Chapitre I : « le fleuve »

Chapitre III : « les Chartreuses »

Etat des lieux du réel

Chapitre II

« la rue»

 



Demain, il sera peut-être trop tard. Comme les chevaux qui se rameutent et piétinent derrière la starting-gate : tout se rassemble dans l’imminence derrière la corde tendue qui va se rompre ; une barre se forme dans la gorge qui ne cédera plus. Plus rien qu’une poussée dévorée : marche – marche !

Julien Gracq

 

Sortir d’ici dans un premier temps : et sans respirer — passer à la lumière du jour, s’arracher aux pavés lourds des quais et remonter vers la ville, ses trottoirs, sa circulation plus vive et réglée des secondes. On y est. Mais ça ne suffit pas, je le sais bien.

Chercher plus loin un endroit — hors du monde où qu’importe — loin, plus loin qu’ici respirer ailleurs ; aller plus loin que le fleuve et ce type, chercher un lieu qui serait ici l’endroit d’ailleurs où on n’aura plus son regard fiché dans les yeux, et dans le crâne ce murmure.

Ailleurs, c’est après : c’est au bout de quelques heures, et sous le bruit des voitures, des cris autour, quand ça commence à s’estomper — mais pour le moment, non ; on est là, on est encore dans le regard du type qui dit : on ne sortira jamais d’ici.

Pourtant, au début, sorti du quai, en courant presque, laissé dans le dos les pleurs du type, on y avait cru : que ça se terminerait. On avait cru s’en être débarrassé, que la suite pouvait arriver ; mais non.

Rien ne continue : le rêve de la nuit, et le regard du type s’interpose à chaque pensée — en eux se confond quelque chose d’impalpable et d’essentiel qui m’échappe. La phrase du matin, entre les deux, traits d’union posé là sans raison reste en travers du crâne.

Il faudrait rendre gorge à ce qui occupe l’esprit : en finir une fois pour toute, et s’en aller. Mais c’est lancinant : c’est devant, là. C’est tout simplement là. Et c’est incontournable. Ça dévore. C’est peuplé et c’est bruissant : c’est dévorant. Ça occupe tout. Chaque seconde : chaque mètre devant soi.

Le regard du type, j’ai cru au début qu’il pourrait être une réponse. J’ai pensé : lui, il me dira. Quand j’ai remonté les escaliers, me suis retrouvé au-dessus du fleuve, sur le pont, là où dessous le type continuait sans doute de pleurer, je me suis dit : ça y est. C’est terminé, enfin. J’ai une réponse.

Oui — je me suis dit — je ne suis pas comme ce type et c’est ma réponse. Je ne suis pas comme lui : je suis sauvé. Pour toujours, je ne suis pas lui ; jamais : comment le serais-je — je l’ai vu, et j’en suis sorti vivant : je ne suis pas devenu fou, et pourtant. Alors, je suis sauvé. J’avais ma réponse. Elle ne me satisfaisait pas.

Je continuais à me dire : j’ai compris — je ne suis pas comme lui, moi. J’appartiens, moi, au temps du monde. Je suis dans son allure et dans sa succession — moi, je me fais obéir des heures, je sais leur appartenir, et je sais les faire plier : je décide. Je règle le réveil. Je sais l’heure qu’il est, moi : je sais l’heure qu’il sera dans deux heures, dans trois heures et dans dix ans — je peux déjà la prévoir.

Je suis emporté par le temps et je ne me pose même pas la question de savoir si c’est une bonne ou mauvaise chose : je me dis c’est ainsi.

Cette pensée est demeurée en moi, mais je n’étais pas libéré. J’étais lourd d’un poids supplémentaire. Dans la bouche, le goût de cette colère et d’autre chose de plus âpre encore. Cracher dans le fleuve n’a rien changé.

Ne suis même pas sûr que le crachat ait atteint l’eau — je ne l’ai pas vu heurter sa surface : sans doute qu’il a été absorbé par l’air. Je reste là.

Le regard du type dans la tête est devant moi qui entrave, et chaque geste en est lourd — quand il faut m’en dégager, je reste ici, et je regarde dessous ce qui passe de ces crachats qui ne tombent pas, et impossible de me défaire de ce mouvement devant lequel je reste immobile : comment bouger en regard ?

Mais ce n’est pas cela qui me pèse le plus et m’empêche. C’est sa voix et son regard surtout, ce regard que je n’ai pas vu dans le noir du quai, et qui me cerne. C’est le regard qui me leste : de toute sa hauteur, il appuie contre ma poitrine — et je reste là à regarder et mesurer le temps de passage des secondes sous les colonnes du pont, à jauger qui des nuages ou des eaux l’emportent.

Je suis lourd de ce regard et de cette voix et de ce murmure, oui — quand je respire, le type inspire en moi, et c’est comme si je traînais à chaque pas une autre ombre que la mienne, qui la suit et la tire à elle. Alors je reste immobile, parce que je sais que je ne pourrais pas la tirer derrière moi bien longtemps.

Et toujours, le regard de ce type : et son murmure, et la demande qu’il m’a faite, et qui n’est pas formulée autrement que dans le noir.

Je suis parti : quand je lui ai tourné le dos, c’était de ne pouvoir répondre — d’être incapable de proposer en retour un regard qui ne s’effondre pas devant lui.

Alors, maintenant que je suis au-dessus du fleuve, mes deux pieds sur le pont où, en dessous il est et pleure sans doute — c’est dans la bouche cette colère de ne lui avoir pas répondu, et la honte aussi, la honte surtout, de m’être enfui devant ma propre terreur.

Toute la salive du monde ne lavera pas cette honte, et l’eau du fleuve non plus, qui s’en va — et je suis, là, plongé de part en part dans la honte : sur mon visage, si on le regardait, on ne verrait qu’elle, et les larmes du type qui le rayent de haut en bas.

Je me penche encore un peu plus — et recule en sursaut soudain ; peur d’y croiser comme une ombre dédoublée à la surface de l’eau.

Une heure plus tard, quand j’ai commencé à oublier la forme de sa silhouette, quand ce qui s’est passé commençait pour la première seconde à devenir un souvenir — je sais le poids en moi qui me dévore. C’est la douleur de ce type qui ne me quitte pas ; et au comble de cette seconde, la douleur de cette douleur en tout : je pressens qu’elle ne me quittera pas.

Dès lors, la journée s’était arrêtée : elle avait trouvé un terme au-delà duquel impossible d’aller — au-delà de cette honte du corps, de mon corps, pas d’horizon, aucun possible.

Alors, rien ne continuait : je trouvais devant moi la butée contre laquelle la journée ne se défaisait pas.

Dans le rêve, tout à l’heure, dans son injonction, il y avait l’idée de rejoindre : aller dehors, partir avec la certitude de ne plus revenir, et faire le compte de ce qu’il y a pour trouver ma place, j’étais certain, sûr et certain, de trouver dans le premier type qui passerait, le signe qui m’aurait dit : voilà, ainsi sont les choses.

Le type ne m’a pas dit cela — il a dit précisément le contraire. Mais c’est comme si l’injonction du rêve redoublait ; c’est comme si dans le même temps son mystère s’épaississait.

Et quoi ? J’étais pris dans la certitude que des signes allaient se faire devant moi, comme dans les livres où les rencontres sont toujours décisives et orientent pour toujours le récit.

Dans les livres, je me souviens, le premier type qu’on rencontre apporte la réponse : rend le jour suivant possible, nécessaire. On le quitte dans la certitude qu’on tourne avec lui une page de moins, pas une page de plus.

Dans ces livres, les possibles apparaissent sans faille comme des étapes : ne sont jamais seulement possibles, mais à chaque fois évidents. Mais moi, tout au contraire, là sur ce pont, j’avais en moi un rêve insoluble, une phrase dans la tête qui m’obligeait, un type en-dessous que je ne connaissais pas et dont la douleur ne me quittait plus : et grandissant à chaque moment un pressentiment immense que tout se rejoignait en moi et devait finir par s’accomplir.

Mais rien : tout s’arrêtait et se fixait à ce regard, et je m’attachais à cette voix qui devait tout dénouer — une voix qui prenait forme du murmure autour, brassage des voitures et des foules, des bureaux dont la rumeur entoure chaque chose.

Rien, non, rien ne s’accomplissait pour le moment. Tout s’était arrêté sur ce pont : les larmes du type roulées dans le passage lent du fleuve, et la course du soldat dans le rêve scandée par le bruit des bombes (mais ai-je entendu les bombardements ? Est-il possible d’entendre quelque son que ce soit dans un rêve ?), et la phrase dans la tête, état des lieux du réel, dressée en légende dérisoire sous ces images : non-sens que tout cela. Embolisation terrifiante.

