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Billy-Ray Belcourt | Corps insurgé des désirs autochtones

Cette blessure est un territoire, Triptyque

mercredi 29 décembre 2021

Cette blessure est un territoire, de Billy-Ray Belcourt, 2019
(titre original : This Wound Is a World)
éditions Triptyque, coll. Queer, dirigée par Pierre-Luc Landry
Traduit de l’anglais par Mishka Lavigne

Si j’ai un corps, faites que ce soit un recueil de poèmes tristes […] l’autochtonie rend trouble l’idée même d’avoir un corps, donc si j’ai, par un quelconque miracle, un corps, alors faites que ma peau soit un collage de méditations sur l’amour et d’identités éclatées.


Cette Blessure est un territoire compose la carte intime d’un jeune poète de la Première Nation crie de Drifpile, dans l’Alberta, dont la réserve est posée au bord du Petit Lac des Esclaves. On arpente cette carte comme on longe les îles en archipels, ensemble épars sur une mer que le vent répand dans la douleur. Cette intimité prend dès lors immédiatement corps dans le monde. Sensibles, politiques, philosophiques, ses résonances sont sans mesure.

Trente-sept poèmes, d’une brièveté inconsolable, composent la Blessure comme pour fouiller en elle ce qui la rend inguérissable, interroger son histoire et son devenir, ce qui l’a commis, ce qui la prolonge.

Poèmes tramés dans des récits racontant la quête éperdue d’un jeune garçon cherchant à se perdre dans le corps d’autres hommes, à disparaître en eux, ou se fondre dans leur peau. Poèmes : récits : chronique de cette « génération d’hommes qui a appris à aimer sur Grindr », comme un document, cru, frontal, disant l’amour quand on le cherche à force de rencontres et qu’on ne trouve que le désespoir de ne pas aimer, la tristesse de chacun renvoyé à sa solitude.

Poèmes comme autant de coups de sonde dans le désir échoué sur le corps d’un désir inaltérable ; et poèmes retournés sur eux-mêmes, sur l’impossibilité du poème à transfigurer la réalité, seulement à se coucher contre elle et à constater qu’elle n’est que cela : poème qui n’a peur ni de la saleté ni de la laideur, non pour s’en revêtir, mais pour désigner aussi le monde comme il est : sale et laid quand il est cette insulte adressée au désir des êtres qui ne lui ressemblent pas. Insulte des passants ; des clients dans le café face au double scandale que représente pour eux un autochtone gay.

Il y a quelque chose de queer de laisser les fins en suspens


Poèmes dès lors toujours interrompus, comme l’amour par quelqu’un qui frappe à la porte, dérangé par les cris ; ou par le réel lui-même qui vient toujours pour piétiner ceux qui hurlent contre lui. Poèmes incomplets, comme l’être qui les compose, lui qui sait que La terre ne [le] porte plus entièrement ; ou peut-être est-il moins incomplet que trop multiple de corps et de désir, homme, femme, enfant et ancêtre à la fois.

Un jour j’ouvrirai mon corps
Pour libérer toutes les personnes prisonnières à l’intérieur de moi.


Poèmes qui cherchent alors à se féconder par la langue des origines, puisque le présent est cette saleté qui humilie — poèmes qui se souviennent des ancêtres, et du ciel, de la pluie qui tombe et écrase pour qu’on s’y confonde, ainsi qu’un autre corps amoureux. Poème rituel, qui sait que la parole racontant l’histoire atteste de la vie continuée par-delà les morts : poème-cérémonie qui se rappelle les légendes. Par exemple celle-ci, qui raconte dans la réserve, cette danse en rond — mais l’autochtone, à côté, refuse de danser avec le jeune homme, que le désir souille, et c’est justement le dégoût de l’autre qui ravive ce désir et l’amplifie.

Même si je suis trop queer pour être sacré,
je danse cette ronde brisée parce que j’attends encore des mains
qui voudraient prendre les miennes


Il y a cette autre légende crie, rappelée lors d’un autre récit d’une autre cérémonie, qui lie l’amour et le deuil, le chant des morts qu’on a aimés : la légende raconte que les wihtikowak étaient autrefois des hommes cris dont les corps, trahis par leurs péchés, grossirent tant et tant qu’ils devinrent de vrais géants… On devine que le poète est l’un de ces Wihtikowaks — ces « hommes qui ne peuvent pas survivre à l’amour » en langue crie. C’est de cette survie impossible que naît le poème, parole de fantôme : de vivant à demi dans cette vie sociale qui est le mime de la vie.

