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Bernard-Marie Koltès | Éthiques du récit

Thèse de doctorat • Partie III

vendredi 15 décembre 2023


Entre 2009 et 2012, j’écrivais une thèse de doctorat autour / avec l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, sous la direction de Christophe Bident et de Christophe Triau à l’université Paris-VII. Un premier volume portait sur la biographie de l’œuvre et s’intitulait « Génétiques du récit. L’écriture et la vie » — cette partie, remaniée et réécrite, a fait l’objet d’un ouvrage paru aux éditions de Minuit en 2018 sous le titre Bernard-Marie Koltès.

Un second volume de la thèse s’articulait en deux parties : « Poétiques du récit » d’une part et « Éthiques du récit » d’autre part.

Je dépose ici ces pages – ici, après les enjeux de constructions poétiques, les questions politiques que cette écriture soulève.



Table

— ÉTHIQUES DU RÉCIT
 Introduction

— RÉCIT DES SOLITUDES

 Le parti pris solitaire du récit
1. L’immense solitude essentielle : un apprentissage
2. Se situer dans les voyages : raconter de biais
3. La trajectoire nocturne

 Ce que racontent les monologues
1. Monologue de face : déflagration
2. Monologue relatif : délire monde
3. Monologue adressé : lyrisme critique

 Ali (et le passant de La Nuit juste avant les forêts)
1. Ali, solitude mythique
2. Le passant, entre tous
3. Origine et fin de la solitude

— RÉCIT DE LA COMMUNAUTÉ

 Le récit communiste
1. Récits de la Lettre d’Afrique
2. Politiques blessées
3. Éthique de la minorité

 Ce que racontent les dialogues
1. L’espace du dialogue : récit du no man’s land
2. Le mode du dialogue : récits d’affrontements
3. L’enjeu du dialogue : récits de reconnaissance

 Abad (et mama)
1. Abad, positivité de l’être Noir
2. Mama, affolement du féminin
3. Récits des corps minoritaires

— RÉCIT DU MONDE

 Raconter l’ailleurs
1. Le conteur ou l’expérience du monde
2. Étranger la langue
3. Home et lointains

 Dans la fin, ou le temps de la beauté
1. La mise à mort de la vie par l’écriture
2. Un art qui se termine
3. Le secret de la beauté

 Alexis (et Roberto Zucco)
1. Alexis
2. Roberto Zucco
3. Nommer

— CONCLUSION GÉNÉRALE



—  Troisième Partie —

ÉTHIQUE DU RÉCIT

Introduction

Le monde en présence


— Vous pourriez cesser d’écrire ?
— Bernard-Marie Koltès. — Non .

Écritures de récits essentiels à plus d’un titre : elles se bâtissent depuis ce « non », qui est moins signe d’un refus qu’un certain mouvement d’acquiescement — manière de dire « toutes les sortes de oui »qui font de l’écriture l’impossible ultime, le geste que Koltès ne peut pas ne pas faire, auquel il lui est impossible de ne pas céder : « toutes les sortes de oui, je les sais : oui attendez un peu, attendez beaucoup, attendez avec moi une éternité là ; oui je l’ai, je l’aurai, je l’avais et je l’aurai à nouveau, je ne l’ai jamais eu, mais je l’aurai pour vous . »L’étude des poétiques du récit nous ont permis d’approcher la fabrication des outils, de voir « toutes les sortes » de récits que Koltès a pu travailler, en fonction de quelles données et conceptions de l’art l’écriture pouvait se déployer dans l’espace de la page, à partir de quoi s’inventait une langue et comment le récit pouvait figurer la prise, essentielle aussi, capable de faire parler cette langue. Expérimentations du corps, de la langue, de l’abstraction de l’espace et du temps, avant de se renverser vers une rigueur formelle assumée jusqu’à devenir le critère de l’écriture, puis de se dépasser de nouveau pour se confier dans une liberté concédée de plus en plus aux forces instinctives, les textes de Koltès dans leur trajectoires, leurs singularités, possèdent au moins cette loi commune : celle de la nécessité absolue d’écrire — d’articuler puissamment la vie et l’écriture.

J’ai seulement envie de raconter bien, un jour, avec les mots les plus simples, la chose la plus importante que je connaisse et qui soit racontable… .

Trouver dans la vie des espaces et des expériences que l’écriture sera capable d’accueillir : « que je connaisse et qui soit racontable » — l’articulation semble anodine, elle est fondamentale : l’expérience vaut aussi et surtout si l’écriture sera en mesure de la dire, d’en fabriquer un récit. D’une part, intensifier l’expérience en l’écrivant sur un espace plus dense de signes ; d’autre part, renouveler le champ de force du réel ainsi nommé, raconté, rendu visible. Le réel dans l’intensité d’une expérience appelait l’importance de son récit : la fable dans son agencement redéployait le réel, et d’une certaine manière appelait à être de nouveau éprouvée dans le monde, dans un jeu de flux incessant entre l’écriture et l’expérience. Mais le couple mimèsis / muthos ne recouvre pas la totalité du mouvement de la composition. Aristote utilise un troisième terme capable à la fois de les unifier et de les dépasser : mimésis praxeôs, soit l’usage (praxis) du réel pris en charge dans l’écriture. La convocation de la vie dans le domaine de l’imaginaire et sa reconfiguration témoignent de ce rapport au réel — relation complexe entre l’expérience et l’art. En ce sens P. Ricœur distingue la configuration poétique (celle-là même que nous avons envisagée dans ce que l’on a appelé le geste d’écriture) et ce qui la sous-tend. Ces rapports du réel et de l’écriture, cette praxis, est l’« usage » du monde dans l’art, et de l’art sur le monde : geste qui se saisit de l’un et de l’autre au sein du récit, et qui suppose une position face au réel, et face à l’art.

Rechercher les finalités du récit (son sens quant à l’œuvre de Koltès) ne revient donc pas à retrouver une essence de la vie ou de l’écriture, mais à se saisir de ces positions, à mesurer cet usage. Nulle essence dans cet essentiel, qui est surtout un mouvement, on l’a vu, et une mise en regard toujours mouvante, toujours recommencée. Il n’est pas d’essence du récit (de même qu’il n’est pas de principe essentiel à son écriture), parce que celle-ci supposerait un rapport unifié à une origine que l’ensemble de l’œuvre dément. La vie correspondrait à une essence, que l’écriture chercherait à reproduire ? Une telle visée n’a aucun sens dans la trajectoire de Koltès : il n’est là aucune inscription morale du récit. La tâche de la morale, en effet, consiste d’une certaine manière à localiser une essence, et la réaliser en acte : opération qui renoue avec l’origine essentielle, la morale est agglomérat de valeurs en vertu desquelles tel acte est exécuté. C’est juger en retour cet acte en fonction d’une telle essence — raisonnable, l’homme devra agir en être raisonnable pour que sa vie soit moralement accordée à son essence. Or, rien de tel dans le geste d’écrire, dans l’éthologie fondamentale de l’œuvre de Koltès telle qu’on a pu l’approcher, dans les usages de la vie et de l’écriture. Aucune morale à l’œuvre, ni dans l’œuvre, qui saurait en saisir la singularité du geste, parce que, travaillant à œuvrer contre l’origine, et même, on le verra, à en produire, l’écriture ne cesse de se dresser justement contre tout ce qui pourrait la déterminer. Ce qui demeure, si on veut comprendre la portée du geste et le sens de cette volonté de récit — si on veut aussi lire celle-ci et le monde dans lequel elle a pu prendre naissance —, c’est ce que l’on nommera, au contraire de la morale, une éthique.

L’éthique ne « retrouve » rien — avec Deleuze, lisant Spinoza, on dira qu’il s’agit d’un autre paysage. Dans cette perspective, l’éthique s’intéresse non à ce qu’est l’être de celui qui parle, mais à sa singularité. « Le point de vue de l’éthique, c’est : de quoi, toi, es-tu capable, qu’est-ce que tu peux ? D’où le retour à cette espèce de cri de Spinoza : qu’est-ce peut un corps ? »Approcher l’auteur par ce qu’il peut, et son œuvre dans ce dont elle est capable de produire, ce n’est donc par les rapporter à une essence et ses valeurs (transcendantes, universalisantes, unifiées), mais à un usage : à des puissances immanentes. Définir l’écriture par ce qu’elle peut, c’est chercher à la saisir précisément en termes non déterminés : en dégager sa praxis, c’est l’aborder en tant qu’elle est expérimentation de la langue, du corps, du monde. Ainsi, ce sont ces puissances du récit, et le récit en tant que puissance, que l’on approchera : l’éthique du récit dans la mesure où elle est usage du monde — celui-ci est chez Koltès puissamment organisé (même, en un sens, sa faculté à produire de la désorganisation est organisée). Ainsi l’usage du monde de Koltès est-il l’écriture, et il faudra dans un premier temps chercher à comprendre dans quel champ celui-ci s’inscrit : sur quelle position de regard il prend place. Si tout geste d’écriture prend naissance dans un perspective éthique, c’est parce qu’il témoigne d’une éthologie : sous ce mot, on entendra les modes d’être de l’écrivain en regard au monde, et qui fait de l’écriture une praxis de son monde. La solitude, le voyage, la ville : tous modes d’être qui portent non seulement sur des dynamiques et des espaces mais impliquent aussi des manières de vivre ces dynamiques et ces espaces — chez Koltès, le récit tire sa nécessité d’une certaine anthropologie de l’écriture — au sens minimal : une approche des forces d’organisation qui sont la condition du récit. Là, le récit y serait autant la praxis du réel que l’instrument de son dévoilement, le lieu du rapport au monde et sa diction. Mais il est aussi l’espace d’une relation à l’autre.

Car le récit, sans qu’il soit besoin de l’adosser à une essence rituelle, relève d’un usage puissamment duel : il y a celui qui raconte, et celui à qui est adressé le conte ; dans l’interstice, il y a ce (ou celui) qui est raconté, en lequel s’accordent l’instance narratrice et l’espace qui accueille sa parole : interstice qui est l’espace de la rencontre entre narrateur et lecteur, auteur et spectateur, conteur et public — récit qui cherche la rencontre, la convoque ou la provoque. Ce sont ces jeux de puissances, de lancées, d’intersections qui enveloppent toute éthique qu’on se propose d’approcher ainsi, dans la mesure où ces puissances éthiques qui font que le récit devient l’espace de reconnaissance d’un monde partagé, au présent.

… raconter bien, un jour, […] n’importe quoi qui soit un bout de notre monde et qui appartienne à tous .

Cette appartenance déplace la seule reconnaissance sur un champ autre : celui de la communauté, celui du politique. L’éthique du récit sera ainsi envisagé, à partir de cette opposition entre la morale et l’éthique, après avoir défini dans un premier temps le plan de l’usage du monde : dans un rapport d’abord avec soi, puis avec l’autre et la communauté choisie des autres. Soucieux du monde, l’auteur est cependant loin de prétendre le transformer. L’affrontement avec le réel ne se fait ainsi jamais directement dans le discours politique qui pourrait s’imposer. Cherchant sans cesse une position de retrait et de biais, Koltès n’écrira pas de pièces ou de textes militants, engagés, à thèses. Au contraire — les textes qui pourraient nous apparaître comme plus frontalement politiques exposent comme par provocation une politique paradoxale ou scandaleuse : qu’on pense à l’éloge des colonies par le Grand Parachutiste Noir, au monologue de Zucco réclamant qu’on ferme les écoles pour ouvrir les cimetières, ou au texte sur l’hostilité irréductible entre les hommes (« Si un chien rencontre un chat »). L’engagement au Parti communiste aurait pu fournir une grille de lecture du monde — grille qui s’est révélée insuffisante pour cet usage sensible du réel : du moins a-t-il pu fournir un socle pour l’appréhension du monde, et témoigne-t-il d’une volonté de raconter depuis ce bord-là du monde, minoritaire, exploité, dominé.

C’est aussi parce que si « l’Histoire est probablement manichéiste, les histoires ne le sont jamais » : la poétique du récit est une formulation qui déjoue les pièges de la clôture politique, opérant ainsi une résistance au dogme, puisqu’elle écrit à l’envers les rapports entre les hommes — non depuis le point de vue de la société, mais depuis celui des corps en travers elle. Aucun de ses textes ne peut se lire comme illustratrice d’un point de vue politique, ou d’une question politique, mais tous en portent l’exigence. Dès lors, ruinant la question du point de vue englobant et univoque, ainsi que l’approche idéologique, le récit est ce choix esthétique de l’ouverture du sens puisqu’il ne peut se baser que sur l’expérience (des personnages, de l’auteur), contradictoire, plurielle, inachevée. Là aussi réside l’éthique d’un récit : l’usage du monde dans l’espace de la page ne retrouve pas une communauté ainsi soudée a priori par des valeurs partagées, mais invente les territoires possibles de l’échange.

L’écriture du récit travaille ainsi au contraire de la politique, le politique de l’intérieur, non comme donnée, ni comme un thème (littéraire), mais dans un certain usage de la langue, dans la présence de tel ou tel corps, dans la reconnaissance de blessures personnelles et collectives : travail sur chacun de ses points de la minorité. Le politique du récit tient dès lors dans le refus du discours normalisé, des positions tenues aux dogmes énoncés, des paroles en surplomb appuyées sur un système, mais réside dans la préoccupation incessante d’ancrer la scène dans un monde choisi et problématique dont l’histoire elle-même devient illisible en termes manichéens et métaphysiques. Chercher sa place, une situation au monde qui serait garante d’une position possible depuis laquelle on saurait le raconter, tel est le souci du récit — trouver la place de l’histoire, des récits qui en raconteraient les mouvements obéissant aux lois qui font bouger la crête des vagues. Dès lors, ne pas (ne plus) seulement inventer des récits, mais rejoindre ceux que le monde porte en lui afin de créer de l’appartenance.

Or, le monde dans lequel Koltès parle touche à une certaine fin — Koltès meurt en 1989, et il n’aura pas vu s’écrouler les murs qui ont construit l’histoire récente : mais, par exemple, la « lettre d’Afrique » écrite à Hubert Gignoux témoigne d’une appréhension sensible de cette fin dans laquelle on se situe déjà. Les rapports de force entre colonisés et colonisateurs, entre dominés et dominants (un temps, Koltès, lecteur de Faulkner, fera le partage entre les hommes condamnés et ceux qui ne le sont pas — dialectique qu’il dira abandonner après Quai Ouest, mais qui se déplacera sur d’autres incarnations sensiblement différentes de la « condamnation », que l’on pense à Mann, Aziz, Zucco…), ou entre chiens et chats (sans « passé commun ») forment une part des masses mouvantes qui produisent les récits, dynamiques politiques de l’écriture. De là, une ultime praxis que l’on envisagera ici, au terme de l’étude : celle d’un certain deuil — deuil du monde, deuil de la littérature, deuil des idéologies, deuil d’un certain rapport au corps aussi. Et cependant, l’indéniable mélancolie qui émane de cette dimension élégiaque n’est jamais la finalité close du récit, au contraire pourrait-on dire : demeure finalement, comme une puissance qui succède à cette mélancolie et la porte, ce qu’on nommera la joie du récit. Deuil actif du monde, puissance de création. Ce que peut un corps ? En regard du monde, l’écrire — mais si l’écriture n’est jamais la finalité du monde, c’est qu’une joie (dont on interrogera les formes et les fins) fait retour sur le monde pour la traverser.

Comme le théâtre, « art qui finit, tranquillement », l’histoire touche à son bord — « or c’est peut-être dans ces moments-là qu’on produit les choses les plus belles. » La fin n’est un terme seulement dans la mesure où elle est aussi le temps d’un usage ultime : l’espace d’une puissance qui vient la déborder. l’esthétique serait la puissance joyeuse de l’éthique : puisque, « la seule morale qu’il nous reste, c’est la morale de la beauté », ce reste ne peut plus être morale, mais une éthique, un usage du monde qui cherche à lui survivre, où la beauté n’est pas seulement une qualité accordée à l’être, mais le critère d’une vérité possible.


« Seul comme on ne peut pas le dire »

[ RÉCIT DES SOLITUDES ]


Chapitre I.

Le parti pris solitaire du récit

« À être seul, toujours seul, on finit par ne plus savoir son âge ; alors de te voir, je me suis souvenu du mien. Il va falloir que je l’oublie de nouveau. »
Cal, Combat de nègre et de chiens

1. L’immense solitude essentielle : un apprentissage

Dans la correspondance, c’est peut-être le mot qui revient le plus, avec « écriture » : « la solitude ». Bien sûr, en voyage, éloigné des siens, Koltès écrit la solitude pour mieux la conjurer, tenter de la briser, énoncer le lien, partager l’ailleurs — mais c’est aussi pourtant une manière de l’établir. Geste qui pourrait sembler paradoxal : l’écriture dit la solitude et, en l’adressant, voudrait la rompre. Dans ce paradoxe : tout l’enjeu de l’écriture qui se ménage une possibilité d’émergence depuis à la fois l’esseulement et la relation. Les lettres sont ainsi l’espace de l’écriture de la solitude, au double sens d’une écriture solitaire, et d’une solitude écrite.

Disons le clairement : les correspondances ne sont pas une œuvre littéraire au sens où Koltès entretiendrait une correspondance d’écrivain , avec des écrivains, exerçant un jugement sur son temps, la littérature, ou l’existence humaine. Rien de pontifiant dans ces lettres qui sont une manière pour Koltès de vivre l’ailleurs, dans une simplicité et une certaine liberté à laquelle le choix d’éditer toutes les lettres, jusqu’aux mots déposés, carte postale, simple note, rend bien grâce. Mais pour Koltès, la correspondance — qui n’est pas destinée à la publication — n’est pas qu’une simple activité péri-littéraire, et pour le lecteur aujourd’hui, elles ont une valeur qui dépassent la dimension documentaire : elles sont justement le point d’articulation de l’écriture et de la solitude. Nul passage aux aveux, plutôt l’avant de l’écriture qui va la propulser, l’avancée des énergies du verbe : « là où il faut aller, c’est dans le lieu terrible d’avant les mots, dans l’attitude avant le geste, l’engagement avant l’écrit »écrit ainsi Yves Ferry. Là se lit une position fondamentale et déterminante : là où l’auteur est allé avant d’écrire.