Tout cela s’agglutinait pour former un amas de pensées confuses en moi qui empêchaient le jour.

Et le jour ne connaîtrait pas de fin. Le jour qui commençait ne finirait pas : c’était certain. Il n’y aura jamais de fin puisque tant que ce sera dans la tête, rien ne pourra commencer — jamais.

À l’instant où je me suis détourné du pont : une voiture de police ou une ambulance au coin d’une autre rue se met à hurler ; alors je ne sais pas si le bruit que j’ai entendu à ce moment-là, le bruit sourd et court d’un choc dans l’eau, était réel ou non. Au juste, je ne sais pas si j’ai entendu ce bruit.

Je suis revenu en courant, et me suis penché, pour voir : pas un remous. Du moins, pas un remous de plus — au juste la trace d’un lointain crachat : mais pas la chute d’un homme, impossible.

J’ai crié, à tout hasard, n’importe quoi, un son projeté malgré moi — le cri m’a fait peur, et m’a arrêté en son milieu. Me suis penché davantage : non, j’avais dû imaginer ce bruit. Ou l’ai-je tant désiré ?

Le jour de toute manière ne reprenait pas davantage : il fallait pour cela que je résolve le regard du type (et son rapport avec le rêve du matin : il devait y avoir un rapport, ou plus rien n’avait de sens) — alors, je me suis éloigné du pont et enfoncé dans la ville.

Je voulais être après, c’est tout : je n’avais qu’un but, me retrouver après cela. Après la voix du type, après son regard bien sûr, après le bruit dans l’eau, réel ou pas, après enfin, tout ce qui en moi me secoue et cherche une destination — je crois qu’en chimie on dit une solution.

Que tout recommence, qu’on passe à autre chose, autre part. Un précipité de vie qui saura rendre une couleur nette au réel : et ensuite, quelque chose qui serait ensuite. Mais le rêve est là, toujours, qui arrête tout.

Et la voix du type. Je suis dans la voix du type, à chaque instant : rien n’est possible en elle.

Quand la voix du type s’estompe, quand je ne l’ai plus qu’en écho : je la reconstruis. Et chaque mètre dans la ville me la rend moins étrangère ; j’en dispose bientôt comme de ma propre voix. Elle dédouble la mienne, je m’y fonds bientôt.

C’est comme si, en disparaissant, sa voix laissait comme sa buée — et sur ma propre voix, elle se dépose, et impossible bientôt de la démêler à la mienne.

Ma voix intérieure, la voix qu’en pensée j’articule, est toute traversée par l’autre si bien que je ne la reconnais plus. J’essaie de me taire. Je voudrais cesser de penser : mais la voix accompagne chaque geste, elle se fait comme une respiration seconde, et derrière chaque inspiration, il y a la respiration du type.

Comment m’en défaire ? J’ai une idée, soudain. J’ai cette idée en croisant le regard d’une femme qui me semble si fatiguée qu’elle me paraît absente à elle-même, et que les gens croisent sans paraître l’apercevoir. Il n’y a que moi qui la vois — parce que moi, je suis peut-être presque aussi fatigué qu’elle. Mais pas encore assez pour la rejoindre, pour m’absenter, pour disparaître, peut-être ?

Alors, j’entreprends cette mission : si je veux me débarrasser du rêve, de l’image du rêve, de la phrase de l’aube, et du type en même temps, sa voix et sa respiration en moi, son regard, le bruit de sa chute imaginaire, il faut que j’aille au bout de la fatigue (et que je continue).

Pour franchir cet espace de temps arrêté sur moi, stoppé net sur cet agencement de sens sans issue, il faut que je m’épuise, et même plus que cela, que j’anéantisse en moi toute pensée ; pousser le corps à s’en déposséder.

J’ai soudain cette idée qui vient en arrière de tout ce bruissement intérieur qui m’envahit depuis l’aube, et je m’y accroche comme le naufragé à un morceau d’épave au milieu de l’océan — je sais bien qu’au moindre souffle de vent, la mer à peine levée m’emportera ; je sais bien que ce n’est pas cela qui me fera rejoindre la côte, mais enfin : je n’ai rien d’autre.

Je me dis — peut-être qu’en épuisant le corps, je laisserais en arrière de moi, plus épuisée encore, la voix du type : peut-être que la voix intérieure, la mienne en propre, pourrait elle-même cesser (elle est encore en trop) : qu’au bout de mes forces, il y a ce petit territoire de l’être où l’on se défait de tout. De soi comme des autres : et ce serait cela, ma place ? Je m’y installerai de tout mon long, oui.

Je la rêve déjà, cette place retranchée du reste, j’en dessine mentalement les contours : peut-être qu’au bout de mes forces, je ne pourrais plus dessiner les contours de rien : et ce serait là — et je serai arrivé.

L’idée de génie. Oui — il faudrait se défaire de ce matin comme de tous les matins du monde ; se défaire de tous les matins de ce matin-là en se défaisant d’ici et maintenant. Retrouver après : ailleurs.

Je sais bien que, voix du type ou pas, regard fiché et murmure fou ou non, demande insensée, rêve délirant et phrase obsédante ou simple matin levé avec le jour, ce n’est toujours qu’un seul et même matin, un seul jour prolongé qui ne fait que répéter ses mêmes formes à l’infini.

Je sais bien qu’il s’agit depuis si longtemps d’une même ligne de force dans lequel on est pris, sans pouvoir même construire une échappée ou une suite — un après. Tout juste est-on dans une continuation qui ne cesse jamais. Une continuation. L’histoire comme continuation. C’est avec cela qu’il faudrait en finir : trouver le jour neuf après, séparé de ce qui le précède. Ce qu’il me faut atteindre : c’est ce moment de l’histoire comme premier jour. Et seule la fatigue pourrait me le permettre.

Car c’est d’après dont j’ai besoin pour vivre. C’est après que demeure quelque chose de la vie qui justifierait ici et maintenant le temps continué sur lui-même : après où l’on serait enfin délivré d’ici et maintenant qui serre.

Rien n’a de fin que le jour replié sur lui-même et qui répète l’histoire d’un jour jadis replié, destiné à se replier — et à revenir. Quant à moi, je serai après, quand j’aurai, le corps fatigué, laissé au pas de la porte toute ce qui empèse et leste ici et maintenant. Le regard du type, sa voix.

Alors, je serai si fatigué tellement qu’impossible de savoir où et quand on est, et je me retrouverai forcément après. Forcément.

C’était l’erreur du type, je le comprends désormais : lui s’est retrouvé ni avant ni après, ni maintenant — juste sous un pont, et impossible de succéder au jour.

Et je comprends peu à peu ce qu’il m’a laissé : la tâche impossible qu’il me reste à accomplir pour m’en déposséder.

On avait écrit, autrefois, et on s’était tous mis d’accord sur cette idée, que l’histoire s’était finie, qu’il ne restait rien au-devant de nous : que tout s’était fait. Qu’il suffisait de continuer, voilà tout.

Mais rien n’a continué que cette fin.

Et dès lors, on s’était tenu à cette fin, et on l’avait peuplée — mais comment m’en tenir là : le type, sa voix, le regard lancé sur moi, ce qui m’y a projeté m’accable tant — honte de n’avoir pas pu le prolonger, honte surtout de n’avoir pas su lui succéder : de m’être enfui comme on refuse jeune de voir son visage de vieillard.

Alors, je prends la décision : aller après, chercher après, fuir cette fin-là dans laquelle le monde se vautre, de clichés en clichés, les répétitions bornées du temps pour se faire, les raisons qu’il trouve en arrière de lui pour se justifier.

J’irai après, tourner autour de l’axe que le regard du type m’a montré, un instant, l’espace d’un instant seulement : comme il m’a demandé ce qu’on ne demande jamais, l’heure qu’il est, maintenant.

Maintenant, je sais qu’il faut être après, quand la fin sera laissée dans le dos, et qu’on pourra commencer, enfin, autre chose.

Impossible de commencer si ça ne se termine pas, l’histoire et toute cette fin dans laquelle elle parle et juge ce qui l’a précédé et produit. Je serai après, quand rien n’aura été produit et que rien n’aura succédé à rien.

Moi, je vais laisser tout cela derrière moi — à fatiguer le corps, il arrivera bien que je le laisserai, comme le vieux monde et son histoire à dormir debout : en arrière. Plus j’avance, plus je sais que la fatigue viendra à moi, et me rejoindra — et emportera mon corps au loin, tellement loin que je ne serai même pas là : que je ne le saurai pas.

