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Remonter le cours du monde par l’est

Janvier - Juin 25

vendredi 27 juin 2025


Un journal de voyage • Une ville, un jour, quatre lignes


— 1. Thaïlande #1 (janv.)
— 2. Laos (janv. - fév.)
— 3. Thailande #2 (fév.)
— 4. Australie (fév. - mars)
— 5. Nouvelle-Zélande (mars - avr.)
— 6. Pérou (avr. - mai)
— 7. Bolivie (mai - juin)
— 8. Chili (juin)
— 9. Rapa Nui (juin)
— 10. Chili (2) (juin)

Vendredi 27 juin

De Santiago, le 27 juin, respirer la brume d’hiver — c’est entrer dans un livre sans fin, et tourner rues à rues les dernières pages, traquer dans les ruelles les dernières beautés, et dans le cri des chiens errants quelques ombres humaines ; la ville saisit, happe et vous invente.

« Se pone triste contemplando la ciudad » – sur un mur délavé entre deux affiches arrachées, arracher la phrase et l’emporter ; contempler n’est pas voir, mais tenir le regard plus longtemps que la ville ne le permet ; la tristesse comme saisir un peu de ce qui a été ou qui manque, et résiste.

Dans le quartier Yungay, les murs sont des visages qui hurlent sans bruit et regardent l’œil féroce, peignent ce que l’histoire voudrait déteindre — à chaque fresque, sa levée de couleurs, à chaque angle une prière ou une menace : beauté fauve et rage douce, partout le monde s’écrit en déchirures.

Et puis là, parmi les gueules déformées, les profils fous et les corps dissous dans les teintes — le visage d’Allende ; Ni colère ni peur : la douceur presque douloureuse : comme s’il disait que tout continue, non par illusion, mais fidélité.

D’autres fresques, encore : et les affiches collées par-dessus les anciennes — jamais arrachées, juste recouvertes ; des appels, encore, à la lutte ; Santiago parle en couches superposées : lutte sans fin, La ville en est la carte, et la cicatrice.

J’arrive devant ce vaisseau ancré au cœur de la ville qui ne porte pas son nom : « Musée de la Mémoire et des Droits Humains », il faudrait dire : le musée de la dictature — mais non, on dit la mémoire et on sait ce que ça veut dire : on dit ce qui brûle sans s’y brûler.

À l’entrée, les mots de Víctor Jara, Cette chanson qu’il a composée au stade, entre deux tortures, et qui commence : « Somos cinco mil en esta pequeña parte de la ciudad… » Cinq mille, et chacun portait une voix — il en reste une qui chante encore la chanson de tous.

À l’intérieur, les unes des journaux du 11 septembre : les bruits des balles dans le silence, la machine à écrire d’Allende, éventrée comme un corps — comme le sien — et le visage de Pinochet : masque sans nom, miroir de tous les autres, puisque tous les fascismes ont cette face-là.

Que fait-on en voyage ? On regarde, mais que regarde-t-on quand on regarde ? On apprend à le faire, un regard après l’autre, accueillir les douleurs du monde et leur rendre leur nom — remonter le monde par l’Est pour retrouver la courbe du soleil, et revenir lesté d’un poids qu’on ne saurait dire.

Sur les derniers murs du musée, les visages des disparus : des centaines, des milliers, et chacun — son regard ; on effacera leur nom, mais jamais leur regard ; ils vous regardent comme on demande des comptes, et ils attendent.

Je suis reparti dans la ville, avec leurs visages et avec leurs noms, leurs cris peints et leurs appels collés à même les façades sur quoi s’écrit le texte du réel et ce qui permet de le renverser, jusqu’au dernier coucher de soleil.


Jeudi 26 juin

De Santiago, le 26 juin, du haut du parc San Cristóbal, la ville déplie son fleuve de béton infini, étale son océan d’immeubles et d’avenues allant avaler l’horizon, cette ville sans centre ni bord, monstrueuse et magnifique de démesure.

Au-delà de la brume urbaine, la cordillère, blanche et verticale, lève sa barrière muette entre le réel et son passé, et dans ce mur de lumière figée, l’Histoire semble retenue là, intacte, prête à retomber sur nous.

Face à la ville étalée et ces montagnes de pierre, quelque chose en moi cède, une idée se forme et s’effondre aussitôt : toute tentative de comprendre échoue ici, ne reste que le vertige d’avoir vu, et encore.


Mercredi 25 juin

De Santiago, le 25 juin, par la Moneda, la ville s’ouvre dans un souffle d’histoire éventrée, la statue d’Allende enveloppée de son drapeau de marbre flotte au-dessus des pavés comme le dernier souffle d’une promesse assassinée — la pierre blanche garde l’impact des balles invisibles.


Entre les bâtiments vides du ministère, des tags hurlent sur les murs lépreux, des visages masqués, des dates et des initiales rouges sur fond de suie, tout un peuple de colère inscrit dans le plâtre sec des interstices de l’oubli.

Les murs ont des nerfs, tendus sous les graffs, ils saignent parfois en slogans rageurs et vivants, un feu de colère sur les façades mortes, et partout la voix muette de ceux qu’on n’a pas encore réduits au silence.

Je marche vers la Plaza de Armas en lisant le sol plus que les noms de rues, les murs crient plus haut que les hommes, et sous les arcades, les figures effacées de la révolte guettent encore dans les replis de la ville.


La cathédrale impose son calme de pierre froide devant une statue précolombienne : deux mondes face à face, l’un ruiné, l’autre en ruine, et les rapaces entre les deux qui picorent dans la poussière l’oubli qu’on leur jette.


Au Mercado Central, ça crie, ça pue, ça vit – des poissons morts, des vieux paniers, des voix qui vendent la fin du monde à la criée – et au fond, un homme qui parle seul et lève le poing entre deux étals, comme un salut oublié.


Du haut de Santa Lucía, le soleil fond la ville dans l’or sale d’une fin de journée d’hiver, et tout Santiago se tend, immense et vague, écrasée sous les tours, les antennes, les ombres d’arbres nus et la fatigue des vivants.


Je grimpe encore pour mieux voir, et ce que je vois traverse : les rues en réseau serré, la ville empilée, ses cicatrices visibles, ses veines sous verre, et le vent là-haut qui ne console rien mais rappelle tout.


Tout en haut, les voix se taisent, seul le souffle du vent et le bourdonnement lointain d’une ville trop pleine d’elle-même, et il faut penser aux morts, à ceux que cette ville a avalés sans nom, et qui pourtant tapissent chaque étage.


Le béton est leur mausolée, les vitrines leurs linceuls, les ascenseurs de verre montent sans eux vers les étages de pouvoir, et on reste là à scruter ce qui n’est plus qu’un décor sans promesse, habité par des ombres.


Je redescends dans la lumière qui meurt, et derrière chaque reflet, une trace – sur les trottoirs secs, les vitrines, les visages –, une ville où rien ne s’efface vraiment, mais où tout tente de se recouvrir.


À l’angle de l’avenida Libertador et de l’universidad católica, le jour s’effondre sans bruit, et je reste là, debout, à regarder tomber la nuit sur cette ville incompréhensible que le vent disperse.


CHILI (2)


Mardi 24 juin

De Rapa Nui enfin, le 24 juin, l’avion s’arrache à l’île, survole les moai figés et la mer sans fin ; bientôt, il ne reste que l’océan, noir, immense et vide, jusqu’à ce que surgisse le continent, et Santiago, étale et poussiéreuse, referme le monde.


Lundi 23 juin

De Rapa Nui, le 23 juin, la route vers le nord file entre les herbes sèches, les vaches libres, les cratères effacés, jusqu’à la plage d’Anakena où tout a commencé, pour un dernier regard, poser ses pieds une dernière fois dans l’océan des origines.

Les moai royaux se dressent dans le contre-jour, leurs visages avalés par l’ombre, et dans cette absence de regard se tient toute la force d’un silence qu’on ne traverse pas — les rois ne se regardent pas, on les défie à bout de bras en leur capturant l’image.

À Ovahe, le Pacifique frappe furieusement la falaise grise, s’écrase sur les galets de lave, hurle son nom mille fois, et la terre, à chaque fois, le refuse.

En repassant devant les quinze géants de Tongariki, on garde la distance, on baisse les yeux un peu — ce ne sont plus des statues, mais la forme même de l’adieu, une procession figée dont on s’éloigne en sachant qu’on ne reviendra pas.

La route de l’est déroule sa lumière sur les pierres et les fougères, et dans ce ciel si large, si haut, si bleu, quelque chose se referme doucement — pas seulement départ, mais un effacement dans la beauté.


Dimanche 22 juin

De Rapa Nui, le 22 juin, le chemin monte lentement entre les herbes hautes, les pierres sèches, et ce silence immense qui recouvre toute l’île, jusqu’à ce que le sommet du Terevaka, plus haut point de l’île, se découvre dans la lumière pâle, sans croix, mais sous le regard vide d’un Moaï secoué par le vent.

Là-haut, tout se donne à voir : l’océan cerne l’île en un cercle parfait, et on distingue, aux quatre points cardinaux, les caps, les falaises, les vagues lointaines, comme si le monde se refermait sur cette tache de terre plantée au cœur du Pacifique.

Autour, les volcans éteints dessinent une archéologie de feu, avec leurs cratères érodés, leurs pentes lavées, et dans ce désert d’herbe et de ciel, on croit entendre encore le grondement ancien de la pierre en fusion qui a fait naître ces lieux.

En redescendant, les sept moai de Ahu Akivi attendent, alignés, regard tourné vers l’horizon, figures dressées pour lire le ciel ou le souffle des étoiles, messagers d’un temps cosmique qu’aucun mot ne traduit mais dont la pierre de lave garde la mémoire.

Au port d’Hanga Piko, les vagues frappent les rochers de basalte avec leur force méthodique, et tout autour, les éclats d’eau s’éparpillent dans le vent, comme si la mer cherchait à reprendre ce qu’on lui a arraché.

Au loin, des silhouettes de surfeurs attendent debout sur leurs planches, dos au monde, face au large, guettant la vague qui les portera, et dans cette attente, quelque chose de l’île entière semble se rejouer – forme de défi tranquille lancé à l’infini.


Samedi 21 juin

De Rapa Nui, le 21 juin, près d’Ana Te Pahu, le sol se fige en coulées noires de lave durcie, l’herbe rare s’accroche entre les failles, la mer gronde au loin, et dans cette dévastation surgissent des ouvertures dans la pierre, bouches d’ombre prêtes à raconter ce qu’elles ont avalé.

Sur la paroi, un pétroglyphe de poisson – peut-être un saumon ou un rêve de poisson – trace sa nage immobile, pendant qu’au-dessus, dans une fente du basalte, un arbre a poussé, noueux, tirant vers la lumière ce qu’il peut de ces entrailles volcaniques.

La grotte s’ouvre en silence, profonde, fraîche, et on imagine les anciens s’y réfugier : abri pour la saison des pluies, cache pour les temps d’esclavage et de pillage, lieu de repli pour une mémoire poursuivie – ici, les murs ont tenu lieu d’archive.

Un peu plus loin, les ruines des maisons anciennes, cercles de pierres ouvertes à tous les vents, témoignent de vies passées arrachées d’un seul geste – celui des esclavagistes venus du Pérou, marchands de chaînes, qui ont laissé derrière eux les cendres et le sel.

Et pourtant, en rentrant, un arc-en-ciel s’étire sur la baie d’Hanga Roa, irréel, tremblant, suspendu au-dessus du port où dansent encore les bateaux : tout semble lavé par la lumière, mais sous la beauté, on devine encore ce qui ne guérit pas.


Vendredi 20 juin

De Rapa Nui, le 20 juin, suivre la route vers le nord, et dans le vent déchaîné qui répand l’océan, rejoindre la plage d’Anakena où les premiers rois touchèrent terre, et où les moai royaux veillent encore, dressés dans la lumière blanche, les yeux tournés vers les terres fertiles.

Ici, dit-on, Hotu Matu’a, le roi navigateur, posa pour la première fois pied sur l’île après des semaines d’errance sur le Pacifique, et dans l’écume des vagues, c’est encore son rêve d’empire que berce le sable — le mythe suffit à faire tenir la pierre.

Plus loin, sur la route vers le sud-est, la plaine s’ouvre lentement et soudain, de loin, surgissent les silhouettes sombres de Tongariki, quinze géants d’ombre alignés sous le ciel, face aux montagnes, et derrière eux, au loin, la montagne-carrière du Rano Raraku comme un ventre éventré.

Sur la plateforme, chaque moai est un silence vertical taillé dans son mystère, hiératiques et semblables et chacun singulier, comme si chaque ancêtre avait exigé sa part de ciel, et tous ensemble, figés dans l’attente de ce qui a déjà eu lieu.

On reste longtemps là, à garder le silence, écrasés par tout cette présence muette, et sous la lumière d’hiver qui les effleure sans les chauffer, sentir passer quelque chose de plus ancien que le temps, de souverain et de brisé.

Ils avaient tous été abattus, dispersés par un tsunami, et c’est une œuvre de décennies, d’archives et de tâtonnements qui les a lentement redressés, dans un geste presque amoureux, poème de pierre remonté morceau par morceau contre l’effacement.

Et puis on grimpe les flancs du Rano Raraku, et là, dans l’herbe verte des pentes, des dizaines de moai émergent du sol comme des naufragés arrêtés dans leur ascension, visages inclinés, mi-ensevelis, encore en route vers leur destin sculpté.

