arnaud maïsetti | carnets

Accueil > RECHERCHES | ARTICLES & COMMUNICATIONS > Conjurer l’apocalypse

Conjurer l’apocalypse

Journée d’études « Apocalypse(s). Écrire la fin du monde »

vendredi 20 mai 2022

Les 4 et 18 juin auront lieu, en ligne, deux journées de séminaire de recherche sur les enjeux de l’écriture de l’apocalypse organisé par Pamela Krause, Romain Delbluë, et Guillaume Dreidemie.

J’y proposerai une lecture du travail de Samuel Gallet et de son projet d’écriture pour la scène : "Eskandar".


Programme du séminaire


Présentation du séminaire

Penser, rêver, conjurer l’apocalypse en philosophie et en littérature

Il est impossible d’ignorer la mise en récit apocalyptique des perturbations climatiques et écologiques qui fragilisent notre être-au-monde. À la contemplation de la beauté du monde, au plaisir pris à l’observation de son déploiement (de son éclat , diraient les grecs) se substitue l’arraisonnement caractéristique de la technique (Gestell). Michael Foessel (Après la fin du monde) souligne à juste titre l’imminence de l’apocalypse à l’époque où l’homme se dote des moyens d’anéantir l’ensemble du vivant — par le recours à la bombe atomique. En se laïcisant, de fait, l’angoisse de l’apocalypse a résolument perdu l’une des dimensions qui structurait son sens religieux, à savoir celle de révélation : l’apocalypse comme promesse d’une ouverture d’un autre monde, où l’histoire de celui-ci, tout entière, sera ressaisie et assumée dans ce que la tradition chrétienne nommait la gloire. La fin du temps signifiait un commencement radical, retour de l’origine des temps, et triomphe de l’éternité qui dans l’histoire agissait, dissimulée, au cœur de l’éploiement temporel de l’univers.
Depuis cependant que la philosophie moderne s’est emparée de ce motif, l’apocalypse a cessé d’être aussi la révélation d’une dimension nouvelle de la réalité, pour ne plus signifier que l’effroi d’un effondrement peut - être définitif. Or cette possibilité, comme disparition même de tous les possibles, est devenue une menace réelle alors que, depuis Kant, le motif de la fragilité du monde humain ne cessait de surgir et de ressurgir dans tous les grands systèmes philosophiques. Si en effet, comme le suppose la philosophie moderne, l’homme est celui - là même qui configure son propre monde, soudain advient à la pensée la perspective de la dissolution de ce même monde dans l’im - monde, dès lors que l’homme par exemple s’éteindrait, ou s’effondrerait sur lui-même. En outre, si le monde dépend de l’homme dans sa constitution même, et si l’homme n’est homme que par sa capacité à faire être et apparaître un monde, alors cette dépendance réciproque implique une réciproque précarité : que le monde sombre, et l’homme n’est plus ; que l’homme se détruise, et le monde s’abolit avec lui. Ainsi, malgré ses origines religieuses, l’imaginaire de la fin de monde n’a pas cessé de nous interpeller : nous serions entrés dans le « temps de la fin » … La perte de monde (Weltverlust , Weltlosigkeit) est une douleur qui hante la philosophie de Martin Heidegger, d’Annah Arendt, de Günther Anders, de Karl Löwith, de Hans Jonas, d’Herbert Marcuse, de Jan Patočka ; elle est au cœur de l’écocritique et des disaster studies.
Qu’est-ce qui se joue dans la résurgence d’un imaginaire de fin de monde ? Ne trahit-il pas peur face à la disparition d’une certaine conception, eurocentrée, du monde ? Un tel imaginaire invite-t-il à penser autrement notre être-au-monde ou cherche-t-il à faire durer le monde technique le plus longtemps possible ? Comment rendre compte par l’écriture de l’apocalypse, définie comme l’anéantissement de tous nos possibles ?


Proposition de communication

Conjurer l’apocalypse
Dans les ruines d’Eskandar, de Samuel Gallet

Depuis 2015, le collectif Eskandar habite dans les ruines de l’apocalypse. Formé autour de l’écrivain Samuel Gallet, il rassemble des acteurs, des musiciens et des auteurs pour composer à ce jour trois spectacles dont l’histoire se déroule dans la même ville fictionnelle d’Eskandar : La Bataille d’Eskandar (en 2016) ; Eskandar : Bonus Track (« Dix Chansons inconnues que l’on chante à Eskandar ») (en 2018) ; Visions D’Eskandard (en 2019).
De formes composites — théâtre récit ; concert ; théâtre dramatique — la fresque d’Eskandar se situe après la fin d’un monde au moment où s’invente un autre, dans le chaos, le délire et la fièvre. Un tremblement de terre a ravagé notre monde, réduisant en poussière la plupart des hommes et des villes, les rapports sociaux et le capitalisme qui les gouvernait. Restent quelques survivants, des rues vides entre les pierres, et les bêtes sauvages qui se répandent. Une violence brutale gouverne ce monde neuf, à laquelle les plus faibles ne peuvent opposer qu’une tendresse intraitable, et des solidarités insoupçonnées.
Cette fiction, habitée par un même monde — en cela les spectacles proposent moins des suites sérielles, que des variations — offre l’occasion d’habiter de plain-pied l’apocalypse après qu’elle a eu lieu, et d’expérimenter ce que ce temps fait de nos pensées et de nos corps, de notre langue. Dessinant les trajectoires singulières de quelques hommes et femmes en fuite, les fables tâchent de poser la question d’un recommencement, qui serait celui d’une réappropriation de leur vie et de la terre.
Car loin de se complaire dans le confort de la pensée collapsologique, qui épargne souvent la peine de penser le présent, le projet Eskandar tente de construire des devenirs depuis l’état même de notre époque. De fait, la fiction d’anticipation, prenant acte que la catastrophe a déjà eu lieu, se propose de penser poétiquement et politiquement notre temps depuis sa fin. Eskandar serait donc tout à la fois le mythe d’un monde à venir, et l’autre nom de notre présent, son allégorie non plus seulement prophétisée, mais en acte. Le théâtre serait à cet égard une forme d’expérimentation qui éprouverait dans les corps, les situations et les langues, la force des imaginaires, seules à même peut-être de conjurer la fin, ou plutôt de lui donner d’autres lendemains.
On fera l’hypothèse à ce titre d’une articulation essentielle entre la forme proposée par ces fables et leur élaboration via le collectif Eskandar. C’est que ces fictions ne peuvent se penser que depuis leur processus de création : un processus collectif et transdisciplinaire, qui met en chantier politiquement ce que les fables proposent de déployer poétiquement.
C’est par conséquent à une double lecture qu’on se risquera : lecture des spectacles et des textes, et lecture de leur fabrication — quand ce qui s’écrit semble tout autant que des spectacles de la fin du monde, une façon d’organiser son déploiement et son devenir.