Les lettres sont en ce sens un grand récit de solitude, de même que la solitude est au fondement de tout geste qui écrit, qui va aussi en partie l’écrire et la raconter. La solitude possède ses lieux privilégiés : Pralognan, puis Saint-Jacut-de-la-mer sont des refuges ; ensuite, au temps des premiers voyages, en Amérique du Sud, elle s’imposera de fait : Koltès voyage seul . Enfin, les séjours à New York semblent autant nécessaires à l’auteur pour l’écriture que pour la solitude : précisément parce que l’une nécessite l’autre, et que l’autre appelle l’une.

Je suis aussi dans une période un peu confuse de mon travail, et heureusement que je me sens aussi solitaire, comme on l’est à l’étranger et surtout dans une ville comme New York. J’aime de plus en plus cette ville ! Et, de plus en plus, la solitude .

Ainsi, la solitude est l’espace premier, de plus en plus investi même : la condition de l’écriture. Elle est le socle de l’éthique parce qu’en elle s’établit une position fondatrice face au monde et aux autres qui permet l’écriture. C’est pourquoi la solitude est, le plus souvent, recherchée ; si elle est source de douleur et de manque, elle s’élabore aussi en discipline, que l’auteur travaille parfois avec acharnement, et qui de plus en plus s’impose aussi comme une « nécessité ». Nombreuses sont les lettres où se dit sa violence, et cependant se découvre le plaisir peu à peu acquis de son apprentissage incessant. Ses proches le diront : Koltès avait le goût d’une vie de l’ordre et de la discipline, une volonté de « reformer son existence », selon le mot de François Regnault, qui évoque « une rigueur mystique »dans cette hygiène de vie . Mais ce mysticisme qui vise à prendre mesure du temps n’est pas une recherche d’une quelconque sainteté exemplaire. Cette réforme est une application qui touche tout aussi bien les expériences limites, illicites, que des modes d’être d’une radicale austérité. C’est « s’imposer » des semaines où il sortira tous les soirs dans les endroits les plus dangereux ; puis, de « s’infliger » de longues plages de temps où demeurer seul, inaccessible, lire par exemple Proust d’une seule traite, dans le refuge de Pralognan. Il y aurait quelque chose du mot d’ordre rimbaldien, la volonté de s’implanter sur le visage (et de cultiver) des verrues, de « se faire poète » : pas d’écriture sans la double radicalité d’une expérience de la vie et de celle de l’écriture. On peut lire cette féroce volonté de dominer l’organisation de l’existence comme une manière d’en prendre possession, de la conduire : déjà, sans doute, une façon de lui imposer le geste du narrateur, des conditions préalables à ce surplomb qui conduit à l’oikos narratif.
La violence de la solitude possède également ses risques — on a vu combien la menace de la langue en prise avec elle-même pouvait ruiner jusque, dans les premiers récits créés, le récit lui-même, et la langue, qui ne miroitait que sa production, pour s’y abîmer .

Apprentissage de la solitude… Des jours sans dire un mot… Une conversation et un regard complètement retournés sur soi — ce qui ne me pousse hélas pas au narcissisme… Je ne sais combien de temps cela durera ni où cela mènera .

Cela aurait pu conduire à une impasse — un silence. Mais ces tentations radicales conduiront finalement pas à faire de l’écriture une poétique de la solitude : même si les premières pièces témoignent d’une dramaturgie monologique, la suite cherchera, dans le récit construit en dialogisme, à sortir de cette impasse : à éviter l’écueil d’une parole silencieuse à force de ne dire qu’elle. Pourtant, retracer ce mouvement ne revient pas à faire de la solitude un temps premier de « la vie », auquel succédera un moment de la communauté aux vertus libératrices. Si l’on entend la solitude comme première, c’est sur un plan transversal touchant l’écriture même, quelles que soient les années : position qui jamais ne se démentira — et même, s’affirmera.

Les lettres ne cesseront ainsi de raconter la solitude — laquelle ? Souvent recherchée, elle s’énonce comme blessure des autres et cependant plus puissante relation à soi, féconde et salvatrice. Dès la fin de l’adolescence, Koltès semble déjà énoncer avec une certaine force cette volonté de « se trouver soi-même », ce qui est plus dur que de « comprendre les autres » :

Et le bruit et les autres ne peuvent être qu’un obstacle à un dialogue avec soi. Je regrette de ne pouvoir aussi le faire, car le moment serait tout à fait venu. « S’ouvrir aux autres », se « donner », cela ne veut finalement pas dire grand-chose ; je le constate ici. On se donne bonne conscience d’un dévouement passager, on se satisfait de l’affection d’un enfant, mais finalement, on ne sacrifie rien de son être .

La solitude au contraire de la vie sociale donne tout le prix à un « sacrifice »dont on pressent qu’il n’est pas que mondain, mais qu’il engage un rapport à soi plus profond. En faisant de ce rapport un « dialogue avec soi », le sacrifice engage un corps à corps avec l’être qui sera ainsi la grande quête de ces années. « Dialogue » : Koltès n’envisage pas la solitude seulement comme un repli, mais comme une parole intérieure qui s’échangerait (parole métaphorique certes, ou plutôt silencieuse), saisie dans un échange : dialoguer avec soi, c’est refuser le solipsisme, mais faire l’épreuve d’un affrontement de soi à soi — et c’est donc en partie, déjà, avant tout, dans le dialogisme, une forme d’écriture : la forme que va ensuite prendre l’écriture. « Sacrifier » quelque chose de son être permet un gain plus grand — s’il ne s’agit pas encore, dans cette lettre, de l’écriture, on devine cependant qu’écrire pourra être ce qui donne sens à ce sacrifice, et en même temps comme le produit de ce sacrifice. Le vocabulaire demeure empreint d’une certaine religiosité dont Koltès se départira ensuite — mais cette disposition de soi à soi, et, de fait, à l’égard des autres, demeurera le point d’appui essentiel, toujours traversé.

Sinon, j’évite le plus possible les autres amis qui sont, soit trop superficiels, soit trop envahissants. Je sens de plus en plus, en moi, l’ouverture sur la « vie sociale » se refermer comme une bouche, malgré moi, malgré les autres, et l’horizon ressembler à une mer, sans nom, sans visage, sans identité ; le pire, sans doute, c’est que je n’en souffre pas, au contraire, et que la solitude me paraît mon état normal.

Mais je ressens un grand besoin d’être auprès de toi .

Cette lettre ne semble pas seulement faire état d’une mélancolie passagère, ni simplement d’une tendance ; on connaît certes, d’autres textes en témoignent, la timidité de l’auteur à l’égard des mondanités — voir ainsi comme il dit fuir les réceptions ou les soirées de premières. Il ne s’agit pas que de cela : en regard de ce qui s’écrit par ailleurs, cette lettre paraît formuler une position qui engage plus qu’un trait de caractère, et permet d’envisager l’écriture depuis celle-ci. La solitude se révèle l’être social premier, habitus qui se travaille comme un manque actif ouvrant à une disponibilité plus large encore que celle qu’offre la sociabilité. L’image de la mer qu’utilise Koltès ici, en opposition avec la bouche de « la vie sociale », énonce assez justement ce mode d’être qui se rêve librement jeté, et comme agi malgré lui dans une sorte de masse immense, inerte et mouvante comme peut l’être la mer, sans durée ni espace : la mer comme projection d’une intériorité idéale dénuée d’histoire, et de terme, dépourvue d’humanité. La solitude est refuge dans une espèce de puissance impersonnelle où s’abîme outre la relation toute incarnation de l’être au monde : comme une page qu’on travaille à blanchir en vue d’y déposer les mots.

Seule sauvée de ce désir puissant de solitude et de vide, la mère : ou plutôt, elle surgit, dans un paradoxe apparent, comme un mode de diction de la solitude : « mais je ressens un grand besoin d’être auprès de toi ». Ce qui se dit comme contradiction semble plutôt une conséquence — l’espace des lettres à la mère est celui de ce « dialogue avec soi » : lieu d’un débat toujours engagé avec les tensions de l’être et de la vie, de l’écriture saisie au moment qui va l’initier. Lorsque se prend la décision de consacrer la vie au théâtre, ou plus tard, au moment les plus graves comme dans les émerveillements les plus complets, l’espace privilégié des lettres à sa mère nouera la solitude à l’autre comme une manière d’asseoir l’expérience. C’est pourquoi, la relation avec la mère dans l’écriture (des lettres) est une manière aussi d’éprouver la solitude : c’est même le lieu, dira-t-on, où elle s’élabore le plus fortement : où elle se dresse comme objet formulé au-devant de soi pour mieux l’affronter.

On comprend en ce sens que la solitude n’est pas réclusion, déni du monde, mutisme. Elle est plutôt cette assise de l’être d’où sera possible dans le refuge, la relation autre et la parole — l’écriture impose une solitude qui est une éthique de l’ouverture, c’est-à-dire à la fois une condition pour l’accueil du langage (son altérité) et une hygiène de vie dans le rapport à soi. Ainsi la plupart des écrivains l’éprouvent-ils, la travaillent-ils dans ce dualisme fécond :

Écrire est un travail où l’on est seul… c’est-à-dire que personne ne peut vous aider, mais on n’a rien d’un solitaire. Je suis toujours trop occupé, trop immergé dans ce que je fais, soit que cela me passionne, soit que cela m’amuse, pour avoir le temps de me demander si je me sens solitaire ou non, c’est simplement un travail d’homme seul. Je crois qu’il y a une différence entre s’isoler et la solitude .

Cette différence entre l’isolement et la solitude avait déjà été faite par Rainer Maria Rilke entre Vereinsamung (le pénible esseulement), et l’Eisamkeit (la retraite volontaire). Rilke ne cesse de faire l’éloge de cette dernière. Die große Einsamkeit, « l’immense solitude intérieure », est l’espace littéraire fondamental. Peut-être est-ce de cette solitude dès lors dont parlait Maurice Blanchot, dont l’essai L’Espace littéraire travaille justement à approcher la solitude comme position ontologique de celui qui écrit. La solitude y est à l’œuvre comme dialogue avec soi-même comme un autre, et suspension du temps branché au bruissement du vide qui se forme dans l’être devenu « impersonnel » :

Quand je suis seul, je ne suis pas seul, mais dans ce présent, je reviens déjà à moi sous la forme de Quelqu’un. Quelqu’un est là, où je suis seul. Le fait d’être seul, c’est que j’appartiens à ce temps mort qui n’est pas mon temps, ni le tien, ni le temps commun, mais le temps de Quelqu’un. Quelqu’un est ce qui est encore présent, quand il n’y a personne. Là où je suis seul, je ne suis pas là, il n’y a personne, mais l’impersonnel est là : le dehors comme ce qui prévient, précède, dissout toute possibilité de rapport personnel . 

Cette approche de la solitude par Blanchot en termes de temps (et de temps singulièrement mort, comme un corps), on peut la lire chez Koltès sous l’image de l’espace, elle aussi personnifiée pour être mieux qualifiée négativement : « mer sans nom, sans visage, sans identité ». Impersonnalisation d’un dehors, impersonnalisation d’une durée devenue à elle-même sa propre mesure : le rapport personnel s’efface pour devenir une qualité de présence, de co-présence, où la solitude est le lieu d’une tension entre soi et soi devenu autre.

Quand les êtres manquent, l’être apparaît comme la profondeur de la dissimulation dans laquelle il se fait manque. Quand la dissimulation apparaît, la dissimulation, devenue apparence, fait tout disparaître , mais de ce « tout a disparu » fait encore une apparence, fait que l’apparence a désormais son point de départ dans tout a disparu. Tout a disparu apparaît .

Ce qui apparaît : l’écriture. Sans doute est-ce donc dans cette perspective — on verra cependant qu’elle diffère sensiblement de l’ontologie sur laquelle se fonde Blanchot — que la solitude de Koltès s’inscrit, et s’écrit : parce que c’est en elle que l’écriture fonde son élan. Dans de nombreuses pièces, on peut retrouver trace de cette fondation par le vide. À l’initiale des textes, ou à certains endroits spécifiques, ces grandes ébauches de vide : que l’on pense à la mort de Nwofia qui précède le début de Combat de nègre et de chiens, et qui dépeuple le monde d’Alboury et du Village ; au vide géométrique (urbain) de La Nuit juste avant les forêts et de Dans la Solitude des champs de coton, qui s’établissent depuis l’espace vidé de la ville, la nuit ; au hangar désaffecté de Quai Ouest, abandonné pour mieux être investi, par les corps comme par l’écriture ; à l’ensemble de la dramaturgie de Roberto Zucco enfin, traversée par un personnage qui ne cesse de faire le vide autour de lui, tuant père (avant le début de la fable racontée), mère, policier, enfant. Image d’un vide intérieur : il faut qu’une disparition ait lieu, qu’un retrait soit engagé, pour que l’écriture se fasse. Il faut en retour que le récit porte trace de cette disparition — contradiction littéralement sublime, qui dépasse l’entendement, et sublimée : le récit ne peut naître que lorsqu’il produit cette disparition : qu’il est le produit d’une disparition à soi, d’un retrait de l’être en lui-même.

Ainsi peut-on définir la situation éthique première : celle que l’auteur éprouve au seuil de l’écriture, celle qu’expérimente le récit pour se constituer — la solitude, le vide, l’espacement du monde entre soi et soi, sont l’appui, ou l’assise, du geste. Cependant, si la solitude adosse l’écriture à une telle position, celle-ci n’est jamais le terme ni du geste, ni de la vie. La contradiction que l’on a relevée sur une solitude qui s’écrivait et s’adressait ne peut avoir de sens que si on ne l’arrête pas sur une dualité qui s’annule. Il s’agit plutôt d’une tension qui dynamise de part et d’autre l’expérience d’écriture, fondamentalement solitaire, et celle du monde, et nécessite une mise en regard de soi et de la solitude elle-même. Ce que dit bien la fin de la présentation des Lettres par François Koltès, qui reprend à son compte la métaphore marine que chérissait son frère :

La constance de l’attachement à un corps familial — au sens large du terme — et le besoin qu’il en avait à tous points de vue, peuvent sembler incompatibles avec l’obstination de cet homme dans la solitude. Ce livre atteste du contraire : les lettres de Bernard-Marie Koltès sont le tracé d’une route solitaire, celle d’une voile qui affronte l’océan, délibérément, et qui adresse des messages à sa terre pour retrouver pour un instant le calme d’un port .

Reste à voir désormais comment s’affronte la mer — et quels sont les modes d’être qui, dans l’ailleurs, disposent de soi dans le monde pour en faire son expérience. Ou comment le récit ne peut s’établir que depuis une position, non pas seulement de soi envers soi, mais de soi dans le réel, qui raconte déjà, en tant que tel, et implique un certain type de récit.

2. Se situer dans les voyages : raconter de biais

Un usage du monde : c’est en ces termes que Nicolas Bouvier faisait du voyage une relation active, une expérience éthique, une rencontre de soi dans un ailleurs qui le révèle. Le monde s’y éprouve dès lors dans sa plasticité qui invite à le travailler : il n’est pas cet objet déjà tout constitué par l’histoire que l’on aurait simplement à habiter, mais se présente davantage comme un outil, disposé, sans détermination, pour que l’on s’en serve. Dès lors, le monde n’est jamais la fin du voyage (Bouvier ni Koltès n’envisagent le voyage dans un but touristique ) : en user, c’est faire de lui un moyen de déplacer, d’orienter, d’altérer aussi les masses qui en soi permettent de l’envisager. Le voyage est ainsi une école, un apprentissage lent de l’instrumentation du monde, de sa perception, de sa compréhension .

D’accord avec Gorki pour chercher mes universités sur les routes, mais, quand d’aventure on y rencontre un savant véritable, on aurait bien tort de n’en pas profiter. Surtout de celui-là, qui prend toujours la peine de répondre aux questions, d’informer, qui s’anime au point d’avancer sur l’interlocuteur comme s’il voulait le dévorer, et qui a, pour le passé qu’il récupère, cette affection véhémente sans laquelle les historiens sont des greffiers, et la connaissance, impossible .

En cela le voyage est-il une sorte de pulsion irrésistible, une dynamique qui met en mouvement la vie sans laquelle on ne saurait voir le monde : « I shall be gone and live, or stay and die. » La citation de Shakespeare qui ouvre l’ouvrage de Bouvier articule d’emblée cette relation du départ et de la vie, et associe l’immobilité à la mort. Mais la référence est approximative : dans Roméo & Juliette, la réplique de Roméo est plus précisément : « I must be gone and live, or stay and die  » — dans l’œuvre de Shakespeare, le départ à Mantoue est une fuite qui garantit la survie, mais qui signe aussi la mort symbolique de l’amour, et Roméo comme Juliette déplore évidemment ce départ. Nicolas Bouvier en modifiant la citation (volontairement ?) renverse aussi la négativité du propos : il fait du départ une volonté dans le futur (« shall »), non plus une obligation morale (« must »), et ouvre le voyage à un usage vitaliste. Koltès en ce sens aussi ne cessera pas de dire combien le besoin de voyager est indispensable après et avant l’écriture, pour, dit-il « ‘‘recharger les batteries’’ et être capable d’écrire autre chose . » Le voyage n’a donc pas une visée morale — il ne consiste pas à voir du pays, à en chercher l’essence, à se sauver : mais à se servir du monde pour mieux se déplacer ; déplacement non pas seulement géographique mais intérieur, il est bouleversement, renversement des réflexes de pensées, altération des certitudes.