On marche dans la carrière comme dans un cimetière ouvert au vent, chaque statue inachevée témoignant d’un temps suspendu, d’un monde arrêté net dans son rêve de démesure, et tout autour, la montagne semble garder le secret de l’abandon.

Ici, aucun texte, aucun nom, seulement des pierres, des silhouettes, des strates de silence, et l’impression que les hommes ont sculpté dans le basalte leur propre disparition à même la matière qui devait les survivre.

Le volcan s’ouvre en un cratère d’eau dormante, et le ciel se mire dans la lagune avec cette paix étrange des lieux qui ont tout vu mourir sans mot, sans geste, et qui continuent pourtant de porter le poids des générations disparues.

En repartant, il faut regarder une dernière fois vers les visages figés dans la pierre — ils ne parlent pas, ne regardent pas, mais disent tout de ce qu’on laisse derrière soi quand on tente trop violemment de se survivre.


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Jeudi 19 juin

Le 19 juin, de Rapa Nui, au milieu du vide, l’île de pierre dressée contre l’oubli est faite d’oubli où les vents n’apportent que le ressac du silence, les volcans la mémoire effondrée, et chaque mur, chaque statue, chaque faille raconte qu’ici, loin de tout, des hommes ont sculpté le monde pour qu’il tienne encore debout.

À Vinapu, les pierres s’emboîtent trop bien pour qu’on ne pense pas au Pérou, mais ici pas de quipu, pas d’empire, juste l’écho d’un peuple isolé, sculptant des dieux pour ne pas se perdre — et l’illusion d’une fraternité impossible entre les pierres.

Le cratère de Rano Kau s’ouvre sous nos pas comme un monde clos : lac cerné de murs de cendre, jungle en miniature, arène verte suspendue au-dessus du vide, vaste œil de la terre qui regarde en dedans des entrailles de laves.

Le chemin vers Orongo suit la ligne de faille entre l’île et le ciel, et en contrebas, trois îlots ciselés par le vent — Motu Nui, Motu Iti, Motu Kao Kao — attendent qu’on se souvienne du temps où l’on nageait pour survivre, plume à la main, foi au ventre.

Depuis la corniche d’Orongo, la mer, l’horizon, le ciel : tout se mélange dans un vertige calme, et au bord du monde, les pétroglyphes regardent encore les dieux-oiseaux que plus personne n’invoque.

Vue sur le volcan derrière nous, sur l’océan devant : silence total, pas un arbre, pas un mot — juste cette île minuscule, sans mémoire écrite, où les récits survivent dans les pierres comme des rumeurs qu’on ne sait plus traduire.

On marche encore un peu sur la lèvre du cratère, les genoux dans le vent, les pensées dans les siècles — et ce qui subsiste d’un peuple tient dans quelques cases de basalte, une légende d’épreuve, et le souffle d’un dieu qui ne revient pas.

Retour à Hanga Roa, les rues vides à l’heure où la lumière commence à tourner, les enfants sur le port, les surfeurs dans l’écume, et les vagues qui, comme toujours, frappent le monde à mesure qu’il oublie.

Le soir descend lentement sur le Pacifique ; une lumière tiède s’attarde sur les palmiers, les toits de tôle, et les moai debout dans la brume, les pieds ancrés, les yeux fermés sur une prière que le vent emporte.

Plus loin, sur la plage, un moai solitaire regarde sans voir, profil taillé pour le silence — et autour, la lumière rase les troncs, le sable, les souvenirs comme s’ils n’avaient jamais été.

Ils sont cinq, dos à la mer, face aux montagnes, droits comme l’oubli : le soleil tombe juste derrière eux, net, précis, et l’ombre de leurs visages s’allonge dans le vent salé de l’histoire.

En contre-jour, le moai devient le seuil de deux lieux qu’on ne sait pas nommer ; non plus un dieu, mais ce qui ferme les yeux et demeure debout pour témoigner du sacré immanent dans la pierre, et de tout ce qu’on ne sait plus regarder.

Le jour chute enfin, dans l’éclat terrible des fins, l’effacement pur qui est sa façon d’apparaître : les statues ne bougent pas, la mer bat, et tout semble finir ici, dans ce silence plus vaste que le ciel.

Sur la mer, le soleil se dissout dans ce drame et cette lumière d’or et de cendre, les moai dressés gardent la beauté ahurissante de ce premier jour comme s’ils savaient que le reste ne ferait que redire cela — sans mot.


Mercredi 18 juin

De Santiago, le 18 juin, l’avion s’arrache du continent pour glisser au-dessus de l’océan sans rive, on franchit les siècles autant que les fuseaux ; soudain, l’île se dessine — Rapa Nui, minuscule et verte, pupille de corail posée au cœur du vide et plus loin que la mémoire, approche.

Sur la route qui traverse le village de Hanga Roa, les premiers moai apparaissent, debout et muets, yeux clos sur leur histoire scellée dans la lave, et le silence devient différent, plus large, plus triste.

Assis face au Pacifique, observer des enfants jouer dans le sable permet de ralentir le temps, et à l’ombre immense du moai derrière soi, il faut regarder le soleil mourir dans les plis du monde où se faufilent les surfeurs, avec cette impression étrange que tout recommence ici, sans savoir quoi.


RAPA NUI


Mardi 17 juin

De Valparaiso, le 17 juin, à Santiago, la route s’ouvre sur les vallées rousses de l’hiver chilien, la mer s’efface, les murs peints reculent ; devant : la capitale, dernier port d’attache – demain, une île aux antipodes, la terre des moai, nombril du monde – un autre —, et autre chose qui commence.


Lundi 16 juin

De Viña del Mar, le 16 juin, le Pacifique est cette bête grise qui gronde, l’océan sans fin, les vagues furieuses ; devant lui, rien ne tient — ni les digues, ni les pensées : il faudrait rester là, face au large, jusqu’à n’être plus que du vent et on n’y arrive jamais.


Derrière, la ville balnéaire, laide comme toutes les autres, dressée en blocs ternes contre la beauté — ces immeubles qui tuent l’horizon, éternels partout sur la côte du monde ; mais la mer, elle, s’en fout, splendide, indifférente.

Longer le rivage pacifique sous la pluie, penser à Duras au nom même de l’océan, au mythe qu’il porte et qu’on porte — de Pizarre à Valdivia, de Lima à Saïgon : le Pacifique est une fiction sale, coloniale, dont la beauté ne cesse malgré tout de nous engloutir.

Retour à Valpo : dernier soir, dernières marches, derniers murs — les fresques flambent encore même dans la nuit ; une Babel de couleurs nous garde sous son souffle, et dans ce vertige-là, on respire encore un peu.

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Dimanche 15 juin

De Valparaiso, le 15 juin, la ville s’étire depuis le haut du cerro Alegre en vagues de toits disjoints et de façades tordues jusqu’au port où s’empilent les conteneurs : elle se cabre vers la mer comme un navire ivre de lumière lancé dans l’éclat du Pacifique.

On glisse entre les murs du « Musée à Ciel Ouvert » où les marches racontent mieux que les musées, où les fresques hurlent le feu d’un monde jamais éteint — et chaque maison semble peinte par la colère ou par l’amour — et comme ils s’allient, souvent les deux en même temps.

Les murs dégorgent de couleurs : un enfant aux yeux immenses, une femme qui danse dans les flammes, un chien tatoué de constellations — sous chaque peinture, une signature rageuse — illisible —, un cœur battant pour ne pas s’effondrer.

Parfois, l’image déborde du mur, envahit le trottoir, grimpe aux câbles : c’est tout un monde qui cherche à se dire, une langue de peinture et de silence, de mémoire et de ratures — poème qui brûle à même la ville.

En haut du cerro, c’est Gabriela Mistral et Pablo Neruda qui regarde la baie, sa maison posée comme un phare ; les murs en contrebas le saluent : visages d’îles, vers arrachés au vent, et ce besoin de chanter, malgré tout, ce qui tremble encore dans l’air.

On redescend vers le port, les jambes tanguent comme sur un pont, et les fresques continuent — ici un marin perdu, là un cortège d’ombres : la ville se penche, écoute, et dans les ruelles fendues, on entend encore battre la mer.

Dans le centre enfin, les murs parlent plus fort : LE FASCISME TUE — la colère est un cri, le pochoir une prière sale et digne, et l’art, ici, se dresse contre ce monde comme un poing peint sur la pierre.


Samedi 14 juin

De Valparaíso, le 14 juin, on descend dans la rue comme dans une matière vivante ; les murs hurlent leurs couleurs, poings levés, des enfants dévalent les pasajes en toboggans de béton sous les fresques qui veillent, hautes, drapées en oriflammes.

Ici, tout est façade, masque qu’on retourne ; sur les portes tordues, les boîtes aux lettres rouillées, les volets disjoints, des visages s’impriment : anonymes, saints, poètes, tous veillent, peints à même la tôle, pour conjurer l’oubli.

On apprend à lire à l’envers : dans les fissures d’un mur ou la surimpression d’un tag sur une fresque effacée ; une main peinte rature un slogan, un cœur transpercé d’un éclair, et cette phrase tracée : « el arte no calla » – ou plus loin : « on a besoin de davantage de présent que d’avenir »

On grimpe, on glisse, les collines se dérobent, chaque rue invente sa propre mémoire ; les marches deviennent autant archives, les murs des palimpsestes, la peinture recouvre la pierre, peau neuve posée sur d’anciennes plaies encore suintantes.

Chaque fresque est un sursaut : condors, visages d’enfants, slogans effacés à moitié, graffs en cascade, autant de coups portés sur l’injustice, le temps ou l’oubli — la ville ne décore pas : elle témoigne.

Il y a des cris secs, des poèmes, des formes tendues comme des cordes ; les silences ici possède leur couleur, et les ruines résistent — une école en friche se dresse encore couverte de fleurs peintes et de regards.

Certains murs racontent des histoires d’amour, d’autres des disparitions ; un escalier se transforme en clavier de piano, une palissade un champ de visages. Rien n’est décoratif, tout est appel, adresse, mémoire.

Le Valparaíso touristique s’efface dès qu’on tourne ; surgit un mur noir, griffé d’un mot unique : justicia. Des chiens dorment sous les pochoirs. Des portes closes, et partout cette pulsation d’encre, de rage retenue.

On descend plus bas où le goudron suinte, les maisons tombent, mais les fresques tiennent ; une Madone foudroyée, une strophe de Neruda en spirale, et ces yeux partout — peints, perçants, sans paupières.

Sur la Paseo Dimalow, le funiculaire halète ; à nos pieds, la ville entière s’étale comme un carnet griffonné à la hâte — les toits cabossés, les câbles, les murs repeints vingt fois, et le port, en bas, en point final ?

Non, la ville recommence dans ses murs, debout sur ses graffitis, tendue entre mer et colère ; elle tangue mais tient, portée par la peinture comme d’autres le sont par la foi. Chaque bombe de couleur est une prière sans dieu.

La lumière décline, dore les collines, et les fresques s’effacent lentement, comme si la nuit seule pouvait les reposer ; on comprend alors : ce n’est pas l’art qui recouvre la ville, c’est la ville qui survit par ses murs peints.

Et peut-être que Valparaíso n’existe que pour ça : pour que des mains viennent, chaque jour, redire le monde à coups de pigments — une ville de chair et d’images, qui s’écrit en vertige, mur après mur : ville qui semble ne jamais cesser de se bâtir à coups de graffs toujours recommencés.


Vendredi 13 juin

Depuis la Serena, le 13 juin, sous un crachin devenu tendre, filer vers le terminal de bus, puis plein sud : l’océan à droite, les Andes derrière nous, et, entre, le Chili s’ouvre comme un livre de routes et de collines qui descendent vers la mer.

Et puis Valparaíso finit par surgir en spirale de la côte : la ville paraît se cabrer et s’empiler, fresques sur façades, ruelles en crue, escaliers comme cordes tendues – et dans la lumière dorée, tout vacille un peu : frère d’armes de Marseille peut-être, rêve peint au bord du soir.


Jeudi 12 juin

À La Serena, on descend du bus dans la bruine et les souvenirs, l’océan au loin gronde déjà, les palmiers luisent, les trottoirs brillent, tout ralentit sous les gouttes et dans le café tiède au coin d’une cathédrale fatiguée, on boit le silence du monde revenu.

Le Pacifique rugit contre la plage désertée, le vent racle les dunes, le phare veille seul, et dans nos habits trempés quelque chose d’autre frissonne : c’est la fin qui commence, le voyage qui se replie, la lumière qui s’efface doucement derrière un rideau de pluie.


Mercredi 11 juin

À San Pedro de Atacama, le 11 juin, une dernière lumière sur la place, face à l’église d’adobe, et doucement les adieux à la poussière, à l’altitude, aux Andes.

Le bus quitte la ville lentement, avale le désert dans un silence de cendre : lignes droites, terres fendues, mines oubliées, pylônes tordus — tout parle d’effort et d’oubli ; à mesure que le soleil décline, le vide s’épaissit entre nous et ce qui fut.

Et quand tombe la nuit, dans ce bus géant qui tangue entre les pierres, on s’endort en silence, bercés par le souvenir du froid, des flamants, des volcans, et au bout du noir, la mer : demain, ce sera l’océan au ras du monde.