Devenir si fatigué, comme cette femme, sans visage et sans regard, dépouillé de tout. Ignorante, absolument. Quand je suis passé à sa hauteur, elle, assise sur le sol, n’importe où, au hasard de tel porche, porté jusque là par les dernières forces, j’ai ralenti comme pour voler son secret. Il n’y en avait pas.

Quand on arrive à ce point de fatigue, il n’y a rien. Après seul peut commencer.

Je commence : je prends une rue après l’autre ; il y en a bien une où je trouverai une fin : un commencement. Et derrière moi, l’oubli de tout ce qui a précédé : devant moi : le rétablissement des choses.

Une rue après l’autre : le matin est d’abord là, partout, tout le temps : oui, il faudrait s’en débarrasser : j’avance pour le laisser loin derrière ; je ne suis que cela, l’avancée dans l’espoir de s’arracher de ce matin-là. Le reste ne compte pas.

Quand j’aurai épuisé le corps jusqu’à lui faire perdre pied, lui faire perdre ses souvenirs et tout ce qui le constitue, son identité et son rôle : je perdrai sans doute le regard du type, dans l’épuisement, je perdrai sa voix et la mienne, mais je basculerai.

C’est ici, la souffrance, je veux dire bien sûr la seule valable, la seule justifiée, celle qui avale toutes les sensations du corps, qui me fait avoir un corps et non plus être celui-ci, c’est chaque fois que je croise le premier visage le matin, et que je vois dans ses yeux que ma présence ne suffit pas à effacer de son visage ce qui une seconde avant constituait mon absence — la vie possible, le seul monde acceptable, celui qui, dans la tête, passe quand il prend la forme du désir : et quand je lève la tête, les affiches qui passent ne renvoient rien de cela, seulement des publicités qui vendent l’autre vie, impossible, inacceptable, seule réelle : marcher comme en soi même, quand dans la tête, ce qui passe de haine, et d’images de carnage le soir avant de me coucher, nécessaires pour dormir : cela ne m’appartient pas mais je le reçois comme si j’étais le seul à pouvoir endosser ces fardeaux, et quand je regarde mes mains, trop incapables de seulement me porter jusqu’au soir, je suis obligé de fermer les yeux pour passer la nuit : alors, marcher, pour aller encore plus loin que cette nuit.

Surface plane des sentiments : ni peur ni rage, la simple violence quand on se lève du corps qui se dresse et avance, épuisé de la marche qui continue.

Façade rauque des murs sur lesquels on marche : les sols usés du vieux monde quand il faut apprendre, pas après pas, à composer avec sa solitude, à écarter celle des autres à mesure qu’on marche.

Instruments de la conscience qui perfore : le rêve, le désir et la chance que l’un se vide dans l’autre et fabrique uninstinct de plus au prochain pas.

Latéralité de la marche, verticalité de ce qui l’impulse ; les lignes sont tracées comme sur la main  : on peut suivre où elles vont, on ne trouvera que la partie du corps la plus lointaine, celle qui se ferme comme le poing.

On éprouve ce jour comme on suit les lignes d’un livre, au présent sans cesse repoussé de sa fin : et la minute d’après prend du retard.

Les murs se rapprochent à mesure qu’on avance dans la ville : ce n’est pas une image, c’est ce qu’on éprouve quand, dans la chaleur, on essaie d’atteindre son cœur : murs de nos villes enferment d’autres murs dans lesquels le soir on s’enferme, fermer les yeux sur nos murs intérieurs et fermer la porte plus fermement encore ; murs qui contiennent une infinité d’autres murs qui ferment tous plus profondément — (portrait de soi en murs, parois hautes derrière lesquelles on se terre en attendant les ennemis invisibles, qui se tiennent prêts) ; murs qui défendent, et jamais qui attaquent : murs qui s’abattent pour former des tas de pierres ; serviront à bâtir d’autres villes, des murs derrière lesquels attendre ; on lèvera d’autres murs.

Les battements réguliers irriguent tout le corps, on se sent tomber — on se trompe ; c’est le corps qui tombe sur lui-même. Qu’on appelle ça marcher, c’est le mystère : mais enfin, ça fonctionne pour le moment.

Quand on fait silence, c’est toujours elle qu’on entend : la ville et dans la chaleur, les roulements souples de la machine : une rue, une voiture, une affiche qui hurle, les volets fermés qui se ferment encore sur la façade plus fermée que le poing. On fait silence et c’est la ville qui parle dans notre gorge.

On avance, on appelle ça continuer.

On l’éprouve en retour, on est soi-même le battement et soi-même le cri produit par le battement ; aux tempes, ce qui bat, c’est un autre pouls que le sien. Et ce qui s’écroule sur la page, c’est la chute de la ville sur elle-même. Quand on cherche à rejoindre ce mouvement, on appelle ça écrire.

À la fin, le nom qu’on lui trouvera, à la ville, on l’attribuera au texte ; les murs fermés ouvriront une porte qu’on fermera derrière soi : et quoi devant ensuite ?

Pourtant, au bout de quelques heures, à force d’aller, on réalise que ce matin ne nous lâchera pas si facilement, et atteindre la fatigue ne suffira pas. La fatigue elle-même continue le matin : c’est la fatigue du soir qui n’est pas assez usée pour s’effacer et qui persiste jusqu’au matin : et jusqu’au soir suivant devant lequel on se couche comme des chiens mais qui ne nous abandonne pas, le matin d’après — la fatigue ne semble pas finir, elle aussi.

Il faudrait être après la fatigue.

Une autre rue et je m’écroulerai, oui, c’est sûr ; une autre rue et je ne m’écroule pas encore, alors je m’engage dans une autre, dans le désir simple de m’y voir écroulé déjà, et je ne m’y trouve pas, alors j’avance, je continue. Il n’y a rien d’autre qui compte.

Franchir sans regard pour le vide qui se déplace à chaque pas sous le corps, un pas après l’autre, tendre les bras comme un funambule ; et un pas dans le vide retarde le vide encore ; je n’ai pas peur ; je n’ai pas encore mal : pas encore assez fatigué.

Le ciel bleu succède aux nuages les plus chargés avant de revenir, semble-t-il pour la fin des temps, mais un minuscule nuage grandit peu à peu puis de plus en plus rapidement pour occuper la place du ciel, et ainsi du gris au noir, puis déchiré de nouveau par bleu le plus intense, rien ne se fixe, tout se change. Moi je marche.

Dans le rêve d’hier, c’étaient, sur de grands paysages, des nuages qui sortaient du sol et qui prenait lieu sur la surface du monde. Moi je marche sur des reliefs transitoires, éphémères, brumeux — et je ris (de ce rire violent et muet qui en même temps me glace), jusqu’à m’enfoncer tellement dans le brouillard que je disparais avec mon rire : et c’est tout un silence qui m’enveloppe avec le nuage.

Mais quand je reviens à moi, plusieurs rues après, je n’ai plus peur parce que j’ai laissé toute cette peur, là-bas, et je suis démuni d’elle, sans recours face au réel : je n’ai plus que le froid pour me souvenir de mon corps. J’ai si froid depuis cette nuit où je me suis serre contre moi, réveillé plié en deux, de douleur ou de froid : contre moi, le rêve n’a pas plus de substance que le froid ; lequel a le plus de prise sur la douleur ?

Un pas après l’autre : les bras plus tendus encore pour écarter les parois du vide comme j’avance sur le fil — dans le fleuve tout à l’heure, il y avait ces couleurs qui indiquaient une direction où aller et se perdre : je vais dans le jour qui me prend et cette fois, non, cette fois, je n’ai pas peur. Je marche.

N’être que cela : le pur désir de marcher pour s’épuiser, ne plus avoir dans la tête ni la voix du type au bord du fleuve, celle qui les contient toutes, ni ma voix, ni aucune autre, et aucun regard dans le coin de l’œil pour me juger, me condamner : je suis à moi-même ma loi — à moi-même ma propre histoire, l’identité sans origine.

Mais impossible de me trouver pour le moment étendu sur le sol dans cette rue (peut-être la suivante ?)

La suivante est déjà derrière moi ; j’avance ; rien ne compte plus que l’oubli que je cherche au-devant de mes pas — et qui recule.

N’être qu’une démarche vacillante, n’être plus que cela puisque rien ne compte, que rien ne comptera plus. N’être qu’une poignée de secondes accordées dans le reste du corps (et ensuite, plus rien de soi : se confondre dans l’après) : n’être que cette part dérisoire de temps qui s’échapperait comme du sable des doigts trop écartés ; n’être que cet espace que recouvrent mes pieds bientôt effondrés ; circonscrire le monde à cet espace là sous mes pieds : et que rien n’existe en dehors ; n’être tout entier qu’un clignement d’œil (avant, juste avant que : et après), et qu’un dernier mot, comme une dernière bouffée de ciel tolérée : qu’il n’y ait rien avant : mais seulement après. Et quand l’heure de cette mort me sera donnée, c’est un dernier regard au ciel que je réclamerai, et qu’on n’en parle plus.

