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Malcolm Lowry | « Tisser l’effrayante vision » (du 2 novembre)
Le jour des Morts
dimanche 2 novembre 2025

— Note du 2 novembre 2020
— Note du 2 novembre 2024
— Note du 2 novembre 2025
Note du 2 novembre 2025.
Au bord du ravin
Comme chaque 2 novembre, jour des morts, je relis quelques pages de Sous le Volcan. Rituel qui tient de l’invocation, de la conjuration aussi. Chaque année ce rendez-vous avec le roman de Lowry, avec le Consul qui traverse cette journée du 2 novembre 1938, la date qui fait revenir les morts — rappelle aux vivants qu’ils le sont encore, et tiennent debout pour un temps.
Et chaque année, comme toujours — mais peut-être plus que jamais, comme on le dit chaque année — le lire au bord du ravin. De l’Histoire qui vacille, de la vie qui menace. On est au bord comme on est aux aguets, cette position où l’on doit tout à la fois jauger la hauteur, mesurer la profondeur du gouffre, sentir l’appel du vide. Désirer sauter, parfois. Le vertige : pas seulement la peur de tomber, aussi la tentation de se jeter. Et ce qui nous nous reste – la responsabilité terrible, têtue — ne pas sauter. Maintenir ouverte la possibilité de franchir. Mieux : creuser le ravin davantage, empêcher qu’on le comble en jetant par dessus le vide d’illusoires ponts. Garder béante la faille. Est-cela aussi, lire Lowry le 2 novembre : se tenir au bord du ravin.
Le ravin traverse Sous le Volcan comme plaie ouverte dans la géographie mexicaine, béance dans le corps même du récit. La barranca : mot qui revient et avec lui l’obsession qui creuse sous chaque pas du Consul et fait de Quauhnahuac une ville suspendue au-dessus de son propre effondrement. Ville construite sur l’abîme — comme toute ville. Comme tout ordre. Le ravin : ce qu’on a recouvert, ce sur quoi on a bâti et menace de resurgir. Dès les premières pages, le ravin est là. Jacques y trouve le corps d’un Indien mort — ou mourant, on ne sait plus. Et dans l’indistinction entre la mort et l’agonie, le geste qui sauve et celui qui n’ose pas, on se tiendra désormais.
Le Consul, lui, marche tout le jour au bord de ce gouffre. Il longe la barranca comme on longe sa propre fin, en ivrogne qui croit tenir debout quand qu’il tombe déjà. Le roman tout entier comme cette chute suspendue, maintenu douze heures durant dans la lumière du 2 novembre 1938.
Image du ravin, rapport au monde devenu impossible où voir ne suffit plus à agir, et comprendre n’entraîne plus de geste, où tout le savoir du Consul — sa culture, ses lectures cabalistiques, son érudition d’ivrogne — ne produit que de la paralysie. Lucidité stérile, conscience spectacle. Mais : savoir qui sait aussi qu’il ne peut rien. Et dans ce savoir — non pas résignation. Plutôt : refus de participer. Sabotage de l’action qui sauverait l’ordre.
Quand à la fin, on jette son corps dans la barranca, le ravin avale enfin ce qui lui revenait depuis toujours — et toute la journée n’avait été que le retardement de cette chute inaugurale. Le roman lui-même : cette descente qui ne se laisse pas récupérer. Lowry écrivant pendant des années ce livre qu’il ne peut finir et le tue à force de réécriture, c’est l’écriture qui refuse de combler l’abîme comme on refuse la résolution et sa morale, qui refuse de transformer la catastrophe en leçon.
L’impuissance : savoir où l’on va tomber, y marcher quand même. Non par fatalisme, mais fidélité à ce qui tombe — refus de survivre au dépens de ce qui meurt.
Le ravin : le lieu de ce qui ne peut être secouru. L’Indien mourant y reste, le cheval blessé y gît, le Consul y finira. Avec lui, un chien mort qu’on jette après lui, dernière ironie sur ce qui reste d’une vie. La barranca recueille ce que le monde refuse de regarder, qu’on contourne, et abandonne. Figure géologique de l’indifférence. Mais aussi : fosse commune. Charnier. Où finissent ceux qui ont refusé, archive des vaincus. Fosse commune, charnier : c’est-à-dire : livre : roman, faille dans laquelle Lowry a voulu faire tenir toute l’histoire du monde en 1938 — la guerre qui vient, le fascisme qui monte, l’amour qui se défait, l’alcool qui ronge. Écrire Sous le Volcan, regarder en face le ravin de l’Histoire, descendre dans cette barranca de l’entre-deux-guerres où gisaient déjà tous les corps à venir.