Je pense que je rapporterai surtout de ce voyage des idées assez justes sur ce que j’aurai vu, étant donné que je me promène assez peu en touriste, et que je vis le plus possible chez les gens, de leur vie. Je rapporterai aussi beaucoup, beaucoup de tolérance, des jugements de moins en moins catégoriques et une tout autre notion des idées que l’on a en Europe. Enfin, tout ça est bien matière à réflexions …

Cet usage du monde est donc aussi un usage de soi : en retour le travail du monde modifie non pas seulement la perception qu’on pourrait en avoir, mais soi-même. « Le voyage se passe de motifs. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ou vous défait . » Cette « défaite »est chez Koltès un gain, quelque chose qui accroît l’être : c’est pourquoi Koltès dira — non sans provocation —, qu’il détestait les voyages : ce n’est pas pour le voyage que Koltès aime se retrouver ailleurs, pour ce goût faux de la découverte du folklore : « Sur tous les voyage pèse la phrase inoubliable de Beckett : ‘‘Nous ne voyageons pas pour le plaisir de voyager, que je sache ; nous sommes cons, mais pas à ce point’’ ».

Ce qui est recherché plutôt que la reconnaissance d’une image touristique — qui met à mort le monde, comme les cars de touristes mettent à mort Ali qui commence à mourir à l’instant où les touristes où le prennent en photo …—, c’est l’altération dans la mesure où la perte qui se joue en soi favorise une expérience de l’altérité qui agrandit et soi et le monde.

J’ai dû subir un phénomène d’osmose à force de fréquenter, d’entendre parler les Blacks. C’est plus qu’une manière de penser : c’est une manière de parler. […] On commence à sentir l’odeur des gens quand on est avec des étrangers, quand on parle une langue qui n’est pas la sienne .

Nul hasard ainsi si cette altération se joue sur la langue. L’expérience du monde est radicalement celle de la parole, elle entraînera donc une écriture qui naîtra de celle-ci. C’est pourquoi il n’est pas de voyage pour Koltès qui ne soit aussi celui que fait la langue (française) dans l’espace étranger — au récit ensuite de reconstruire ce trajet, comme on essaiera de le montrer. Pour l’heure, disons que le voyage se déporte sur l’altérité qui sera la plus à même de défigurer les habitudes, les préjugés, la langue maternelle. Repousser la mémoire, l’origine, l’enracinement, tel est le but du voyage. C’est pourquoi le voyage est toujours double, comme le monde ainsi éprouvé : géographique (physique) ; mental (imaginaire). Le trajet suit en effet d’abord toujours un mouvement dans le mouvement — à l’étranger, Koltès cherche souvent l’ailleurs de cet ailleurs : à Lagos, pays anglophone, terre africaine mais chantier européen ; au Guatemala, pays hispanophone mais village maya ; à New York, quartier Portoricain (de même qu’en France, c’est dans le quartier Barbès qu’il élira domicile : tout un voyage aussi, un dépaysement dans le pays). L’autre déplacement est intérieur : on a vu l’importance initiale du voyage en Afrique — le déplacement aussi qu’il a conduit, puisque Koltès était parti pour faire une étude sur les entreprises européennes, et qu’il est revenu avec une idée de pièce ; de même en Amérique Latine, quelques mois plus tard : l’auteur y va dans le projet de voir de plus près les révoltes marxistes, il n’écrira cependant qu’une nouvelle (II) qui évoque l’insurrection, mais de nature fort éloignée d’un reportage journalistique.

« Chemin qu’on fait pour aller d’un lieu à un autre lieu qui est éloigné », propose Littré à l’entrée « Voyage ». L’éloignement qui se joue est pluriel : et le chemin, là encore et comme toujours pour Koltès, métaphorique, aussi bien réalisé dans son corps que dans le monde. Le voyage, c’est ce qui l’entraînera toujours ailleurs et loin de là où il comptait se rendre. L’éloignement joue dans la conscience de celui qui ne se retrouvera pas — en ce sens, le voyage est une perte, une autre forme de « nuit perdue » : expérience de quelque chose qu’il faut perdre pour pouvoir écrire.

Auparavant, si de Paris je pensais à l’Afrique, je croyais avoir des idées claires sur la lutte des classes, je me disais qu’il suffisait de se ramener avec sa bonne volonté pour en parler. Mais, quand on est au Guatemala pendant la guerre civile, ou au Nicaragua pendant le coup d’État, on se trouve devant une telle confusion, devant une telle complication des choses, qu’il n’est plus possible d’écrire la pièce sous un angle politique. Tout devient plus irrationnel. En découvrant la violence politique de l’intérieur, je ne pouvais plus parler en termes politiques, mais en termes affectifs, et en même temps cet état de fait me révoltait .

Changement d’angle : le mot estime à sa juste mesure cette perte consentie du point de vue premier, et dit le déplacement en termes géométriques — c’est bien ce pivot de perspective qui modifie la nature du projet et impose en retour un usage autre du monde, différent de celui que l’immobilité avait entrevu. Cet angle, s’il n’est pas politique — ou du moins, s’il ne peut être frontalement politique, mais on verra dans quelle mesure les termes politiques jouent, dans l’affect … —, énonce malgré tout la position de regard du récit koltésien. Le récit ne peut naître que d’une position de recul, de retrait, et de biais. Dans le réel, face à l’expérience, impossible de la percevoir — il faut au contraire se séparer de la chose vue, se trouver dans une situation où la chose regarde elle aussi pour percevoir non seulement la chose mais aussi la nature de la relation, et soi-même face à elle : c’est cette qualité de perception que Koltès cherche, car elle seule enclenchera l’écriture d’un récit. C’est aussi cette position que le récit racontera en partie, puisque le récit ne peut raconter que dans ce biais provoqué du regard. On ne voit rien d’une chose quand on se situe en elle, ou plutôt on ne voit qu’elle, pas ce qui la met en mouvement, ni ce dans quoi elle se déplace. Dès lors, Koltès cherchera une position d’appréhension de l’expérience singulière, qui organisera le changement d’angle : le décalage empêchera tout discours plaqué, permettra d’éviter l’écueil documentaire, ou plus simplement engagé. Dégagé, le corps et le regard ouvrent la voie à un autre type d’écriture : le récit.
En ce moment, j’écris une pièce dont le point de départ est aussi un lieu. À l’ouest de New York, à Manhattan, dans un coin du West End, là où se trouve l’ancien port, il y a des docks ; il y a en particulier un dock désaffecté, un grand hangar vide, dans lequel j’ai passé quelques nuits caché. C’est un endroit extrêmement bizarre — un abri pour les clodos, les pédés, les trafics et les règlements de comptes, un endroit pourtant où les flics ne vont jamais pour des raisons obscures. Dès que l’on y pénètre, on se rend compte que l’on se trouve dans un coin privilégié du monde, comme un carré mystérieusement laissé à l’abandon au milieu d’un jardin, où les plantes se seraient développées différemment ; un lieu où l’ordre normal n’existe pas, mais où un autre ordre, très curieux, s’est créé. Ce hangar va être bientôt détruit ; le maire de New York, pour sa réélection, a promis de nettoyer tout le quartier, probablement parce que, de temps en temps, un cadavre y est jeté à l’eau.

J’ai eu envie de parler de ce petit endroit du monde, exceptionnel et, pourtant qui ne nous est pas étranger ; j’aimerais rendre compte de cette impression étrange que l’on ressent en traversant ce lieu immense, apparemment désert, avec, au long de la nuit, le changement de lumière à travers les trous du toit, des bruits de pas et de voix qui résonnent des frôlements, quelqu’un à côté de vous, une main qui tout à coup vous agrippe .

S’énonce là ce que Bernard Desportes nomme le « synopsis » du théâtre de Koltès. Terme sans doute excessif, surtout si on en fait un système que justement l’écriture du récit dément à chaque pièce. S’il ne s’agit pas d’un principe dramaturgique absolu, du moins se donne à lire ici comme la position de regard privilégié. Et on aurait peut-être tort de faire de ce court texte une prose seconde, une simple légitimation de la pièce par l’expérience, comme on a pu le laisser entendre dans un premier temps du travail de cette thèse. Ne s’agit-il pas aussi, et surtout, d’un récit en tant que tel, morceau de prose (issu d’un entretien oral certes, mais réécrit…) qui se donne pour soi-même son propre synopsis et le réalise : il offre une vue plus générale sur un paradigme de regard. Soulignons comme l’énonciation se fonde d’abord sur un « je », qui est ensuite remplacé, occulté, traversé par la reprise d’un « on »inclusif, mais général, qui impersonnalise le regard et l’ancre cependant dans une concrétude physique. Celui qui regarde — l’auteur évidemment, mais rien ne le dit en tant que tel : ainsi s’organise le premier biais du regard : comme si l’auteur venait emprunter, ou intercepter, le regard de n’importe qui entrerait ici — se situe à l’extérieur de la loi du lieu. Non pas ici pour le trafic ou la drague, celui-ci n’est là semble-t-il que pour regarder, caché : il n’appartient pas au lieu, dont il ne fait qu’en recevoir les énergies. Le deuxième mouvement de ce récit énonce la conséquence logique, qui était en fait, on le devine, le but premier de ce passant singulier : en rendre compte, le raconter. Non pas raconter « son » expérience, donc, mais perdre le point de vue qui vient s’abîmer dans l’objectivité feinte du regard : le « on », ou la narration fabulaire d’une pièce de théâtre. Il s’agit ici de situer le récit au niveau précis de l’énonciation de ce regard : récit de biais, en recul, en retard — qui déroulerait les faits comme devant lui, étranger à lui, et pourtant, dans la reconnaissance d’une appartenance commune, celle de ce lieu.

Chaque voyage rejouerait ceci : non pas en termes d’expérience concrète, mais comme position — ainsi peut se définir le récit comme un regard plongé et dégagé, caché, isolé, étranger à l’événement rapporté, mais « traversant ce lieu immense, apparemment désert », dont l’apparence de désert nomme bien l’illusion théâtrale, qui vient remplir le vide du plateau d’un monde d’ombres surgies et évanouies au terme de la représentation, et par elle. « Traversée », déplacement physique qui serait celui d’une narration aussi, du début à sa fin, ce mouvement rend compte de la lumière qui passe au passage du récit devenu passant, qui se laisse tout à la fois éclairé par ces lumières, réceptacle et regard, cluster visuel en quelque sorte, c’est-à-dire espace de diffusion et de réception, agrégats de sensations redonnés sous forme d’un récit.

Telle est la situation et la position du récit de Koltès : le recul (prendre des distances avec l’expérience mais en elle) ; le biais (en intercepter les énergies). C’est ainsi que peut s’appréhender la forme du voyage de Koltès, sa dynamique et son enveloppe éthique : s’éloigner de l’origine, appréhender des parcelles inconnues et en partie inconnaissables du monde pour s’y perdre jusqu’à un certain point, et à un certain point seulement : puis revenir — retour qui permettra le récit, récit qui peut figurer comme le retour même, récit comme signe de l’altérité, dépôt de sens de l’altération, arrachement de ce qui a été éprouvé là-bas. L’éthique du récit, on le pressent, permet de redéfinir la place occupée dans le monde : puisque c’est en cette place que l’auteur va écrire, depuis laquelle le récit va parler. Car on ne saurait réduire la fable à un texte sur un bout (« un endroit privilégié ») du monde — il porte la trace de celui-ci au moins autant aussi que de celui d’où l’auteur vient et où il revient. Car Koltès n’oublie pas combien il n’est pas l’autre — c’est peut-être sa douleur, il en fait toujours sa dignité. De là, le but des voyages, et sa leçon fondamentale : l’apprentissage d’une relativité radicale, absolue.

Les voyages, c’est très important de les faire pendant une période. Ça remet aussi la France à sa place, mais il y a un moment où il faut s’arrêter. Je ne veux plus remettre les pieds dans le tiers monde, aller en Afrique, ça devient une souffrance permante, à me dire constamment : qu’est-ce que je fous là ?

Souffrance du voyage, qui défigure celui qui vient dans ces endroits dévastés et peut seulement voir la dévastation. La souffrance provient évidemment non pas de cette constatation, mais du fait, incontestable, que le voyageur lui demeurera étranger, qu’elle ne lui appartient pas, qu’il ne peut en être que scandaleusement spectateur. L’écrire ensuite fabrique du récit depuis le vide et la douleur, mais ne réduit pas la blessure, elle la localise seulement. Cette relativité est salvatrice : elle empêche l’identification. Non, l’occidental n’est pas africain, et l’européen n’est pas américain. Koltès ne cessera de reposer constamment les termes de la séparation. Ce n’est pas pour figer les êtres dans leurs identités, dont on verra qu’elles demeurent en tant que telles complexes, mais pour les rendre singulières et infranchissables. Ce qui s’écrit ensuite, ou plutôt ce qui se tait dans le récit mais qui se lira comme sous la fable, ce sera cette séparation justement, d’où seulement peut naître le regard qui verra chacun des êtres singuliers, mondes autonomes, présences réelles.

Koltès voyage et ce qu’il rencontre, c’est l’altérité radicale de son être, qu’il ne sert à rien de nier : les voyages dans le tiers-monde cesseront presque aussi rapidement qu’ils ont commencé. Une fois rencontrée physiquement, éprouvée dans la chair, à Lagos, à Managua, cette relativité de soi dans le monde est acquise pour toujours. Il préfèrera les villes de l’entre-deux, qui tiennent de l’Europe et de l’ailleurs, dénuées du reflet qui dévisage le regard du voyageur sur lui-même coupable de participer à la dérive d’un monde en voyageur possédant son billet retour. Ce sera donc New York, puis dans les dernières années, le Portugal : « Les Portugais ont toutes les qualités du tiers monde . » Koltès n’ajoute pas : ‘sans en faire partie’ et c’est pourtant cela que sous-entend le propos. L’expérience du monde est une brûlure qui marque une fois et suffit pour écrire ensuite celle-ci pour toujours.
C’est l’ultime biais du récit : cette relativité absolue — éthique de l’autre comme irréductible déchirure, précipices qui séparent mais permettent la relation puisque la coupure, empêchant l’identification, permet la reconnaissance, c’est-à-dire la perception de l’autre. C’est donc en termes de dynamique de reconnaissance que se joue l’ultime éthique de la solitude koltésienne et de son récit, et son parcours.

3. La trajectoire nocturne

Une question mystique

Bernard-Marie Koltès, 1948-1989, écrivain et dramaturge, ne laisse pas uniquement une œuvre théâtrale, il continue de nous offrir une pensée de la radicalité la plus absolue, et jusqu’à sa correspondance, Lettres, et un scénario inédit, Nickel Stuff, que publient aujourd’hui les éditions de Minuit. Influencé par Melville, Conrad, Lowry, et surtout Faulkner, il rêva d’un Adam noir, d’une autre fondation du monde, par un renversement qui lui fait aller le plus loin possible aux limites de sa propre identité française .

Commencer, comme le fait ainsi Yan Ciret, une présentation de la vie et de l’œuvre de Koltès par une approche anthropologique de l’identité négative pourrait sembler singulier . Celle-ci est pourtant, en effet, et en partie, la clé de voûte de son éthique radicale, le point de départ décisif pour en appréhender la complexité, quand bien même elle mit pour l’auteur du temps à se formuler, qu’elle se vécut en trajectoire heurtée, scandée par des séismes intérieurs violents, des déchirures successives, des blessures narcissiques et intimes qui finiront par inventer une identité. Inventer une identité, c’est en produire une en fonction d’un usage donné du monde : choisir une position sociale, un corps neuf, une appartenance surtout qui ne serait pas celle déterminée par l’origine — le récit de Koltès sera la formulation ouverte de cette identité. Cette trajectoire permet de comprendre le sens d’une solitude qui n’est pas seulement un positionnement social, ou une situation de perception des événements, comme on vient de le voir, mais une tension à l’œuvre à la racine de l’être dont l’écriture du récit sera garante, dépositaire, espace d’expansion.

Si on a évoqué la relativité comme prise de conscience d’une place occupée dans le monde, celle-ci ne peut s’expliquer que dans une relation de l’auteur aux autres qui le situe lui-même dans une relativité identitaire. Celle-ci, Koltès l’éprouve via une négativité qu’on dira positive. Ne pas être soi, c’est s’inventer comme autre, et trouver ailleurs les dispositions d’une identité à l’opposé de l’origine sociale, nationale, sexuelle, politique. C’est autre qu’il se rêve et se conçoit, et c’est depuis cet autre de l’être qu’il écrit — cependant, jamais cet autre ne sera conçu comme identité propre, mais toujours, comme on l’a déjà esquissé, dans une contradiction œuvrante. Issu de la bourgeoisie de province, il écrira toujours dans ce déplacement vers l’élection de figures absolument autres qui seront le point de vue (narratif, poétique, éthique) du récit. Mais ceci n’est que le point final de la trajectoire. Et il est utile d’en retracer les jalons pour saisir les pivots majeurs de l’éthique de l’altérité koltésienne. Puis, au fil de l’étude, on essaiera de saisir ces autres successifs : corps noir, être minoritaire, limite de l’identité — assaut contre ses propres frontières.

Pour remettre en contexte les différentes naissances de l’écriture, on a pu évoquer une lettre adressée à sa mère où Koltès relate une rencontre avec des jeunes ouvriers, à Paris, au printemps 1976 . Si dans un premier temps de l’étude, on a pu formuler l’hypothèse d’un modèle narratif de la rencontre, ou comment celle-ci aurait pu fournir de point d’appui pour l’écriture, un an plus tard, de La Nuit juste avant les forêts, il faut cependant ici s’y attarder de nouveau et davantage pour approcher au plus près ce qui nous semble être une véritable expérience intérieure, objet d’une conversion, et d’une sorte de révélation quant à la place que l’auteur se voit occuper dans le monde. Expérience intérieure, conversion, révélation : tous ces termes pourraient relever d’une « mystique » — ils sont employés ici à dessein puisqu’il semble que c’est bien de cet ordre que se passe la défiguration de l’identité.

À part cela, mes trois jours à Paris ont été très tumultueux ; j’ai bien besoin de ces trois semaines de solitude pour mettre mes idées au clair ; j’espère que personne ne viendra, je le recevrai très mal. Ce serait long, compliqué de t’expliquer, surtout je ne sais par où commencer, surtout enfin je n’ai pas encore bien clarifié les choses. En bref : Je me suis trouvé en contact, – pour la première fois peut-être, en tous les cas d’une manière aussi violente – avec ce qui doit constituer le plus bas niveau de la classe exploitée, ou du moins celui qui m’a le plus bouleversé, sans doute parce qu’ils avaient moins de vingt ans, qu’ils me ressemblaient sur le plan des aspirations, et qu’enfin ils portaient la marque horrible d’une vie détruite déjà, sur leurs visages.

