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Antonin Artaud | « Corps sans organe »

apprendre à danser à l’envers

dimanche 15 mai 2022

Occurrences du corps sans organe dans la pensée d’Antonin Artaud
et une lecture qu’en font Deleuze et Guattari


L’Ombilic des Limbes (1925)

Il faut connaître le vrai néant effilé, le néant qui n’a plus d’organe.
Le néant de l’opium a en lui comme la forme d’un front qui pense,
qui a situé la place du trou noir.


Pour en finir avec le jugement de Dieu, 1947

Car liez-moi si vous le voulez,
mais il n’y a rien de plus inutile qu’un organe.
Lorsque vous lui aurez fait un corps sans organes, alors vous l’aurez délivré de tous ses automatismes et rendu à sa véritable liberté.
Alors vous lui réapprendrez à danser à l’envers comme dans le délire des bals musette et cet envers sera son véritable endroit.


Passage non repris dans la version finale du Théâtre de la cruauté, 1947

Le corps est le corps,
il est seul
et n’a pas besoin d’organes,
le corps n’est jamais un organisme,
les organismes sont les ennemis du corps,
les choses que l’on fait
se passent toutes seules
sans le concours d’aucun organe,
tout organe est un parasite,
il recouvre une fonction parasitaire
destinée à faire vivre un être
qui ne devrait pas être là.
Les organes n’ont été faits que pour donner à manger aux êtres,
alors que ceux-ci ont été condamnés dans leur principe et qu’ils n’ont aucune raison d’exister.
La réalité n’est pas encore construite parce que les organes vrais du corps humain ne sont pas encore composés et placés.
Le théâtre de la cruauté a été créé pour achever cette mise en place, et pour entreprendre, par une danse nouvelle du corps de l’homme, une déroute de ce monde des microbes qui n’est que du néant coagulé.
Le théâtre de la cruauté veut faire danser des paupières couple à couple avec des coudes, des rotules, des fémurs et des orteils,
et qu’on les voie.


Deleuze & Guattari, Mille plateaux
« Comment se faire un Corps sans Organes (CsO) »

Tu seras organisé, tu seras un organisme, tu articuleras ton corps — sinon tu ne seras qu’un dépravé. Tu seras signifiant et signifié, interprète et interprété — sinon tu ne seras qu’un déviant. Tu seras sujet, et fixé comme tel, sujet d’énonciation rabattu sur un sujet d’énoncé — sinon tu ne seras qu’un vagabond.

A l’ensemble des strates, le CsO oppose la désarticulation (ou les n articulations) comme propriété du plan de consistance, l’expérimentation comme opération sur ce plan (pas de signifiant, n’interprétez jamais !), le nomadisme comme mouvement (même sur place, bougez, ne cessez pas de bouger, voyage immobile, désubjectivation). Que veut dire désarticuler, cesser d’être un organisme ? Comment dire à quel point c’est simple, et que nous le faisons tous les jours. Avec quelle prudence nécessaire, l’art des doses, et le danger, overdose. On n’y va pas à coups de marteau, mais avec une lime très fine. On invente des autodestructions qui ne se confondent pas avec la pulsion de mort. Défaire l’organisme n’a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des distributions d’intensité, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière d’un arpenteur. A la limite, défaire l’organisme n’est pas plus difficile que de défaire les autres strates, signifiance ou subjectivation. La signifiance colle à l’âme non moins que l’organisme colle au corps, on ne s’en défait pas facilement non plus. Et le sujet, comment nous décrocher des points de subjectivation qui nous fixent, qui nous clouent dans une réalité dominante ? Arracher la conscience au sujet pour en faire un moyen d’exploration, arracher l’inconscient à la signifiance et à l’interprétation pour en faire une véritable production, ce n’est assurément ni plus ni moins difficile qu’arracher le corps à l’organisme. La prudence est l’art commun des trois ; et s’il arrive qu’on frôle la mort en défaisant l’organisme, on frôle le faux, l’illusoire, l’hallucinatoire, la mort psychique en se dérobant à la signifiance et à l’assujettissement. Artaud pèse et mesure chacun de ses mots : la conscience « sait ce qui est bon pour elle et ce qui ne lui vaut rien ; et donc les pensées et sentiments qu’elle peut accueillir sans danger et avec profit, et ceux qui sont néfastes pour l’exercice de sa liberté. Elle sait surtout jusqu’où va son être, et jusqu’où il n’est pas encore allé ou n’a pas le droit d’aller sans sombrer dans l’irréalité, l’illusoire, le non-fait, le non-préparé… Plan où la conscience normale n’atteint pas mais où Ciguri nous permet d’atteindre, et qui est le mystère même de toute poésie. Mais il y a dans l’être humain un autre plan, celui-là obscur, informe, où la conscience n’est pas entrée, mais qui l’entoure comme d’un prolongement inéclairci ou d’une menace suivant les cas. Et qui dégage aussi des sensations aventureuses, des perceptions. Ce sont les fantasmes éhontés qui affectent la conscience malade. « Moi aussi j’ai eu des sensations fausses, des perceptions fausses et j’y ai cru » [1]