Mardi 10 juin

Dans la nuit noire de l’Altiplano, on grimpe vers El Tatio comme on s’approche d’un oracle ancien — à 4 300 mètres, le sol fume, palpite, hurle par geysers dressés dans l’aube bleue, et chaque pas craque sur la peau vivante du monde qui brûle et respire.

Les fumerolles s’élèvent en colonnes muettes, les geysers explosent en halètements brûlants, le froid cisaille les paupières, et pourtant, sur ce plateau aride où la Terre s’ouvre, une lumière dorée soudain glisse — le soleil lève ses draps sur les ombres.

Au retour, les vigognes traversent le silence, les oiseaux sautillent entre les mousses jaunes, et dans le chaos pétrifié du Cerro Paniri, chaque roche semble lancée par une main de dieu en colère — le désert est là, et c’est un livre ouvert qu’on ne sait plus lire.


Lundi 9 juin

On s’élance vers le sud sous le ciel déjà haut, droit dans le désert blanc où les lagunes s’ouvrent comme des plaies anciennes : à Cejar, un flamant gris hésite dans l’eau laiteuse — silence parfait, sel craqué, lumière dure comme la pierre du monde.

À Toconao, midi semble arrêté : maisons claires, clocher séparé, vent léger sur les pierres, et le pain partagé à l’ombre du campanile — au bord du salar, même les villages dorment dans la lumière, dans l’attente d’un dieu qu’on ne verra pas.

Le salar s’étend, sec et sans nom, entre cordillères et tropique sans signal : la piste perdue, tant mieux — on roule au milieu du sel et du ciel, les flamants ailleurs peut-être, mais ici, c’est assez : un monde sans fond, traversé de feu et d’absence.


Dimanche 8 juin

À San Pedro de Atacama, le 8 juin, le soleil grimpe doucement dans l’air frais ; la voiture avale les pistes vers la Valle de la Luna : sel, vent, pierre et silence s’y conjuguent comme au premier jour — face au Licancabur, le désert se lève, splendide et fixe.

On grimpe au bord des crêtes, le sable cède sous le pas et les vents dessinent les lames de pierre comme on plisse un front — l’Amphithéâtre s’ouvre en demi-cercle sur le vide, et rien ne répond, sauf l’écho d’un silence plus ancien que le ciel.

Plus loin, le soleil décline lentement dans le creux des roches ; il effleure chaque arête, fait rougir les parois, et glisse sur la dune comme un dieu discret — une voix ancienne s’attarde sur la Cordillère de Sel, brève et brûlée.


CHILI


Samedi 7 juin

Réveil dans le froid coupant de Polques, le 7 juin, la nuit fut rude, le souffle court juché à ce sommet du monde, et dehors tout semblait geler, sauf la lumière à l’est qui commençait à brûler.

Dans le désert « Salvador Dalí », les pierres ne pèsent plus, les collines s’effacent dans le sable beige, tout paraît disposé par la main d’un dieu distrait — et là, à 4 800 mètres, les silhouettes des volcans fument encore, comme si le monde n’avait pas fini de naître.

Les lagunes se succèdent : blanche d’abord, puis verte, puis bleue — à peine une ride sur leur surface, comme si le silence avait pris corps — et là, au pied du Licancabur, s’achève notre Bolivie, dans une lumière fixe, comme une dernière parole gardée pour soi.

La route vers le Chili descend en spirale lente, dans un décor fendu de roche et d’air sec ; en bas, San Pedro s’annonce comme un mirage inversé : oasis basse dans l’éclat pur, le désert là aussi semble nous regarder arriver sans y croire tout à fait.


Vendredi 6 juin

Réveil dans la maison de sel d’Atulcha, le 6 juin : le froid mord, le blanc est partout, on roule entre sel, vent, et silence — avec la lumière pour seule certitude.

Le volcan Ollagüe fume à peine, et dans ce champ de lave morte, les pierres parlent une langue ancienne ; la piste suit une ligne de train minéral, oubliée, et le désert s’élève, s’élargit, comme si le ciel ici ne suffisait plus pour contenir le monde.

Les lagunes surgissent : Hedionda et ses flamants roses debout dans le soufre, Chiar Khota entre les montagnes, puis Honda, limpide, où l’on déjeune face au silence — et dans cette lumière posée sur l’eau, les oiseaux dansent sans bruit, dans leur rêve froid.

Plus haut encore : l’Arbol de Piedra flotte sur la plaine, suspendu par l’érosion comme une pensée qu’on aurait trop longtemps laissée à l’air libre — autour, le vent siffle, les vizcachas bondissent, et tout semble tenir par miracle dans ce paysage sans abri.

À la laguna Colorada, la crevaison ralentit la course, mais la beauté n’attend pas : rouge sang, blanc de sel, stries d’algues, flamants partout — et là-haut, au mirador, le vent cogne, mais l’œil, lui, ne sait plus où loger tant l’immense déborde de formes.

On traverse Sol de Mañana dans l’effroi : boues en ébullition, fumerolles hurlantes, sol fissuré, et cette odeur d’origines — un monde souterrain qui tente de remonter ; à Polques, enfin, la nuit tombe sur une lagune muette, et le froid referme tout.


Jeudi 5 juin

Départ de Tupiza dans le noir gelé, le 5 juin ; on s’habille en couches, on boit vite, et la ville s’efface — la route serpente, le jour se lève lentement sur les canyons rouges, les plaines de cendre, et l’altiplano, grand, muet, déployé comme une carte sans nom.

Des lamas traversent, posés dans le paysage comme s’ils en étaient l’origine ; un tamal brûlant réchauffe les mains ; plus loin, un río presque à sec dessine une mer en exil — et tout autour, le pays craque, l’essence manque, la politique gronde dans le vent.

Au cimetière des trains, les locomotives rouillées dorment dans la poussière, rongées par le sel, mangées par le vent — vestiges d’un pays lancé autrefois dans le métal et le minerai, aujourd’hui figés sous un ciel trop vaste pour ce qui ne bouge plus.

Puis, c’est l’entrée dans le Salar — et soudain, tout s’efface : pas de route, pas d’ombre, juste ce désert de sel, cette mer pétrifiée, où l’on roule dans la lumière pure, vers l’île Incahuasi, hérissée de cactus géants, née d’un rêve géologique ou d’une légende.

Là-haut, sur l’île volcanique, Gebson raconte : une géante pleura sel et lait pour son enfant perdu — le Salar serait sa douleur figée ; on regarde autour, et tout paraît vrai, le mythe, les volcans, la mer blanche, ce ciel trop beau pour n’être que présent.

Le soir approche, le soleil bascule, le désert devient feu — le sel capte la lumière, l’inonde, l’exalte, et dans l’ocre et l’or, les enfants jouent à disparaître ou grandir, et nous, immobiles, restons là, sans mot, face à cette beauté qui ne demande rien.

Dans les zones encore inondées, le 4x4 glisse littéralement sur l’eau ; on descend, bottes aux pieds, et plus rien n’a de bord : ciel dans le sol, sol dans le ciel, et nous dans le flou — miroir géant, monde renversé, où l’on flotte sans tomber, au milieu de nulle part.


Mercredi 4 juin

À Tupiza, le 4 juin, la ville s’éveille en fête de nouveau — militaires raides sur la Plaza, discours trop longs, foules en attente, et puis le défilé : l’armée, les mineurs, les juges, les clubs de foot, chacun marche dans sa joie ordonnée, comme si le pays se rejouait en fanfare.

L’après-midi, la ville se laisse derrière ; les chevaux avancent seuls, sûrs, suivant les sentiers ocre, entre les cactus immobiles et la poussière qui lève ; les bottes frappent la terre, et les cow-boys boliviens sourient sans dire, comme s’ils savaient déjà la suite.

On traverse la Puerta del Diablo, nom donné pour prévenir, ou séduire ; à chaque pas, les gorges se referment, les ombres grandissent, les pierres prennent forme, et dans l’air trop sec, le silence semble porter en creux l’écho de ce qui fut caché là.

La Valle de los Machos s’ouvre comme une grimace, rochers dressés en figures d’hommes, grotesques ou divins — plus loin, le Cañón del Inca s’effile, coupure dans la montagne, et tout ici, même les noms, semble tiré d’un vieux film qu’on rejoue à l’aveugle.

La lumière tombe lentement dans les creux du monde ; les chevaux retrouvent leur route sans qu’on dise un mot, et dans l’or rouge du retour, Tupiza reparaît — immobile et lointaine — pendant que derrière nous, les westerns se taisent, mais ne s’endorment jamais.


Mardi 3 juin

D’Uyuni, le 3 juin, la route vers Tupiza s’enroule entre canyons, villages de rien, troupeaux errants et étendues rouges ; on avance dans un rêve de poussière en traversant le ventre brûlé du sud bolivien et chaque virage semble taillé dans la roche d’un autre monde.

À Tupiza, les tambours précèdent l’entrée dans la ville : défilé des écoles en rangs serrés, drapeaux levés, sourires tendus — c’est fête ici, martiale et joyeuse à la fois, où les enfants marchent au pas, comme si la mémoire savait déjà comment tenir debout.

Depuis le mirador Corazón de Jesús, Tupiza repose, jetée au bas des crêtes et des quebradas déchirées ; au loin le ciel tombe sur les sommets d’ocre ; paysage de western halluciné où Butch Cassidy est mort, accueilli sans doute par le Christ, bras ouverts, qui semble lui aussi chercher l’équilibre.


Lundi 2 juin

D’Oruro, le 2 juin, la route fend l’altiplano des heures durant, ciel haut, terres brunes, lamas dispersés entre les pierres ; l’ombre du bus s’étire, seule chose en mouvement — et puis Uyuni, au soir, ville de poussière et de casernes, plantée là comme une sentinelle devant le Salar.


Dimanche 1er juin

D’Oruro, le 1er juin, ville de poussière et d’attente, partout, les fresques racontent le Carnaval, masques peints, diables dansants, saints et démons enlacés — mais hors saison tout est figé, désert, comme si la ville ne vivait que pour une semaine, une seule, et ensuite ?


Sous les peintures vives, la mine ancienne ronge encore les fondations — couloirs creusés dans la pierre, veines épuisées ; la ville tient sur ce vide, et les murs, même repeints, suintent l’effort d’autrefois, le minerai disparu, et la fatigue d’en avoir trop arraché.


Le téléphérique grimpe lentement vers le ciel, jusqu’à la Vierge immense, bras tenant l’enfant comme un rêve — elle veille sur la ville avec des yeux sans regard, statue démesurée posée là-haut comme un souvenir de foi devenu décor, délire sacré.


Vue d’en haut, Oruro s’éparpille dans le vent ; au loin, la lagune sèche n’est plus qu’un miroir vide, sel craquelé, lumière inversée — et la ville, accrochée à ses marges, regarde sans ciller ce reflet perdu comme si l’eau avait fui en emportant sa mémoire.


Samedi 31 Mai

De La Paz, le 31 mai, départ dans la nuit encore serrée, les phares coupent l’altiplano comme une faille ; la route file droit sous le ciel pâle, le monde s’aplatit, s’étire — et dans ce rien immense, le jour met des heures à naître comme s’il hésitait à revenir jusqu’ici.

À Oruro, le soleil tombe à pic sur les toits bas, la poussière s’accroche aux murs, et les galeries vides parlent d’un passé enfoncé sous terre — ville minière, rude, verticale, qui danse une fois par an, puis retombe dans le silence lourd d’un travail qui ne se dit plus.


Vendredi 30 Mai

De La Paz, les murs parlent haut : slogans griffés, cris de peinture, messages féministes à la rage brute — « ni una menos », « nos están matando » — des mots qui tiennent debout contre les pierres, la violence, et le silence longtemps imposé.

Sous les ponts, sur les façades, les fresques : visages levés, poings tendus, couleurs pleines — partout la peinture prend feu, appelle et raconte les luttes et les rêves, et les noms de ceux qu’on efface se dressent ici en lignes qui ne plient pas.

Parfois une Pachamama aux yeux fermés, ailleurs un Evo géométrique, ou des visages d’ouvrières tendus vers la lumière — fresques murales qui sont les archives vivantes de La Paz, mémoire ouverte sur les murs où quelque chose résiste, accuse, rallume ce qui brûle encore.

Depuis le mirador Laikakota, la ville se donne toute, labyrinthe de brique et d’altitude, trou dans la terre rempli d’humains — au loin, l’Illimani neige encore, et le vent passe comme un souffle ancien porté jusqu’à nous par mille vies qui ne demandent qu’à durer.

Et La Paz, au bout de ces jours, reste comme elle est : déchirée, splendide, criante — ville qui ne se résout pas, ne se calme pas, qu’on ne peut pas visiter pas mais qu’on traverse : où chaque mur écrit sa part, chaque voix se mêle aux autres pour dire : rien n’est fini, surtout pas ici.

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Jeudi 29 Mai

De La Paz, le midi brûle les rues qui s’emplissent, les cris montent, des slogans fusent, quelque part une détonation, peut-être un barrage qui bloque l’avenue, mais non — la rumeur dit qu’Evo Morales est dans la vile, et la ville, haletante, paraît prête à s’embraser encore.

Depuis Teleférico Central, La Paz s’élève dans le vide, suspendue au fil tendu du câble — en bas, le cimetière déborde comme une ville parallèle, et les maisons de couleurs vives du Barrio Chullauma, tissées à flanc, montent lentement jusqu’à nous, prière renversée.