La défiguration, c’est-à-dire ce mouvement de reconstruction désirable de l’identité, altération féconde de l’altérité, est ce geste de reconnaissance d’une blessure qui empêche l’identification, mais appelle à l’invention de la relation. C’est en ce sens que Evelyne Grossman l’approche et c’est par cette approche que nous l’entendrons ici comme dans l’ensemble de l’étude :

J’y vois […] d’abord une mise en question inlassable des formes de vérité et du sens. Ensuite, et conjointement, une passion de l’interprétation. La défiguration qui anime les formes est un mouvement érotique, amoureux : sans cesse elle défait les figures convenues de l’autre, et l’interroge, l’invente à nouveau, le réinvente à l’infini .

La solitude est ainsi le point de départ de la réflexion : plongé dans l’expérience, on ne peut rien dire et rien ne peut se comprendre — le retrait est essentiel, même s’il ne sera pas suffisant, car seul une écriture seconde, décollée de l’expérience, œuvrant la vie dans l’élément de l’œuvre, pourra lui donner sens et l’accomplir : ce sera l’enjeu du récit de La Nuit juste avant les forêts. Récit précisément en ce qu’il est ce travail de décollement et de réappropriation. Mais au moment de l’expérience, et dans le temps premier de sa saisie, il ne s’agit que de la raconter telle qu’elle a pu s’éprouver : non pas encore écriture d’un récit, mais récit de l’expérience, tentative de nomination, ou plutôt de localisation dans l’espace intime et politique, de la douleur. Cette solitude ne peut donc être féconde seulement dans la mesure où elle est l’espace de la relation avec la mère, comme on l’a évoqué. Lui écrire, c’est faire parler la solitude qui racontera l’expérience, c’est-à-dire en l’exposant, cherchera à la clarifier.

Cette expérience est celle d’un « contact » : Koltès n’écrit pas « rencontre », et sans doute le mot « contact »dit mieux la nature de ce rapport, dont la violence réside moins dans la confrontation que dans l’impossible réciprocité, l’échange qui dresse l’infranchissable altérité en dépit de la reconnaissance. La reconnaissance, on la dira biologique et non physique : même âge, même volonté vague et déterminée face à la vie, mais d’un côté, le « toujours-déjà » des vies passées sur le visage de ces jeunes ouvriers, tandis que de l’autre, Koltès porte en lui le « pas-encore » qui l’anime, et qui justement lui permet d’écrire, « pas-encore »en lequel est la dynamique matricielle d’un geste d’écrire en devenir. De part et d’autre, des ouvriers abîmés par le labeur et un (fils de) bourgeois qui a disposé de moyens intellectuels pour refuser le travail manuel et se livrer à l’art. Schématisme binaire politique et éthique, il s’énonce cependant avec simplicité dans ce contact, qui soudain n’est pas pure théorie : c’est, physiquement, la mise en rapport de deux classes irréductibles, pour employer des termes marxistes qui sont ceux de Koltès plus loin dans la lettre : un Lumpenproletariat en regard d’une certaine avant-garde culturelle de la Révolution — corps à corps dressés chacun d’un côté du monde, et pourtant rassemblés dans un même lieu, et échangeant. Mais échangeant quelles paroles ?
Te donner les détails serait trop long, inutile peut-être ; mais disons qu’il s’en est suivi une conversation de toute une nuit, jusqu’à dix heures le matin, qui m’a fait un choc tel que je n’arrive pas encore à calmer mon esprit. Je n’ai pas pu ouvrir la bouche ; pour la première fois depuis que je suis parti, je me suis senti « du mauvais côté », et, enfin, j’ai fui comme un voleur, avec une honte dont je n’arrive pas encore bien à voir quelles en sont les causes.

Un « choc » : on a déjà pu relever la récurrence de ce terme chez Koltès, son usage à la confluence de Gorki et de Grotowski, sur le plan esthétique de l’idéal de réception de l’œuvre dans la recherche d’un « déferlement poétique ». Le champ de l’expérience s’est déplacé de l’esthétique au politique mais le mot demeure, ainsi que la violence de ce « déferlement » qui charrie avec lui dans l’émotion immédiate un agglomérat confus de signes jetées en bloc, masse obscure mais détentrice d’un sens profond. Ces jeunes hommes ont joué le rôle de révélateur, miroir qui renvoie justement un contre-reflet, celui d’une identité négative. Dans la séparation s’élabore la matérialisation du silence qui dira, plus que tout, l’impossibilité de nouer dans la parole une relation — charge ensuite au récit de faire parler le silence, de lui donner un rôle dramaturgique, on a vu dans quelle mesure, notamment dans le monologue de 1977. Cette séparation, Koltès l’éprouve immédiatement en termes d’espace et de situation métaphorique : chacun occupe un « côté » du monde. Celui sur lequel se tient Koltès, il le pressent confusément et indéniablement, est le « ‘‘mauvais côté’’ » — situation qui l’emplit de « honte ». Pourquoi ces mots qui qualifient moralement cet état de fait politique ? C’est justement parce que cette séparation rejoue concrètement et physiquement une fracture intérieure : entre aspirations et déterminisme social, entre volonté de devenir et essence héritée, entre praxis et ethos. La portée de ces termes moraux excède cependant tout moralisme ; et il faut s’arrêter un peu sur cette « honte », à bien des égards fondatrice. Plus que la formulation sensible d’une culpabilité confuse, elle semble être ici d’ordre politique et spirituel. On sait que la honte ne peut s’exprimer que face à d’autres, lorsque leur jugement est intériorisé et renversé en signe d’humiliation — elle est souvent signe d’une blessure narcissique qui confronte l’individu à une scission intérieure, et entraîne un retrait qui saura reconfigurer l’identité ainsi blessée. D’un point de vue plus spirituel, elle renvoie à la place que chacun occupe dans l’ordre des hommes par rapport à tous : la honte agence la relation à l’autre dans une visée qui joue le rôle de révélateur des valeurs que la conscience voudrait partager au sein de la communauté dans laquelle elle désire s’inscrire. Elle est bien ce sentiment confus et complexe, au croisement éthique, politique, et spirituel qui est justement le champ de forces de cette expérience, à partir de laquelle toute une conception du monde va découler.

Tout cela ne t’intéresse peut-être pas outre mesure, mais comment pourrais-je ne rien t’en dire, alors que cela est, pour moi, essentiel ?
Tout, pour moi, s’était mystérieusement clarifié, sur tous les plans : il n’y a pas d’issue possible hors d’une adhésion complète à la cause et au mouvement de la classe ouvrière, de tous les exploités en général — les raisons, je t’en ai donné quelques-unes déjà, mais elles sont plus nombreuses encore, toutes décisives ; cette conviction-là, je l’avais, je l’ai encore plus que jamais ; cela seul peut donner un sens à mon travail, travail qui est l’unique raison de vivre.
Mais il y a que, ce soir-là, je me suis senti de l’autre côté - la sensation la plus angoissante que j’ai jamais ressentie.
Pourquoi ? Me suis-je demandé. Pourquoi maintenant, alors qu’ouvertement je veux me mettre de leur côté, alors que, sincèrement, je veux me mettre à leur service ?
J’ai alors senti le poids énorme de mon individualité : non, je ne serai jamais comparable à ces exploités-là, jamais ma situation aura de mesure commune avec ceux dont la vie est détruite avant vingt ans par le travail, et qui n’ont pas, faute du luxe de la culture, tous ces refuges dans l’esthétisme, dans l’art, dans toutes ces nourritures pour ceux qui ont le temps.

Le balancement rhétorique qui organise le propos reflète la dualité éprouvée entre une reconnaissance (« l’adhésion ») mais l’impossibilité de s’y réaliser (« le poids ») ; entre la communauté choisie de la classe ouvrière et « l’individualité » pesante d’un bourgeois qui n’appartient pas, culturellement, socialement, physiquement, à la classe exploitée. Finalement, la reconnaissance ne fait que renforcer la solitude, puisque de part et d’autre, classe exploitée ou classe bourgeoise, n’existe que l’impossibilité d’appartenir. Lucide, Koltès reconnaît que l’écriture n’a de sens que si elle s’ancre depuis un champ politique — mais le fait d’écrire lui-même rend cette appartenance impossible. Marx, et plus encore Lénine ou Trostki, avaient évidemment soulevé cette dualité et cette déchirure, et, somme toute, le sentiment éprouvé par Koltès est dans ce paradigme marxiste un lieu commun de la conscience déchirée bourgeoise. Il est ainsi exemplaire dans sa situation et ses attendus sociologiques. Mais là où cette expérience se singularise, c’est tout d’abord parce qu’elle s’est éprouvée comme expérience, dans la rencontre, non sur le champ théorique. Le récit à la mère est le lieu aussi où elle se déroule, et il est remarquable que la lettre passe d’une confusion explicite ( « Ce serait long, compliqué de t’expliquer, surtout je ne sais par où commencer, surtout enfin je n’ai pas encore bien clarifié les choses ») à l’établissement d’un éclaircissement (« Tout, pour moi, s’était mystérieusement clarifié, sur tous les plans »), comme si l’écriture de ce récit dans la lettre avait pu participer à cette clarification. L’autre singularité de ce lieu commun de la blessure politique est plus importante encore, engage une tout autre lecture de cette trajectoire : c’est le glissement opéré par Koltès entre le politique et le métaphysique.

Dans cette vision manichéiste du monde que j’ai de plus en plus, que tous les événements confirment, — pour parler en termes de métaphysique, qui te sont plus proches que le langage marxiste ! : la part du bien est claire, sûre, bien délimitée, mais celle du Mal est imprécise, elle se déplace à tout instant, elle vous englobe sans qu’on s’en rende compte. Ainsi, ces exploités de vingt ans, c’est la part malheureuse, c’est — toujours métaphysique ! — la part de Dieu, sans conteste possible. Mais si, de l’autre côté, Rotschild, de Wendel, l’argent, et tous ses profiteurs, sont le mal incontestable, nous, où sommes-nous ? Je me dis : je suis au Parti communiste, j’ai choisi mon camp ; mais quand la situation me catapulte à la figure les vrais exploités, je vois l’énormité du luxe de mon existence. J’ai choisi mon camp, me dis-je ? Mais en cas de catastrophe, sur quelle solidarité compterais-je, sinon sur celle de l’argent, et pourquoi pourrais-je y compter, sinon à cause de mes origines ?
Sur quelle solidarité, eux, peuvent-ils compter ?
J’ai eu le sentiment, enfin, que dans la lutte des classes, le combat ne se fera pas que entre nous contre les grosses puissances d’argent mais aussi entre les vrais exploités et la frange intermédiaire dont je suis.

C’est en apparence pour d’évidentes raisons « pédagogiques » que Koltès déplace le vocabulaire de la question, et se déporte sur le terrain du spirituel pour se faire entendre de sa mère, loin d’être rompue — contrairement au père de Koltès — à la théorie politique. Et pourtant, ce glissement ne ressortit pas seulement d’une propédeutique de la pensée marxienne à l’intention d’une catholique peu versée dans la dialectique matérialiste, mais nous semble au contraire localiser la spécificité de l’expérience de Koltès, et il paraît important d’en saisir toute sa portée parce qu’il permet d’envisager les conséquences fondamentales sur l’écriture et le récit. L’identification que formule Koltès entre exploités (Marx dirait plutôt : « dominés ») et « part malheureuse » (celle de Dieu), c’est-à-dire, maudite , décrit une conception du monde qui rend grâce à la sainteté des malheureux, faisant des condamnés les figures ultimes d’un sacrifice essentiel et rédempteur.

« De plus en en plus, de façon à la fois vague et décisive, je divise les gens en deux catégories : ceux qui sont condamnés et ceux qui ne le sont pas » dira Koltès, plus tard, en 1983, au sujet de Combat de nègre et de chiens. Cette lecture du monde organise l’archistructure historique du réel et sera comme une fondation anthropologique et narrative des pièces de Koltès, au moins jusqu’à Quai Ouest, voire Dans La Solitude des champs de coton. Dans chacune, des jeux d’opposition entre condamnés et vainqueurs de l’histoire, damnés et dominants, et tout le récit sera articulé en fonction de ces flux. On verra ensuite comment le récit peut venger l’histoire et de quoi sont fait ces êtres condamnés, de quelle faute ils sont chargés, de quelle grâce cette condamnation les rehausse dans l’ordre politique. Qu’il suffise de dire ici, quant à la question de l’ancrage de la solitude, que cette lecture du monde, au croisement du marxisme et du spiritualisme, pose la question de l’Histoire et de l’histoire : celle du monde, et celle de l’art. C’est dans la mesure où l’écriture saura être le précipice intime du récit plus général du destin des hommes qu’elle peut avoir du sens au regard de Koltès. Mais ici, avant de voir comment les forces vont se déployer, il faut d’abord déterminer où se situent ces forces, où elles naissent : d’où parle le récit qui va raconter ?

Je fais là, à l’intérieur d’un cadre « politique », exactement un trajet qui ressemble, chapitre après chapitre, à « la nuit obscure » de Jean de la Croix, avec la monstruosité du mal qui augmente sans limite au fur et à mesure où l’on veut s’engager dans le sens inverse.

C’est ici que s’énonce l’équation décisive. Koltès propose à sa mère, et donc pour lui-même, une lecture de son parcours intellectuel en suivant un « modèle » mystique sur le champ idéologique. Jean de la Croix, dont il lit avec ferveur les poèmes et les correspondances avec Thérèse d’Avila, décrit assez radicalement ce trajet, dans le texte « La Nuit obscure ». Ce poème est à la fois objet littéraire, témoignage d’une expérience, et l’expérience qu’elle décrit : celle d’un mouvement vers une mystique de l’abyssal.

Chanson de l’âme

Qui se réjouit d’avoir atteint le haut état de perfection, qui est l’union avec Dieu, par le chemin de la négation spirituelle.

Dans une nuit obscure
Par un désir d’amour tout embrasée
Oh joyeuse aventure
Dehors me suis glissé
Quand ma maison fut enfin apaisée

[…]

Dans cette nuit de joie
Secrètement car nul ne me voyait
Ni mes yeux rien qui soit
Sans lumière j’allais
Autre que celle en mon cœur qui brûlait

[…]

Oh nuit qui as conduit
Nuit plus aimable que l’aube levée
Oh nuit qui as uni
L’ami avec l’aimée
L’aimée en l’ami même transformée 

[…]

Le texte de Jean de la Croix est à ce titre expérimental, puisqu’il raconte l’expérience dont le récit est lui-même l’expérience : la parole du mystique s’identifie ainsi à celle du poète — il n’y a pas de mystique hors littérature mystique. Quel est dès lors ce trajet ? Celui d’une parole qui cherche la parole, qui se fraie une voie dans l’inconnu et qui va nommant ces mots nommer sa propre trajectoire et les objets rencontrés, les puissances qui vont l’animer. La mystique est ce qui parle depuis le fond de la solitude sans Dieu, parole d’une conscience séparée de Dieu et livrée à la nuit. Elle est ce qui reste d’une parole perdue qui se cherche et se trouve, voire s’invente. C’est aussi ce qui doit être parlé — une légende, littéralement — sans quoi le silence recouvre tout. Ce frai (cette parole essentielle, qui est aussi le fait de parler) est ainsi une fable : La Fable mystique est le titre qu’a donné Michel de Certeau dans son ouvrage sur la mystique des XVIe et XVIIe. s., et on suivra ici sa lecture en exposant les étapes de ce récit pour voir en quoi elle épouse le trajet de Koltès durant ces années.

Le philosophe défait le discours mystique d’une part du théologique et d’autre part du littéraire pour en faire une lecture socio-historique et philosophique : ce déplacement qu’opère M. de Certeau du religieux et du poétique sur le philosophique et l’éthique est justement celui que travaille Koltès et que nous essaierons de saisir. Il nous semble que cet abord fabulaire de la mystique est le plus à même d’approcher ce que l’auteur lui-même éprouve en termes de trajectoire. Car la mystique n’est pas une pensée ou un dogme, mais un parcours dans la langue en regard du monde. Elle est littéralement un récit, qu’elle ne cesse de redéployer dans chacun de ses textes — récit de l’expérience et expérience du récit ne font qu’un, puisque la fable est dans les deux cas ce qui se raconte et s’éprouve. En cela est-elle déjà ce que vit Koltès, qui ne sépare pas l’expérience de ses textes et celle qu’il éprouve, l’écriture de la vie étant une manière aussi de la vivre, en la nommant.
Les propos de Koltès laissent entendre que cette trajectoire mystique concerne la rencontre avec les jeunes ouvriers — mais on peut les comprendre aussi dans une perspective plus large, et concevoir l’ensemble du parcours d’écriture depuis les premières pièces suivant ce modèle. Précisons que Koltès reconstruit rétrospectivement ce parcours : il ne s’agit pas ici de chercher à identifier rigoureusement le modèle mystique sur l’expérience d’écriture de Koltès. Mais on verra que cette reconstruction informe grandement sur le point où l’auteur se situe, lui-même, en 1977, en regard de cette trajectoire, de cette « Nuit » qui commença avec Les Amertumes, et donc chaque texte peut être un chapitre de l’avancée nocturne.

Cette fable mystique s’ouvre sur une première perdition : le « premier chapitre » décrit une plongée dans une nuit ; perdu, le sujet fait l’expérience d’une perte de sens, du savoir, de la langue et de tout ce qui l’entoure : nul salut possible puisque nul horizon, approche de la folie — la nuit mystique est la première topique, essentielle, effroyable, qu’il faut éprouver jusqu’à l’extrême limite du possible. Cette première marche est celle d’une dépossession : Koltès lui-même fait l’épreuve de la littérature en se dépossédant d’une langue, et choisissant la réécriture d’abord pour commencer d’écrire. C’est l’entrée dans la nuit : la langue est d’abord perte de sa langue, parole prise à l’autre pour pouvoir avancer dans cette nuit.