1938 où tout bascule. Guerre d’Espagne qui finit mal ; Munich qui cède ; l’Anschluss qui avale — le ravin s’élargit. Le Consul le voit — boit davantage. Boire pour acquérir une autre lucidité que la raison qui jette le monde dans le fossé.
Boire : écrire ; écrire quand même. « Tisser l’effrayante vision ». Geste du roman : ne pas sauver. Accompagner ce qui tombe. Ne pas détourner les yeux de l’effondrement. Et dans ce refus — pas du courage. Plutôt : de l’obstination. De la fidélité. Tenir avec les vaincus. Descendre avec eux plutôt que survivre sans eux.
Tenir au bord : choisir le vertige contre l’équilibre. Refuser de se tenir droit dans un monde qui penche. Mesurer la hauteur pour savoir ce qui nous sépare encore de l’effondrement. L’impuissance comme passage à l’acte : ce refus d’agir dans le cadre du monde tel qu’il est et refuser de le sauver. Maintenir béante la faille qui le traverse. Empêcher qu’on la recouvre, qu’on construise par-dessus. Garder visible le ravin. Garder ouverte la possibilité de la chute — qui est aussi celle du renversement.
Ce 2 novembre 2025, au bord du ravin. Les yeux ouverts.
Parián !… Nom évocateur de marbre antique et des Cyclades balayées de grands vents. Le Farolito de Parián, quel appel il lui lançait de ses sombres voix de nuit et de petit matin. Mais le Consul (il avait encore obliqué à droite, laissant la clôture de fil de fer derrière lui) se rendit compte qu’il n’était pas encore assez ivre pour être très optimiste quant à ses chances d’y aller ; la journée offrait trop d’immédiates – chausse-trapes ! C’était là le mot juste… Il était à deux doigts de choir dans la barranca dont une section du bord le plus proche, sans garde-fou – le ravin par ici s’incurvait roidement pour descendre vers la route d’Alcapancingo, s’incurver à nouveau plus bas et suivre sa direction, coupant par le milieu le jardin public – constituait en cette heure critique un cinquième tout petit côté de plus à sa propriété. « Il s’arrêta lorgnant, toute crainte abolie par la tequila, par-dessus bord. Ah l’effroyable faille, l’horreur éternelle des contraires ! Gouffre géant que tu es, cormoran insatiable, ne te ris pas de moi, quoique je semble impatient de tomber dans ta gueule. À ce compte-là, c’est tout le temps qu’on tombait sur ce sacré machin, cet immense ravin inextricable coupant droit à travers la ville, droit à travers le pays en fait, par endroits chute à pic de soixante-dix mètres dans ce qui se prétendait une vulgaire rivière en la saison des pluies mais qui, même à présent, bien qu’on n’en pût voir le fond, était sans doute en train de se mettre à reprendre son rôle normal d’universel Tartare et de gigantesques latrines. « Ce n’était pas, peut-être, tellement effrayant par ici : l’on pouvait même descendre, si on le désirait, par petites étapes bien sûr, et en prenant de temps à autre une lampée de tequila en chemin, rendre visite au Prométhée de cloaque qui l’habitait sans nul doute. Le Consul s’en fut d’un pas plus lent. Il se retrouvait face à face avec sa demeure en même temps qu’avec le sentier côtoyant le jardin de Mr. Quincey. « Sur sa gauche, au-delà de leur clôture commune maintenant à portée de main, les vertes pelouses de l’Américain, aspergées pour l’instant par d’innombrables petites manches à eau toute sifflantes, descendaient parallèles à ses ronces à lui. Et nul gazon anglais n’aurait pu paraître plus lisse ou plus charmant. Brusquement accablé d’émotion, en même temps que par une violente attaque de hoquets, le Consul fit un pas derrière un arbre fruitier tortu, racines de son côté mais ses vestiges d’ombrage de l’autre, et s’y accota, retenant son souffle. « De cette curieuse façon, il s’imaginait se cacher à Mr. Quincey, qui travaillait un peu plus haut, mais bientôt il oublia tout de Quincey dans son admiration hoquetante du jardin de celui-ci… Arriverait-il enfin, et serait-ce le salut, que le vieux Popeye se mît à paraître moins désirable qu’un tas de scories dans Chester-le-Street, et que cette grandiose perspective johnsonnienne, la route d’Angleterre, s’étendît de nouveau sur l’océan Atlantique de son âme ? « Et que ce serait étrange ! Combien singuliers le débarquement à Liverpool, la Bâtisse Liver entrevue une fois de plus à travers la brumeuse pluie, cette obscurité qui sent déjà le sac à fourrage et la bière Caegwyrle – les cargos familiers aux symétriques mâts de charge, bas sur l’eau, gagnant gravement le large avec le reflux, mondes de fer cachant leurs équipages aux femmes à fichus noirs éplorées sur les quais : Liverpool, d’où au cours de la guerre partaient si fréquemment avec des ordres cachetés, ces mystérieux bateaux-pièges chasseurs de sous-marins, faux cargos en un clin d’œil mués en navire de guerre à tourelle, péril suranné pour les submersibles, ces voyageurs à groins de l’inconscient des mers…
Note du 2 novembre 2024.