Vue d’en haut, La Paz devient maquette impossible, désordre parfait qui vibre dans l’unique couleur de la brique nue et proliférante qui donne au chaos sa forme — et dans cette beauté enveloppante, quelque chose bat, massif et patient, ahurissant de vie.

À El Alto, jeudi s’étale en marché tentaculaire, fleuve d’étoffes, de corps, de marchandises et de voix ; les cholas assises comme depuis des siècles entre les étals vendent tout : et n’importe quoi – appareils recyclés, encyclopédies, fruits pourris, chiens, poules plus ou moins vivantes.

Et soudain, surgis d’El Alto, les palais de Freddy Mamani, flamboyants comme des temples Aymaras et des casinos stellaires à la fois — modernité criarde, ancestrale, somptueuse, comme si le futur du peuple indien était déjà debout, en couleurs, prêt à être vendu lui aussi.

Du sommet d’El Alto, La Paz s’ouvre en entonnoir de lumière, serrée au fond du monde comme une graine prête à rompre — autour, les sommets à plus de six mille mètres, le Huayna Potosí et l’Illimani, immenses, pères de pierre dans le silence blanc.

Et puis redescendre par le fil du téléphérique dans la ville au soir qui bascule, long fleuve dans sa coulée de brique et d’or ; La Paz s’étire sous la lumière qui tombe, lentement, comme moi, vers cette ville énorme, impossible, que rien ne contient, sauf peut-être la nuit à venir.


Mercredi 28 Mai

De La Paz, le 28 mai, jetée sur les hauteurs comme un poncho trop vaste, chaque rue semble pencher vers le vide ; la Sagárnaga s’ouvre sur la fièvre du monde — wiphalas claquant au vent, vendeurs, voyageurs, prières muettes, appels d’air et de foule.

La ville grimpe et se dérobe, les marchés ruissellent d’odeurs, de cris et d’histoires ; sur la Calle Jaén, les murs pastel parlent d’anciennes splendeurs, plus loin, les masques de carnaval fixent l’émeute à venir — et sur un mur, le prénom d’Evo est appelé autant qu’insulté.

Sur les marches de la Plaza Murillo, entre les pigeons, les fusils et les drapeaux, tout semble attendre un prochain renversement : les palais se font face, figés, tandis qu’autour, La Paz respire par à-coups — un souffle court, obstiné, brassant le passé comme une braise.


Mardi 27 Mai

De l’Isla del Sol, le matin ouvre lentement le ciel, et ils avaient raison, les fils du Soleil : l’étoile naît bien de l’eau — la lumière avance sur les pierres, soulève les ruines et c’est le monde qui recommence : la terre est ici plus ancienne qu’ailleurs.

Retour à Copacabana, de seuils et de départs, tout en trottoirs éclatés et de terminaux poussiéreux, de sacs éventrés — rien ne dure ici, tout s’échange et se traverse ; sous les arcades blanches, le vent du lac souffle sur les pas de ceux qui ne font que passer.

Sur la route vers l’est, le bus file et la lumière tombe – loi imparable –, derrière nous, le Titikaka s’embrase une dernière fois — coucher de soleil sur le lieu même où il aurait dû naître ; il meurt pourtant, lentement égorgé par le ciel comme autrefois par les épées de la conquista.

La nuit s’installe sur l’Altiplano paceño, terre dressée haut entre le ciel et la pierre ; soudain, les lumières se mettent à couler le long des flancs — ville verticale, La Paz surgit comme un cratère habité, chaos d’altitude où tout un continent remue et s’assemble.


Lundi 26 Mai

De Copacabana, les rives du Titikaka s’ouvrent : livre où lire les vague et les vents et les offrandes, les boutiques de souvenirs et les hôtels au charme perdu (mais où ?), les bateaux qui attendent — dans le pli du jour, la rumeur d’un lac vieillard qui veille.

Traversée vers l’Isla del Sol, berceau des premiers Incas surgis du lac selon les chants anciens : le Titikaka brille en miroir retourné vers le ciel pour le dévisager, et au large, une île d’un seul arbre se dresse, comme si la terre entière avait retenu là, immobile, le souvenir de sa naissance.

Accostage au nord, près des ruines de Chincana, le Temple du Soleil posé là comme une balafre intacte dans la pierre : des chambres creusées dans le vent, des couloirs pour l’offrande, et l’impression d’une présence plus vieille que le temps restée là intacte, prête à surgir et nous dévorer.

Puis on débarque à Yumani, avant de remonter les escaliers de la Fontaine de l’Inca, trois filets d’eau pour les mondes — Kay Pacha, Uku Pacha, Hanan Pacha — la marche suit la crête, le lac des deux côtés, et chaque pas semble ouvrir un passage oublié dans l’épaisseur du ciel.

Les ânes nous croisent sans hâte, des moutons épars broutent les pentes jaunes : ici, les Incas envoyaient leurs jeunes vierges au service du soleil — et tout dans la lumière, la lenteur du monde, l’air même, garde la mémoire de ce qui fut offert et abandonné.

Du mirador de Palla Khasa, la vue est trop vaste pour nos yeux, et le ciel qui se couvre ajoute à l’éclat une sorte d’adieu : le lac s’assombrit doucement, les îles flottent comme des rêves et on comprend pourquoi les anciens voyaient là la porte de l’origine.

Redescente vers Yumani ; sur l’eau grise, un pêcheur seul rame sans bruit, silhouette lente qui glisse à la surface des choses — au loin, les Andes enneigées de la Cordillère Royale se dressent, et dans cette lumière d’attente, tout s’acharne à exister entre deux mondes et ne rien vouloir dire.


Dimanche 25 Mai

De Puno à Kasani, la route glisse au-dessus des derniers reliefs du Pérou qui se replient dans la lumière, et là, une barrière — ligne absurde sur une terre sans couture, seuil dressé entre deux pays qui partagent pourtant les mêmes vents et les mêmes dieux.

La frontière franchie, et c’est la Bolivie — ce nom qui vient du Libertador, ou d’un dieu ancien, d’un rêve avorté, d’une fièvre toujours vive — au bout du quai, Copacabana surgit, à la fois ville de pèlerinage et station perdue, trop belle pour n’être qu’un rivage.

Sur la place de Copacabana, l’Inca et la Vierge se disputent l’éternité sous les arches blanches : statues figées du syncrétisme imposé pendant qu’en bas les chauffeurs font bénir, par un prêtre en soutane et sombrero, leur moteur aspergeant d’essence bénite et de whisky tiède le capot de leurs Toyota.

Des hauteurs, Copacabana s’éclaire dans une lumière d’automne pâle, le lac ruisselle jusqu’aux Andes, et sur les murs délabrés, le prénom d’Evo refuse de s’effacer — une ville en suspens, entre foi, fatigue et silence, habitée par ceux qui passent, sans savoir ce qu’ils cherchent.


BOLIVIE



Samedi 24 Mai

D’Amantani, la lumière s’ouvre lentement sur les champs en terrasse, le vent porte des voix basses, les pierres tièdes gardent le sommeil — le lac est encore là, au loin, posé comme un souffle, et l’île semble n’avoir jamais quitté la nuit.

À pied vers le Pueblo, les sentiers roulent entre les murets, les moutons fuient dans les herbes, les enfants saluent en silence ; et soudain, dressé sur la cime, le Christ blanc s’impose, bras ouverts et vides, effaçant dans sa stupeur ce que la terre avait prié avant lui.

Sur le lac, de nouveau, le sillage fend les siècles : Titikaka s’étire, miroir des mythes, où Manco Cápac et Mama Ocllo surgissent encore des eaux — et l’horizon garde les gestes des chamans Aymaras couchés dans les vagues à lire les dieux dans l’écume.

La barque avance, lente, dans les replis du temps : les rives défilent comme des fables à peine effacées, les noms glissent avec les reflets et sur le ciel liquide s’impriment les légendes en fuite — à Puno, de nouveau, les collines ferment la boucle, mais rien ne se referme.


Vendredi 23 Mai

Du Titikaka, monte un silence liquide : berceau du Soleil, disent-ils, miroir retourné du ciel où les dieux venaient boire leur reflet — et l’eau, vaste, minérale, bleue jusqu’à l’irréel, semble contenir encore le premier matin du monde.

Sur les îles Uros, le sol tremble sous les pas : rien qu’un tissage de totora, voguant à peine, maisons, tours et croix tressées dans le vent — l’eau dessous, le ciel partout et ces peuples dressés sur le néant vivants d’une mémoire plus vieille que l’enfance des pierres.

À Amantani, la rive approche comme un rêve lent : le bateau racle l’attente, les pierres de l’île brillent sous le jour ; au port, quelques femmes attendent, tissées elles aussi, semble-t-il, dans la lumière — l’accueil y est un geste transmis de génération en poussière.

La montée vers Pachatata coupe le souffle plus que la pente : chaque pas ouvre l’espace, chaque pierre fait lever l’histoire ; sur la cime, les ruines tiennent encore le ciel — tout autour, la lumière se couche sans tomber, suspendue dans un or ancien.

Coucher de soleil depuis Pachatata : le monde s’embrase sans bruit, comme s’il n’y avait jamais eu de nuit ; l’eau prend feu, le ciel bascule, et tout devient couleur sans nom — l’instant ne passe pas, il brûle, là, dans les yeux, et ne redescend plus.

Nuit tombée sur Amantani : les étoiles jaillissent, nues, innombrables — on devine encore la voie des dieux dans le ciel, mais les noms sont oubliés, les signes effacés ; reste la voûte, intacte, et ce vertige d’ignorer ce que jadis, les hommes savaient lire.


Jeudi 22 Mai

De Puno, l’altiplano s’ouvre dans le silence : les ruelles vides au matin, les cortèges soudains de danseuses, les tambours, la cathédrale dressée sur la Plaza comme un récit figé — et là-haut, au mirador, la ville tremble, le Titicaca s’étale au bord du ciel, et la Bolivie appelle.


Mercredi 21 Mai

De Cusco enfin, la ville se couche à nos pieds depuis San Blas, les toits versent leur feu jusqu’aux clochers ; la pierre à douze angles reste muette, le drapeau tressaille au vent comme si rien n’était fini — sur le bus qui passe, El Dorado inscrit, la promesse volée recommence sans fin.

Puis, une photographie d’un Machu Picchu noyé sous la jungle retient mon ombre ; deux momies à la mâchoire offerte attendent encore qu’on comprenne ce qu’on a pris ; la cathédrale, à contre-jour, brûle son siècle — et tout autour, Cusco garde son secret sous les pas.

Sur la Plaza des Armas, la lumière d’or tombe à travers les arbres et fait durer l’adieu ; les enfants courent, les pierres ne bougent pas ; les cloches résonnent pour d’autres dieux — dans ce qui s’efface, quelque chose persiste, et Cusco, encore, appelle à rester quand on la quitte.


Mardi 20 Mai

De Cusco encore, le 20 mai, les rues dévalent les collines lestées de souvenirs qu’on ne possède même pas — chaque mur disent déjà l’absence, le manque, chaque marche appelle les pas perdus et dans l’air chargé du soleil froid de l’automne de mai quelque chose insiste : ici tout commence et se défait.

Sous les balcons sculptés, entre les pierres trop anciennes pour porter un nom, la ville s’ouvre en silence ; des rumeurs montent mêlées d’encens et de feuilles de coca — la lumière fend les places, et dans le tremblement des vitres, le passé regarde passer les vivants qui s’ignorent.

Puis, au détour : l’évidence – ville de langues mortes aux murs debout et qui intérieurement vacillent et ne cessent de tomber : Cusco est une autre Babylone.


Lundi 19 Mai

D’Ollantaytambo à Cusco, le 19 mai, la route remonte les plis de la Willka Qhichwa jusqu’à la ville haute qui reparaît lentement sous les collines — les pierres y sont plus denses, et pourtant, partout ici, l’ombre de la montagne suit, muette, souvenir que la vallée sacrée refuse d’achever.


Dimanche 18 Mai

De la Vieille Montagne, le 18 mai, tout était pris dans la brume, dense, blanche, sans poids ni fin ; rien ne paraissait : ni sommet, ni faille, ni pierre — seulement ce voile sans épaisseur où le monde retenait quelque chose, son souffle ou sa matière, sa promesse.

Et puis soudain.

Plus rien ne répond : ni le ciel, ni la pierre, ni le nom Machu Picchu qui ne coincide soudain plus avec son cliché — les lignes s’effacent, le temps s’ouvre, et quelque chose demeure sans forme ni bord, sans mot ; une présence retirée jusqu’au vide devant quoi se taire ; appeler ça regarder.


Samedi 17 Mai

D’Ollantaytambo, le 17 mai, à Aguas Calientes, le train s’enfonce entre les parois comme on descend dans un rêve trop ancien ; le décor défile, le fleuve cogne — le paysage se referme peu à peu comme si le monde reculait vers un centre oublié et que la jungle protégeait ce qui se trouve au-delà.

Arrivée à Aguas Calientes — qu’on nomme désormais Machu Picchu Pueblo, village construit au bord du vertige, et pour lui seul ; entre les rails et le fleuve, les hôtels s’entassent, les vitrines débordent et crient — là-haut, au-delà du vacarme, peut-être que le secret veille encore, intact.


Vendredi 16 Mai

D’Ollantaytambo, le 16 mai, la pente s’arrache à la ville, roc tranché de mains anciennes ; chaque pas remonte les siècles — vent haut, traces de chaussures et lianes d’or se croisent — sur la montée vers Pinkuylluna, l’effort rouvre la faille où marchaient les porteurs de Pachacútec.