Mais rien ne finit encore, le corps toujours survit à lui-même : je voudrais toucher une fin, celle que le type a commencée mais qu’il n’avait pas comprise, accroché qu’il était à son présent illusoire devenu introuvable : oui, le type avait touché à cette fin (et combien elle portait en elle toutes les fins, je le sais bien désormais).

Pourtant je suis parti et l’ai laissé là-bas. Et maintenant le quai est perdu et je cherche un endroit qui pourrait lui ressembler : j’aurais voulu trouver cet endroit où m’arrêter, arrêter avec mon corps tout le reste.

Je ne renonce pas : le jour est encore là au-dessus de ma tête qui avance aussi avec moi. Et un pas derrière l’autre à nouveau, je repousse malgré moi la possibilité même de la fin : en la provoquant, je la fais fuir, car c’est quand je pénètre dans telle rue qu’elle s’échappe comme un chat apeuré, le bruit qui m’annonce me précède et l’avertit : et la fin est ailleurs, sous une autre bouche d’égout, qui dort à-demi, les oreilles aux aguets guettant mon arrivée pour s’enfuir plus loin.

Ainsi, des fins autour desquelles je tourne dans ce quartier, ces fins que rien n’épuise, ces fins sans fins qui recommencent les unes sur les autres leur propre fin — j’en ai toutes les images, et chaque rue en possède un fragment. Mais jamais je n’en saisis l’image complète qui la réaliserait.

Je sais chacune des formes étranges de ces fins, j’en invente à mesure, et sans cesse sous le pas je rêve que j’en possède le secret, et je pourrais en écrire des encyclopédies ; ça s’appellerait : histoires avec fins. Il n’y aurait que des fins (pas ce qui les provoquerait : mais véritablement, le moment qui ne succède à rien).

Et je m’épuise à les solliciter toutes, parce que toutes me renvoient au fait que rien ne leur recommence.

Les immeubles sont peuplés de banques, des bureaux qui ressemblent à n’importe quel siège social. Dans ces bâtiments, les entreprises sont toutes plus ou moins des banques, et les banques, toutes plus ou moins des entreprises : chacune d’elles possède des parts dans toutes les sociétés. Sur la façade de ces bureaux, il y a un panneau « à louer » à chaque étage.

Au pied de ces bureaux, combien sont-ils à faire la manche ? Parfois quand un homme s’approche de ces mendiants pour leur demander quelque chose, il y en a un toujours parmi eux pour sortir un téléphone portable et lui appeler un taxi.

D’autres rues plongent plus bas, dans les artères mortes d’une autre ville, nocturne, aux lois propres et dans laquelle je ne reste pas — seulement, au moment où je bifurque de nouveau, je croise un homme presque nu, chemise déchirée sur lui, assis, et la main posée devant lui, demi-ouverte, le regard sur moi. Quel âge a-t-il ? On dit que la rue vieillit : sa peau est recouverte d’une autre peau, que je pressens dure comme du cuir usé, strié. On dit que la rue change la forme des yeux et la couleur — mais qu’est-ce que c’est la rue ? Si la rue existe vraiment, ce n’est pas celle-ci : ici, ce n’est pas une rue, mais un bout de trottoir qui ne mène nulle part, ça ne ressemble pas à une rue, pas à la rue. Quel âge a-t-il ? Il a les mêmes yeux que moi, mais la main est gonflé de veines et les ongles longs d’un sexagénaire, le cou mangé par des rougeurs : mais ces yeux sont les miens, d’un homme jeune encore. Ai toujours eu en haine cette métaphysique du désespoir : en détestation les raisons qu’on voudrait trouver pour justifier la rue — le statut qu’on leur donne, que ce soit pour les dire fainéants, ou philosophes, ou révoltés, ou anarchistes. Non, la rue n’est pas une condition sociale, je le vois d’emblée dans ces yeux. La rue n’est pas un lieu. On raconte que c’est question qui se résout dans la psychiatrie : la rue comme maladie mentale, ou plutôt la vie dressée comme aptitude psychique — c’est abject. La rue comme choix, disent-ils : raisons qu’on trouve pour mieux se consoler ou se donner la conscience aussi nette qu’un drap plié et rangé en bonne place. La rue n’existe pas pour lui non plus qui ne me regarde pas, qui parle en lui autre langue, voit sur mon visage un autre visage. Aucune réponse possible, aucun regard possible — on voudrait apprendre à parler de nouveau, à faire le geste de dire : de quelle part d’humanité dans la honte je partage avec lui. Mais cette fois, ce n’est pas ma honte dont il est question, qui me traverse comme tout à l’heure avec le type sous le pont : non. Cette fois, c’est la honte des autres, pas seulement pour eux : mais la honte d’eux mêmes oui, que je vois, qui me descend dans le corps et m’étrangle. Je ne parle pas seulement de ceux qui passent à côté de moi et traversent : je parle de tous les autres aussi ; tendre la main ne suffira pas, ce ne sera jamais le bon geste, le mot juste : tout ce qu’on fera n’aura pour unique conséquence que d’accroître un peu la honte en moi, que de creuser un peu plus la rue dans sa profondeur, dans sa largeur. De mon portefeuille, je sors le billet que je trouve et quelques pièces de monnaie : pourquoi lui, et pas le type près du fleuve ? Et pas l’autre qui m’attend peut-être, qui a plus besoin sans doute, dans le métro, la gare, les places aux quatre coins de la ville ? Et aussi — pourquoi ceci, que je lui tends, et pas moins : et pas davantage ? J’ai pour moi le hasard qui console mal : c’est tout ce que j’ai. Je préfère encore tout lui donner que calculer mentalement le prix monnayé à la misère, la valeur redevable à cette honte : de n’être pas cet homme, de n’être pas tous les autres qui s’arrêteraient pour lui donner de quoi se nourrir. Oui, je lui donne tout ce que j’ai, ce que j’aurai aussi : lui ne me dit rien, prend, serre à peine le poing sur ce qui lui permettra de passer ce jour, peut-être le jour suivant, guère plus ; et je m’en vais. Pourquoi, cependant ? Monnaie de passage — et si j’avais acheté là le devoir de passer, de continuer à avancer ? M’acheter davantage qu’une bonne conscience, la seule possibilité d’avancer : d’avoir marqué par l’échange ce qui me sépare de lui — ce qui m’empêche d’être auprès de lui : potlatch insensé. Je m’éloigne, délesté de l’argent, mais plus lourd, plus lourd de mille fois — et du deal effectué, ignore les termes de l’échange, ne suis pas sûr de qui a donné, de qui a reçu — je m’éloigne encore, j’essaie de m’éloigner le plus possible : de m’éloigner encore mais n’y parviens pas : quand je me retourne, il est encore là, il attend, je dois tourner le coin de la rue pour passer.

Plus loin, on vend des journaux — journaux qu’on trouve partout sur le trottoir, envolés par les mouvements de foule. Les pages de la veille se mélangent avec ceux du jour, et personne ne les lit : on marche sur ces feuilles, comme sur des escalators en panne.

Je ramasse une page au hasard, les titres se confondent : on sent bien en effet que tout se joint, que tout se répercute sur tout — mais les mécanismes nous échappent. Au jour le jour, on comprend les enchaînements : mais si l’on devait percevoir l’ensemble, cela nous échapperait tout à fait. J’avance. Je suis déjà dans une autre rue.

Sur la façade de verre, les corps ne bougent pas, ils restent assis à leur bureau à l’intérieur, mais on voit de temps en temps, remuées par le vent, des longues branches sans raisons vibrer la surface, dessiner d’étranges rêves sur les peaux du réel. Belle leçon. Alors, comme on visite en esprit les chairs passées de nos vies, il s’agira de trouver au-devant de soi les mouvements de ce dehors qui vient troubler et renouveler les plaques trop immobiles du temps.

Pas de villes qui ne concentrent en elles toute une puissance de réflexion : comme deux miroirs posés l’un en face de l’autre en travers desquels on essaierait de se placer pour entrevoir, en bougeant la tête, un bout d’infini plongeant dans la nuque : pas de descriptions (pas de récits) de la ville qui ne s’efforceraient de traquer ces reflets et qui voudraient à la fois les prolonger et les intercepter.

Ciel gris sur fond de vitres grises — c’est le ciel qui prend la couleur des façades de verre, et non l’inverse. De toute manière : on voit les bureaux à ciel ouvert, les types qui travaillent (là un ministère, ici un siège social : mais il y a des passerelles, et qui fait la différence ?) de part et d’autre des minces cloisons, on entend presque les ventilateurs des portables et le bruit des photocopieurs.