Sinon une petite âme
Qu’est l’homme, sinon une petite âme qui maintient debout un cadavre ?
Phrase de Lowry dans Au-dessous du Volcan (ou est-ce Sous le Volcan ? traduction impossible dès le titre). Phrase comme il y en a mille ainsi, et comme toutes, et comme le récit lui-même : quelque chose comme un vertige et une explosion : vertige et explosion qui tiennent lieu de fin du récit, explosion dans le vertige. Et je ne parle pas de l’odeur de l’alcool qui émane de chaque paragraphe, de la marche aussi sûre et approximative de l’alcoolique, du récit ivre : de cette précision sensible qu’on a, enivré, de cette exagération mélancolique, de cette acuité oublieuse.
Deux novembre. Autour de cette date, toute l’histoire : l’Histoire même. Laquelle ? Irrésumable. Dans Quauhnahuac, double fictionnel et fantôme de Cuernavaca, cerné par deux volcans qui dominent la ville, le Popocatepetl et l’Ixtaccihuatl, Geoffrey Firmin, consul britannique, plus enivré qu’on ne le sera jamais, traverse le jour entièrement, ce 2 novembre 1938. Comme dans les plus beaux romans de Conrad, c’est un récit du remords inexpugnable, une histoire de marin accosté. Comme dans Lord Jim, le poids des morts qu’autrefois on a laissés à fond de cale, leurs cris qui remontent sans cesse des profondeurs de soi : tout tissé dans ces cris, le roman. Puis, il y a la femme, Yvonne, l’amour mort, impossible, impensable. Il y a Hugh et l’écriture, il y a les volcans qui dorment pour de faux, le symbolisme terrible partout, le désir furieux, le corps manquant, il y a les cercles concentriques des enfers dans les ruelles d’une ville mexicaine, il y a l’ombre d’Artaud qui avait rôdé peut-être dans ces villes, celle d’André Breton, qui allait rôder peut-être dans cette ville, il y a l’ignorance de Lowry pour Artaud et Breton, il y a Koltès lisant ce roman comme si c’était Dostoievski l’auteur de ce roman noir, Koltès lisant et lisant encore sur la mauvaise route qui l’entraîne de Lagos jusqu’au delta du Niger entre deux charniers, allant vers son œuvre : entre l’Afrique et le Guatemala, il y a pour lui le trait d’union du Mexique de Lowry. Il y a ce 2 novembre des morts, cette fête des morts qui soudain sont vivants. Il y a les vivants qui les déterrent — et c’est cela, lire le roman de Lowry, ce 2 novembre.
J’apprends que c’est aussi le jour de naissance de Patrice Chéreau et pourquoi s’en étonner : ce jour des morts est celui des vivants.
Du roman de Lowry, arracher une page au hasard : une de celle qu’il aura écrite toute sa vie, et qui finira par le tuer. Elle ne dit rien du vertige insensé, de la folie pure de dire le monde comme il est, pour toujours : la vérité arrachée aux cris des volcans qui nous encerclent : on ne saura pas qu’ils sont aussi en nous, qu’ils crachent aussi. Du roman de Lowry, arracher chaque mot comme cette page : pour le hasard qui fabrique la fatalité, et la désespoir du Consul en l’honneur de qui, ce soir, on sera nombreux à lever un verre de mezcal, et un second, et un troisième.