Puis, un premier mot est lancé au-devant de soi comme pour à la fois mesurer la distance qui sépare l’être de ce mur d’obscurité, et pour le faire se dresser, et pour que le mot fasse écho en se projetant dans ce mur ; et c’est ainsi, par ce mot, que le sujet se rétablit dans l’être : c’est le deuxième lieu (le deuxième « chapitre »), celui qui conjoint le poème et la traversée de la nuit. Langue la plus haute et de plus grande intensité pour approcher les mystères qui entourent celui qui voudrait les percer, le poème mystique (tautologie) s’acharne d’abord à se donner langue, pour naître et reconnaître sa trace dans le monde. Ce serait le deuxième temps de l’écriture : celui d’une saisie du verbe, mais dans le verbe. Tous les mystiques ont fait l’épreuve de la terreur de la langue : où à force de chercher à nommer, ils ne trouvent comme appui que la langue elle-même et, pour ne pas sombrer dans le vide qu’ils affrontent, font supporter en elle la densité la plus grande — de là cette beauté terrible de la langue des mystiques, qu’on nomme rapidement poésie sans voir qu’il s’agit d’une épreuve de la beauté, de sa mise à l’épreuve. Les premières écritures d’invention de Koltès, à partir de L’Héritage, semblent rejouer cette épreuve, jusqu’à la folie d’une langue intransitive, récit pulvérisé dans la langue elle-même.

La fable mystique est trajet nocturne parce qu’elle se donne pour tâche, afin de gagner la lumière, de parcourir toute la noirceur de la nuit, de la traverser entièrement, au risque même de la perte : de là ce danger de la mystique, non seulement spirituel, mais théologique, et sa condamnation par les tenants de la théologie positive. Le récit (mystique) de l’être rejoue une genèse à l’envers, geste d’une perversion qu’ont bien reconnue les théologiens du XVIème s. : une naissance du Verbe par la chair, comme le Verbe s’est fait chair, dans la volonté de nommer non plus la chair, comme le premier geste de Adam, qui nomme les vivants autour de lui, la parole mystique se donne pour tâche de nommer le Verbe par la chair de la langue. Cette chute de la chair sur le Verbe est ainsi verticalité du Verbe hors de la chair : tel est le double mouvement paradoxal et dynamique de cette pulsation mystique, que raconte la fable. De là l’érotique scandaleuse de cette parole mystique, qui rejoint les grands poèmes d’amour spirituels, et notamment Le Cantique des Cantiques, qui disait déjà la relation perdue à l’être par la fable d’un amour charnel. Ce récit de la chair et du Verbe pourrait bien être le conflit majeur qui se noue dans les premières pièces de Koltès, précisément à partir de la réécriture du Cantique des Cantiques : La Marche est à cet égard la première pièce après la première, pourrait-on dire — c’est-à-dire la pièce de l’incarnation après la naissance (dans Les Amertumes).

Il faudrait sans doute pouvoir s’attarder sur la nature charnelle de cette parole, sur la beauté secrète de l’écriture mystique, sa puissance d’obscurité consubstantielle à sa dynamique de sortie de l’obscurité. Son obscurité intime et essentielle s’affirme dans chaque texte initié, parce que cette science mystique (devenue science au moment où l’adjectif est devenu substantif ) s’est développée parallèlement à la théologie positive, en Espagne et en France, via la scolastique, et a accru sa langue négative, pourrait-on dire, c’est-à-dire excessivement verbale, méthode du mot contre science de l’utile, expérience absolue d’un verbe singulier contre système de pensée. Jacques de Jésus a bien montré, dans ses Phrases mystiques, que la mystique fabrique une phrase exubérante qui recourt à toutes les possibilités du langage, procédures d’opacité redoublées, signe vers des étymologies fausses, chemin de pistes qui se perd dans le secret . Dans la perte que la parole mystique énonce et traverse, elle va jusqu’à voiler elle-même le sens de ce qu’elle dévoile pourtant : « douleur de langage  », dit Michel de Certeau, qui s’arrache tant de l’origine (charnelle) du corps qui parle qu’elle se perd dans une finalité insensée, dissimulée, inaliénable. C’est la folie de la langue aussi qui s’y exprime, comme pour redoubler la folie de la Croix qu’est venu enseigner les Apôtres — une folie qui pourrait bien être celle de la langue des premiers textes de Koltès, sa beauté aux limites de l’intelligible, où la phrase exhibe sans cesse sa sensible formulation.

Le puissant problème auquel se sont heurtés les mystiques, et Jean-de-la-Croix comme les autres, plus que d’autres, c’est l’articulation du réel et de l’expérience, et sur le plan du langage, celui du dicible et de l’inconnu, quand toute relation à l’autre est remplacée par une recherche d’identification à l’être, puisque le mystique ne tend qu’à dire l’unité retrouvée de Dieu, la conscience enfin rétablie en Lui, la perte tant réalisée qu’elle perd, avec elle, le corps de celui qui prononce les mots et gagne les régions de l’impossible union. C’est là que le silence guette, et le doute, et la perte éprouvée jusqu’à l’extrême limite du possible. Cette expérience de la perte, chaque mystique l’a connue, et il faut, pour que l’expérience ait lieu, qu’elle soit connue jusque dans cette limite. La menace est haute — sans doute Koltès l’a éprouvé aussi ainsi, en partie (il ne s’agit pas que de cela), et cette plongée dans la nuit, jusqu’à la drogue, et la tentative de suicide, semble aussi ressortir de cette expérience des limites de soi dans la langue et l’être.

Et cependant, l’indicible ne se résout pas dans le silence ; au contraire : la menace est elle aussi traversée pour que la fable mystique s’accomplisse. La parole doit se dire, c’est cette exigence qui la sauve : conversar, « il faut parler ». C’est ainsi que la parole y est toujours, et chez Madame Guyon de manière exemplaire, performative — réalisation d’un acte qui énonce et accomplit en même temps la tension vers l’être. C’est pourquoi il n’y a pas d’imaginaire mystique, ni séparation du réel et de l’intelligible : il n’y a qu’un récit qui raconte et accomplit ce qu’il raconte — un rêve, ou un théâtre.
La « blessure mystique », tient enfin, et c’est précisément là où elle réside chez Koltès, dans la mise en situation d’axiomes moraux. Il ne s’agit pas d’un agir humain en fonction d’un dogme du bien et du mal établis, mais d’une avancée dans des territoires où le bien se dissipe à mesure, puisque tout réside dans la parole qui énonce le monde au sein de la nuit (c’est-à-dire des pertes des repères, d’un vide créé par le mystique pour établir l’union avec Dieu au point d’articulation du monde et de l’esprit, de la chair et de l’âme). Ce langage, tous les mystiques en font l’expérience et l’épreuve, ne peut être qu’imparfait : il n’est plus de distinction entre bien et mal, mais énoncé de « cas », dont on ne peut dégager aucune certitude, et la vérité pour toujours sera relative, relative à l’expérience, à l’épaisseur de la nuit éprouvée, à la solitude plus ou moins arrachée au monde.

Dans la quatrième partie de son livre, Michel de Certeau dresse un panorama en figures de la fable mystique : trois exemples se succèdent, et la troisième surtout peut nous intéresser — il s’agit d’un nomade, errant de Bordeaux à Londres, d’Orange au Danemark, ermite du nom de Jean de Labadie (1610-1674). Son mysticisme consistait en une marche « toujours plus loin » vers des espaces toujours plus décevants quand il les atteignait : le dire mystique lui était parcours des lieux, trajectoire du monde, mais où tout territoire se dérobait, puisque le désir le déportait ailleurs : « [le mystique est celui] qui ne peut s’arrêter de marcher, et qui, avec la certitude de ce qui lui manque sait de chaque lieu et de chaque objet que ce n’est pas ça… . » Il faudrait être ailleurs, ici on peut dire seulement que c’est ailleurs que se dira ce qui doit se dire, quand bien même on ne trouverait que du ici et maintenant devant soi. On reconnait ici la mouvance essentielle que dira La Nuit juste avant les forêts, récit et expérience de son récit, matrice ensuite paradigmatique d’une dynamique que l’on pressent non pas seulement dramaturgique, mais plus profondément existentielle. La Nuit juste avant les forêts sera la Nuit obscure de Koltès, à la fois la fable mystique et l’espace littéraire où elle s’est éprouvée. Tel est le trajet mystique — sa fable, un récit, et aux yeux de Koltès, celui qui permet de raconter un parcours.

Précisons ce fait : si un récit mystique est à l’œuvre dans l’écriture de Koltès, on ne peut l’entendre que dénué de religiosité — c’est-à-dire d’une foi pratiquante. C’est dans une praxis politique que cet ethos mystique prend son sens. Plus il s’enfonce dans le choix de la classe ouvrière, plus il réalise qu’il en est séparé ; plus il sait que c’est là qu’est le territoire du réel dans sa nécessité, plus il fait l’épreuve de sa solitude. Dans cette trajectoire, on a pu reconnaître quelques-unes de la fable de l’écriture koltésienne : des Amertumes, qui faisait déjà de la naissance la tension essentielle du récit intérieur ; à La Nuit perdue — dont le titre est une référence explicite à Jean de la Croix, et dont le parcours, traversait les figures d’un soldat vaincu, d’un homme aux symboles envouté par le feu qui le dévorait, et atteignait celle du poète, seul survivant de la nuit, signe de la perte, et signature de sa rémanence ; jusqu’aux Voix sourdes, travaillées par des visions Tarkovskiennes, dans l’obsédante menace d’une Apocalypse rédemptrice mais dont le salut n’est qu’un vertige, un incendie (dans Des Voix Sourdes), ou une obscurité totale. Ces œuvres portent l’insistance d’une blessure qui ne cesse de se dire : d’abord narcissisme d’une langue qui tente de percer ses propres mystères, elle finit par trouver dans la lutte des classes l’exacte identification, où le matérialisme historique rejoint la transcendance sacrée : blessures mystiques et politiques se rejoignent finalement à la racine de l’être pour le constituer comme récit, avant de constituer l’écriture en récits.

Dès lors, se formule une position éthique essentielle pour écrire, et même pourrait-on dire que c’est elle qui fait écrire. Le trajet mystique dans le cadre politique opère cette lecture spirtualiste de Marx et matérialiste de Saint Jean-de-la-Croix pour d’abord localiser la blessure identitaire, avant ensuite de se défaire de l’identité donnée.

Je ne sais pas quelle nouvelle décision sortira de cette expérience. Je prends mon temps pour ne pas faire de connerie, mais il en sortira une, cela est sûr . 

On verra quelles origines il choisira de se donner, sur quels corps s’appuyer — ce qui « est sûr », et ce trajet le dit, c’est que le récit de Koltès ne sera pas celui d’une identité première qu’il s’agira de retrouver : l’écrivain dès lors se pensera autre, pour écrire « je », et pour raconter l’histoire qui sera celle de ces autres que lui, figures de projection qu’on ne pourra rejoindre qu’en les racontant, en inventant leur histoire en dehors de soi, dans ce dehors qu’est la littérature.

Dans ces lettres plus tard, à certains amis, après un séjour au Sénégal, il signait parfois « Cheik Abdullah B.-M. K. », par jeu sans doute, pour s’inventer autre : Arabe, jusqu’à la signature privée, revendiquer l’identité qu’il n’est pas, et ne pouvait que creuser encore la solitude de son être : ontologie absente. Michel de Certeau définit ainsi la fable mystique : « une histoire absente », en absence d’histoire. Sans doute parce qu’il revient à ceux qui en font l’expérience d’inventer cette histoire en s’y inventant. La signature étrangère de Koltès — dans sa correspondance privée : et il ne faut pas négliger la part de jeu et de joie dans cette désidentité — est aussi peut-être un souvenir de la signature nègre de Rimbaud, qui signait, depuis Harar, « Abdel Rim. ». Comme Rimbaud, l’anthropologie polymorphe est renversée contre ce qui l’a constitué. À la racine de l’être, cette solitude exemplaire qui doit faire l’épreuve d’abord de l’arrachement — dans chaque texte, cette solitude doit s’éprouver, s’inventer, se développer, se traverser : un désir d’être autre (de le devenir) :
J’ai toujours envie de courir derrière [les loubards] pour dire à l’un ou l’autre : donne-moi tes fringues, tes chaussures, tes cheveux, ta démarche et ta gueule, tels quels sans rien changer, moi je te donne ce que tu veux (et, s’il me les donnait, je ne me retournerai même pas pour voir ce que je deviens) 

« On ne peut pas parler d’histoire qui ne rende pas compte d’un déracinement . » L’histoire pour s’écrire, doit procéder d’un tel déracinement avant d’en rendre compte : séparée du corps premier, arrachée, la parole qui se prononce ne peut que s’adosser à cette séparation, cette solitude.


Chapitre II.

Ce que racontent les monologues

« On est tout seuls. Salut »
Horn, Combat de nègre et de chiens

Le monologue, forme première, exemplaire et centrale de la parole dramatique de Koltès ? Procédé fondateur de composition, espace initial, génétiquement et historiquement, de l’écriture, il a pu sembler à beaucoup comme l’origine de la pièce. Si la littérature critique abonde d’articles qui voudraient le définir en des termes de poétiques de composition, et si l’auteur lui-même ne cesse de mettre en avant la forme monologuée lors des rares entretiens où il définit techniquement son travail, deux écueils empêchent cependant, nous semble-t-il, une juste saisie de cette forme en termes de poétique originelle. Soit parce qu’on en fait souvent une catégorie particulière de prise de parole, usant en cela d’outils forgés par et pour la dramaturgie classique — qui fait du monologue un arrêt du dramatique sur le lyrique, procédure antidramatique pour des questions de vraisemblance communicationnelle et d’efficacité narrative —, soit parce qu’on le considère comme l’antériorité du geste d’écriture koltésien, le monologue apparaît souvent comme un archaïsme de composition. Un troisième écueil, qui pourrait sembler contradictoire, envisage le monologue sous le signe d’une modernité, mais au risque d’une certaine généralisation du propos sur le monologue dans un temps où les dramaturges ont sur-investi ce type de parole. De Handke à Duras, de Müller à Strauss, le monologue a pu être la forme exemplaire d’une modernité littéraire qui héritait des recherches sur le stream of consciouness du XXème siècle, refondant le monologue non plus sur des bases dramaturgiques, mais dans le prolongement du roman.

Origine théâtrale, origine génétique de l’écriture, origine nouvelle de la modernité dramatique, le monologue serait donc la source, l’identité même, et pourquoi pas l’essence de l’écriture de Koltès ? C’est ne pas voir toute la singularité du geste d’inscription du monologue de Koltès, précisément parce qu’il ne fait pas du monologue seulement une question technique d’appui de la composition, mais, tirant sa nécessité d’un positionnement éthique quant au rapport à l’autre, quant à l’enjeu de l’échange et de l’adresse, de l’écoute plus que de la communication, de la relation paradoxale d’une solitude échangée, l’auteur travaille le monologue aussi comme sa propre fin.

Il faudrait donc envisager le monologue non comme souvent dans un rapport entre la subjectivité d’un personnage et sa parole, mais tel un usage du monde en tant que tel, où ce qui est dit affronte le dehors de ce qui se dit et dans lequel la parole s’inscrit, et se cherche au devant d’elle — est l’enveloppe de la relation. C’est pourquoi on ne fera pas ici du monologue la racine historique et génétique de la composition — et on situera sa radicalité ailleurs : à travers l’écriture de chaque texte recommençant à disposer ces énergies à chaque fois ; à travers le personnage qui se dévoile et se cache ; à travers ce dehors des signes en lequel la parole monologuée fraie, pour s’y livrer ou s’y affronter.

Loin d’être une forme, le monologue serait cet usage : et cet usage, non pas une tendance dont Koltès aurait tâché « de se guérir », comme le soutient par exemple François Regnault, qui lit la trajectoire de l’auteur « vers le dialogue », impliquant un travail de plus en plus important, une maîtrise plus importante de l’art dramatique . C’est contre la vision progressiste (technique) du monologue qu’on essaiera de l’envisager : travail incessant de la solitude en prise avec la parole et ce dans quoi elle parle. En ce sens, le monologue n’est pas un manque informulé (de composition, de construction, de narration) ou un excès mal maîtrisé (de mots, de subjectivité, d’affects) mais la façon dont le récit prend pied dans ce dehors qu’est le monde pour un personnage. Dès lors, s’il pourrait sembler contradictoire d’envisager une éthique du récit en commençant par une étude des monologues — qui met en crise la question de la relation —, on comprendra que c’est précisément en tant qu’il raconte que le monologue de Koltès renouvelle l’approche, en partie subversive, d’une éthique paradoxale. Subversion du dramatique, reconstruction du drame et du récit par des outils qui pourraient les miner, arrêt de la fable sur la parole qui produit du récit en elle : tous ces processus de dynamique et d’interruption qu’on a pu poser en termes poétiques s’inscrivent dans la perspective de l’échange (dans tous les sens où on entend ce mot : échange de mots, échange d’objet à la place de l’autre, ou de rôle) qui leur donne sens.

Le monologue raconte : se raconte. Il dessine comme des multiples récits internes pris dans le flux de la fable où elles se croisent. Se racontent les relations qui le fondent, relation de soi à soi, et de soi à l’autre, et c’est par cette parole de la solitude paradoxale que se réalise l’éthique fondatrice du théâtre de Koltès : « De toute façon, une personne ne parle jamais complètement seule : la langue existe pour et à cause de cela — on parle à quelqu’un même quand on est seul . » Reste à voir qui est ce quelqu’un, ce qui se parle, et comment la solitude peut être le lieu privilégié dans lequel parler à quelqu’un a du sens.