Avenue de F. sur laquelle les étudiants viennent de passer pour rejoindre les cortèges Place d’Italie. On chercherait en vain la trace de leur passage sur les vitres — et pourtant, en faisant attention, on verrait peut-être les mains négatives qu’ils ont déposées.

Mains négatives — qui rejoindraient d’autres mains : mains positives, le mot existe aussi, je l’apprends, je le note. Je ne l’oublierai pas Il faudrait écrire la trace et les contours de celles-ci aussi — je n’oublie pas non plus.

Pas de ville, non aucune, qui ne possède ces parois où déposer ses mains pour appuyer, non pas faire bouger les structures, mais dresser dans l’absence de mot le récit de son passage, ici, là.

Comme on rêverait d’immeubles tout levés de mains posées les unes sur les autres, dans le dessein nu et sans raison, seulement œuvre de mains dont les tracées à la sueur de notre sang resteraient cent mille ans après pour raconter encore la fin interminée de la ville qui s’écrirait ainsi.

Mais sur la surface liquide de ces immeubles, je vois l’envers des ombres tendues dans mon dos comme dans la caverne : je ne me retourne pas : je vois tout — on passe, on va d’un coin de rue à un autre, on se déplace : on transporte avec soi les raisons d’aller d’un coin de rue à un autre. J’attends avant de me retourner, j’attends de les surprendre : quand je me retourne, évidemment, les mouvements sont les mêmes, mais la réalité des choses m’apparaît avec une profondeur de champ qui l’annule : les hommes et les femmes qui passent ne sont que des ombres encore, d’autres ombres des ombres que j’ai vu sur les reflets : des accessoires d’un décor en surplomb et comme peints sur plusieurs couches.

Je me retourne de nouveau face à la surface de verre — je ne vois rien à travers, seulement ce qui défile dans mon dos ; et derrière, d’autres ombres passent, à l’intérieur de l’immeuble, dans le corps de verre qui fait se superposer les ombres ; je voudrais fermer les yeux.

Les raisons de passer ici sont innombrables je présume : même un mardi, ou un jeudi à quinze heures (je me demande cependant malgré moi que font ces gens dehors un mardi à quinze heures : et je réalise que je suis moi aussi, un mardi, à quinze heures, dans ces rues que je partage avec eux). Raisons presque infinies comme le nombre de jours dans l’année — au juste, ceux-là, on peut les compter : enfin, cela dépend des années. Les raisons, on les trouve après les causes, c’est évident. D’aller d’un point à un autre de la ville, ou du jour : faire des courses, se rendre à tel rendez-vous, tromper le temps même (mais je croyais qu’on trompait toujours avec quelqu’un : je cherche le tiers coupable.)

Les raisons de rester ici sont aussi nombreuses : les raisons d’aimer, de ne pas aimer : de le dire. Toutes raisons qui mentent. Le décor au-dessus ne changera pas — plutôt : possède ses propres raisons. Non, les raisons qu’on trouve sont injustifiables : sans fondement. On en épouse la courbe dans le mouvement qu’on trace avec la vie. On a parfois l’impression que la courbe se dessine selon notre volonté.

Sur la façade de l’immeuble, rien ne surgit de l’intérieur des murs. Et rien ne s’imprime à la surface de tout ce flux de passants, des corps sans doute, bien réels, qui pourraient tomber et saigner, aimer, et se déchirer, de corps tenus vivants d’espoir, d’autres corps à étreindre le soir dans la solitude — mais qui restent inaccessibles. Il vient d’autres corps semblables, et d’autres encore, c’est sans fin. Moi seul reste immobile à ne pas pouvoir fermer les yeux.

Le type là-bas, près du fleuve, mort, je veux dire : réellement mort (même si le corps respirait, s’il bougeait et dormait et se réveillait — il était mort depuis si longtemps à ce qui au-dessus de lui continuait d’aller). Et personne ne le savait là : lui-même, sans doute, l’ignorait.

S’il s’était jeté dans le fleuve, le poids mort de sa vie l’aurait précipité tout au fond de l’eau — et c’est peut-être le bruit de son regard sur sa surface que j’ai entendu : il suffisait.

Qu’une mort puisse être tant ignorée, et qu’en moi, elle survive — prolonge dans ma faiblesse la colère de n’appartenir plus à rien : j’en cherche les raisons sans les trouver — voilà qui me rend le monde insoutenable. Et le monde se poursuit, chaque seconde.

Ce qui continuait, après sa mort, j’en étais responsable : j’y participe, de fait — et qu’est-ce qui pourrait interrompre cette fin ? Impossible de m’adresser à lui — aurait-il pu m’entendre ?

Et le regard plein du type mort se prolongeait sur le regard absolument vide de cette vieille femme fatiguée — et de l’un à l’autre, la relation se faisait, mais rien ne circulait. J’étais entre, ce qui pouvait les articuler : et pourtant. Moi, je me contente d’aller, trouver quelque part un endroit qui en finirait avec tout ça, les regards pleins et vides, et le reste.

Cette fin face à laquelle je me suis tenu, quelques minutes seulement, devant le regard du type — quel âge avait-il ? Le mien, à peu de choses près — comment m’en échapper ? Et si je marche dans cette fin, est-il possible que je me retrouve quelque part, ailleurs qu’ici ? Et me retrouver là, à ne pas faire autre chose que continuer ces regards en portant en moi la voix impossible du type qu’il a déposée sur moi, le visage effacé de la vieille : où aller ? Vers où aller qui ne continuerait rien, enfin ? Quelle fin trouver pour que tout s’achève ?

Rue Thomas Man, quartier d’architectes : quartier dessiné d’abord à main levée sur de grandes tables inclinées, puis monté sur structures miniatures en bois ou en plastique longtemps avant les premiers coups de pioches : et un peu après les derniers coup de pioches, levé du sol noir, tout un quartier prêt à l’emploi, jardins et ponts suspendus, rues larges, immeubles en acier qui le bordent.

Mais aucun commerce, que des banques dressées au-dessus comme si elles étaient là pour surveiller, et aucun café, aucune devanture d’aucune sorte.

Quand on passe, sous les bureaux, on avance d’un pas plus rapide de peur d’être aspiré jusqu’en haut des tours : vertige à l’envers. La nuit, c’est pire : la nuit, on a l’impression d’être dans un autre fuseau horaire que ces bureaux.

Moi je monte et descends la rue comme une échelle : en bas, je trouve la fermeté du monde ; en haut, le vent qui pourrait me faire tomber — j’ai vu le quartier naître, et je sais que je le verrai mourir.

Je pense à ce qu’il y avait, ici. Endroit où j’aimais aller, simplement aller sans but, l’après-midi qui était mon heure pendant que les autres sont occupés dedans — la ville dehors n’était qu’à moi qui allait sans direction et sans volonté hors celle qui dans mes marches me conduisait à chercher ici, dans ce quartier mort, dans la ville exposée comme un corps contre lequel s’appuyer pour faire tomber plus lourd que soi, la porte par exemple qui masque : volonté qui dans mes marches me faisait marcher au milieu de squats et d’immeubles inachevés, ou en cours d’achèvement, on ne savait jamais — maintenant, ce quartier d’affaire est plus propre qu’une voiture neuve.

J’allais ainsi, naïf, affronter les rapports improbables qui n’auraient pas dû me faire marcher à mon âge, pendant ces heures pleines du jour, téléphone éteint sur le monde : volonté donc, de chercher un endroit de la ville qui pourrait être la ville en elle-même, toute retrouvée sur un lieu, se mettre devant et prendre sa photo et l’emporter.

J’avais trouvé ce quartier un jour (j’étais passé devant plusieurs fois, mais sans le voir vraiment, ou en le regardant trop, et trop de biais, cherchant l’angle, quand c’est de face, et par dessous, que l’évidence s’est imposée à moi) et j’y retournais souvent, au pied de la ville, ou au bord (et bien sûr ce bord est au centre exact de ma trajectoire vers elle, quand je partais de chez moi et que je la retrouvais tous les jours au bout de ma marche et à son commencement) : un endroit qui me toisait depuis longtemps et me cherchait presque autant que moi, autant que mes marches incertaines et désœuvrées pouvaient le désirer, c’est là, maintenant, ce quartier d’affaires, de ministères, de sièges sociaux.

On a construit cette banque par exemple en détruisant une grande maison abandonnée autour de laquelle plus que d’autres j’aimais tourner — dans laquelle je n’osais entrer, pour quelle raison ?