Je me suis agrippé à toutes les branches ou racines qui pouvaient m’aider à franchir tout seul cet abîme dans ma vie mais je ne puis me leurrer plus longtemps. Si je dois survivre il me faut ton secours. Autrement, tôt ou tard je tomberai. Ah, si seulement tu m’avais laissé dans la mémoire de quoi te haïr en sorte qu’à la fin nulle douce pensée de toi ne me touche jamais dans mon affreuse situation ! Mais au lieu de cela tu m’as envoyé ces lettres. Mais au fait, pourquoi envoyer les premières à Wells Fargo, Mexico ? Se peut-il que tu n’aies pas compris que j’étais toujours ici ? Ou que – si j’allais à Oaxaca – Quauhnahuac demeurait ma base. C’est très curieux. Puis ç’aurait été si facile de se renseigner. Et si seulement aussi tu m’avais écrit sur-le-champ, ç’aurait pu être différent – même une carte postale à mon nom, dans la commune angoisse de notre séparation, qui en eût appelé simplement à nous, en dépit de tout, pour mettre aussitôt fin à cette absurdité – de quelque, de n’importe quelle façon – et disant que nous nous aimions ; ou autre chose, un télégramme, de simple. Mais tu as attendu trop longtemps – ou il le semble maintenant, jusqu’après Noël – Noël ! – et le Nouvel An, et ce que tu as envoyé alors, je n’ai pu le lire. Non : à peine ai-je une fois été assez libéré de mon tourment ou assez dégrisé pour saisir plus que le sens général de l’une ou l’autre de ces lettres. Mais les sentir, je le pouvais, je le peux. Je crois en avoir quelques-unes sur moi. Mais elles font trop mal à lire, comme trop longuement ruminées. Je n’essaierai pas à présent. Elles me brisent le cœur. Et de toute façon elles sont venues trop tard. Et maintenant il n’y en aura plus, je suppose.
Hélas, mais pourquoi n’ai-je pas prétendu au moins les avoir lues, agréé l’offre d’une sorte de rétractation dans le fait même de leur envoi ? Et pourquoi n’ai-je pas expédié un télégramme ou un mot tout de suite ? Ah, pourquoi, pourquoi, pourquoi ? Car je pense que tu serais revenue à temps si je t’en avais priée. Mais voilà ce que c’est que de vivre en enfer. Je ne pouvais, je ne puis te prier. Je ne pouvais, je ne puis envoyer de télégramme. Ici et à Mexico je suis resté planté là, à la Compania Telegráfica Mexicana, et à Oaxaca, tremblant et transpirant dans le bureau de poste et rédigeant tout l’après-midi des télégrammes, quand j’avais assez bu pour raffermir ma main, sans en expédier un. Et une fois j’eus une sorte de numéro de téléphone de toi et t’appelai vraiment sur longue distance à Los Angeles, mais sans succès. Et une autre fois il y eut un dérangement du téléphone. Alors pourquoi ne pas aller moi-même en Amérique ? Je suis trop malade pour me débrouiller avec les billets, pour supporter la trépidation de délire des interminables plaines à cactus. Et pourquoi m’en aller mourir en Amérique ? Il me serait peut-être égal d’être enterré aux Etats-Unis. Mais je crois que je préférerais mourir au Mexique.
En attendant, me vois-tu travaillant toujours à mon livre, essayant toujours de répondre à des questions telles que : Y a-t-il une réalité derrière, extérieure, consciente et à jamais présente, etc., accessible par n’importe quelles voies acceptables pour toutes les religions et croyances et adaptables à tous les climats et pays ? Ou me découvres-tu entre Miséricorde et Compréhension, entre Chesed et Binah (mais encore à Chesed) – en équilibre, et l’équilibre c’est tout, précaire – balançant, vacillant au-dessus de l’effroyable vide qui n’admet point de pont, de la trace qui-se-peut-à-peine-déceler de la foudre de Dieu du retour à Dieu ? Comme si j’avais jamais été à Chesed ! Ce serait plutôt le Qlipoth. Alors que je devrais avoir à mon actif d’obscurs volumes de vers intitulés Triomphe de Hurlu-nerlu ou Le Nez à la lumineuse verrue ! Ou au mieux, comme Clare, « tisser l’effrayante vision »… En chaque homme un poète avorté ! Mais c’est une bonne idée peut-être, vu les circonstances, de feindre pour le moins de suivre son grand travail sur le « Savoir secret » car on peut toujours dire, s’il ne paraît jamais, que le titre en explique l’absence.