Les greniers de Pinkuylluna sont là, éventrés aux quatre vents, loges de pierre qui veillaient sur le maïs sacré de l’Inca, debout malgré le siècle ; la poussière du passé coule entre les murs de stockage — ici, l’abondance était la loi où règne désormais le vide découpé par les sabres espagnols.

Depuis Pinkuylluna, la forteresse s’offre de face — pierre contre ciel, le profil d’Ollanta dressé dans la lumière ; en bas, la ville se réveille, minuscule, et c’est mon ombre posée sur ses toits qui descend avant moi - décidément, le passé me précède encore.

Plus tard : par la marche dite de la pyramide, le sentier bascule ; Pacaritambo surgit — là, dit-on, Manco Cápac et Mama Ocllo naquirent du souffle de Viracocha — la légende frémit dans les herbes, invisible et tenace, comme un fil que le pied touche sur quoi ’esprit trébuche.

En haut, le vent gifle les regards, et la vallée s’ouvre — blessure longue d’or, veine battante entre Pisac et les gorges profondes : elle charrie les jours de Túpac Yupanqui et le passage des trains, l’éclat des récoltes et l’ombre des conquêtes — et là-bas Machu Picchu, mais pas encore.

Redescente lente, pierres disjointes, genoux qui tremblent ; en bas, les échos se mêlent — klaxons, rires, tissages criards — mais les murs d’Ollantay vivent encore, blocs cyclopéens que même les conquistadors n’ont pu démonter : la mémoire s’y tient, tenace, comme l’eau dans les flaques.


Jeudi 15 Mai

D’Ollantaytambo, le 15 mai sur la Plaza des Armas les tambours et les flûtes rejouent les airs de toujours — la fête de San Isidro Labor tisse ses chants parmi les bœufs et les saints portés à bout de bras, les enfants jettent les grains de mais ; le monde un instant tient dans la poussière soulevée.

La forteresse s’élève, entaillée dans le roc comme une mémoire que le vent n’a pas su oublier ; les marches gravissent le ciel, les murs penchent vers les siècles, et tout autour, le silence épais, battu de lumière, hurle l’écho des pierres plus vivantes que nous, encore.

Là, Manco tendit le piège, fit pleuvoir le feu sur l’ennemi aveugle et ruisseler l’eau le long des pentes, et les Espagnols reculèrent pour la première fois — le monde bascula, l’histoire se cabra, puis retomba, comme toujours, du côté des vainqueurs — ici, la ruse brûle encore les yeux.

Les marches s’effacent sous les pas, le souffle se perd dans l’altitude et les regards glissent plus loin que les vallées, vers un fil de lumière posé au bord du vertige, là où commence peut-être une autre histoire — là-bas, ce qui n’a pas encore de forme et qui garde ses secrets : Machu Picchu.


Mercredi 14 Mai

D’Urubamba à Ollantaytambo, le 14 mai, La vallée se referme lentement, encoche de pierre et de vert, et sur la route, chaque tournant creuse davantage la mémoire des eaux, des murs, des pas — le monde tout entier s’y contracte vers un seul nom ancien, qu’on ne sait pas encore prononcer.


Mardi 13 Mai

D’Urumbamba aux hauts plateaux qui s’élèvent entre la Vallée sacrée et Cusco, le 13 mai, la route s’élève sans prévenir, déchire les nuages, serpente dans l’éclat brut de l’altitude, et c’est comme si l’air manquait à mesure que les pierres se taisent que les souvenirs s’étiolent dans les virages.

Plus haut, à Chinchero, l’église blanche veille sur les terrasses effondrées de lumière, les cailloux qui parlent bas — des siècles d’attente dans le silence tiède des courbes sous les andenes : les offrandes se contentent de dormir entre les mains du vent.

Plus loin à Moray, on tourne autour des cercles comme on cerne un mystère, chaque pas rejoue l’énigme : pourquoi ces cercles — temples ou champs ? — et on s’enfonce dans l’intuition d’un monde où la terre pensait avec les dieux sans raison ni autre but que l’évidence d’un cercle pour dire le centre.

Enfin à Moras, à flancs de montagne les bassins éclatent sous le soleil comme des fragments d’os lavés par les siècles, le sel s’y dépose lentement — résidu de mer fossile et de patience humaine, strates brillantes où s’accumulent les gestes, la fatigue des jours et la sagesse des morts.


Lundi 12 Mai

D’Urumbamba, posé par hasard le long de la Willka Mayu, le Rio qui creuse la Vallée Sacrée plus loin que le dernier souvenir du dernier inca, voir de près les montagnes qui veillent sur les toits de briques, les champs de maïs, les corps épuisés de les arracher, la lune si pleine qu’elle déborde.


Dimanche 11 Mai

De Pisak, se hisser jusqu’où faire résonner les noms de l’Intiwatana — l’Inca avait ici ses bains pour purifier son cœur et ses astronomes pour interroger les étoiles, ses soldats pour surveiller la vallée, ses femmes, le monde entier levé sous la forme des Andes Blanches à l’horizon.


Samedi 10 Mai

De Pisak, se trouver dans les entrailles de la Valle Sagrada hantée maintenant par ceux appelés par la vibration des lieux (le tourisme chamanique a ses adeptes), mais au pied de la falaise hautes de ruines, ce qui résiste : l’effroyable beauté du lieu sous le roulis de l’Urubamba.


Vendredi 9 Mai

De Cusco, le 9 mai, sous l’œil de Pachacutec, bras levé vers l’invisible, s’éloigner : la Valle Sagrada s’ouvre, entre Histoire, embouteillages, vent et le río Wilcamayu, là où le passé reste un écho au bord de la route.

De Andahuaylillas, l’église se dresse, blanche, sur les ruines d’un monde effacé, la pierre marquée de ce qui a été recouvert, les fresques baroques qui s’étalent, presque obscènes de gloire et d’or où des visages andins, perdus, résistent encore, là, dans l’ombre d’une histoire qui hurle sous l’encens.

De Pikillacta, quelques kilomètres plus loin, les pierres, par centaines, debout, disséminées dans le silence d’une ville Wari, ruine quadrillée et presque intacte dans son effacement, où le vent, comme une voix ancienne, circule entre les murs, seule face à la vallée l’énigme d’une mémoire disparue.

Les murs bas s’étirent en lignes nettes, fondations qui délimitent des espaces vides, pièces sans nom, ruelles étroites qui se perdent dans la poussière : attente sans promesse, les traces du passé restent là simplement pour ne rien dire.

Tipon, enfin, plus loin, les terrasses enchevêtrées taillées dans la montagne comme des cicatrices, l’eau qui serpente sous les pierres, traces des ablutions rituelles, centre précis où l’Inca, entre le sang et l’eau, faisait couler la vie sur ses dieux, et la lumière ce soir qui tombe brutalement et efface tout.


Jeudi 8 Mai

Des ruines de Tambomachay, le 8 mai, l’eau coule, intacte et sans fin, comme si les dieux n’étaient jamais partis, que les désirs des hommes, là, taillés dans la pierre, avaient trouvé passage vers le silence psalmodié — et ce chant bas, c’est le leur, encore.


Et depuis la forteresse rouge de Luka Pukara, le regard s’ouvre immense sur la vallée, la beauté aujourd’hui est ce qu’ils défendaient hier : l’approche d’ombres venues d’Espagne, chevaux, casques, poudre, et déjà l’herbe savait, sous le vent, que les siècles allaient s’inverser.

En descendant, l’orage monte, la lumière se tend comme une peau, les chevaux nous regardent passer, étrangement calmes, comme s’ils savaient, eux aussi, que l’éclair viendra, que tout cela fut grand, puis défait, puis beau encore — et toujours à la merci d’un grondement.

Pierres fendues, sculptures invisibles ou presque, labyrinthes pour les morts ou les rites : Qenko ne dit rien, il enferme, enserre, laisse croire qu’on comprend, mais s’échappe toujours — c’est un sanctuaire sans offrande, une énigme laissée aux roches.

Il est là, finalement, le Christo Blanco, bras ouverts, blanc, dressé, cloué sur cette terre qui ne l’a pas appelé et découpé dans le ciel noirci — et le ciel regarde, muet ; les Incas prient désormais le dieu de ceux qui les ont égorgés, et ce dieu règne sur Cusco, statue, croix, menace.


Mercredi 7 Mai

Du barrio San Blas, le 8 mai, par le sentier raide, on grimpe le dos des siècles, et quand enfin Cruzmoqo se laisse atteindre, la ville entière — Cusco la tissée, la couchée, la cousue dans la vallée — se déploie comme une offrande qu’on ne mérite pas, mais qu’on reçoit, haletant.

Les premières pierres du sanctuaire de Sacsayhuamán, blocs muets mais dressés, taillés comme pour toujours, tiennent dans leur épaisseur l’écho de mains antiques et d’ordres impérieux, et l’on sent, sans savoir, que quelque chose d’aussi vieux que le monde vous regarde impassible, et inamovible vous juge.

On dit qu’un couteau ne passe pas entre deux pierres, et c’est vrai : j’ai essayé — pas un fil de lumière, un souffle — et ce couteau, c’est le temps, qui mord partout sauf ici, refoulé comme un mendiant par la patience inca, un temps sans prise, arrêté là à jamais.

Ces pierres ne sont pas des ruines, mais des refus, des volontés durcies, et marcher le long de leurs angles, c’est longer une frontière entre le mortel et ce qui, d’un seul coup, a décidé de durer, et défier les siècles sans orgueil, par pure force et sans phrase.

On voit tout, d’en haut : les murailles, les gradins, les éclats des lignes brisées, et sous cette lumière d’orage qui rend presque tout menaçant, on pense au fracas, aux morts, à Juan Pizzaro tombé là, inutile, orgueilleux, et à ce que l’Empire perdit en beauté pour le gain d’un silence.

Rien ne survit sauf ce qui ne voulait pas survivre mais seulement être juste, ces pierres tenues non par la guerre ni la foi mais par un pacte avec la terre même, et c’est cela que la mélancolie sent : le monde d’avant, qui ne reviendra pas, même en rêve.

Alors on redescend, et Cusco s’avance lentement comme une mer, la lumière du soir s’y dépose en lueurs chaudes, et ce que les hauteurs vous ont dit — la gloire, la perte, l’art et la pierre — s’enfonce en vous comme la ville puma vous dévore, douce et souveraine.


Mardi 6 Mai

Du Temple du Soleil de Cusco, le 6 mai, ombligo du Tahuantinsuyo, centre du centre du monde d’ici, il n’ont laissé que quelques pierres et retourné les autres pour en faire un monastère voué à Saint-Dominique cent fois effondré sous les séismes — rebâti comme on le peut, et on le peut si mal.

En contrebas de Santo Domingo, enfouies sous l’édifice chrétien – symboliquement écrasées –, les vestiges du Qorikancha ruiné ceinturent le vide ; au centre, il n’y a plus de centre : seulement un vide en or pur emporté, warmi, inti, willka, fondu et disparu, et le souffle long des dieux piétinés.


Lundi 5 Mai

De Checacupe, le 7 mai, terre de condors et des peuples Qanchi, cette image plus tranchante qu’une image : les trois ponts côte à côte — l’inca en lianes que chaque année on retisse ; le colonial en pierre qui enjambe le fleuve, et le républicain sur quoi seul on peut encore passer, à quel prix ?

Et plus loin, nous étaient promises les montagnes colorées de Palcoyo — à leur place beaucoup de brume d’abord, du froid et peu d’air à 4915 m.

Puis, soudain, la grêle est tombée et le ciel aussi, la brume s’est levée : les lumières sont venues flotter quelque part ici en couches franches, secrètes et silencieuses, sans raison ni but.

Au retour, le vertige de l’altitude faisaient apparaître des visions insensées qu’on ne peut croire possibles que si on se disait au-dessus du monde et qu’on le voyait en tombant, qu’on attrapait quelque chose qui s’effondrait aussi et qui nous emportait malgré tout, mais où ?

Les visages surgissaient par-dessus la réalité, les lamas glissaient sans bruit dans les pierres détrempées, et les montagnes s’ouvraient lentement dans des murmures de rapiñu et de quechua brisé, laissant couler vers Cusco un fleuve de cendre tiède, de souffles perdus et de puna trahie.


Dimanche 4 Mai

De San Cristóbal, belvédère de Cusco, le 4 mai, la ville s’étire en contrebas, battue de silence, et là où montaient jadis les pas lents des porteurs d’or et de feu sacré sur le Qhapaq Ñan, dans l’odeur du ciel et du sang, on a cloué une église — chose morte, chose froide — sur le cœur même du Soleil.


Samedi 3 Mai

De Cusco, chercher ce qu’il reste - parmi les églises et les croix, les foules et les bibelots - revient à longer les murs et deviner l’or arraché, les dieux emportés, les langues soufflées.

Elle traîne pourtant, l’ombre ancienne qui insiste, et dans l’air entre les senteurs de maïs grillés et d’encens, l’odeur entêtante de la feuille de coca – Cusco, dans le geste d’une statue inca vers la croix souveraine comme on défie aussi le passé et l’avenir.

Reste alors une ville toute entière dans ses murs de qhatun rumiyuq imbriqués par on ne sait quel mystère et sans mortier, tenaces face à l’oubli et aux séismes, muets, signes terribles et tristes, puissants et si doux au toucher, insatiables.