Si le recueil est hanté par cette image du fantôme, c’est que le fantôme est son véritable auteur : mais  « Comment dire à un fantôme qu’il est déjà mort ? »

Fantôme tué autrefois dans les génocides des passés ; tué encore dans le présent par chaque geste et insulte ; tué de nouveau par le monde qui rend impossible sa présence, scandaleux son désir, outrageuse sa blessure d’être fantôme.

Présence qui scandalise le monde : violence révolutionnaire de cette présence.

Comment se peut-il que quelqu’un comme moi soit encore ici ?
Ici est un jeu de lumière […]
je suis ici au même sens que si j’étais un souvenir 
n’est-ce pas que c’est fucking beau et fucking triste, ça ?


Poèmes fondés sur cette présence scandaleuse qui dure, par-delà la mort, fantômes qui déjouent le principe criminel par quoi le monde avance et se produit sur le corps de ceux qui ne lui appartiennent pas.

Est associé, on le sait, irrémissiblement, aux Premières Nations, l’idée même du génocide et des malheurs, des maladies venues d’Occident qui les ont d’abord emportées, et des épées alliées à la Croix qui ont continué de les massacrer, et des crimes de masse ensuite — on ne peut plus les compter, dans les internats chrétiens ou les réserves, partout où c’était possible de le faire. Que ces génocides nomment plus sûrement que tout les promesses du Nouveau Monde, du Paradis perdu, et retrouvé en chair et en sang à massacrer, est indéniable. Que ce Monde, là-bas, se confond avec la Tristesse, mot plus grand que le chagrin pour dire ce qui a été emporté pour toujours et qui s’inscrit dans le regard et la peau de ceux qui ont survécu, en fantôme, à la disparition de la terre, est implacable.

Il y a bien sûr quelque chose de révoltant d’associer un peuple à la Tristesse : et le poème tout à la fois tente de conjurer le préjugé, tout en l’endossant entièrement, puisqu’il est une part de la vérité, sa part historique.

Si j’ai un corps, faites que ce soit un recueil de poèmes tristes… — mais a-t-il un corps, le poète qui ouvre son recueil sur l’inquiétude de posséder un corps, et de le nommer : « le mot en cri pour un corps comme le mien est weesageechak », mot intraduisible dans nos langues, et qui dit la pluie, le ruissellement, ce qui tombe en larme, s’écoule et se répand, se perd dans la terre en torrents. Tâche du poème : se donner un corps de larmes — d’écoulement ; où les pleurs et le sperme, le sang et la pluie s’amalgament pour tracer les contours d’une peau fluide, changeante, mouvante, capable d’être celle de l’autre, du désir.

L’amour se définit peu à peu à force de mots comme un corps qui se répand à l’extérieur de lui. Il devient ce sentiment océanique capable de dire ce qu’est l’histoire : ce qu’est son passé et le devenir. Le désir queer se dresse ici comme tragiquement politique de part en part.

C’est ironique : qu’ensemble l’amour et le désespoir puissent remplir un corps et qu’on appelle ça indien


Poèmes tristes puisque l’histoire l’est, poèmes qui tâchent de l’écrire donc, et de lui trouver ses ramures, son nom propre. Ce nom répond à la blessure intime : en face d’elle, celle du monde que le poème ne cessera d’invoquer sous l’image de la brisure, de la déchirure.

Tous les hommes que je fréquente sont blancs.
Il s’avère que je suis doué pour aimer ceux qui ont mis le monde en pièces.
Je n’arrive pas à décider si c’est ironique ou si c’est déchirant.


Poèmes qui saisissent sous l’image de la déchirure cette appartenance impossible au monde et la constituent comme lien — comme douleur. Tristesse de la terre en tant qu’elle fait du chant l’élégie de soi et de son rapport au temps, tout en déposant l’élégie dans le chant érotique, comme si l’amour était la cérémonie de conjuration, non de la douleur, mais de l’oubli de la douleur.