– Mais hélas pour le Chevalier à la Triste Figure ! Car oh, Yvonne, je suis tellement hanté sans répit par tes chansons, ta chaleur et ta joie, ta simplicité et ta camaraderie, tes aptitudes à des centaines de choses, ta santé foncière, ton désordre, ton ordre tout aussi excessif – les doux commencements de notre union. Te souviens-tu de la chanson de Strauss que nous fredonnions d’habitude ? Une fois l’an les morts vivent l’espace d’un jour. Oh viens à moi encore comme autrefois en mai. Jardins du Généralige, Jardins de l’Alhambra. Et l’ombre de notre destin à notre rencontre en Espagne. Le bar Hollywood à Grenade. Pourquoi Hollywood ? Et le couvent de nonnes là-bas : pourquoi Los Angeles ? Et à Malaga, la Pension Mexico. Et pourtant rien jamais ne peut prendre la place de cette unité qu’autrefois nous connûmes et qui ne peut pas ne pas exister toujours Dieu seul sait où. Que nous connûmes même à Paris – avant l’arrivée de Hugh. Est-cela une illusion aussi ? me voilà en pleine pleurnicherie, c’est certain. Mais personne ne peut prendre ta place ; je dois le savoir à l’heure qu’il est, je ris en écrivant ceci, que je t’aime ou pas… Parfois m’envahit un sentiment des plus puissants, un égarement de jalousie désespérée qui, approfondi par l’alcool, tourne au désir de me détruire par ma propre imagination – au moins pour ne pas être en proie aux – fantômes –
Note du 2 novembre 2020
No se puede vivir sin amar
L’histoire qui se déroule à l’ombre du Popocatepetl et de l’Ixtaccihuatl traverse le Jour des Morts comme une ombre : le Deux Novembre 1938 tombait un mercredi. Comme tous les deux novembre, je relis quelques pages du grand livre de ce jour — et ce jour plus férocement. Je dépose ici la dernière page du récit, pour des raisons qui tiennent à ces lignes, au cri du Consul, aux vapeurs de Mezcal, et à tout ce qui insiste dans ce qui meurt.
Traduit par Stephen Spriel en 1949.
« À votre place, je ne ferai pas ça », dit tranquillement le Consul, se retournant. « C’est un Colt 17, n’est-ce pas ? Ça crache un tas de copeaux d’acier. »
Le Chef des Jardins repoussa le Consul hors du champ de lumière, avança de deux pas et fit feu. La foudre descendit en flamboyante vrille du ciel et le Consul, chancelant, vit au-dessus de lui un instant la silhouette du Popocatepetl, ruisselant de lumière sous sa huppe de neige émeraude. Le Chef fit encore deux fois feu, espaçant les coups, délibérément. Le tonnerre éclata dans les montagnes puis comme à portée de main. Détaché, le cheval se cabra ; il agita la tête, fit volte-face et plongea en hennissant dans la forêt.
Tout d’abord le Consul se sentit étrangement soulagé. Maintenant il se rendait compte qu’on lui avait tiré dessus. Il tomba sur un genou puis, avec un geignement, tout de son long, face dans l’herbe. « Bon Dieu », commenta-t-il perplexe, « quelle moche façon de mourir. »
Une cloche clama :
Dolente… dolore !
Il pleuvait doux. Auprès de lui rôdaient des formes, lui tenant la main, essayant peut-être encore de lui faire les poches ou de le secourir, ou simplement curieux. Il sentait sa vie glisser hors de lui comme un foie coupé, refluer dans l’herbe tendre. Il était seul. Où était passé tout le monde ? Ou n’y avait-il eu personne. Puis de l’obscurité surgit en lumière un visage, un masque de compassion. C’était le vieux joueur de violon, penché sur lui. « Companero – » commença-t-il. Et puis il ne fut plus là.
À présent le mot « pelado » se mit à remplir toute sa conscience. Cela avait été celui de Hugh, pour désigner le voleur : maintenant, quelqu’un lui avait jeté cette insulte. Et ce fut comme si, un moment, il était devenu le pelado, le voleur – oui, le chapardeur des idées absurdes et embrouillées d’où avait germé son rejet de la vie, celui qui avait porté ses deux ou trois petits chapeaux melons, ses déguisements, par-dessus ces abstractions : maintenant la plus réelle de toutes se faisait proche. Mais aussi, quelqu’un l’avait appelé « companero », ce qui était mieux, beaucoup mieux. Il en était heureux. Ces pensées qui lui dérivaient par l’esprit s’accompagnaient d’une musique qu’il ne percevait qu’en écoutant bien attentivement. Mozart, n’est-ce pas ? La Siciliana. Le finale du quatuor en ré mineur par Moses. Non, c’était quelque chose de funèbre, peut-être du Gluck, d’Alceste. La qualité, pourtant, en rappelait Bach. Bach ? Un clavicorde, entendu de fort loin, au dix-septième siècle en Angleterre. Angleterre ? Les accords d’une guitare aussi, se perdant à demi, se mêlant à la clameur lointaine d’une cascade et à ce qui résonnait comme les cris de l’amour.