Vendredi 2 Mai

D’Arequipa à la vallée sacrée, treize heures de bus, davantage de cols franchis péniblement, de plateaux atteints, de bêtes aperçues, d’églises abandonnées à leur sort et sitôt oubliées.

Et la route s’enfoncerait toujours plus haut, dans le terrible renversement que les Andes appellent : les lacs pendus dans le ciel, les déserts plus haut que les sommets, la soif et le sel, les nuages répandus et le chemin malgré tout qui nous tirerait à lui.

Et enfin : tout au bout du jour, la ville elle-même bâtie par les fils du Soleil, centre du Tawantinsuyu qui partage le monde en quatre parts égales, Nombril vivant de la terre : Qosqo que les soudards de Pizzaro après l’avoir pillée, soûls, ont renommé Cuzco - dont je ne vois ce soir que sa nuit tremblée aux bougies accrochées aux flancs de la montagne.


Jeudi 1er Mai

D’Arequipa, le premier mai, la Muy Noble Ciudad, dire adieu aux façades plus blanches que le volcan, aux Christs sanglants du Pardon, aux marchés hurlant le prix de mille races de pommes de terre, et aux ciels tranchant les cris des vautours au-dessus de la Plaza de Armas.


Mercredi 30 Avril

Des carrières de sillar d’Arequipa, montent encore les bruits de taille à même la chaleur blanche de la pierre volcanique qui a bâti la ville, et dans les blocs arrachés bat l’écho des coups anciens – avec eux veillent les fantômes de Pietra, de toutes les pierres du monde.

Cependant que le canyon de Culebrillas s’enfonce dans la terre comme une gorge serrée, le sentier se perd dans le silence empoussiérée du vent qui siffle entre les murs de lave, allant de son allure de serpent pierreux qui voudrait avaler chaque pas dans sa faille.

Puis ils sont là : gravés sur les parois, les pétroglyphes des peuples Wari tracent les visages d’animaux, de spirales, de chamans en transe, autant de gestes dressés comme des prières : le sacré à l’état pur des signes inouïs, cunéiformes sans syllabe taillés pour survivre au vent.

Au-dessus de la gorge, les petits tas de pierres qu’on croit être des cairns ne désignent aucune direction, se contentent d’être des offrandes, "apachetas" à la montagne, gestes de passage et de foi, pierres posées pour dire qu’on voudrait autre chose que cette vie, et qu’on l’accepte malgré tout.


Mardi 29 Avril

De Yanahuara, quartier colonial et indolent, voir la ville étalée à nos pieds plus indolente encore dans la chaleur d’automne, et par-dessus les volcans au pied desquels Yanahuara s’étalait aussi – on construit une ville sous les cendres pour cela : craindre le feu pour mieux le vénérer.


Lundi 28 Avril

De la Laguna de Salinas, à plus de 4000 m., l’air manque et à travers le mal d’altitude, on croit voir la lagune tendre un miroir brisé au ciel et aux volcans, des lamas errent entre les éclats de sel, les flamants roses s’arrachent à la lumière – tout ici apprend à disparaître.


Dimanche 27 Avril

Du Couvent Santa Catalina d’Arequipa, le 27 avril, je me perds dans les labyrinthes de prières étouffées aux murs rouge sang, où l’aristocratie péruvienne abandonnait ses filles à Dieu sans l’avoir demandé, qui traceraient leur vie en cercle, mains blanchies par la farine, l’âme par la pénitence.

Entre les murs hauts comme des silences, on avance dans les ombres, vœux de claustration arrachée, rappels à la règle hurlés ; la vie minuscule qui battait ici dans les cellules ne se laisse voir qu’en creux sous les renoncements ; la chair lentement ne s’oublie qu’en disparaissant.

La couleur ici éclate en blessure heureuse et d’autant plus cruelle : ocre, indigo, orange, lavande — chaque porte entrouverte dévoile la trace brûlante d’une vie étouffée ; et traversant le salles de suie, presque entendre les murmures des novices recluses à qui l’on refusera de devenir des femmes.

Dédale de murs : la moindre cellule exhibée éventre un jardin secret : mais qui dira les rêves impossibles de telle morte et enterrée en odeur de sainteté pourrissant ici, personne — et respirer malgré soi ce parfum de cendre et d’abandon putride dans les effluves de roses et de bougainvilliers.

Et chaque détour dévoile la terreur de cette lumière éclatante de vie sur les orangers tandis que tout, dans ces murs serrés, raconte l’effacement, le silence exigé à celle qui n’auront jamais voix au Chapitre, cette vie de prières et d’enfouissements arrachés dans la pierre.

Une fissure légère, un souffle à peine, et les murs s’effriteraient, les cellules s’ouvriraient d’elles-mêmes pour livrer aux vents les contre-prières inachevées, et que demeure seulement la lumière sur les pierres, la mémoire lente de ce qui s’efface.


Samedi 26 Avril

De Cabanaconde à Arequipa, la route fait sept heures de long et nettement moins de large, dessous, les gouffres amers et les ombres nettes, devant, le sommet du monde, autour les cairns aussi nombreux que les pierres.

Les vigognes sauvages observent passer le bus comme autrefois les caravanes des soldats de Charles Quint, ci-devant empereur de la domination universelle, et de part et d’autre des regards, on ne sait ce qu’on voit et non ce qu’on regarde.

Les volcans – dans quoi autrefois on jetait les enfants les plus purs pour apaiser les dieux et que pousse le maïs – fument depuis l’éternité sans rien réclamer d’autre que la paix, et les routes fabriquent des lignes là-bas que nous empruntons sans rendre jamais.

Quand la ville revient, d’en haut si petite, écrasé par les Andes derrière et le bruit qu’elle fait à force d’exister, on se jette en elle comme si on en était une part — savoir si on est la feuille de coca qu’elle mâche ou la mâchoire qui nous broie pour supporter son altitude ?


Vendredi 25 Avril

De Kallimarca, les ruines Cabanas sont répandues au sommet de la colline sacrée : là-haut, le monde s’ouvre, se dressent l’Ampato et le Hualca Hualca – forces auxquelles on vouait ici les chants, les cris, le sang : l’herbe est haute, les pierres silencieuses, le silence partout.


Jeudi 24 Avril

De Cabanaconde, depuis les miradors les chemins muletiers découpent les flancs des Andes au dessus du cañón del Colca, la tête de Dieu demande encore pourquoi, pourquoi on l’a abandonné, et le soir, Inti rejoint descendre embrasser Pachamama, et Mama Quilla veillera sur leurs soupirs.


Mercredi 23 Avril

De Cabanaconde, le village à la porte d’entrée du Cañyon de Colca n’a pas d’âge, parce qu’ils les a tous : hors du temps et de tous les temps, il conduit lentement au mirador d’Achachihua où voir la totalité du monde réuni sur sa pointe.

Le Rio Colca serpente, la cime aveuglante de la terre frappe le vide là-haut, les cris dans le vent des oiseaux impossibles à voir nous frôlent, et d’étranges chemins dessinent sur la peau des Andes les cicatrices qui sont autant de signes et conduisent sans doute au bord d’autres mondes.

Depuis le promontoire de la chapelle fermée depuis le dernier conquistador (c’est faux, ils sont toujours là), on toise la vallée, Cabanaconde tient dans la paume d’un enfant qui joue à loup glacé avec un lama : les Croix drapés d’or et de sang sont abandonnées au vent, et le vent tombe à nos pieds.


Mardi 22 Avril

D’Arequipa à Cabanaconde, gravir six heures et plus la cordillère elle-même jusqu’où les pierres heurtent le ciel sans bruit, les hauts plateaux de sel, les marais de quatre mille mètres et les cols de cinq mille : et croiser (est-ce le vertige ?) les bêtes fabuleuses qu’on trouve dans les livres.


Lundi 21 Avril

D’Aréquipa, le 21 avril, les visages : ceux des figures indigènes sur les toiles du musée griffées par les couleurs, francs et tristes ; ceux des christs sanglants de l’Iglesia de la Compañía de Jesús — lamentables et terribles : d’un bord à l’autre, le sang qui ne sèche pas et que boit la même terre.


Dimanche 20 Avril

À Arequipa, les façades racontent l’Histoire sans mot : des prêtres brandissent des épées, des têtes roulent, des anges espagnols portent des armoiries – pourtant, le baroque andin résiste, ajoute ici un soleil et là une fleur ; non, l’Inca n’est pas mort.


Samedi 19 Avril

Dans le ventre de la Catedral de Arequipa, les statues pleurent du sang, les calices de l’or, les christ sont noirs afin de convaincre les incas qu’il est l’un des leurs, les orgues jouent faux, et les tremblements de terre mettent tout cela en vrac une fois tous les cent ans pour la peine.

Mais du sommet du toit peu élevé de la cathédrale, voir la cime des mondes ne lasse pas, les volcans à plus de six mètres balancent dans les nuages, la ville en bas ne fait que passer dans la langueur forcée d’un samedi de Pâques en attendant que la mort soit de nouveau vaincue.

Pourtant, Aréquipa n’en a pas fini de se jeter à corps perdu dans le spectacle des douleurs bien plus vives que les joies pauvrement consolatrices de la banale (quand on est Inca) résurrection – alors, en haut de la Calle San Francisco, on poursuit les processions ahurissantes.

Les Croix sont portées à bout de bras par les pleureuses, les Vierges flottent dans l’air, les cierges crament le vent du soir sur quoi le soleil tombe, les cargadores hurlent ¡Presentes ! à l’appel et hissent sur leurs épaules les mille kilogrammes de sacré qui lestent la mémoire d’une ville.


Vendredi 18 Avril

D’Arequipa (alt. 2335m), le 18 avril, surgit la lumière dure sur les façades blanches — l’histoire s’y est pétrifiée en silence, et autour de la Place d’Armes, les volcans enneigés Misti, Chachani, Pichu Pichu dressent leur patience et veillent sur la ville rebelle, sa rumeur d’exil.

Et sous la blancheur des pierres sacrées, la foi impose ses lignes et ses clochers — la cathédrale s’élève, vaste et vaine, sur les corps effacés par les conquistadors, et dans le silence des arches, la violence intacte répond encore au dieu Soleil, éteint sous la croix dressée.

Sur la Place d’Armes aux drapeaux en berne, les portraits de Vargas Llosa trônent sous ses phrases gravées pour la soi-disant éternité — la ville, célèbre l’enfant du pays comme s’il avait seul su écrire le vent et la pierre, alors qu’il n’a laissé que des romans somptueux et de piteux discours.

Dans la nuit, la procession du Saint-Sépulcre surgit : la croix oscille, le suaire flotte, la Vierge pleure, le tombeau passe ; la ferveur marche au pas dans la ville où palpite sous la croix le souvenir d’un passé effacé, dont la mémoire a transformé l’or en pierre et le soleil en cendre.


Jeudi 17 Avril

De Huacachina, le 17 avril, remontant les crêtes des dunes à l’ouest de l’oasis, entre le Pacifique et les premières pentes des Andes, sidéré par l’irréel des sables comme des vagues figées, fuir les hurlements gras des buggies pour retrouver, sous le vent brûlant, l’illusion d’un autre monde.

Et en quittant Huacachina, semblant de ville en boucle autour d’un étang vert comme un mirage persistant, cernée de bars vides et d’hôtels absurdes, plantée là entre désert et béton, s’étonner que l’oasis existe vraiment, et plus encore qu’on ait voulu y croire assez pour construire son rêve humain.

Depuis l’oasis jusqu’à Nazca, la route fend le désert de grès rose, longe les flancs pelés de la cordillère au près de la formation cendrée de Yumaque, traverse les vallée où les anciens peuples dressaient leurs sanctuaires – pillés par les chevaux de Pizarro qui ne vit qu’un chemin sec vers l’or.

Et à l’approche de Nazca, les voir, ces géoglyphes fameux creusés dans le sol sec, énigmes ouvertes - cosmogonie fabuleuse, rites affolants ou chemins d’eau - et depuis le mirador, voir la Panaméricaine tracer son dernier blasphème, entailler le Lézard sacré sous la lumière d’or triste du couchant.


Mercredi 16 Avril

D’El Chaco, au candélabre gravé dans la roche, aux îles de Ballestas couvertes de manchots et de guano, de la Playa Roja de Paracas aux lignes droites du désert, d’Ica et ses verres de Pisco, à Huacachina, oasis posée là sans raison, où le sable, le vent et le froid reprennent tout.


Mardi 15 Avril

De Lima à Paracas, longue route entre Andes effacées et Pacifique sans couleur, jusqu’à El Chaco, où l’on vend ses fantômes aux touristes pressés, tandis qu’au crépuscule se dessinent les tissus funéraires des Paracas disparus — autrefois, on dansait pour saluer le soleil.


Lundi 14 Avril

De Lima, le Centro aligne ses façades baroques sous le ciel terriblement bleu d’automne, balcons en bois sombres, murs de boue qui s’effritent, églises blanches, statues équestres des massacreurs.

Plaza Major, les drapeaux sont en berne : Vargas Llosa est mort ; l’écrivain immense, et l’autre aussi, qui fit campagne avec les mots de la haine - La conversation à la cathédrale se poursuit malgré tout désormais autrement et prend la forme des ombres sur quoi planent les vautours noirs.