Elle n’avait pas comme beaucoup de panneau affiché au fronton annonçant sa vente, voulu ou acté, simplement des fenêtres fermées ou ouvertes sur de grandes pièces vides, plafonds écrasés, sols enfoncés partout, poussières qu’on respire depuis la rue. Une immense maison faite de plusieurs, des pièces allongées sur des mètres d’habitations délaissées.

Au pied de la maison, un jour, j’aurai trouvé une jeune fille assise sur le trottoir avec son chien, qui m’‘aura sans doute vu regarder longuement à travers les barreaux d’une fenêtre sans verre, et elle me racontera la maison

C’est un marécage, elle me dit, je la laisse parler, je n’ai jamais vu de marécage, et elle non plus sans doute, mais on voit très bien ce que cela veut dire, et d’autant plus s’agissant de cette maison, un marécage de plafond, de lattes de bois, de parquet de plusieurs millions partout arraché par l’humidité, les bêtes, le temps passé à ne pas être piétiné tranquillement par des bottines d’homme, un marécage sans ordre, ni haut ni bas (et en passant devant, la route qui l’entoure fait en effet une boucle du bas jusqu’à remonter au niveau du premier étage, presque du deuxième), sans escalier praticable, et du verre partout.

En regardant plus attentivement à travers une fenêtre défoncée à l’étage, je vois qu’il y a encore des miroirs accrochés à certaines pièces, des miroirs de plusieurs tailles, sans vitre.

Elle continue, elle dit les jours où ils se retrouvaient, plus maintenant, c’est devenu trop dangereux, et il y a des types qu’il ne faut pas rencontrer là-bas, il y a aussi des rondes, elle dit ce qu’ils faisaient, juste parler, se raconter la journée, partager à manger, des cigarettes, à boire ; souvent, ils se font prendre ; la première fois, ils ont demandé aux flics s’il y avait des propriétaires, et ils n’ont pas su répondre, ils ont dit sans doute, mais au fond, personne ne sait vraiment. Ils se demandent alors quel délit ils ont commis, et pourquoi on les arrête ; ils recommencent et quand ils se font de nouveau prendre, ils posent les mêmes questions et reçoivent les mêmes réponses : on ne sait pas.

C’est un endroit fermé qui n’appartient à personne, et le soir certains l’occupent alors qu’il fait plus froid que dehors et que c’est plus dangereux, et plus noir que dehors, mais on l’occupe parce qu’il y a un toit (mais on ne le voit pas), et des fenêtres (mais elles sont toutes brisées), et un sol avec des étages.

Je dis c’est un labyrinthe, elle me répond bien sûr.

Tu t’es déjà perdue, elle cherche et répond que oui, sans doute, elle ne sait plus, de toute manière, où qu’on se retrouve dans la maison, on a l’impression d’être perdu, la porte d’entrée change tout le temps, on rentre une fois par là, une fois par ici, et dans le noir, on ne sait pas très bien où on est. On s’assoit où on le peut, c’est toujours le meilleur endroit, on attend que les rondes viennent nous prendre, et s’ils nous oublient on part avant le lever du jour.

Dans la maison, j’avais remarqué des graffes au murs, elle me coupe elles ont toujours été là les inscriptions, on ne sait pas qui les a faits, certains les recouvrent, mais la plupart, ce sont d’autres qui les ont faits. Je n’ai pas le temps de demander — de quels autres, par rapport à qui.

Elle était repartie avec son chien, et je suis retourné sur mes pas prendre la photo ; la chaise renversée, et autour, la lumière qui marque la poussière au sol, le silence de toute cette ville qui dormait en plein milieu de l’après-midi.

Il n’en reste rien.

On continue de construire, d’évacuer les lieux passés par d’autres espaces à vivre, à travailler. On l’achève en construisant des routes qui relieront ce quartier aux autres centres de la ville : c’est en face de la banque dressée sur les ruines de la maison abandonnée qu’on construit cette route.
En fait, ce n’est pas vraiment une route, et on ne la construit pas vraiment : entre deux artères de la ville, on aménage un accès. Opération banale, personne dans la ville ne jette un œil sur le cœur ouvert, les fils qui ressortent du sol, les profondeurs à nu.

C’est obscène, la ville qui montre ses entrailles : mais toute cette laideur porte en elle un sortilège si puissant qu’elle m’attire de plus en plus, m’oblige à tenir le journal des travaux : et le corps défoncé de la ville n’en est que plus désirable.

Sans doute, les riverains doivent se plaindre du bruit — ou des détours que les travaux imposent. Je les vois bien, moi, ces types et ces vieilles femmes qui se rendent à la poste tout près, de l’autre côté des travaux, et qui pestent, et qui marmonnent, et qui passent comme on enjambe le cadavre d’un chien.

Chaque jour, moi, si j’habitais ici je ferais précisément un détour pour voir cela, noter l’avancée du chantier : la route qui sort du sol.

On a commencé à creuser le bitume, on a aplani la terre dessous, tracé au cordeau les largeurs. Mais cette route ne mène nulle part — je me dis en passant — non, c’est insensé : cette route ne conduit à rien. Sur vingt mètres, elle ne relie même pas (en contrebas, une autre sert déjà à raccorder deux grandes avenues parallèles).

Je pense à une cicatrice, puis une autre, que je sectionnerai sur son corps, et qu’elle ne sentira pas : que le sang fera ensuite pour lui une déviation sans effort, naturellement. Je pense à cela, en passant, et je me mords les lèvres plus profondément.

Une route, comme une ligne de vie inutile. Et pourtant : est-ce qu’il ne s’agit pas d’une seule route, sur toute la surface de la ville, couvrant l’ensemble du monde lorsque je pose le premier pas dehors ? Quand je sors, sans le savoir je vais la rejoindre, je suis déjà par elle, conduit, à travers elle, emporté, et toujours déjà : d’elle, forcément, je suis issu.

J’imagine parfois l’interruption des travaux parce qu’on aurait retrouvé un cercueil, rempli de poussière noire, épaisse. Et ça ne m’étonnerait pas qu’on me dise qu’il s’agisse de mon propre corps.

Je possède au revers de moi tout ce que je ne suis pas, tout ce que la nuit en secret je confie à la part de moi la plus enfouie — et où un jour comme aujourd’hui, je peux porter sur mon visage sans l’adresser jamais.

Si je voulais faire mon portrait, je commencerai sans doute par dessiner les yeux avant les contours du visage, et sur les lèvres, je tracerai à la hâte, comme un enfant, des larmes de sang noires.

Le rêve tait ces choses-là : le rêve censure plus qu’il ne dévoile — alors, si je cherche à savoir ce que la part la plus enfouie de moi cherche à me dire dans les moments de plus grande solitude, de rage plus sourde encore, je vais toujours à l’opposé de ce vers quoi le rêve m’oriente. Je retourne l’image qu’il me présente, et la regarde longuement, comme si c’était ma propre main, coupée.

Je me souviens d’un vieux rêve, fait pendant l’enfance, et qui me poursuit parfois — même en plein jour. C’était une nuit où j’étais fiévreux, seul dans la maison (seul à mon âge — je me souviens combien j’étais terrifié). Je m’endors puis me réveille, puis m’endors à nouveau, et me réveille encore : dix fois, cent fois. Jusqu’à me perdre littéralement, oui, entre les deux portes du sommeil , et impossible de savoir de quel côté j’étais — j’entrais dans des pièces, et m’éveillais dans une autre : et je crois bien que dans le rêve aussi, je dormais et rêvais : alors, il me fallait me réveiller plusieurs fois pour revenir : mais si je me réveillais une fois de trop ?

Je me retrouve alors, dans mon rêve ou dans cette réalité battante, au fond d’une petite pièce que je reconnais parfaitement mais dont je suis incapable de fixer le souvenir, une petite pièce sans fonction, un bureau vide, une chambre sans lit : avec sur le sol, un stylo qui roule, comme dans un bateau, vers moi puis qui s’éloigne.

Je me suis saisi du stylo et j’ai noté sur le plat de la main, en noir, la lettre R. M’y suis pris à plusieurs fois, parce que ma peau absorbait l’encre et l’avalait.

Quand je me suis levé, ensuite : ai regardé sur la main si le R y était — et bien sûr, à moitié effacé, je pouvais le lire. Pourtant, je n’étais pas rassuré — au contraire : je ne sais pas si c’était pour Rêve ou pour Réel que j’avais écrit cette lettre : alors, je n’ai plus dormi de la nuit.