Il était au Cachemire, il le savait, couché dans les prairies près de l’eau courante parmi les violettes et le trèfle, l’Himalaya plus loin, ce qui rendait d’autant plus remarquable qu’il prît soudain le départ, avec Hugh et Yvonne, pour l’ascension du Popocatepetl. Déjà ils avaient de l’avance. « Pourriez-vous cueillir la bougainvillée ? » entendait-il dire à Hugh, « et, « Prenez garde », répondait Yvonne, « ça a des piquants dessus, et il faut bien regarder pour être sûr qu’il n’y a pas de scorpions. » « Nous fousillons lés escopions au Mexique », grommelait une autre voix. Là-dessus Hugh et Yvonne disparurent. Il les soupçonna d’avoir non seulement escaladé le Popocatepetl, mais d’être depuis le temps loin au-delà. Seul et endolori, il peinait sur la pente des contreforts vers Amecameca. Avec lunettes de glacier ventilées, avec alpenstock, avec moufles et bonnet de laine enfoncé jusqu’aux oreilles, avec des poches pleines de pruneaux et de raisins secs et de noix, avec un bocal de riz dépassant d’une poche de veston et de l’autre le prospectus de l’Hôtel Fausto, il se trouvait littéralement écrasé. Il ne pouvait aller plus loin. Épuisé, réduit à l’impuissance, il s’écroulait par terre. Pas un qui l’aiderait, même s’il le pouvait. Il était à cette heure celui qui se meurt au bord de la route où ne fera halte nul bon Samaritain. Mais ce qu’il y avait de troublant, c’était ce bruit de rires à ses oreilles, de voix : ah, on venait à son secours, enfin. « Il était dans une ambulance qui au cri de sa sirène traversait la jungle même, filait, grimpant la pente dépassant la ligne de végétation vers la cime – et c’était là bien sûr un moyen d’y parvenir ! – cependant que ces voix autour de lui étaient celles d’amis, de Jacques et de Vigil, ils feraient la part des choses, mettraient l’esprit d’Yvonne et de Hugh au repos à son sujet. « No se puede vivir sin amar », diraient-ils, ce qui expliquerait tout, et il répéta ces mots à haute voix. Comment avait-il pu penser tant de mal du monde quand le secours avait été là de tout temps ? Et maintenant il était parvenu au sommet. Ah, Yvonne, chérie, pardonne-moi ! De puissantes mains le soulevaient. Ouvrant les yeux, il regarda en bas, s’attendant à voir, au-dessous de lui, la jungle magnifique, les hauteurs, le Pic d’Orizabe, Malinche, Cofre de Perote, tels ces pics de sa vie conquis l’un après l’autre avant que la plus grande de toutes ces ascensions, celle-ci, fût heureusement, sinon dans les règles, menée à bout. Mais il n’y avait rien là : pas de pics, pas de vie, pas d’ascension. « Et ce sommet n’était pas non plus exactement un sommet : ça n’avait pas de substance, pas de base solide. Quoi qu’il en fût, ça croulait aussi, ça s’effondrait tandis que lui-même tombait, tombait dans le volcan, qu’il avait dû escalader après tout, bien qu’il y eût maintenant à ses oreilles cet horrible bruit de lave insinuante, c’était une éruption, pourtant non, ce n’était pas le volcan, c’était le monde lui-même qui explosait, explosait en noirs jets de villages catapultés dans l’espace, lui-même tombant au travers de tout, au travers de l’inconcevable pandémonium d’un million de tanks, au travers du flamboiement de dix millions de corps en feu, tombant, dans une forêt, tombant –
Soudain il hurla, et ce fut comme si ce hurlement était projeté d’un arbre à l’autre au retour des échos puis, comme si les arbres eux-mêmes s’approchaient, serrés l’un contre l’autre, se penchaient sur lui, pleins de pitié…
Quelqu’un jeta un chien mort après lui dans le ravin.
QUE ES SUYO ?
¡ EVITE QUE SUS HIJOS LO DESTRUYAN ! »
« You never know what is enough
unless you know what, is more than enough
William Blake. Proverbe of Hell