L’organisme, il faut en garder assez pour qu’il se reforme à chaque aube ; et des petites provisions de signifiance et d’interprétation, il faut en garder, même pour les opposer à leur propre système, quand les circonstances l’exigent, quand les choses, les personnes, même les situations vous y forcent ; et de petites rations de subjectivité, il faut en garder suffisamment pour pouvoir répondre à la réalité dominante. Mimez les strates. On n’atteint pas au CsO, et à son plan de consistance, en détratifiant à la sauvage. C’est pourquoi l’on rencontrait dès le début le paradoxe de ces corps lugubres et vidés : ils s’étaient vidés le leurs organes au lieu de chercher les points où ils pouvaient patiemment et momentanément défaire cette organisation des organes qu’on appelle organisme. Il y avait même plusieurs manières de rater le CsO, soit qu’on n’arrivât pas à le produire, soit que, le produisant plus ou moins, rien ne se produisît sur lui, les intensités ne passaient pas ou se bloquaient. C’est que le CsO ne cesse d’osciller entre les surfaces qui le stratifient et le plan qui le libère. Libérez-le d’un geste trop violent, faites sauter les strates sans prudence, vous vous serez tué vous-même, enfoncé dans un trou noir, ou même entraîné dans une catastrophe, au lieu de tracer le plan. Le pire n’est pas de rester stratifié — organisé, signifié, assujetti — mais de précipiter les strates dans un effondrement suicidaire ou dément, qui les fait retomber sur nous, plus lourdes à jamais. Voilà donc ce qu’il faudrait faire : s’installer sur une strate, expérimenter les chances qu’elle nous offre, y chercher un lieu favorable, des mouvements de déterritorialisation éventuels, des lignes de fuite possibles, les éprouver, assurer ici et là des conjonctions de flux, essayer segment par segment des continuums d’intensités, avoir toujours un petit morccau d’une nouvelle terre. C’est suivant un rapport méticuleux avec les strates qu’on arrive à libérer les lignes de fuite, à faire passer et fuir les flux conjugués, à dégager des intensités continues pour un CsO. Connecter, conjuguer, continuer : tout un « diagramme » contre les programmes encore signifiants et subjectifs. Nous sommes dans une formation sociale ; voir d’abord comment elle est stratifiée pour nous, en nous, à la place où nous sommes ; remonter des strates à l’agencement plus profond où nous sommes pris ; faire basculer l’agencement tout doucement, le faire passer du côté du plan de consistance. C’est seulement là que le CsO se révèle pour ce qu’il est, connexion de désirs, conjonction de flux, continuum d’intensités. On a construit sa petite machine à soi, prête suivant les circonstances à se brancher sur d’autres machines collectives. Castaneda décrit une longue expérimentation (peu importe qu’il s’agisse de peyotl ou d’autre chose) : retenons pour le moment comment l’Indien le force d’abord à chercher un « lieu », opération déjà difficile, puis à trouver des « alliés », puis à renoncer progressivement à l’interprétation, à construire flux par flux et segment par segment les lignes d’expérimentation, devenir-animal, devenir-moléculaire, etc. Car le CsO est tout cela : nécessairement un Lieu, nécessairement un Plan, nécessairement un Collectif (agençant des éléments, des choses, des végétaux, des animaux, des outils, des hommes, des puissances, des fragments de tout ça, car il n’y a pas « mon » corps sans organes, mais « moi » sur lui, ce qui reste de moi, inaltérable et changeant de forme, franchissant des seuils).