Et dans la cathédrale, le chœur ciselé s’élève pour des voix absentes désormais : les tableaux d’enfer seules veillent sur les catacombes éventrées ; la beauté s’acharne ainsi malgré elle avant le prochain tremblement de terre qui anéantira définitivement la comédie.

À l’ombre fraîche de la Basilica Catedral, Pizarro le soudard conquérant repose : ou fait encore semblant ? est-ce le corps criblé de coups de poignards qui git là, celui qui massacra de ses mains la civilisation Inca, et fonda la ville avec ce sang et le sien ? Le squelette est une réplique.

Dans la nef, on fait défiler les rois incas jusqu’aux souverains espagnols - l’histoire peinte comme un autre massacre -, les Seigneurs des Miracles s’apprêtent à être promenés dans la Pâque limeña, et un décapité attend le Jugement, serein : à quoi tient la foi en ce dont on ne croit plus ?

Ainsi s’efface Lima, derrière sa garúa tenace et sa propre mémoire : tout ici pourrait finir maintenant, et rien ne semble commencer - il y a les fantômes et les cris des marchands, les bus qui s’en vont, la police armée jusqu’aux dents, partout la semaine sainte, et partout le bruit du Rio Rimac.


Dimanche 13 Avril

De Lima, le 13 avril, ville disjointe et morcelée en quartiers comme autant d’îles sans ponts, posée par morceaux sur la falaise et la poussière — traversée de bruits et de brumes, impossible à saisir d’un seul regard, éclatée dans toutes ses directions.

D’abord Miraflores, quartier-hauteur tendu entre les tours lisses et l’océan muet, qui se déploie en lignes nettes, promenades suspendues, pelouses taillées, luxe caché sous les barbelés – derrière les façades sans rides, quelque chose d’inavoué dans la façon de tenir le monde à distance.

Et plus bas, Barranco ouvre un autre visage --- quartier de traverses, de murs peints, de vie lente et de chaleur qui colle, tout semble ici peint à la main et hauteur d’hommes et de femmes, les couleurs débordent, les pas résonnent, et dans ce désordre vivant, Lima commence à dire son nom.

Lima demeure alors, malgré les pas, les tentatives de la comprendre, elle échappe toujours et par fragments se laisse seulement traverser de contrastes et de vent, comme une ville qui résiste à toute prise, à toute carte, et garde en elle les tensions de son monde entre deux mondes.


Samedi 12 Avril

Depuis Santiago, le 12 avril, la nuit s’est diluée dans l’épuisement du jetlag — et le matin venu, sans avoir vu la ville, s’envoler de nouveau, longer la mer et la cordillère des Andes, passer entre les deux pour sauter plus haut encore, vers Lima, là où la terre cesse de ressembler au monde.

Alors de Lima, du Pérou, tout m’éclate au visage — chaleur suspendue, garúa sale, grondement continu des klaxons, visages serrés, poussière, cris, corps lancés dans l’agitation, regards droits, murs lépreux, rues sans bords, pas de centre, rien ne cède, tout pousse, tout insiste, tout continue.

L’air pèse, chaque rue s’ouvre sur une autre plus bruyante et dense, chats errants, visages bruns, regards fiers, et dans le désordre, passent encore les ombres — sous les cris, Pizarro ; sous les pierres, Atahualpa ; le rêve d’un soudard devenu cette ville immense, disloquée, offerte à personne.


PÉROU


Vendredi 11 Avril

De Santiago, reste le vertige de l’épuisement jetlagué — parti de Christchurch vers 3h, traversé la nuit sans la voir deux fois, passé la date sans qu’elle tienne à Sydney avant midi, arrivé 30h plus tard le même jour à Santiago avant 11h — monde réduit à ses couloirs aériens et d’hôtel.


Jeudi 10 Avril

De Christchurch, s’enfoncer dans les rues relevées sur leurs ruines, lever les yeux vers les visages peints sur les murs de Central Ward, et dans le tremblement des pierres neuves, le calme vengeur des regards restés, sentir quelque chose du monde s’ouvrir, tomber, persister.


Mercredi 9 Avril

De Sumner, j’aurai longé la mer dans le vent d’automne, suivi du regard l’étendue grise du Pacifique sud d’où tant de bateaux ont pris le large pour conquérir un monde désormais perdu, et marché plus lentement pour mieux retenir le départ à venir.


Mardi 8 Avril

De l’Antarctic Center de Christchurch, marcher dans la blancheur artificielle des grands froids du sud sous la lumière bleue des aurores recréées, sentir la beauté intacte d’un ailleurs déjà perdu, et mesurer combien cette fin du monde peut être lente, lumineuse — presque paisible.


Lundi 7 Avril

Sur le New Brighton Pier, la ciel s’ouvre, la mer invente son rythme qui bat sans mesure, les vagues meurent comme elles savent le faire, en levant cette brume quand elles s’abattent, l’automne d’avril aura cette image dans laquelle tout tremble sauf la lumière.


Dimanche 6 Avril

De Castle Hill, les blocs dressés forment un vieux langage pétrifié, marques d’un monde effondré ; les herbes frémissent, les lézards s’étirent, les grimpeurs passent ; jadis, on appelait ce lieu Kura Tāwhiti, « le trésor d’un lointain ancêtre » — le silence pèse ici plus que le ciel.


Samedi 5 Avril

De Hokitika, la gorge surgit, creusée dans la greywacke par les eaux vertes du Hokitika River venues des neiges du Southern Alps, les parois étranglent le ciel, les fougères, les rimu et les kahikatea sont la voûte trempée, et un piwakawaka trace ses cercles.

Tandis qu’ici, les chercheurs d’or ont raclé chaque les galets, retourné tous les lits — ils ne savaient pas que bien avant eux, les Ngāi Tahu avaient déjà tout pris et jusqu’au dernier pounamu, verte et dure, aussi introuvable désormais que tout le reste.


Vendredi 4 Avril

De la côte ouest, longer la mer de Tasman jusqu’à ce qu’elle vienne percuter le Dolomite Site et ce qu’on nomme ici « Pancakes Rock »— comme si l’érosion n’avait donné naissance qu’à de mauvaise plaisanteries pour touristes, quand les Maoris parlaient de Punakaiki, et dans leur mot on entend la bouche de la mer et le battement lent des mondes qui s’effacent — nous n’en verrons pas la fin, même en les regardant patiemment s’effondrer.

Et plus loin, sur le Paparoa Track, la pluie battait depuis des jours les pentes détrempées, traversées de lichens, de rata rouge sang, de cris de kéas fous et de piwakawaka volant entre les gouttes comme s’ils se moquaient, eux, du fil du temps et de nos pas perdus.


Jeudi 3 Avril

De Greymouth, Punamu Pathway, la pierre verte saigne d’histoires anciennes pillées jusqu’ici, les vitrines emprisonnent ce qui fut libre comme on enferme un peuple entre les pages mortes des musées — et nous passons, dociles, regardons sans voir ce que l’histoire nous refuse encore.


Mercredi 2 Avril

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Depuis Christchurch, le 2 avril, la route traverse les plaines de Canterbury, longe les méandres de la Waimakariri, puis grimpe dans les Alpes du Sud avalés par la brume, et se faufile entre les beech forests trempées de pluie – sous les nuages bas, Arthur’s Pass surgit comme une faille ouverte par les premiers colons frayant un passage vers l’or.

Et puis, on bascule   : la route plonge vers la West Coast pour s’abandonner aux pentes qui dévalent vers la mer de Tasman, et bientôt la brume se défait sous le vent humide de l’ouest, les vallées s’élargissent, les rivières s’accélèrent, la lumière change, plus lourde, dense et chargée de sel – à Greymouth, l’air porte déjà l’odeur du large où finit la terre.


Mardi 1er Avril

De Christchurch, le 1er avril, dans la réserve dite sauvage de Willowbank, les loutres glissententre deux pierres, hurlant dans le vide qui nous sépare d’elles, un cygne d’ombre, presque éteint sous la tristesse, brise l’eau, une oie sauvage fixe un point loin des grilles, un signe tremble sur la vitre — et derrière, sous la lumière domptée, le kiwi creuse un sol mort qui n’est pas la nuit.


Lundi 31 Mars

De Christchurch, le vent bascule sur les roseaux du Travis Wetland, marais arraché puis rendu, où l’eau refait son lit sur les traces effacées des premiers peuples, et sous le vol bas des oiseaux, la boue retient ce qui ne s’écrit plus.


Dimanche 30 Mars

De Hanmer Springs, laisser derrière soi les brumes tièdes et les montagnes effacées, traverser la vallée de Waipara où les vignes de Black Estate s’agrippent aux collines sous le ciel en suspens et rejoindre Christchurch tendue vers l’océan.


Samedi 29 Mars

De Hanmer Springs, quand l’aube déchire la ciel en bruine, la ligne d’horizon passe sur les cimes des Alpes du Sud – les Spenser Range dressent leurs crêtes, le Mount Una se perd dans la brume, et sous le vent froid du matin, la mer de nuages roule sur la vallée de Clarence.


Vendredi 28 Mars

Quitter Christchurch pour traverser la plaine de Canterbury à perte de vue, frôler les vergers de Waipara avant de s’enfoncer dans les gorges de Weka Pass, longer la rivière Waiau étincelante sous le vent, grimper à travers les forêts sombres jusqu’aux vapeurs brûlantes de Hanmer Springs.


Jeudi 27 Mars

De Sumner, le 27 mars, suivre le chemin de Taylors Mistake – l’ombre du matin encore accrochée aux collines, marées du vent giflant le ciel, l’océan écrasée sous le poids des nuages – pour rejoindre ce point où la terre hésite et se dissout ; le corps avance, l’horizon recule, le jour passe entre nous.


Mercredi 26 Mars

D’Akaroa, enclave française échouée au bout du monde où les rues portent encore des noms d’exil et de conquête, longer le port, voir les cormorans guetter l’horizon, silhouettes noires sur une mer que l’histoire, comme toujours, a prise sans rendre de comptes.


Mardi 25 Mars

De Christchurch, lever les yeux vers le « Pays du Long Nuage Blanc », constater qu’il y en a plus d’un, se demander si les maoris lisaient dans ces formes le visage des jours à venir, imaginer qu’ici le ciel est une mer renversée où voguent les îles lourdes de pluie.


Lundi 24 Mars

De Christchurch, tenter de saisir l’équilibre fragile entre la ténacité et les plaies laissées ouvertes par le séisme de 2011, longer les ruines de la cathédrale éventrée, puis s’asseoir sous les chênes du jardin botanique où tout cherche à reprendre son cours — mais lequel ?


Dimanche 23 Mars

De Christchurch, ne pas pouvoir être davantage à l’est du monde, à moins de basculer le jour suivant — ou de devenir une vague.


Samedi 22 Mars

De Sydney à Christchurch, en passant par tout ce qui sépare le bout du monde de ce qui est au-delà du bout : La Nouvelle-Zélande.

(En profiter pour enjamber les Alpes du Sud - les autres, celles de l’Aoraki)

(Puis descendre le Waimakariri River, mais d’en haut)

(Et parvenir à Ōtautahi, rebaptisé dans le sang maori de la Nouvelle-Zélande Christchurch, au Pays du Long Nuage Blanc, qui en possède bien d’autres).


NOUVELLE-ZÉLANDE


Vendredi 21 Mars

D’Adelaide à Sydney, plongée et contre-plongée sol air, air sol, et entre les deux : attendre.


Jeudi 20 Mars

D’Adélaïde, se perdre une dernière fois dans la ville sous le premier ciel d’automne, la lassitude des monuments et l’arrogance défaite des grattes-ciels.

Au South Australia Muséum, les salles dédiées aux aborigène côtoient celles où s’exposent animaux disparus empaillés, fossiles et minéraux : une manière d’hommage qui massacre encore. Et la dignité cependant des regards et des attitudes.

Et repartir.


Mercredi 19 Mars

D’Adélaïde, marcher sous les gratte-ciel, voir le ciel s’y briser sans bruit, suivre ses reflets jusqu’aux trottoirs où la ville se dissout et plus loin, dans le jardin botanique, suspendues aux branches, les chauves-souris attendent la nuit, leur silence plus lourd que les tours.


Mardi 18 Mars

D’American River à Adélaïde, quitter l’île sur un ferry tremblant dans la lumière pâle, longer la péninsule Fleurieu où la route s’étire entre vignes et collines, sentir la ville monter peu à peu dans le ciel, jusqu’aux tours de verre dressées comme un mirage brûlant.


Lundi 17 Mars

De Flinders Chase, voir la végétation surgir d’entre les cendres, s’accrocher aux troncs calcinés, et, dans l’assaut de la terre brûlée, sentir la vie reprendre, têtue ; rien ne bouge, et pourtant tout recommence —dans le vent, l’odeur âcre des jours qui reviennent.

Et tout près, là, les bien nommés « Remarkable Rocks » dessinées au hasard par le vent sur quoi crache la mer depuis cinq cent millions d’années.

Du granite, dit-on, riche en quartz et feldspath, ajoute-on : et on ne dit rien des formes, de la vitesse de l’immobilité quand le ciel vient les percuter.

Des « pierres remarquables », c’est tout ce qu’on dit, ce qui s’écrit sur les cartes et il faut les croire. Là dessous, les phoques sont avachies et laissent les tempêtes ne rien leur faire.

C’était Flinders Chase, tout au sud du sud de l’Australie sur Kangaroo Island, un 17 mars.