Et je me encore demande parfois si mon corps n’est pas quelque part en train d’aller, d’une pièce à une autre, avec sur la peau, la lettre qui lui sert de boussole et de talisman. Mais comme cette boussole ne porte que les flèches et aucun nord, j’ai si peur qu’il attende longtemps avant d’être délivré.
C’est un long exercice d’apprivoiser ses rêves. Je m’entraîne à des exploits impossibles comme : s’arrêter soudain, et pivoter la tête pour observer le hors-champ du rêve ; ou : baisser la tête tout à coup et scruter la paume pour en compter les lignes. Ou encore : sauter par la première fenêtre qui vient. Je ne maîtrise rien — et il me faut me concentrer sur l’un de ces exercices pendant des mois pour y venir à bout. Les progrès réalisés une nuit sont parfois anéantis la nuit suivante. Il faut recommencer.

Dans la ville, je m’efforce de même : quand elle m’offre un visage, je cherche toujours dans les quartiers plus noirs, plus lointains, les centres invisibles des murs, les reflets tremblés des clochers en haut des fleuves. Sur les parois, entre les graffitis coulés jusqu’au sol, je pose ma main, sens battre aux tempes du réel les coups saccadés et irréguliers d’un pouls qui finit par se confondre avec le mien.

Je longe des routes, des voies larges comme des autoroutes au milieu de la ville — où il n’y a pas de trottoir, presque pas. Et j’arrive devant des ponts immenses en construction de part et d’autre du fleuve. C’est toujours pour moi le plus grand mystère des villes : plus que les cathédrales, plus que les métros — la fabrication des ponts.

Comment on le bâtit, et depuis quelles rives : enfant, j’imaginais que les travaux partaient de part et d’autre, et que le pont finissait par se rejoindre, en son exact milieu.

Je ne sais pas pourquoi cette obsession — ce n’est pas vraiment une métaphore de la ville, ce serait plutôt le contraire. C’est le geste d’en sortir. Celui d’en finir avec le centre clos des habitations : on passe au-dessus du fleuve, on s’en va. On construit un pont pour mieux couper avec ce qu’on laisse derrière soi. Enfin, c’est comme cela que je les imagine. C’est ainsi que je les prends.

Dans une ville du sud, il y a cette passerelle imaginée par un artiste pour une installation et qu’on a laissée en raison du succès qu’elle a attiré. C’est un pont de bois qui part du rivage et qui cesse après quelques mètres ; les gens s’avancent, se heurtent à la fin du pont, et demeurent là, au-dessus du fleuve, avant de faire demi-tour. Ils appellent cela une passerelle. On a construit un pont en forme de promenade à sens unique. Un pont à bord. Une impasse interrompue.

Dans le jour plein de midi, je passe devant cet autre pont qu’on construit ou qu’on consolide. C’est un pont dans la ville qui n’enjambe rien sous lequel on passe : on appelle ça un tunnel, mais il a de l’extérieur la forme d’arc brisé d’un pont. C’est surtout un trou au milieu de la ville dans lequel on s’enfonce avant de revenir à la surface. Les villes ont sans doute besoin de telles expériences pour éprouver le ciel. Sous ce pont, on a installé de magnifiques échafaudages en formes d’escaliers, des barres de fer qui ne semblent rien soutenir, mais qui dessinent l’intérieur du pont souterrain.

La route est fermée à la circulation, mais j’enjambe les barrières pour m’approcher au plus près : c’est ici que les foules devraient venir pour voir un pont. Les passerelles là-bas singent peut-être l’idée du pont : ici, on en dessine sa forme centrale, sa puissance cachée, son intériorité bruissante peut-être.

Autour, tout autour, il y a ces hommes la mains portant à leur oreille les sarcophages en plastique qui parlent le bruit du monde et les échos sans réponse des communications ; ces jeunes femmes, la musique qui pend autour de leur visage et le regard ailleurs, dans les mots qu’on leur susurre tout près d’elles, les variétés incalculables de chansons aux paroles semblables, à la note près — qui leur disent ce qu’elles pensent et ressentent, et ressentent à leur place les pensées toutes faites qu’elle ressentiront ensuite, pour elles-mêmes.

Dans le flot que je saisis, toute cette continuité forcée des choses, le désir d’occuper sa propre place, celui à chaque instant de le nommer : paroles que je saisis au vol et qui ne s’adressent jamais qu’à elles-mêmes — et au-dessus de la ville, si l’on pouvait se brancher à cette rumeur bruissante, on aurait des milliers de monologues qui s’interrompent, se coupent tant ils sont aiguisés.

Ces gens qui parlent dans la rue tout haut comme si elle leur appartenait. Ces hommes qui marchent dans cette ville en leur propre vie, et le ciel qui ne leur obéit jamais. Et surtout, ces corps qui se déplacent autour de moi, et qui ne savent pas qu’il y a là-bas un homme qui respire et qui est mort, près du fleuve, parce qu’il n’a pas su s’accorder au temps qu’ils ont créé.

Ces hommes qui ne savent pas que lui est mort : et combien ils sont inconsolables de l’ignorer.

Alors pour occuper l’espace et le temps, ils fabriquent beaucoup de mots et leur attribuent un sens : ils vont d’un lieu à un autre, du matin au soir, à user comme ils le peuvent le sens de ces mots qu’on s’échange comme des bons procédés, comme de l’argent au change toujours instable, et chaque jour on vient s’informer sur la valeur de chaque mot, et les données de l’échange.

On s’échange les corps pour quelques-uns de ces mots auxquels on croit un jour plus que d’autres : on échange sa vie et la confie un jour de plus grand désarroi ou de plus grande croyance à celui qui est passé là, au moment où plus que jamais, on avait éprouvé la nécessité de ces mots.

Quand ceux-là passent au hasard précis où on les attendait depuis toujours, on serait prêt à se tordre et à s’allonger sur le sol si l’autre nous refusait ces mots : d’appartenance, de reddition, d’amour inconditionnel. Quand il les accepte, sa place toute trouvée, on est enfin là où le compte nous trouve : on peut parler à l’intérieur des mots de tous, on sait qu’on ne mourra jamais, puisque ces mots après nous continueront.

Et je me tais, devant eux, comme je me suis tu, devant le type, sur les quais. Où je me trouve, il n’y a pas de mot qui pourrait le dire : alors, je suis littéralement nulle part — ailleurs, peut-être ? Mais ça ne suffit pas à me sauver de la mort de ce type : et je continue de les croiser, ces hommes qui vont quelque part, destination marquée sur les écrans de leur téléphone, quelque part où ils parleront de ce que les mots ont à dire pour eux, à leur place.

Je me tais — et les observe ; à leur hauteur, je ne suis pas différent d’eux, j’ai sur le visage la même bouche, la possibilité de parler le langage qu’ils portent chaque jour. Mais incapable de dire, j’écoute, surtout : je ne fais qu’écouter.

Tout ce qu’on se dit dans la torsion des mots, et qu’à force de tordre, ce qu’on saura en tirer : des lignes qui partent et ne reviennent pas, la fuite organisée des lignes de vie qu’on plie pour ne pas qu’elles rompent.

Quand je m’arrête au milieu de la route et que la foule qui marchait du même pas que moi continue, c’est comme si la terre soudain s’écartait de moi : dans le vertige que cela provoque, on avance de nouveau non pas pour ramener la foule à soi, mais pour mesurer la vitesse à laquelle on s’est arrêté.

Dans la tête, à chaque rue, on franchit une à une des portes qui ouvrent sur des escaliers noirs qui montent et descendent à la fois (et le jour tombe à chaque pas) : c’est qu’il ne s’agit ni de monter ni de descendre, mais de franchir chaque marche comme une porte, de passer chaque porte comme une seconde. Une rue après l’autre qui saura les franchir.

Une rue après l’autre jusqu’à ce théâtre minuscule dont les battants des portes sont ouverts — m’appellent. Je passe la tête, il n’y a personne, un pas, un autre, je suis dedans, un autre encore j’aurais atteint la scène ; je demande s’il y a quelqu’un , l’écho est fort, grossier, personne ne répond. La fraîcheur du lieu, sa noirceur soudaine qui me brûle les yeux, exige de moi un certain temps pour bien voir ce qui m’entoure.

Ce que j’aperçois en premier, c’est le rouge passé des fauteuils relevés, et tout ce champ de désastre prend naissance de ce rouge autour duquel l’espace prend corps — travées vides, rangées renversées au passage du regard, plateau abandonné à la pesanteur, poursuites traînées sur un bord du décor arbitraire, sans relief, mais qu’on devine d’un autre âge, un arbre planté au milieu avec un bassin à ses pieds, une épée, un chapeau, un ordinateur portable dans un coin — un amas hétéroclite posé cependant à des endroits précis, dans l’ordre imaginé, ai-je l’impression, par le metteur-en-scène. Je renouvelle mes appels : non, tous ont dû partir.

