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ma propre fin au-dessus de ma tête

[Journal • 10.01.22]

lundi 10 janvier 2022

Labourant la terre, griffant les surfaces du ciel, mon sang, ma sueur, c’est la mer. Pauvre délire. Je tape l’univers de mes petites mains. Éruption volcanique. Tout le corps traverse par des forces profondes, des courants d’air le long des os, des soubresauts, je tremble secoué. de quelles profondeurs en moi viennent ces forces obscures, de quel centre ? Des mondes sont là-dedans au travail, des univers, des galaxies en gestation. Flux, mouvements, petites bêtes qui remontent à fleur de peau. Je porte en moi un étrange voyage. Une ménagerie. Je porte ma propre fin au-dessus de ma tête comme épée, comme parapluie.

André Benedetto, Lear et son fou

À quel monde nous lions-nous ? c’est peut-être la question qui, en dernier ressort, nous reste entre les mains quand vers le soir qui ne cesse plus de tomber, on se retrouve, courant depuis une heure et soudain le souffle court parmi le long de la mer tandis qu’elle échoue et qu’avec elle échoue ce que le jour aura fait d’elle et de nous, que sur ces pensées épuisées par la course – le piétinement qu’est devenue la course –, les poumons en dehors de soi et les poings serrés (mais sur quoi , quelque chose qui manquait sans doute), soudain c’est là, sur la plage même retournée par elle-même, allongé de tout son long d’arbre un arbre — un fragment d’arbre plutôt comme on devine un poème akkadien à quelques signes découpés dans la pierre et qu’on rêve à l’épopée sur trois vers, voilà l’arbre, arraché de sa forêt mais jamais aussi près de lui-même étendu ainsi comme un cadavre que le vent remuait et que la mer, lentement, avait craché, refusant de l’ensevelir et déposé ici, tendrement, avant de furieusement l’abandonner : et c’est à moi qu’est revenu la tâche de dire les dernières paroles.

De refuser ce monde et de refuser de ne pas lui appartenir au risque d’être préservé de lui et de s’en tenir quitte ; de recevoir de la solitude l’appel et la déchirure ; de ne désirer se tenir, porte battante, que dans la circonstance ; de ne pouvoir faire davantage pour soi que ce qu’on déteste de soi ; de vouloir et tout et surtout le contraire de tout : le silence que cela fait quand on crie la nuit dans ses rêves : voilà ce que j’aurai noté dans le journal du jour dans la colonnes de choses faites si j’en avais le courage.

Le monde n’est pas établi devant soi pour qu’on lui appartienne, il est cette proposition d’appartenir ici ou là, et le choix se fait chaque jour et se défait à volonté : le monde, cet arbre arraché qui nommait le soir ; ce matin, j’y pense comme à un frère et je ne sais pas son nom, je sais qu’il est mort, je sais que cela ne change rien au cours de la bataille ni au sens des combats ; je sais que demain il fera jour même s’il manquera l’ombre — que l’ombre est l’autre nom donné aux révoltes quand on voudrait abattre ce qui abat les arbres au nom de ce qui tue les révoltes.