Dimanche 16 Mars

De Mount Compass à Kangaroo Island, descendre la Péninsule Fleurieu jusqu’à Cape Jervis, sentir le roulis du ferry avant de fouler le sable cendrée de Penneshaw Beach, puis de s’enfoncer dans la pénombre bruissante de Wallaby Walk où des ombres bondissent entre les eucalyptus.


Samedi 15 Mars

De Mount Gambier à Mount Compass, laisser les cénotes et rouler sur une croute de sel où le sol craqué absorbe les bruits et se tord dans la lumière, les collines de paille qui tiennent à peine leur place sous le poids de l’air, le ciel haut par dessus les nuages.


Vendredi 14 Mars

Des Grampians à Mount Gambier, laisser les montagnes s’effacer et la plaine d’or sec s’étendre en franchissant la frontière entre Victoria et South Australia, voir le ciel s’ouvrir et la terre volcanique s’imposer quand, brutalement, la ligne droite de l’océan vient avaler l’horizon.


Jeudi 13 Mars

De Halls Gap, ls’élever par le sentier de pierre jusqu’au Grand Canyon, ses parois serrées comme une gorge avant de s’engager dans Silent Street où le silence pèse d’un poids ancien, et plus haut, atteindre le Pinnacle, le vent coupant les roches, la vallée immense étalée – entendre presque le battement d’ailes du Grand Esprit Bunjil par-dessus l’épaule.


Mercredi 12 Mars

De Halls Gap, s’enfoncer dans la forêt aux pieds de Fyans Creek, marcher sous les eucalyptus, croiser l’ombre d’un kangourou, et plus loin, vers Brambuk, sentir le temps se plier, dans cette terre vidée de ceux qui la nommaient, leur absence plus vaste encore que le paysage.


Mardi 11 Mars

De Port Campbell à Halls Gap, longer les lignes brisées de la côte — vent qui taille les falaises jusqu’à ce qu’elles deviennent des noms : London Arch, baie des Martyrs — et puis la route qui s’incline vers le nord, les arbres tors qui se défont, et déjà l’entrée dans le Bush.


Lundi 10 Mars

D’Anglesea à Port Campbell, longer la Great Ocean Road comme on suivrait une déchirure dans la côte où chaque virage ouvre des failles dans le ciel jusqu’à voir surgir, dans l’écume et la lumière fendue, les Douze Apôtres de vent et de pierre qui s’effondrent comme nous à chaque instant.


Dimanche 9 Mars

De Ballarat à Anglesea, traverser l’éclat brûlant de l’été — tout brûle : l’air, la lumière, les pensées — longer Torquay comme on frôle un mirage, et suivre la Great Ocean Road bâtie autrefois par les mains des soldats revenus de la grande guerre — jusqu’à l’océan dressé comme une bête.


Samedi 8 Mars

De Melbourne à Ballarat, ne pas pouvoir retenir autrement qu’en rêves l’or sous la poussière de Sovereign Hill, les pubs hérités de la ruée et de sa fièvre, le froid qui tombe trop vite sur Sturt Street et, plus loin, le lac Goldsmith devant lequel les gamins d’ici rêvent de Melbourne


Vendredi 7 Mars

De Melbourne, il faudrait écrire les rues comme des fragments, la ville qui se déploie dans l’air sali qui retombe en lumières sur les tramways croisant les ombres des passants qui ne savent pas où ils sont ni le nom de ceux à qui ils ont volé la ville.

Et malgré tout — malgré les odeurs de barbecue qui flottent dans les backyards et les parcs, malgré les traders pressés filant le soir vers les rooftops hors de prix avec vue imprenable sur la Yarra, malgré Fed Square transformé en centre commercial, et Barcelona Terrace livré aux promoteurs et Fitzroy aux burger joints : regarder Melbourne comme elle est, d’en bas.


Jeudi 6 Mars

D’Anzacs Beach sur Philippe Island au matin, sanctuaire du surf aborigène à la pointe extrême sud du monde — devant il n’y a que le Pôle, et puis : rien —, à Melbourne, ville vertige qui gratte le ventre du ciel pour le plaisir effrayant de se grandir.


Mercredi 5 Mars

De Prom Wilsons, traverser la Big Drift, désert blanc sous le vent où chaque pas efface le précédent, avant de reprendre la route vers Phillip Island, la lumière qui tombe sur les champs brûlés, et, le soir, au bord de l’eau, apercevoir les hordes de pingouins pygmés remonter la plage.


Mardi 4 Mars

Du Lake King à Yanakie, revoir balancer les herbes hautes sous les bonds des kangourous surgissant, immobiles et prêts à fuir, le silence tendu de leurs regards, et le soir la mer, montant furieuse, dévorant la plage sans hésiter — échouer à mes pieds de fatigue.


Lundi 3 Mars

D’Eden au Lake King, le silence de l’eau jusqu’à l’horizon et au delà, les bras du Mitchell et les sables de Raymond Island sur quoi les koalas font sembler de veiller.


Dimanche 2 Mars

De Batemans Bays à Eden, se laisser surprendre par la route qui serpente vers ce rocher en forme d’Australie à travers quoi le ciel se découpe, où les phoques s’endorment sous le vent, tandis que la mer écrase les falaises, comme la rage contre la fatigue.


Lundi 1er Mars

De Culburra à Batemans Bay, la route le long de l’océan, des plages de sable blanc presque désertes, et dans l’eau claire, les raies qui glissent tout près, indifférentes — sentir la vie sauvage partout, et ne plus bouger, pour mieux l’approcher.


Vendredi 28 Février

De Culburra, se souvenir de la route depuis les Blue Mountains, le Sea Cliff Bridge accroché au flanc de la falaise comme un vertige, et plus loin, le jour tombant sur le Pacifique, les vagues noires, le ciel en feu — attendre que tout se taise, sans y croire.


Mercredi 26 - Jeudi 27 Février

De Sydney à Katoomba dans les Blue Mountains des Nouvelles Galles du Sud, regarder le jour se fracasser contre les Three Sisters, tandis que la mer de nuages, aperçue au matin, s’est dissoute sans un bruit, et marcher, encore, pour ne pas revenir tout de suite.


Mardi 25 Février

De Sydney, le 25 février le ciel chargé cette fois, et de tant de vents sur toutes ses faces.

Et pourtant, les appels insistaient, on n’entendait rien.

Et les cris des flying-fox — ces chauves-souris renards — par dessus le marché pour en finir et adieu.


Lundi 24 Février

De Sydney encore, essayer de prendre la mesure et ne pas y arriver.

De Sydney toujours, et du vertige.

De Sydney enfin, sur quoi se reflète Sydney.


Dimanche 23 Février

De Sydney soudain, la ville haute, mais d’en bas.

De Sydney aussi, la mer qui bat n’a rien de Pacifique : c’est d’ailleurs l’océan tout entier.

De Sydney pour finir, l’opéra continuerait de s’ouvrir à s’en décrocher les mâchoires.


Samedi 22 Février

De Sydney soudain, ville perdue dans ce décalage brutal entre l’Asie laissée derrière et ce réveil dans aucune nuit ni aucun jour, seuil des mondes où chaque minute semble plus lente, comme une lutte contre un jet lag implacable qui s’installe là où le monde bascule, d’un continent l’autre.


AUSTRALIE


Mercredi 19 - Vendredi 21 Février

De Bangkok de nouveau, cette fois en transit, et tout est là, immobile sous le vertige des tours, le bruit des klaxons dans l’air lourd, ville qui ne s’arrête plus, qui t’engloutit sans même te regarder, et les ruelles, aussi pressées que les passants : et l’adieu à l’Asie.


Mardi 18 Février

De la Jungle de Khao Yai, souffle lourd d’humidité que déchire l’air, entre les troncs gigantesques aux racines enchevêtrées où les pas du tigre balancent leurs ombres et les éléphants frôlent, parmi les cris des gibbons qui hurlent la vie sauvage, où tout est vivant, est férocement présent.


Lundi 17 Février

De Pak Chong, au bas de la lumière qui se défait, monte un fleuve noir — la chair serrée du ciel qui se détache : des milliers de chauves-souris s’arrachent â la roche, comme si la nuit elle-même s’échappait en hurlant ; et longtemps elles fileront, traçant l’invisible, vers quel empire.


Dimanche 16 Février

De Phimai, les pierres khmères dressées contre le ciel, roussies de vent, fendues de siècles, où court la mémoire illisible des dieux, des rois et des batailles répandues au sol ; non loin, le grand banian enserre le monde sous les racines innombrables, marée figée qui enlace la terre et le temps.


Vendredi 14 - Samedi 15 Février

D’Ubon Ratchathani, de retour en Thaïlande, c’est l’ardeur blanche des boulevards, la rumeur lente des marchés sous les néons, les façades mangées de vent ; c’est le ballet sans fin des motos, la poussière suspendue, et ce ciel, le soir, qui saigne aux lisières dans les hurlements d’oiseaux.


THAILANDE


Mercredi 12 - Jeudi 13 Février

De Champassak, depuis mille cinq cent ans, le quinzième jour de la lune croissante du troisième mois lunaires est salué comme il se doit : prières psalmodiés, foire inhumaine, encens drapant l’air du soir, les ruines changent de formes, le Wat Phu semble davantage qu’une masse inerte de grès rose.


Mercredi 05 – Mardi 11 Février

Des Quatre Mille Îles, repartir sans avoir pu les compter, trouées du Mékong déchiré dans ce delta en lambeaux de terres sur quoi s’accroche le coucher de soleil de 18h qu’enjambe parfois un pont en ruines, s’acharne le désespoir des pêcheurs de cascades et s’allonge la sécheresse des rizières.


Lundi 03 - Mardi 04 Février

De Pakse, où le Xe Don se jette avec acharnement dans le Mékong, s’ouvre le Plateau des Bolavens : la latérite ocre, le café amer, la touffeur de poussière, les villages agrippés sous les cascades, toute une géographie brute où le Laos se cherche et ne se laisse voir que malgré lui.


Vendredi 31 janvier - Dimanche 02 Février

De Vientiane, capitale du dernier pays communiste paysan du monde, ne faire face qu’à sa façade de ministères qui désigne efficacement sa fonction : administrer brutalement un pays et laisser la lumière tomber seule sur le Mékong.


Jeudi 30 janvier

De Vang Vieng, moins ville que refuge de far-east couvert de poussière pour bagpackers revenus de tout et échoués ici, posée autour de montagnes si belles qu’il a bien fallu y enfouir des bars douteux pour donner le change.


Vendredi 25 - Mercredi 29 janvier

De Luang Prabang, la perle du Mékong roulée jusqu’aux pieds du ciel, regarder à travers la ville coloniale le soir comme si c’était un matin, avec des touches de safran psalmondiant le Tak Bat sur les pentes du Mont Phusi.


Mardi 21 - Jeudi 24 janvier

De Nang Khiaw et de Muang Noi sur le Nam Ou, par où s’enfoncent ce qui existe et ce qui n’existe pas encore.


Samedi 18 janvier

De Pakbeng, au Laos, observer le Mékong s’engouffrer dans la lumière.


Vendredi 17 janvier

De Houay Xay, franchir davantage une frontière : depuis le haut Laos, voir le Mékong se jeter sur lui-même.


LAOS


Mercredi 15 - Jeudi 16 janvier

De Chiang Rai, apprendre à renoncer aux nuances.


Samedi 11 - Mardi 14 janvier

De Chiang Mai, la nuit paraît un autre jour.


Vendredi 10 janvier

Vers Hang Chat, rizières aux derniers instants du jour.


Jeudi 09 janvier

De Sukhothai, fenêtres ouvertes sur les temples en ruines du Wat Traphang : s’enfoncer dans les allées silencieuses où les statues veillent des ruines oubliées, le vent qui souffle entre les colonnes de pierres sa rumeur perdue.


Lundi 06 - Mercredi 08 janvier

D’Ayutthaya, fenêtres ouvertes : tout le jour, marcher entre les ruines du royaume effondré, les pierres usées par le temps, les bouddhas déchus qui observent l’horizon en souriant et puis, sous le ciel écrasant, le Chao Phraya qui s’éloigne.


Vendredi 03 - Dimanche 05 janvier

De Bangkok, revenir se perdre dans l’odeur de ses rues où les motos sifflent et les étals frémissent, le premier soir, la chaleur humide de janvier qui colle à la peau et l’odeur des épices, des rotî, et le deuxième, les temples qui jettent leur or sous le ciel lourd, et puis, au troisième jour, l’assaut des néons sur le fleuve, la ville entière qui se noie dans les reflets du fleuve pour emporter à chaque instants les ombres d’une journée qui ne finit jamais.


Lundi 30 décembre - Jeudi 02 janvier

De Koh Chang, écouter la mer qui gronde doucement contre les rochers, le vent qui s’engouffre dans les palmiers des cocotiers avant que la nuit ne tombe sur le sable et que, le soir du nouvel an, des feux d’artifice éclatent dans l’air chaud, hurlant dans le ciel déjà chargé ses promesses, tandis que la mer continuait de rouler son désir échoué de tout recouvrir.


Samedi 28 - Dimanche 29 décembre

De Bangkok, dans le sommeil perdu entre Paris et le pays thai, commencer par s’émerveiller sans relâche, traverser le marché tentaculaire de Chatuchak où chaque détour dévoile un nouveau monde, se perdre dans les ruelles fiévreuses de Chinatown, gravir les trois cent cinquante marches du Temple Doré pour embrasser la ville-monde.


THAÏLANDE


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