« Mes premières pièces n’avaient aucun dialogue, exclusivement des monologues », disait Koltès au début des années 1980. Si ces propos sont exagérés (il y a toujours eu des dialogues, et ce dès Les Amertumes : Koltès n’écrira jamais de pièces faites entièrement de plusieurs monologues), du moins disent-ils la prégnance monologique des premiers textes, et conduisent à nous interroger sur ce qu’il entend par le mot « monologue ». On pressent qu’il ne s’agit en fait pas seulement du « discours que le personnage se tient à lui-même » ou une pause dans le récit devenu statique, mais d’une dynamique plus large, qui excède le champ de la poétique : le discours que le personnage tient, on verra, il ne le tient pas à lui-même. C’est pourquoi une typologie des monologues serait vaine, puisque ce n’est pas en classant les différents degrés de ces formes monologuées que l’on saisira le sens de leur usage, mais en voyant qu’il existe une nature monodramatique de ces premiers textes, à partir desquels on peut envisager l’éthique fondatrice.

1. Monologue de face : déflagration

Le récit de la Vieille dans Les Amertumes.

Le troisième tableau des Amertumes est entièrement consacré au monologue de la Vieille, assise au centre du plateau, « bouteille et robe claire », sur le praticable situé entre Cour et Jardin. L’ivresse qui caractérise ce personnage ouvre ainsi l’espace du monologue, comme si l’alcool était l’ouverture opérée au sein de cette figure qui libèrerait la parole centrale, tournée vers le public, parole directe, sans artifice d’énonciation hors celui du théâtre lui-même. Une longue tirade commence, qui raconte l’histoire du « méchant gouverneur nommé Gordion, âme noire et conscience de pierre [qui] bannissait la justice et torturait les hommes, vivant dans le mal comme un hibou dans le creux d’un arbre. Plus que tous, Gordion détestait le vieux Miron, l’ermite, paisible défenseur de la justice, qui, sans crainte, faisait le bien… » Ce conte n’a évidemment rien à voir avec la fable de la pièce, ces luttes violentes entre la Vieille et le Vieux, Varvara et Verte, qui scandent la pièce. Détaché de tout, il raconte comment le gouverneur demanda à Ivan, noble guerrier, pieux et obéissant, de tuer l’ermite.
Koltès recopie alors mot pour mot le texte de Gorki, dans l’édition de 1959 traduit par G. Davydoff et P. Pauliat . Faire de ce monologue un art de la lexis, une technique de composition poétique, une écriture enfin, serait donc largement erroné. L’écriture de Koltès , s’il en est ici, ne relève que de la composition externe : celle de l’agencement de la structure, dans la mise en situation de la parole qu’elle met en mouvement hors d’elle, et non en elle. Il n’y a écriture que dans la mesure d’une mise en perspective d’une parole déjà tout à fait constituée par ailleurs. Voilà le monologue comme il se lit dans l’œuvre de Gorki : mot pour mot celui des Amertumes, à l’exception d’un seul, « Voïvode », que les traducteurs ont gardé tel quel, mais dont la note nous apprend qu’il est : « chef d’armée ou gouverneur d’une province dans l’ancienne Russie. » Koltès transposera le mot en « gouverneur », sans doute pour ne pas marquer le texte d’une étrangeté qui l’aurait immédiatement signé. Mais toute la fable de la Grand-Mère (la Vieille, chez Koltès), est conservée :

Grand-mère racontait la belle histoire d’Ivan le Guerrier et de Miron l’Ermite. Ses paroles s’écoulaient en flots réguliers, pleins de force et de saveur :

« Il était une fois un méchant voïvode nommé Gordion,
Âme noire et conscience de pierre ; 
Il bannissait la justice et torturait les hommes,
Vivant dans le mal comme un hibou dans le creux d’un arbre.
Plus que tout, Gordion détestait
Le vieux Miron, l’ermite,
Paisible défenseur de la justice,
Qui sans crainte, faisait le bien.
Le voïvode appela son fidèle serviteur,
Le brave guerrier Ivan :
« Ivan, va tuer le vieillard,
L’Orgueilleux vieillard Miron !
Va lui couper la tête,
Prends-le par sa barbe grise
Et apporte-la moi, je la jetterai aux chiens ! »
Ivan obéit et s’en fut.
Il marchait et pensait avec amertume :
« je n’y vais pas de mon plein gré, je ne puis faire autrement !
Tel est le destin que Dieu m’a réservé. »

[Quand Ivan trouve Miron, le vieillard sait pourquoi il est venu. Ivan lui accorde un moment : qu’il prie pour lui et pour tous les hommes, une dernière fois. Miron le prévient : sa prière risque de durer longtemps. Il s’agenouille, et pria toute la journée, et toute l’année, et pendant des siècles. Ivan, lui, est resté à côté de lui, son épée est tombée en poussière, son armure est rouillé.]

C’est là son châtiment.
Il ne devait pas obéir à l’ordre scélérat,
Ni se mettre à l’abri de la conscience d’autrui !
Et la prière du moine pour nous autres pécheurs,
À cette heure-ci encore, coule vers le Seigneur,
Comme la claire rivière coule vers l’Océan ! »

Le seul changement porte sur la disposition du texte, avec la disposition de prose poétique, dans la version de Gorki, devenu unique paragraphe dans la pièce de Koltès. Outre qu’il ne s’agit peut-être pas d’une volonté de Gorki mais d’un parti pris de traducteur, on rappelle que Koltès n’a pas travaillé à l’édition de ses textes, qu’il possédait comme un matériau de travail sur le plateau à destination des comédiens — il y a donc peu de conséquences à tirer de cette disposition. Quelques variations de ponctuation existent également, des virgules déplacées, mais comment, là encore, être sûr de l’authenticité du détail de la partition pour une traduction d’une part, et un texte jamais véritablement révisé d’autre part ? Ce qui sépare ces deux textes n’appartient en fait pas à leur écriture interne, mais au système d’énonciation dans lequel ils s’inscrivent : c’est là où se situe le travail — le monologue y est fondamentalement l’enjeu d’une éthique, non d’une poétique, car il relève moins d’une composition que d’un usage et d’une relation au dehors du récit.

Dans le texte de Gorki, le récit, s’il est prononcé par la Grand-Mère, est redonné par le narrateur dans la mesure où il est perçu par le personnage d’Alexis, et tout se passe au sein de cette dualité entre le regard de l’enfant et celui de l’adulte qu’il est devenu et qui le met en perspective dans l’écriture. Le récit de la Grand-Mère est tenu devant toute la famille, et quelques voisins : l’art de la conteuse est connu de tous, et c’est pour l’illustrer que l’écrivain en donne un exemple. Mais cet exemple est l’occasion d’une mise en lumière singulière de ce récit. À la fin du conte, un auditeur, voisin et ami de l’enfant, particulièrement ému, s’écrit : « Vous savez, c’est étonnant… il faut noter cela par écrit, sans faute. C’est terriblement vrai… et tellement russe. » Quelques pages plus loin, ce même homme se promène avec l’enfant :

Me poussant doucement devant lui, il me demanda :
« Sais-tu écrire ?
—  Non
—  Il faut apprendre. Quand tu sauras, note ce que ta grand-mère te raconte ; cela te servira beaucoup .

Ce personnage est absent des Amertumes, ou plutôt, s’il n’est pas représenté dans le drame, peut-être joue-t-il le rôle en creux de celui qui incite au récit, à la réécriture. Le monologue de la Vieille peut se lire comme le geste exemplaire de la réécriture incitée par le récit de Gorki, et l’enfant, image de l’auteur, de Gorki à Koltès, ne serait qu’un passeur : comme Gorki a réécrit le souvenir, Koltès aurait réécrit cette réécriture.

Gorki explicite ensuite le sens de ce conte : sur le plan du récit, il s’agit de constituer le portrait de la Vieille, noyau de la famille, garante d’une mémoire, autour de laquelle tous s’assemblent, et se fédèrent. Elle est sur le plan idéologique dépositaire d’une mémoire nationale, transmettant avec le conte l’arrière-fond culturel de « l’âme russe ». En elle réside finalement une image symbolique d’une communauté soudée autour du récit : et le peuple russe, comme cette famille, se voit ainsi constitué dans sa propre légende, ou plutôt dans le geste même de la rappeler. Elle est la figure incarnée des conteurs du pays, comme si les grands romanciers n’étaient que les relais de cette parole mythique, familiale, anonyme — et Gorki, comme avant lui Pouchkine, Tolstoï, Gogol, n’ont pour tâche que de se brancher à cette parole immémoriale et de la réciter. Ce qui est « tellement russe », c’est donc autant le fond de la fable que cette manière de la conter, de raconter la Russie sous la fable.

Rien de tel dans l’agencement produit par Koltès. Là où le romancier russe redonne l’espace d’énonciation du souvenir, en le reconstituant de manière réaliste, Koltès fait du théâtre l’espace de cette situation, qui change dès lors de nature. Le plateau est vide, la Vieille est seule en scène, il n’y a personne autour d’elle pour entendre la parole, et seul pour la recevoir, le public : le monologue de face traverse l’énonciation de la fable racontée sur le plateau pour atteindre directement le spectateur, faire du récit un discours. Ce n’est plus un récit donné, mais un monologue face au vide, c’est-à-dire confié aux spectateurs. En arrachant cette parole à l’énoncé réaliste, et en le disposant dans l’énonciation directe d’un monologue, le dramaturge efface tout ce qui pourrait donner un sens narratif au récit, qui devient un soliloque de vieille femme ivre, se disant comme pour elle-même des contes de grand-mères d’autant plus obscurs que sa narration n’est motivée par aucune sollicitation. La fable ne relève plus que d’une parole délivrée dans une centralité énigmatique, désancrée, déritualisée : sans le surplomb (psychologique ou idéologique) qui lui donnait une perspective dans le roman de Gorki. Koltès déplace la portée du monologue en mettant l’accent sur le dispositif : l’auteur produit ici une intériorisation par Alexis de la situation. En effet, ce à quoi le spectateur assiste est la reproduction de la vision qu’on dirait intra-psychique d’Alexis, et le public joue le rôle de la communauté, famille, amis, voisins, à laquelle est adressé le récit, mais sans le savoir ni le voir, ni saisir la portée de ce rôle qu’on lui arrache à la vie, qu’on lui impose dans la présence effective de la représentation. Le spectateur est à la fois face au spectacle et pris en lui, enveloppé dans cet espace d’énonciation du monologue qui figure un rôle et défigure son statut.

Car Koltès, dans le même temps, joue la possibilité de l’identification et la brise. Le monologue est tenu à bout portant et se dérobe, puisqu’il est impossible pour le spectateur de saisir la portée de ce récit, qui reste comme au seuil de son sens — cette portée réside dès lors dans l’émotion immédiatement transmise de la beauté de la fable. Sans clé d’interprétation (celle qui faisait de ce récit l’image de l’âme russe, pulvérisée à travers les trois figures de l’ordre cruel de Gordian, de la piété intransigeante de Ivan, de la miséricorde absolue de Miron : trois figures du caractère russe tel que le peuple russe se l’invente dans sa littérature), le discours de Koltès fonctionne en lui-même comme son propre référent : son efficacité ne réside plus que dans un effet de sidération.
Dans le texte de Gorki, peu après avoir confié son émotion à l’enfant, l’homme demeure en silence, et tous deux contemplent la campagne, ce soir d’été : autre image de l’âme russe — sa terre noire, immense, dans laquelle le récit qui vient d’être prononcé se dilate, puisque cette terre est la véritable destination du récit. Alors, l’auteur reprend la parole :

En ces instants naissent les pensées les plus pures, les plus délicates, mais elles sont ténues, transparentes comme des fils de la Vierge, et les mots ne sauraient les exprimer. Elles brillent un instant et disparaissent aussitôt comme des étoiles filantes ; à la fois douces et troublantes, elles emplissent l’âme d’une tristesse indéfinissable qui la brûle. Alors l’âme bouillonne pareille à un métal en fusion, prend peu à peu sa forme définitive ; ainsi se façonne son véritable visage .

Pour présenter Les Amertumes, ce sont ces mots ou presque que Koltès utilisera : lumière et noirceur ; brûlure et bouillonnement ; visage formé des mouvements de profondeurs cosmiques, élémentaires : silence inexprimable.

« Comme l’acide sur le métal, comme la lumière dans une chambre noire, les amertumes se sont écrasées sur Alexis Pechkov. Elles l’ont agressé avec la violence et la rapidité de la grêle et du vent sans qu’un trait de son visage n’ait frémi.
Arraché, brûlé, debout enfin, il a arrêté les éléments comme on souffle une bougie.
Et sa voix a cloué le silence. »

Le monologue n’a de sens que dans la mesure de cette déflagration : et le fable qu’il raconte ne vise pas, ici, à souder une communauté autour d’un récit qui met en partage des valeurs, il est plutôt le lieu d’une expérience, celle qui met en lumière, dans la solitude de la parole ici délivrée, la solitude de celui qui la reçoit, puisqu’il ne peut la recevoir qu’au titre de sa solitude. Si le sens du premier travail de Koltès réside dans un travail sur le spectateur, ce n’est pas pour retrouver le geste épique d’un Brecht, reposant les termes de la communauté et de l’appartenance (et de la dérision) le temps de la représentation. Alexis est image et figure du spectateur, en ce sens sa solitude joue celle du spectateur : l’idéal du spectacle est de parvenir à constituer ces solitudes, à faire en sorte que chaque spectateur soit l’objet de cette agression, en propre. Le monologue de la Vieille est exemplaire en ce qu’il élabore de l’intérieur ce mouvement : avec un même récit, Koltès oriente le monologue dans un sens singulièrement différent de Gorki. Si le romancier s’en ressaisit sur le plan idéologique et culturel de la communauté nationale (et en arrière-fond, social ), Koltès constitue à partir de cette parole solitaire une parole de la solitude, et de sa réception, l’expérience d’une solitude éprouvée ensemble.

2. Monologue relatif : délire monde

Le monologue sera ainsi toujours, en dépit des lois qui seront sans cesse renversées d’une dramaturgie en perpétuel devenir, comme un face-à-face qui fait se dresser une solitude face à une autre — solitude de celui qui prend la parole face à celui qui la reçoit comme si elle lui était adressée ; solitude que le théâtre construit comme adresse. Mais avant de voir précisément la solitude de cette adresse, les tensions qui animent ce mouvement, il faut plus avant cerner les conditions d’émergence de cette parole seule en regard du récit, et comment elle produit aussi un esseulement de la parole elle-même. Le monologue des Amertumes établit l’usage d’une parole de face et coupée, séparée de ce dans quoi elle s’échappe, le plateau comme la fable qui l’entoure et dont pourtant elle émerge ; restera ceci comme une exigence fondamentale : mouvement d’émergence du monologue arraché, surgi depuis, et s’échappant hors de.

Ainsi, le monologue koltésien n’est pas le lieu d’une délibération quant à l’action (comme dans la dramaturgie cornélienne) ni celui d’un récit chargé de rapporter des événements qui se sont déroulés en dehors de la scène (ce qu’on nomme habituellement « récit », à l’exemple de celui de Théramène relatant la mort d’Hippolyte dans Phèdre de Racine), ou celui d’un dévoilement de motivations tenues secrètes aux autres personnages (les longs apartés shakespeariens), ni même l’espace d’une démonstration de virtuosité verbale, stances poétiques, scène de bravoure pour l’écrivain ou le comédien. Il n’est pas non plus, à l’instar des dramaturgies de son temps le récitatif incantatoire qu’inventait alors Duras dans sa prose courte et mélodique, traquant le passé perdu en levant au présent son souvenir fabriqué pour pouvoir y croire ; ni ce que Beckett œuvrait dans une recherche de plus en plus aride du nerf de soi à l’endroit où il s’impersonnalise, au sec de la langue qui pouvait ainsi ronger l’os de l’être ; ni le monologue de Pinget ou Sarraute, où il s’agit de faire proliférer le langage à partir d’images matricielles. Koltès, à côté de ces recherches — qui renouvellent profondément l’écriture dramatique à partir du monologue le plus souvent — cherche à atteindre de brusques saillies de paroles, dessinant comme en relief, sur le plan du récit, d’autres récits coupés. C’est pourquoi on a vu qu’il importait peu pour déterminer le monologue que le personnage soit seul en scène ou avec d’autres, car c’est la prise de parole qui institue cette solitude, par le long développement d’un récit qui l’isole, en dilatant le temps. En somme, on appellera monologue toute prise de parole longue, relativement à ce qui l’entoure ; d’une durée suffisante pour construire un isolement du personnage et de cette parole qui s’élabore sans rapport avec les événements de la fable dans laquelle tous sont pris. Le monologue koltésien est un rapport à la fable et à la durée, non pas à la solitude concrète d’un corps dans un espace : puisque la prise de parole suffit à faire se dresser la solitude de celui qui s’installe dans le temps de la parole, institue de fait une solitude quand bien même il est entouré.

Il apparaît alors comme une violence infligée au récit premier, puisqu’il s’y inscrit en porte-à-faux, appuyé sur la fable d’ensemble, mais suspendu dans un vide qu’il investit à mesure qu’il s’énonce. Moment de rupture, de développement soudain d’une fable dans la fable, le monologue est l’occasion pour Koltès autant de travailler des personnages en les exposant, que de les confronter à eux-mêmes, via un récit second — et d’en creuser les solitudes.

