forme une adresse. Et ton adresse est puissante, Barbara, et tendre et fragile, parce qu’elle ne cesse de s’établir à travers nous (« le théâtre à travers les larmes » ?). Je ne suis pas le tu auquel s’adresse le je, et je le sais et le mesure à chaque ligne : ce qui exige de moi, pour entendre, à la fois à inventer ce tu, et lui ménager une place, en moi, aberrante (« folle de folie »), qui vient peu à peu me dévorer et m’arracher à moi, ENFIN. Et puis il y a des pages qui affrontent, dans les yeux, la vie quand elle est inacceptable. L’inacceptable de la vie, et cette rage de l’inventer autre : comme elle emporte. Si « l’amour est à réinventer », c’est à chaque mot, sans doute, et chaque jour que cela se rejoue, parce qu’avec l’amour c’est la possibilité de l’autre qui se propose, rend possible et habitable le monde, qui commence par deux, « comme l’éternité ». Et si l’amour fait mal, c’est aussi parce que les salauds qui gouvernent ce réel ont trafiqué les mots en nous jusqu’à nous faire croire que dans le mot était l’amour […] J’ai traversé la lecture de tes deux textes comme une page pliée : d’un côté et de l’autre, quelque chose en miroir se renverse — mais je ne sais ce qui est l’endroit de l’envers, et le reflet de son image. […]


Marseille, le 20 janvier 2018,

Barbara,

Je reprends cette lettre qui restera inachevée – comme toujours et c’est aussi pour cela que je t’écris –, relisant de nouveau tes deux monologues dans le vent glacial de Marseille qui pourrait tout emporter (et c’est encore une autre expérience après Avignon, une expérience cette fois de l’emportement et de la fragilité comme le vent, et comme le vent quelque chose qui pourrait soudain tout faire cesser, quelque chose dont on pressent qu’il était là avant et continuera après nous), cet emportement, c’est cela que j’éprouve soudain à ta lecture. J’avais lu dans l’urgence de la rage, cet été, mais sous le vent la rage s’ouvre infiniment à un autre temps, plus long, plus terrible aussi peut-être, plus serein. Dans l’époque sinistre que nous vivons, où qu’on porte le regard, tout semble une lâcheté ou une violence – les affaires, # metoo, les tribunes et les contre-tribunes qui s’écrivent et redoublent l’abjection par la traitrise, l’aveuglement, où tout se mélange et se confond (la séduction et l’agression, l’art, la morale, la justice, la représentation et l’expérience réelle de la douleur) –, oui, tout complote pour l’aveuglement. Ici, on refuse de voir les violences commises ; là, on refuse de voir combien la responsabilité de l’art n’est pas morale, mais politique. Te lire, c’est se trouver face à un regard qui plonge ses yeux dans cette époque et en retour nous permet de voir, de voir mieux : mots qui nous dévisagent en nous donnant la capacité de dévisager le monde. Regard de biais pourtant sur l’époque, un biais vengeur, franc, un biais direct. Te lire en contrepoint de l’époque, c’est voir s’emporter les soubresauts grotesques des positions réactionnaires, voir l’ajustement de la violence là où elle peut être féconde, reprendre possession de la vie qui partout semble reculer. Rêvant autour de l’invention du Bikini, cette marque et cette île nucléarisée, tu écris « Je voudrais comprendre ce passage / le mot de la violence nucléaire / le mot qui signe l’entrée dans l’âge de la destruction massive / devenu le mot donné à la beauté sidérante / à l’imaginaire plastique de la libération et de l’asservissement de la femme. » Ce passage que le monde opère pour violer par le langage ce qui resterait de beauté – celle des ailleurs, de la terre, désormais défigurée par le pire –, il est nécessaire d’y répondre par un autre passage, de renverser par le langage l’asservissement en émancipation, la laideur par une beauté qui ne serait pas sidérante et paralysante, mais mobile, mobilisante, convulsive. C’est – je crois –, ce passage, dangereux et mince, que tu l’empruntes, voles et emportes avec toi, et confies pour qu’on le vole à notre tour, dans l’emportement.


Aix, le 6 février 2018

Barbara,

Je te lis encore : « combien de fois peut-on combien de fois être mis à mort et renaître de son corps combien de fois revivre combien de fois à genoux le fusil du maître placé sur la tempe combien de fois recommencer se dire ça recommence pour que ça continue combien de fois peut-on combien de fois abdiquer voir l’autre abdiquer combien de fois le couteau et la plaie combien de fois fournir le sang à celui qui fourbit ses armes combien de fois peut-on combien de fois ouvrir et refermer la porte sans arracher les gonds combien de fois la nuit dans nos nuits combien de fois le présent braqué dans nos yeux » – et te relisant, je songe (non, pas songe : mais pense) à ce que commence ton texte, en nous, à ce qu’il fait surgir de commencements qui sont autant de ruptures, à cette nécessité des ruptures qui est la tâche, peut-être, historique de notre génération : qu’il faudra rompre et rompre encore pour commencer, rompre et faire rompre, rompre (avec) des gestes et des regards posés sur nous comme des mains plus ou moins baladeuses, et rompre avec les mains, pour rompre (avec) des mots et des pensées figées dans l’esprit du temps qui les prend pour la nature des choses, rompre avec la nature des choses qui prend les choses pour les mots, et les corps pour des objets, et les objets pour la satisfaction immédiate du désir, et les désirs pour des réalités, et ces réalités pour des biens de consommation à usage immédiat, et cet usage pour l’asservissement de tous à soi, et soi pour le centre du monde — rompre avec le centre et avec le monde, si ce centre et ce monde sont ceux-là qui justifient les asservissements –, rompre encore : et se dire que le commencement n’aura lieu qu’au prix de ces ruptures. Et que naissent les commencements qui seraient enfin ceux de notre désir, choisir des lieux où naître, des identités neuves qui seraient enfin les nôtres, des corps qui ne seraient plus ceux des identités de papier, et recommencer cette vie, combien de fois.


Marseille, le 7 février 2018,

Barbara,

ce mot de colère ce matin : ce soulèvement au nom d’une blessure faite à la vie, d’un outrage commis à cela qui nous blesse, ce refus absolu par quoi on prend la parole, non pour nous-même, mais précisément contre le monde qui s’organise, cette parole qui se fait justement parce qu’elle considère que le monde fait défaut, qu’il manque, qu’il nous dépossède de ce qu’on estime le plus précieux en nous – ce mot de colère donc, qui vient, qui ne cesse pas, qui, te lisant, se renouvèle et s’affermit, donne des forces.

AM