Ma mémoire ressemble un peu à ce décor-là, non pas seulement au décor de la pièce qui va être jouée ici, mais au décor de ce décor : sorte de projet flamboyant comme laissé en l’état, dans la dérision du projet, la flamboyance d’un inachèvement construit patiemment. Je passe devant chaque objet sans rien toucher de peur qu’en déplaçant une poussière tout ne s’effondre.

Mes souvenirs restent inachevés et au-devant de moi, mon corps lancé ne trouve rien d’autre depuis ce matin que des rues pleines de corps comme moi lancés au-devant d’eux. Quand j’essaie de me souvenir, je ne retire que des plans et des esquisses : un théâtre vide avant la représentation d’une pièce qui ne sera jamais jouée.

Un cri derrière moi — on demande ce que je fais ici ; je ne réponds pas, je sors, sans demander mon reste.

Plus loin, beaucoup plus loin, en passant devant un immeuble de verre, je suis pris de douleur : un mal au cœur violent comme un dégoût du reflet qui déforme en le produisant le monde en son abîme. En progressant plus péniblement, courbé en deux contre le vent, je remarque une tache, à droite, qui avance, et coulisse le long des vitres à mesure que je m’approche.

Quand je traverse, elle me fait face, et s’immobilise à un mètre de moi : elle tend la main quand je pose la mienne sur elle, et le reflet qui se dessine, flou, creusé, sans bord et sans relief, n’est qu’une projection intérieure de plus ; au mieux, perdue sur ces vitres ; au pire fichée là depuis toujours pour me dévisager : une image de ma fin, peut-être.

Je m’arrête un moment : cesse de respirer et essaie de mieux voir au travers de moi — quand j’aurai retenu ma respiration suffisamment longtemps pour ne plus sentir battre à mes tempes la pulsation affolée du temps, sur la paroi de verre lisse mon ombre tombera soudain sans moi. Et je ne serai plus là pour voir sa chute.

Voilà une fin possible — c’est pitié qu’elle soit inacceptable. Mais je reste un peu avec cette image que je fais jouer en moi, avant de m’en débarrasser sur cette vitre.

Je pense à ce jour où il n’y aura plus de corps sur moi pour parcourir la ville — cette forme s’effacera mais laissera naturellement une petite buée à la surface de ces vitres, sur cet immeuble en verre, et sa fin se mêlera à l’air du soir qui l’absorbera. Le lendemain, il pleuvra sur la ville des gouttes de moi, au hasard. Il est sur le point de pleuvoir mais je n’y suis pour rien encore.

Noyau dur qui tance au loin, et s’approche : on a pourtant depuis examiné les nuages comme ses poumons, ausculté son propre pouls à la mesure de l’avancée du ciel, là-bas, au loin. Quand il craque, se fend, s’ouvre en deux juste au-dessus de nous, les types qui se mettent à courir, l’eau du fleuve qui remue la boue, la lumière qui se déplace dans la seconde : on change de ville.

Ce qui se transforme, c’est justement les trajets : on court la tête dans les épaules, de biais pour éviter les gouttes qui s’abattent toutes sans exception sur nous, et en même temps, de tout leur poids ; on se réfugie sous les porches, on constitue de longues files indiennes, côte à côte, le dos contre les façades, le regard levé : on attend.

On n’attend jamais que la pluie cesse — mais qu’elle ralentisse. Qu’elle se calme, qu’elle change de fréquence. On est un peu de cette pluie qui tombe moins, de moins en moins ; ce que nous attendons arrive peu à peu : quand on sort du refuge dans la ville nettoyée, sous la pluie encore là, mais si fine qu’elle ne nous atteint pas, dans la ville dont on respire à nouveau le silence et l’ordre, c’est une autre manière de marcher (plus lentement), c’est une autre façon d’appréhender le ciel.

Est-ce normal que dans cette ville les faits perdent de leur précision ? et la mémoire des faits, leur prégnance ? ce qu’il me reste, c’est seulement leur éclat, comme un moment arraché à une étendue de temps, et qui persiste. mais dans la succession des instants, impossible de reconstruire une durée. je me tiens là, et les secondes se succèdent ; je suis l’une d’elles, et plus rien n’est la conséquence de rien ; je dure et c’est la seule preuve que le monde me traverse encore.

C’est ainsi, je l’ai appris : dans cette ville, quand on se penche vers le trottoir et que le regard tombe sur le sol, il se recouvre de petits points noirs et de plus en plus gros, bientôt comme le poing. on lève la tête : il pleut. c’est ainsi ; et sur le fleuve : surface percluse de flèches d’eau, le temps se rengorge, la pluie tombe jusqu’à ce que je sois rentré. je l’ai appris : la pluie tombe le temps que je suis dehors, c’est ainsi.

Alors dans cette ville : quand je croise ceux qui la peuplent, sans les voir parce qu’avec les faits, ce sont les contours des hommes qui perdent de leur précision ; sans les voir, mais en devinant leur présence étrange à la réalité des faits - et je sais bien que je suis avec eux, occupe dans le temps la même minute qu’eux, mais pourtant : ce qui nous sépare est sans mesure -, je me demande, parfois à haute voix, comme si je m’adressais au ciel et aux visages, les confondant dans leur brutalité et leur silence : s’il pleut sur eux aussi, ou non.

Quelques heures passent sans me traverser ; la pluie tombe plus ou moins lentement, et parfois même sous un ciel parfaitement bleu. Les cheveux trempés dans les rues désertes, j’avance maintenant le dos plus courbé encore, comme si je pouvais éviter les gouttes qui toutes, sans exception j’en suis sûr, tombent sur moi.

Des gouttes comme tous les mots prononcés du monde, et ceux qu’il reste à prononcer : qui tombent de toute leur hauteur pour creuser dans le sol les évidences toutes faites.

Pluie qui frappe le sol devant moi pour m’indiquer la marche à suivre : qui fait baisser le visage, rentrer le corps au-dedans de lui ; accélère le pas ; pluie qui pénètre les vêtements, puis la peau, les os : pluie au dedans qui ruisselle et continue de tomber du crâne jusqu’au dernier souvenir ; pluie qui bat la mesure, le pouls étal de la ville — écroulement qui n’a pas de durée et dans la violence de laquelle je me laisse envelopper.

Marche à l’aveugle : la pluie est ma canne, je m’appuie sur elle de toutes mes forces, elle déblaie devant moi les obstacles, elle piétine pour moi les dangers, et par ses coups répétés, à gauche, à droite, la machette précise m’ouvre la route en deux comme une plaie. Je me confie à elle, me livre tout entier à son arrêt de mort.

Je n’ose ouvrir les yeux sur le champ dévasté autour, les piétinements des foules massées sous les porches de grands magasins, les minuscules torrents le long de la chaussée : l’odeur du désastre, jour défait sur tout ce qui l’a produit — cette lumière mouillée qui descend sur la ville pour la recouvrir.

Visages dévastés des rues au maquillage répandu sous les yeux, étalé d’autant par le geste qui voudrait l’effacer, car quand on veut chasser l’eau sous la paupière, on ne fait que prolonger sa trace : le bruit assourdi des grandes avenues est sale de cet effort.

Et moi, je passe — le poing plus fermement serré encore sur ce fil d’Ariane vertical des pluies qui m’enfonce dans la ville.

Une image s’impose en moi, je la reproduis mentalement pour continuer de marcher — comme on compte les moutons le soir dans son lit : répétition qui nous empêche de dormir —, c’est celle du mouvement de l’eau sur les vitres latérales des voitures lancés sous l’orage.

Le lent et ininterrompu filet de gouttes étirées sur la surface de la vitre : le mystère insondable de leur vitesse — pourquoi telle goutte progresse plus rapidement que telle autre, et comment se fait-il qu’elle s’arrête au milieu, se ramasse en une goutte plus grosse que les autres viennent contourner. La logique traversée du chaos sur quarante centimètres. Et au-dehors, le réel qui défile, rayé d’eau.

Ou plutôt : le réel à travers, déformé par les lignes qui s’écrivent à la surface, qu’on aperçoit entre deux lignes, mais déjà passé, étiré lui aussi par la vitesse de la voiture. Et c’est peut-être de vouloir s’accrocher sur l’arrière-plan du monde que les gouttes sont également étirées en arrière.

Vitesse d’écoulement qui me propulse en avant : je joue avec la pointe de mon pied sur l’accélérateur, ressens sous le corps la pente du sol qui varie à mesure ; mais les gouttes ont leur propre allure — et le monde sur le côté coulisse, immobile traînée de fuite que l’avancée sur la route produit et rejette.

 

Chapitre III : « les Chartreuses »