Le chagrin est le premier homme dont je suis tombé amoureux
Le chagrin est le son
Qu’on faisait avec des choses comme du sperme, des larmes et de la salive
Quand on était corps à corps.
C’est quand nos yeux ont arrêté de croire
En ce qui se trouvait devant nous
Que nous nous sommes retrouvés le plus près du suicide


« Qu’est-ce qu’un suicide sinon la volonté de vivre plus d’une fois ? » L’élégie, ou l’autre fonction du poème : se souvenir que la mort n’est pas devant soi, mais en arrière, qu’elle a eu lieu pour toujours et qu’au nom d’elle, la vie se donne comme impérieuse et désespérée. Que la mort baptise aussi, non avec l’eau sacrée des prêtres, mais avec les larmes du poème confondues avec celles de l’Histoire. « Deuil est le nom que je me donne », écrit le poème, et plus loin, comme pour en relancer la douleur : « Le deuil est une façon de s’approprier le monde ».

Deuil de soi, et des siens, de la vie elle-même perdue autrefois que le présent ne cesse de perdre encore et encore, et encore. L’un des poèmes se nomme « DEUIL APRÈS DEUIL APRÈS DEUIL APRÈS DEUIL APRÈS DEUIL »

Un gardien du feu sacré des cérémonies
S’est fait tirer dessus alors qu’il était assis sur le siège arrière d’une voiture au pneu crevé ;
Et il aura fallu un océan pour nous déchirer.


Poèmes qui disent la déchirure, partout où elle a lieu : entre les continents, l’Europe venue combler la déchirure des mers pour mieux déchirer les êtres ; longue histoire des brisures en laquelle les Peuples autochtones se tiennent et se brisent.

Le colonialisme nous a brisés, et nous essayons encore de voir comment on peut aimer et être brisés en même temps.


2009, une crise sanitaire touche violemment les communautés frappées par la grippe porcine ; crise que le gouvernement ne traite que par le mépris en envoyant seulement des sacs mortuaires. L’image est parfaite, elle est déjà tout un poème que le poème déploie pour mieux tout à la fois la nommer et la briser.

Penser que réserve
est peut-être un mot pour morgue
est un autre mot pour sac mortuaire
— j’appelle quand même ça chez moi


Poème qui tâche de retourner les mots de la mort pour dire autre chose, dans la conjuration peut-être, ou le sortilège par quoi le langage retourne la réalité et en endosse la charge vitale, pour mieux défigurer ce que le monde fait de cette réalité : ce cimetière indien posé sur le monde, cimetière des malédictions dans les films d’horreur.

Se demander
Combien de morts
Ça prend pour qu’un
Pays se prenne pour
dieu


Poème qui rappelle ce fait divers : un camion fonce sur des manifestants autochtones à Reno, au Nevada, sans faire de victimes cette fois : « L’occident n’est rien sinon une série de meurtres incriminés par une série de tentatives ratées. »

Et le poème de se souvenir : « Le temps indien est une sorte de voyage dans le temps. Une poétique du retard ».

Oui, « Comment faisons-nous pour vivre au bord du précipice du monde ? ». Larmes qui dévastent, nomment, et nettoient le corps sans effacer jamais la pourriture ; la laissent voir plutôt plus clairement : cela aussi relève de la mort et de son envers, l’élégie qui la chante pour la dire afin de la traverser — élégie qui tiendrait dans des larmes, autant dire dans le silence que le poème ne fait qu’appeler.

Parfois je pleure en indien
Et on dirait que je parle
En anglais


Poèmes d’une puissance vengeresse innommable qui ne cessent de lier étroitement poétique du désir, érotique du désespoir, et politique du deuil. Par exemple dans ce court poème : « Six hypothèses sur les raisons de la mort des autochtones ».

1. L’autochtonie outrepasse et est outrepassé par le genre
2. Il n’a pas su créer une langue avec le bruit de gravier prisonnier de sa gorge
3. Enfin libéré du creux de son ventre, le désir s’est livré à un massacre
4. Elle a bâti un cercueil avec sa culpabilité à lui
5. Nous étions une triste histoire et je suis tombé amoureux de l’idée qu’elle représentait
6. Elle a regardé un western et a pensé que le monde était plus beau en noir et blanc


Poème qui situe la brisure dans le corps, que le corps queer peuple doublement, et dont il est peuplé.

Colonialisme, définition :
transformer les corps en cages dont personne n’a la clé


Poèmes qui refusent pourtant de se complaire dans le luxe éteint du désespoir pour s’en repaître : non. Poèmes qui tirent ressource de la tristesse pour en fabriquer un chant insurrectionnel.

L’amour est un garçon autochtone du nord de l’Alberta qui a décidé que tout ce qu’il fait ou presque vise à réparer la cassure d’être qu’est l’autochtonie


L’amour gay est cette pulsion de vie en retour, capable de déjouer les normes assignées, de venger encore ce que le désir rétablit, de fabriquer le complot minuscule où les amants bâtissent le premier des mondes, où deux est le début de l’humanité.