Au fil des livres de Castaneda, il peut arriver que le lecteur se mette à douter de l’existence de Don Juan l’Indien, et de bien d’autres choses. Mais cela n’a aucune importance. Tant mieux si ces livres sont l’exposé d’un syncrétisme plutôt qu’une ethnographie, et un protocole d’expérience plutôt qu’un compte rendu d’initiation. Voilà que le quatrième livre, Histoires de pouvoir, porte sur la distinction vivante du « Tonal » et du « Nagual ». Le tonal semble avoir une extension disparate : il est l’organisme, et aussi tout ce qui est organisé et organisateur ; mais il est encore la signifiance, tout ce qui est signifiant et signifié, tout ce qui est susceptible d’interprétation, d’explication, tout ce qui est mémorisable, sous la forme de quelque chose qui rappelle autre chose ; enfin il est le Moi, le sujet, la personne, individuelle, sociale ou historique, et tous les sentiments correspondants. Bref, le tonal est tout, y compris Dieu, le jugement de Dieu, puisqu’il « construit les règles au moyen desquelles il appréhende le monde, donc il crée le monde pour ainsi dire ». Et pourtant le tonal n’est qu’une ile. Car le nagual lui aussi, est tout. Et c’est le même tout, mais dans des conditions telles que le corps sans organes a remplacé l’organisme, l’expérimentation a remplacé toute interprétation dont elle n’a plus besoin. Les flux d’intensité, leurs fluides, leurs fibres, leurs continnums et leurs conjonctions d’affects, le vent, une segmentation fine, les micro-perceptions ont remplacé le monde du sujet. Les devenirs, devenirs-animaux, devenirs-moléculaires, remplacent l’histoire, individuelle ou générale. En fait, le tonal n’est pas si disparate qu’il semble : il comprend l’ensemble des strates, et tout ce qui peut être rapporté aux strates, l’organisation de l’organisme, les interprétations et les explications du signifiable, les mouvements de subjectivation. Le nagual au contraire défait les strates. Ce n’est plus un organisme qui fonctionne, mais un CsO qui se construit. Ce ne sont plus des actes à expliquer, des rêves ou des fantasmes à interpréter, des souvenirs d’enfance à rappeler, des paroles à faire signifier, mais des couleurs et des sons, des devenirs et des intensités (et quand tu deviens chien, ne va pas demander si le chien avec lequel tu joues est un rêve ou une réalité, si c’est « ta putain de mère » ou autre chose encore). Ce n’est plus un Moi qui sent, agit, et se rappelle, c’est « une brume brillante, une buée jeune et sombre », qui a des affects et éprouve des mouvements, des vitesses. Mais l’important , c ‘est qu’on ne défait pas le tonal en le détruisant d’un coup. Il faut le diminuer, le rétrécir, le nettoyer, et encore à certains moment seulement. Il faut le garder pour survivre, pour détourner l’assaut du nagual. Car un nagual qui ferait irruption, qui détruirait le tonal, un corps sans organes qui briserait toutes les strates, tournerait aussitôt en corps de néant, auto-destruction pure sans autre issue que la mort : « le tonal doit être protégé à tout prix ». »


Portfolio

[1Artaud, Les Tarahumaras, t. IX, pp. 3435