Il était autochtone aussi
Alors j’ai couché avec lui.
J’ai voulu goûter
L’histoire violente
Tapie au fond de sa gorge.
Je voulais que nos salives se mêlent
Et créent de nouvelles écologies bactériennes :
Des contagions pour infecter
Et tuer le traumatisme


Force insurrectionnelle des poèmes qui jouent du récit et de la pensée, de la méditation et de la théorisation, mais en acte, dans le corps mêlée au sang — mais la pensée aussi est charnelle, œuvre de chair. Le texte, en son épilogue, revendique ses sources. Ainsi dit-il que ce travail fait écho à la déclaration de Jack Halberstam dans son introduction à The Uncommons : Fugitive Planning and Black Study : « La révolution se présenterait sous une forme qu’on ne peut encore imaginer »

C’est à bâtir un corps inimaginable que les poèmes s’attèlent ; à inventer un territoire de blessure à arpenter, où la solitude, celle des désirs, serait un terrain commun : ce qu’on a en partage. Paradoxe fécond : dans le désir amoureux tel que le capitalisme marchande, on se retrouve seuls, ensemble. Ainsi le poème découvre cette force terrible des affects négatifs : la tristesse et la solitude sont capables de soulever ce monde puisqu’ils nous révèlent son incomplétude, sa violence insoutenable et sa terreur. Si l’amour est un acte qui se fait, la tristesse aussi : faire la tristesse n’est pas seulement l’œuvre du poème, mais l’instrument de libération d’une puissance de vie et d’invention de possibles.

Ses gémissements sont un chant d’honneur dans lequel je voudrais bâtir des mondes


Le poète dit finalement que son désir avait été de fabriquer un livre de la désincarnation — comprendre peut-être par là d’incarnations toujours en suspens, en attente, passant d’un corps à l’autre, d’un rêve et d’un désir à l’autre. Oui, si la blessure est un territoire, on la parcourt en nomade.

Personne n’a soif
De ce qu’il ne peut pas avoir


Il est difficile d’écrire l’Histoire d’un peuple nomade, pour nous autres qui ne le sommes pas, puisqu’elle s’inscrit dans une géographie prise dans son devenir, non pas scandée par des dates, des faits ; mais obéissant aux caprices des fleuves, aux fertilités relatives des terres et aux mouvements improvisés des troupeaux.

Le recueil est un livre « qui cherche à trouver une histoire que l’on peut à peine voir. C’est un livre qui ne se laissait écrire que si je regardais assez longtemps en direction de nulle part, c’est-à-dire en direction de partout. Partout, bien sûr, est l’espace que la mort découpe dans la vie quotidienne. » Poèmes errant sur cette ligne d’horizon striée de cadavres qu’on porte et qui nous soulèvent.

Il n’y a plus de beauté.


Ce constat engage surtout à la refonder, ailleurs et autre part où ce monde n’est pas.

Au début du recueil, le poète raconte qu’il a « baisé un gardien de sécurité dans le sous-sol d’un stationnement à minuit » — et se demande si le sous-sol n’était pas la métonymie du monde. « Le chagrin réfléchit à voix haute : comment tu sais à quel moment le monde cesse d’être ce sous-sol ? L’amour répond : ma kookum et mon mooshum [1] n’utilisent pas de pronoms ou de noms propres pour se parler entre eux. Ils se sont créé leur propre langue. C’est comme ça que je sais. ». Savoir qui relève d’une langue inouïe, dénuée de tien et de mien, tissée dans l’amour et l’impartageable.

J’essaie d’apprendre à vivre dans le monde, sans le vouloir.
Être autochtone, c’est peut-être ça.


Sans le vouloir, puisqu’on ne peut vouloir ce monde sans en accepter la violence, et la justifier. Mais vivre dans le monde : ce veut dire désirer des corps jusqu’à la douleur, se confondre en eux pour ne plus être seulement soi, disparaître en eux pour se mêler à leur tristesse et l’agrandir, et s’agrandir d’un désespoir capable de ravager la laideur contente de ce monde. Oui, si l’amour est ce corps qui se répand à l’extérieur de lui-même, il est une puissance politique de fabrication de mondes et de devenirs capables de conjurer le passé, de venger les ancêtres et de relever les corps.

Le futur est déjà arrivé,
mais ça ne veut pas dire que
nous n’avons nulle part où aller.



[1grand mère et grand père