On a pu évoquer auparavant le monologue de Horn, auprès de Cal, « à propos de ces fameux trois milliards d’être humains, dont on fait une montagne », et de son calcul délirant, son utopie urbaine radicale, solution définitive au problème de la surpopulation. Ce monologue rencontre un écho plus loin, comme une réponse à côté de Cal, cohabition de l’échange formulée dans un monologue tout aussi délirant, radical, versant noir (ou plutôt blanc) et haineux de l’utopie urbaine de Horn :
Cal. — Je suis un homme d’action, moi ; toi, tu parles, tu parles, tu ne sais que parler ; et qu’est-ce que tu feras, toi, hein, s’il ne t’écoute pas, hein, si tes petits moyens secrets ne marchent pas, hein ? Ils ne marcheront pas, bordel, et alors heureusement qu’il y en a, pour l’action. Pour l’action, les foutus cons ne servent à rien. Moi je flingue un boubou s’il me crache dessus, et j’ai raison, moi, bordel ; et c’est bien grâce à moi qu’ils ne te crachent pas dessus, pas à cause de ce que tu parles, tu parles, et que tu sois un con. Moi, je flingue s’il crache et tu es bien content : parce qu’à deux centimètres c’était sur notre pied, dix centimètres plus haut, c’était le pantalon, et un petit peu plus haut on l’avait dans la gueule. Qu’est-ce que tu faisais, alors, toi, si je n’avais rien fait ? Tu parlais, toi, tu parlais, avec son crachat en plein milieu de la gueule ? Foutu con. Car ils crachent tout le temps, ici, et toi, qu’est-ce que tu fais ? Tu fais comme si tu ne le voyais pas. Ils ouvrent un œil et crachent et marchant, en mangeant, en buvant, assis, couchés, debout, accroupis ; entre chaque bouchée, entre chaque gorgée, à chaque minute du jour ; ça finit par couvrir le sable du chantier et des pistes, ça pénètre à l’intérieur, cela fait de la boue et, quand on marche dessus, nos pauvres bottes enfoncent. Or de quoi est composé un crachat ? Qui le sait ? De liquide, sûrement, comme le corps humain, quatre-vingt-dix pour cent de quoi ? Qui pourra me le dire ? Toi ? Crachats de boubous sont menace pour nous. Si on réunissait tous les crachats de tous les nègres de toutes les tribus de toute l’Afrique et d’une seule journée, creusant des puits obligées d’y cracher, des canaux, des digues, des écluses, des barrages, des aqueducs ; si on réunissait les ruisseaux de tous les crachats crachés par la race noire sur tout le continent et crachés contre nous, on en arriverait à couvrir les terres émergées de la planète entière d’une mer de menace pour nous ; et il ne resterait plus rien que les mers d’eau salée et les mers de crachats mêlées, les nègres seuls surnageant sur leur propre élément. Cela, moi, je ne laisserai pas faire, moi ; je suis pour l’action, moi, je suis un homme. Quand tu auras fini de parler, vieux, quand tu auras fini, Horn …

Après l’insulte et la négation de l’autre, l’affirmation de son ethos d’homme d’action, vient la preuve à l’appui — le rappel implicite de la cause du meurtre, décisif au regard de l’histoire, mais lâché comme en passant : le crachat de l’ouvrier, qui a provoqué la colère de Cal, et son crime. Mais alors que cela aurait pu donner lieu à un récit de ce qui s’est passé, entre Nwofia et Cal — et son geste et sa colère —, Cal procède ici d’emblée à une généralisation, de sorte qu’on ne comprend pas tout de suite qu’il s’agit de l’ouvrier en question (et même à la fin : s’agit-il vraiment de lui ?), mais d’un « prétexte » qui autorise son geste et son monologue — « autorise », c’est-à-dire qui tente de le justifier et le permet, lui donne raison, et occasion d’un développement. Il s’appuie sur une hypothèse : et s’il avait craché dix centimètres plus haut ; hypothèse redoublée qui transforme l’hypothèse précédente en certitude : et si c’était au visage ? Ce jeu des hypothèses en cascade prend tellement d’ampleur que l’hypothétique se développe en récit à l’indicatif, et bientôt devient non plus une hypothèse mais une cause, puisqu’établi ainsi dans le récit. L’ouvrier a craché sur le sol, mais il aurait pu cracher au visage, et s’il avait craché au visage, il aurait fallu le tuer, c’est pourquoi Cal l’a tué : paralogisme délirant, entraîné dans son mouvement par sa vitesse de pensée, hors de la logique, dans sa logique. Construit à base de faux raccords rhétoriques (« c’est bien grâce à moi que », « parce que… », « or »), de faux proverbes (« Crachats de boubous sont menace pour nous »), le monologue de Cal s’engendre et se développe mu par sa propre force d’inertie d’entraînement. La structure paranoïaque du monologue s’accroît sur la fin, avec l’énoncé d’une hypothèse qui finira par tout emporter, révélant la vision du monde qui sous-tendait le geste de Cal envers l’ouvrier : « Si on réunissait tous les crachats de tous les nègres de toutes les tribus de toute l’Afrique et d’une seule journée… » Au délire hyperbolique de Horn, celui d’une humanité toute entière assemblée dans une même diagonale franco-française, répond le délire d’un océan entier formé des « crachats crachés par la race noire », et le verbe de Cal de mimer dans l’accumulation cette masse d’eau menaçante qui s’accumule dans la parole, et dont le verbe dit bien paradoxalement l’impuissance à agir contre elle.
Le monologue est ainsi, en puissance, délire du monde : parce qu’il relève de sa dynamique de produire cette excroissance de parole et de temps, où s’engouffre une vision élargie, un système de pensée fatalement déréglé et outrancier. Tous les monologues sont cadres de ce délire, comme le sont, semble-nous dire Koltès, tous les systèmes de pensée qui s’appliquent à saisir le monde dans son ensemble et en une seule fois, sous une image-emblème : l’immeuble, ou le crachat. C’est dans la puissance du monologue que réside son rôle de délirer le monde, d’exposer non pas l’intériorité d’un personnage mais son rapport au dehors, comme un débordement excessif de sa vision du réel totalisante sous une image, fil métaphorique sur lequel le monologue tire, jusqu’à faire de l’image la réalité délirante du personnage qui la développe, toile qu’il tisse et dans laquelle il est pris, où il s’y révèle.

Ironie, le monologue de Cal voudrait justifier une prémisse pourtant en contradiction avec la profération du monologue lui-même : « je suis un homme d’action », dit-il au début et à la fin de son discours, dans cet effet de bouclage propre à tous les monologues koltésiens. C’est pour s’opposer à Horn, homme de parole, verbeux immobile, que Cal se pose en homme de l’action, en homme véritable, tandis que la parole est aux femmes, leurs bavardages, les discours sans conséquences qui trahissent le peu de virilité. Et pourtant, le monologue de Cal est par définition arrêt de l’action sur la parole, et anti-action. La dernière phrase du monologue se retourne d’ailleurs contre Cal : « Quand tu auras fini de parler, vieux, quand tu auras fini, Horn… ». Le texte laisse d’ailleurs penser que Horn l’interrompt pour enfin parler… Le monologue paraît non seulement comme anti-dramatique mais plus encore comme espace de révélation contre le personnage lui-même, qui s’y trahit dans sa pratique de la langue, reflet de sa pratique du monde. Lâche, délirant, sommaire dans une complexité feinte, le monologue de Cal joue contre lui le rôle d’un boomerang qui vient le dévoiler, comme les deux rêves issus des ‘Carnets’. Ces rêves semblent l’accroissement de ce monologue, et dénoncent en retour le fonctionnement profondément onirique de celui-ci : ils disent la perception paranoïaque et obsessionnelle, à propos de l’envahissement fatal des noirs, l’hypersexuation de l’Afrique (« Regarde les noyaux d’avocat »), la peur panique de tout ce dehors du monde dont il ne peut se protéger qu’en dressant une digue de mots, de paroles qui font écran à ce dehors, et cependant font se lever l’objet de la peur.

Le monologue de Cal s’élabore ainsi depuis la fable du corps de l’ouvrier, mais ce n’est pas l’objet du récit, qui s’en émancipe pour inventer un micro-récit cataclysmique. Il s’agit plutôt donc pour Koltès de raconter un délire du monde : tel est la puissance propre au monologue. Ce procédé se retrouve dans les autres pièces, même si chacune essaiera d’articuler différemment ce délire-monde en puissance au monologue. On a vu comment Quai Ouest bâtissait, dans ses monologues non dramatiques (ceux d’Abad, Rodolphe et Fak), un sous-récit, ou un contre-récit de personnage : des solitudes textuelles en plus d’être l’expression de solitudes en acte. Ils racontaient, dans le silence du théâtre, ces solitudes telles qu’elles se confiaient à elles-mêmes, ou à un autre demeuré secret, une part du personnage peut-être, livrée dans la lecture solitaire.

Pour Le Retour au désert, le monologue renoue en apparence avec ce qu’avait travaillé Combat de nègre et de chiens, mais c’est pourtant informé de ce qui s’est joué dans ces sous-récits de Quai Ouest qu’ils s’écrivent. Trois monologues, isolés, formant chacun une séquence, déploient un art singulier de la solitude dans la parole, usage de l’une et de l’autre en regard. Il s’agit des trois monologues d’Adrien (séquence 7), de Mathilde (séquence 14), et d’Édouard (séquence 17). Ces trois textes jouent le jeu conventionnel d’un aparté de boulevard, en apparence, qu’il va subvertir, à l’image de la structure de la pièce. S’avançant seul en scène, en rupture avec la séquence qui précède, les personnages viennent s’adresser « au public », nous informe la même didascalie pour les trois personnages. L’artificialité du procédé est redoublé par le fait que les trois monologues ne portent aucune marque d’adresse. Chacun développe, dans une langue qui semble en accroissement perpétuel, une vision entre le rêve et l’hallucination, un délire logique qui révèle un rapport plus général à leur monde. Le monologue d’Adrien témoigne d’un darwinisme subversif, système dans lequel « le singe tend indéfiniment vers l’homme, et l’homme indéfiniment vers le singe  » ; celui de Mathilde reconstitue une biologie génétique renversée : « il faudrait changer le système de reproduction tout entier ; les femmes devraient accoucher de cailloux […]. Les cailloux devraient accoucher d’arbres, l’arbre accoucherait d’un oiseau, l’oiseau d’un étang ; les étangs sortiraient les loups, et les louves accoucheraient et allaiteraient des bébés humains . » Quant à celui d’Edouard , on a vu combien il était une tentative (réussie) d’échapper au système newtonien de la gravité universelle (universelle, mais qui ne le concerne pas, lui.)

Ces trois monologues exercent donc sur la langue un jeu qui vise à démonter des mécanismes, des lois générales, des systèmes, tout en fondant d’autres systèmes, plus propres à la singularité de chacun. Le monologue est donc chaque fois une façon d’établir sa solitude : de fixer les règles (anthropologiques, biologiques, physiques) de l’être. Délire, certes, mais dans la juste mesure de soi, le monologue est une réinvention du réel, une recomposition libre dans un verbe libéré de la vraisemblance — logique ou dramatique. En cela le monologue, anti-dramatique par nature, est l’espace qu’on dirait naturel, c’est-à-dire liminaire et libérateur, sauvage aussi, de l’usage de la parole koltésienne. Espace d’une grande sauvagerie, d’une certaine violence aussi, il élabore une sortie de soi dans une verticalité à double niveau : plongée dans l’être pour y trouver une langue (un rythme, un battement, une scansion intérieure) ; émergence hors de l’être pour la prononcer. La parole est cette échappée, prenant toute la dimension du volume théâtral, dans sa durée, dans sa profondeur. Lieu du récit de soi, lieu de soi comme récit, le monologue porte la mélancolie sourde d’une solitude qui s’énonce hors d’elle-même pour se prouver, s’éprouver telle, inventer son histoire :

Quand Bouddha rendait visite aux singes, il s’asseyait au milieu d’eux, le soir, il leur disait : Singes, conduisez-vous comme il faut, conduisez-vous en humains et non pas en singes, et alors, un matin, vous vous réveillerez humains. Alors les singes, naïfs, se conduisaient en humains : ils essayaient de se conduire comme ils croyaient qu’il faut qu’un humain se conduise. Mais les singes sont trop bons et trop bêtes. Alors, tous les soirs ils espèrent, ils se couchent avec le doux et tranquille sourire de l’espoir. Et tous les matins, ils pleurent.
Je suis un singe agressif et brutal, et je ne crois pas aux contes de Bouddha. Je ne veux pas espérer le soir, car je ne veux pas pleurer le matin .

Sous l’apparence première d’un conte , le monologue se révèle en fait allégorie par projection : le désir animal de Adrien, lui qui marche pieds nus et protège les limites de sa propriété comme un grand fauve, se révèle dans les contradictions multiples d’une fable retorse. C’est parce qu’ils croient Bouddha que les singes se comportent comme les hommes, tandis que les hommes demeurent incapables de se comporter en hommes tel que Bouddha les raconte, lui qui ne voit pas que les singes se comportent mieux que les hommes. Croyance, devoir, comportement : tout l’archétype structurel du conte est là présent , qui se retourne sans cesse contre lui et se débat pour trouver une centralité morale qu’il ne trouve jamais — et le conte se retourne une dernière fois : Adrien ne croit pas aux contes de Bouddha, lui-même homme, et par nature, menteur (et donc décevant). Adrien croit-il seulement au conte qu’il vient de raconter ? Et comment le croire, lui qui le rapporte le soir, alors que « le soir est menteur », nous confiera Mathilde dans son monologue, elle-même menteuse du soir — comme Cécile, qui dans Quai Ouest assurait que « [s]on baratin ne marche qu’aux premières heures du crépuscules  » —, ce qui complique singulièrement le crédit qu’on pourrait porter à la parole, et au mensonge lui-même : « car deux menteurs s’annulent et, mensonge contre mensonge, la vérité commence à montrer l’affreux bout de son oreille ; j’ai horreur de la vérité. C’est pourquoi je ne parle pas le soir ; j’essaie, en tous les cas, car il est vrai aussi que je suis un peu bavarde . »Humanité relative à l’animalité, vérité relative à la nuit : toute position qu’on pourrait croire centrale est ainsi minée par le monologue. En cela celui d’Edouard pourrait situer la clé éthique de ce rapport à la solitude : lui établit les comptes, fonde sa croyance en une loi et confie sa foi à la science (double sacrilège qui les annule), puis en fait l’expérience. « En tous les cas, j’essaie ; je n’ai rien, rien à perdre. Deux secondes en l’air et tout ira bien. Je crois que cela va marcher. Je crois les savants, j’ai foi en eux. J’espère que je n’ai pas oublié une loi. Je vais le savoir. (Il prend son élan, saute, et disparaît dans l’espace .) » C’est en fait parce qu’il échappe à la loi commune qu’il réussit son saut et réalise l’expérience, non de la relativité, mais de sa relativité. On appellera relativité cette faculté à disposer des relations, à en disposer : relations en tous sens qui permettent d’instaurer une dynamique, un mouvement, un glissement incessant.

Les monologues font donc le récit d’une éthique de la solitude où il s’agit de fonder sa propre loi d’inscription dans le monde : loi délirante parce que singulière ; loi onirique puisque désirante ; loi impossible et réalisée car elle est tentative d’arrachement à l’universel et fondation de l’être. Dès lors une telle éthique, à ce stade de la solitude — on verra comment elle peut se penser aussi dans une dynamique qui l’ouvre —, ne peut être seulement conçue comme minimale, voire négative. Elle se détermine par la simple volonté de ne pas pleurer (Adrien), de ne pas parler (Mathilde), de ne pas rester ici (Edouard). Minimale mais violente, cette éthique agit contre la tendance profonde du personnage. C’est en cela aussi qu’elle se définit : comme un choix, une liberté conquise sur l’ordre établi du dehors et de soi-même, un affranchissement des limites du réel et de ses propres limites.

3. Monologue adressé : lyrisme critique

Moment d’effraction dans le personnage et de sortie qui occupe l’espace et le temps, le monologue se constitue dans le mouvement d’une plongée dans l’être, puis se réalise dans la jetée de celui qui puise dans la langue les façons de se raconter, les récits qui diront son rapport au monde et de le raconter enfin. Cette jetée porte le signe d’une solitude dans la relativité de soi, de la fable, et de l’autre. Les exemples que l’on a évoqués jusqu’à présent le montrent, la parole de la solitude n’est pas parole solitaire, elle est en effet toujours engagée dans une relation qui seule lui donne sens. Ainsi, il n’est presque jamais de monologue à soi adressé, mais c’est toujours d’une adresse au dehors qu’il s’agit : adresse qui travaille en partie la parole monologuée. Koltès opère un certain déplacement du monologue, non plus parole seule, mais parole qui lance une solitude vers l’autre : en cela réside la singularité de l’écriture du monologue koltésien. Son éthique est fondée dans cette articulation de ces solitudes qui échangent, l’une dans la parole et l’autre dans son silence. Précisons : le dehors n’est pas l’autre. Le dehors est cet espace vide, vidé, où place est faite à l’autre, à la possibilité de l’autre. Dès lors que ce dehors surgit, et il ne peut surgir que dans l’adresse de celui qui saisit ce qui passe, nomme dans celui-ci, l’autre de soi et de la parole, alors un espace, qu’on nommera plus loin interstice, peut advenir : c’est à partir de cet espace (espace qui sépare, et qui est celui d’une jonction possible), que peut se advenir une communauté.

Touchant à la question de l’élaboration du dialogue depuis le monologue, on comprend autrement la pseudo « progressivité » du travail de Koltès au sujet duquel F. Regnault disait qu’elle s’était élaborée depuis une « horreur du dialogue », et qui ferait du monologue un manque technique, en attente d’une résolution dialectique dans le dialogue. C’est d’une part ne pas voir que le dialogue n’a jamais été un repoussoir premier, et c’est parce que les premiers essais dramaturgiques ont travaillé en conscience et en affirmation le théâtre du point de vue d’une monologie du personnage, que les pièces possédaient une centralité monodramatique . Il n’y a donc pas eu révocation délibérée du dialogue, mais choix violent et radical de s’appuyer sur la parole seule. C’est d’autre part négliger le fait principal qui oriente cette écriture : le monologue koltésien, en raison de cette jetée vers l’autre, est travaillé et dynamisé par des forces dialogiques — ainsi le monologue est-il l’espace d’une ouverture, non retrait d’un regard porté sur l’intériorité bruissante. En ce sens est-il déjà du dialogue, un dialogue dont on verra plus loin les dynamiques et le champ d’élaboration. Il est un dialogue en négatif sans doute, un dialogue qui serait interrompu et dont on ne disposerait que d’un membre, demeuré fantôme ; mais le corps entier ne se définit pas depuis sa totalité réalisée, plutôt par ce qu’il peut devenir en puissance.

Mes premières pièces n’avaient aucun dialogue, exclusivement des monologues. Ensuite j’ai écrit des monologues qui se coupaient. Un dialogue ne vient jamais naturellement. Je verrais volontiers deux personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter .

Cette conséquence (« ensuite, j’ai écrit des dialogues ») est plutôt une consécutive : comme un mouvement qui se poursuit — mais il ne s’agit pas d’une rupture : la parole seule mais issue d’une impulsion, n’est jamais réponse à une question posée, mais lente et longue exposition d’une question qui ne sera jamais posée, et dont l’absence produit plus sûrement qu’une question cette dynamique monologique, celle de l’interruption féconde, ou de la coupure génératrice.

Christophe Triau écrit que « la part la plus visible du dispositif [du dialogue], c’est la prégnance du monologique au sein des situations de dialogue » — on peut également dire que ce que travaille Koltès, c’est une certaine présence du dialogique dans le monologue. En cela réside aussi cette « subversion des fondements même du dramatique […], Koltès ne fait pas du dramatique qu’il perturberait de l’intérieur ; à l’inverse […], il reconstruit — en négatif — du drame (ou un semblant de drame absolu) sur des bases non-dramatiques . » On verra ce qu’il en est pour le dialogue. Pour ce qui concerne le monologue, ces bases, on a pu l’évoquer, c’est le romanesque qui les donne : le monologue intérieur tel qu’il a pu être spectaculairement travaillé par Dostoievski , le stream of consciouness de Joyce, le récit intérieur de Proust, la dérive des romanciers latino-américains, puis la polyphonie monologique de Faulkner — autant de jalons dans les lectures de Koltès, de grandes expériences esthétiques dont le point d’articulation pourrait être ce dialogisme du monologue. On entendra ceci non au sens bakhtinien d’un creuset socio-culturel de langue, mais d’une pluralité de tensions qui l’animent, une puissance de dialogue, une force d’adresse qui l’oriente, l’épaissit et l’impulse, compose aussi l’inconnu devant lui. Car l’adresse n’est pas toujours portée vers un allocuteur déterminé, et c’est souvent dans le vide que le monologue cherche à qui s’adresser, et de fait invente un allocuteur, le fabrique dans la parole. L’absence autorise le peuplement imaginaire : la dynamique dialogique du monologue est celle d’une virtualité de l’être qui compose le corps secret, idéal, du compagnon de la solitude, devenant de fait figure de projection sans identification, altérité absolue dans la relation qui voudrait partager un bout de ce monde et une parcelle de temps commun. Monologue de l’adresse, celui-ci est ainsi une parole du partage impossible de la solitude, comme l’écrivait Jacques Derrida :

Que faisons-nous et qui sommes-nous, nous qui vous appelons à partager, à participer et à ressembler ? Nous sommes d’abord, comme amis, des amis de la solitude, et nous vous appelons à partager ce qui ne se partage pas, la solitude. Des amis tout autres, des amis inaccessibles, des amis seuls parce qu’incomparables et sans commune mesure, sans réciprocité, sans égalité .

Relation de « l’incomparable » : telle pourrait se définir cette solitude et cette parole. Aucune « mesure » commune si ce n’est précisément la commune présence d’un territoire où parler, et où mesurer ce qui sépare les uns des autres — où le seul instrument de mesure que l’on possèderait serait la parole, lancée sur la paroi de l’autre pour éprouver la distance, celle qui sépare, celle qui rapproche ; où échanger de part et d’autre du « précipice » (celui que le monde creuse entre soi et l’autre, comme celui qui en soi creuse les identités multiples de l’être). Dès lors, peut-on toujours nommer ce type de prise parole, « monologue » ?

De nombreux critiques ont si bien perçu l’insuffisance de ce terme qu’ils ont tenté de le qualifier plus justement : Anne Ubersfeld a pu ainsi parler de « quasi-monologue », Christophe Triau de « monologue de biais », Emmanuel Wallon de « soliloque adressé », et Cyril Desclés, qui retrace dans sa thèse les débats terminologiques sur ce point , préfère avancer, comme François Regnault avant lui, le terme de « soliloque », avec lequel Anne-Françoise Benhamou avait déjà pu qualifier le statut de la La Nuit juste avant les forêts. Cette dernière distingue soliloque (« un face-à-face où un seul des interlocuteurs parle tandis que l’autre se tait  ») de monologue (« discours que le personnage se tiendrait à lui-même  ») : c’est donc bien sur le critère des forces en présence que la qualification se fait. Cependant, une certaine confusion demeure (plusieurs théoriciens défendent justement la terminologie inverse pour ces mêmes dispositifs ) — là n’est pas notre question. L’important est de voir combien ces approches ont été formulées non pas en fonction de la structure interne de la parole, mais de la relation qu’elle crée. Le monologue est cette forme éthique d’une parole qui dialogue avec et dans le silence de l’autre.

La cuisine.
La gamine est contre le mur, terrorisée.

— Le Frère. — N’aies pas peur de moi, poussin. Je ne te ferai pas de mal. Ta sœur est une idiote. Pourquoi croit-elle que je t’aurais tabassée ? Maintenant, tu es une femelle ; je n’ai jamais tabassé une femelle. J’aime bien les femelles ; c’est ce que je préfère. C’est beaucoup mieux qu’une sœur cadette. C’est emmerdant une sœur cadette. Il faut tout le temps la surveiller, avoir l’œil sur elle. Pour protéger quoi ? Sa virginité ? Pendant combien de temps faut-il surveiller la virginité d’une sœur ? Tout le temps que j’ai veillé sur toi et du temps perdu. […] Moi, je suis bien content que tu te sois fais sauter par un mec ; parce que maintenant j’ai la paix. […] Sois effrontée. Lève la tête, regarde les mecs, dévisage-les, ils adorent cela. Ça ne sert à rien d’être modeste une seconde de plus. Éclate-toi, ma vieille, et tout de suite. Lâche-toi dans la nature, va traîner dans le Petit Chicago avec les putes, fais-toi pute : tu gagneras du fric et tu ne seras plus à la charge de personne. Et peut-être que je te rencontrerai dans les bars où ça drague, je te ferai un petit signe, on sera frangin et frangine de bar. […] Tu n’as plus d’âge ; tu pourrais avoir quinze ou cinquante ans, c’est pareil. Tu es une femelle, et tout le monde s’en fout .

Le frère construit ici dans son monologue l’ethos de l’autre : il dénie à La Gamine le statut de sœur, désignant à la troisième personne, cette sœur perdue, mais s’adresse, à la seconde personne, à celle qu’elle est devenue, « pute » dont il ne reconnaîtrait que le statut de « pute », dans les bars, et la complicité abjecte se fonde ainsi en opposition avec la tendresse qu’un frère doit à sa sœur. La violence de son propos réside ainsi dans cette fabrication de l’identité, de soi — un frère désormais dépourvu de sœur cadette —, et de l’autre : une fille violée, désormais « femelle », qui a perdu tout ce qui la rendait précieuse et unique, corps négligeable maintenant. Sans nom (ni prénom ni nom de famille), sans statut, sans âge, La Gamine est une sœur oubliée : « À être seul, toujours seul, on finit par ne plus savoir son âge ; alors de te voir, je me suis souvenu du mien. Il va falloir que je l’oublie de nouveau », disait déjà Cal. La solitude efface l’identité, et c’est à cette tâche que s’astreint ici Le Frère auprès de La Gamine ; tâche à laquelle va répondre l’autre monologue, celle de La Sœur (mais en l’absence de La Gamine), au tableau XIII , qui appellera La Gamine de tous les noms d’oiseaux (non pas comme son frère, en l’insultant, mais ici littéralement : « colombe », « tourterelle »), sans jamais la retrouver sous ce nom qui s’est aussi effacé d’elle.

Cette verticalité de soi s’engage donc dans une relation de l’autre qui n’est pas celle du dialogue, mais d’abord d’une solitude. On nommera « puissance lyrique » cette dialectique de la solitude et de l’altérité. Loin d’être ce que Roland Barthes appelait, pour la récuser, la « diction d’un « émoi » central », mais comme, au contraire, ce décentrement, fuite hors de l’émoi, diction qui cherche au-devant l’inconnu qui saura l’entendre pour l’inventer, et non qui formule seulement un donné déjà établi. Ni célébration, ni effusion, ni « béance baveuse du moi »selon le mot de Christian Prigent, mais avec Jean-Michel Maulpoix, nous nommerons « lyrisme critique » cette tension du « je » vers l’altérité : « épreuve de l’altérité en soi et au-dehors de soi  », écrit-il : une mise en examen de l’être à l’aune de sa parole et de sa solitude à la mesure de l’autre. Ce lyrisme, parce qu’il concentre les enjeux de la solitude et de la relation dans la parole, pourrait bien être la question éthique du monologue. Précisons qu’on entendra « lyrique » dans sa force d’usage, non dans sa forme. C’est ainsi que l’approchent les travaux récents de Jean-Michel Maulpoix sur le lyrisme : puissance critique, crise dynamique et féconde de l’être, le lyrisme pose l’altérité comme condition de la parole. Il s’agit d’une écriture fondamentalement dramatisée qui cherche, questionne, expose le drame de sa quête.
C’est dans la crise du romantisme que se redéfinit un tel lyrisme, où le sujet ne cesse de s’inventer autre pour trouver l’attribut de son sujet qui le complèterait. Ainsi, chez Baudelaire, les nombreuses occurrences d’expressions lyriques en recherche, « je suis (comme le roi d’un pays pluvieux ; un cimetière abhorré de la lune ; un vieux boudoir plein de roses fanées ; la plaie et la couteau ; le soufflet et la joue ; de mon cœur le vampire …) », de la même manière que Nerval se pose à la fois comme « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé ». Pulvérisant l’unité du moi, c’est dans tout indifféremment ou presque que la parole lyrique vient se chercher, dressant au-devant d’elle ces visages multiples que le sujet saura endosser. L’identité réside dès lors moins dans une origine et une centralité que dans ce mouvement et cette pluralité. C’est parce que l’être manque, est en manque d’une totalité qui l’achèverait, que la parole fait effraction en lui et vient le chercher, et chercher quelque chose ou quelqu’un qui sauront l’achever en dehors de lui.

La vraie et terrible cruauté est celle de l’homme ou de l’animal qui rend l’homme ou l’animal inachevé, qui l’interrompt comme des points de suspension au milieu de la phrase qui se détourne de lui après l’avoir regardé, qui fait, de l’animal ou de l’homme, une erreur du regard, une erreur de jugement, une erreur, comme une lettre qu’on a commencée et qu’on froisse brutalement juste après avoir écrit la date .

Inachevé, l’homme trouve toujours en dehors de lui (et seulement en ce dehors) ce qui le complèterait. Le corps de l’autre est son corps prolongé — il n’est cependant pas de processus d’identification, puisque l’altérité reste radicalement dissemblable : loi du désir. Le monologue est la recherche d’un devenir autre : c’est en dressant devant lui le fantasme ou la projection d’un autre, que le corps se rendra présent à lui-même, dans une totalité délirante, souvent, désirante surtout. Il s’agit ainsi d’une sorte de rêve que fait le monologue, où l’altérité est figures de soi en autre ; où l’être se constitue par débordement. Le monologue est en ce sens la diction en acte de la suspension, l’interruption prononcée, la lettre qui s’écrit après le froissement de l’être, cette déchirure qui s’accomplit. Par l’adresse, le Dealer invente l’autre comme Client, puisqu’il ne peut être Dealer que si un Client en face de lui intercepte son regard : mais dans ce jeu d’invention, n’importe qui face à lui qui se dresse le constituera en Dealer, et se fera donc Client ; variante : avant d’intercepter le Client, le Dealer n’était pas Dealer, mais néant rejeté dans la nuit d’avant la parole, il surgit dans l’être du langage seulement lorsqu’il intercepte l’autre, qui le fait Dealer, puisque l’autre devient nécessairement Client. Aucune antériorité de l’identité de l’un sur l’autre, mais un mouvement de dialectique simultanée. Le Dealer n’est achevé dans son être seulement si un Client vient à sa rencontre : c’est pourquoi le refus du Client d’être tel n’est qu’une manière de s’affirmer aussi dans son rôle — d’inviter à la constitution progressive de cette identité toujours en mouvement, toujours en approche, refus premier qui en retour va permettre de constituer peu à peu l’identité du Dealer, par la parole d’un monologue. Et la pièce, en s’accomplissant, de travailler l’inachèvement perpétuel de ces êtres.

L’inachèvement figure ainsi la loi du décentrement, double adresse l’une en face de l’autre, et côte à côte, monologue toujours sur le point de constituer l’être en se défaisant, il finit par produire cette « marche en crabe » qui est la structure dialectique de monologues indéfiniment inachevés.
Comme si le souffle de l’existence pouvait varier indéfiniment de foyer, qu’à l’extrême mutilation correspondait l’extrême souplesse de la vie, qu’une parcelle de chair restante suffit pour que s’y loge la totalité de la faculté d’exister, l’âme ou ce qui en tient lieu ; — à ne plus savoir quand un homme est mort et quand il ne l’est pas.

Dans le monologue non dramatique d’Abad, c’est sur cette question lyrique que s’articule la parole et l’adresse, mais précisément sous forme de question : « qui es-tu ? ». Abad commence alors un récit de son nom perdu, depuis cette adresse formulée à lui-même, et à ce dehors de lui qui lui demeure inconnu, de même qu’il s’adresse à quelqu’un qui lui demande ce qu’il est. Récit d’une perte, récit négatif, le monologue cherche à dire, essaie de le dire, de raconter l’origine de la perte et se faisant de la produire pour celui qui ignore qu’il l’a perdu. Il est le récit d’une solitude égarée dans la parole, qui cherche à questionner l’être dans sa radicalité la plus nue, la plus exposée, la plus cachée :
(« Qui es-tu ? celui qui a vu le diable, qui es-tu ? j’essaie de le dire : je rentrais une nuit par le grand jardin avec le sac d’école sur le dos, je vis un homme sous le réverbère le dos tourné, je m’approchais de lui, il tourna la tête seulement la tête, il avait la peau rose et pelée et des yeux bleus, j’ai lâché mon sac et je me suis sauvé en courant jusqu’à la maison, j’essayais de le dire ; qui es-tu ? une idée met le temps que met une fourmi à marcher des pieds jusqu’aux cheveux pour me venir jusqu’à l’esprit mais j’essaie de le dire : une nuit mon père se leva comme il se levait pour mes frères lorsqu’ils toussaient et tremblaient de fièvre et je ne toussais pas et je n’avais pas de fièvre mais il m’a regardé, le matin il demanda aux femmes qu’elles ne me coiffent plus comme elles coiffaient mes frères ni qu’elles ne me nourrissent plus et que je n’habite plus sous le même toit que mes frères ; puis il m’arracha mon nom et le jeta dans l’eau de la rivière avec les ordures, j’essaie de le dire ; des enfants naissent sans couleur nés pour l’ombre et les cachettes avec les cheveux blancs et la peau blanche et les yeux sans couleur, condamnés à courir de l’ombre d’un arbre à l’ombre d’un autre arbre et à midi lorsque le soleil n’épargne aucune partie de la terre à s’enfouir dans le sable ; à eux leur destinée bat le tambour comme la lèpre fait sonner les clochettes et le monde s’en accommode ; à d’autres, une bête, logée en leur cœur, reste secrète et ne parle que lorsque règne le silence autour d’eux ; c’est la bête paresseuse qui s’étire lorsque tout le monde dort, et se met à mordiller l’oreille de l’homme pour qu’il se souvienne d’elle ; mais plus je le dis plus je le cache, c’est pourquoi je n’essaierai plus, ne me demande plus qui je suis. » dit Abad.)

Lyrisme critique, il énonce l’espace de cette crise : on comprend dès lors pourquoi elle n’est pas incluse dans le déroulé du récit de Quai Ouest, puisque littéralement ce monologue a lieu à chaque instant d’Abad, et chaque instant de sa présence en rejoue l’énoncé : il est le récit sans instance, toujours en présence de lui-même, quand bien même Abad refuse ensuite de parler : le silence qu’il porte avec lui durant toute la fable porte la parole de ce monologue, adressé au silence plus vertigineux du spectacle, puisque le public ne l’entendra pas, alors qu’il constitue le personnage de manière essentielle, qu’il est l’espace de la formulation d’un secret informulable. « Qui es-tu ? »Sous le récit qu’on devine mythique de la rencontre avec le diable (le blanc) se lit aussi le signe symbolique de sa condamnation, la perte de son nom renvoie plus profondément à une blessure qu’il cache, demeurera silencieuse. « Plus je le dis, plus je le cache ». Dialectique insensée, elle s’appuie donc sur l’écoute de l’autre pour se faire. Qui est-il, celui qui dit, qui es-tu ? Tantôt on peut penser qu’il s’agit d’une question du « diable », tantôt on pourrait croire que c’est celle du père, ou peut-être est-ce celle d’Abad à lui-même. L’énonciation multiple, qui fait de l’adresse un vertige incessant, joue de la deuxième personne et de la première, sans que l’une ait la primauté logique et énonciative sur l’autre. Rimbaud et Verlaine avaient travaillé l’énonciation lyrique sur le mode de l’impersonnel : « il pleure dans mon cœur… », opérant la déchirure de l’être sur l’affect même qui est censé être pourtant le noyau de l’identité. Rien de tel ici, c’est plutôt à la recherche de ce qu’on peut appeler la quatrième personne du singulier : ni un « je » originel, ni un « tu » déterminé, ni un « il » référentiel, mais une articulation qui pulvérise le sujet dans un dehors, jusqu’à la dépossession, ici exemplaire, du nom. Si la question de la nomination devra faire l’objet d’une approche plus précise, on peut déjà voir combien la solitude de l’innommé est centrale dans la construction du monologue — ou plutôt fuyante, c’est-à-dire dynamique et matricielle : productrice de récits, d’un théâtre d’ombres et de corps fantasmés.

Ce lyrisme de l’autre est donc tout entier fiction et théâtre : fiction parce qu’il est une projection d’invention ; théâtre parce qu’il est l’espace d’un jeu de rôles dramatisé à l’excès. On comprend dès lors en quoi l’autre est l’horizon de sens de ce lyrisme, qui vient biaiser le monologue, intercepter une parole qu’il construit comme une adresse. L’autre est à la fois ce qui se construit dans la parole comme rêve de soi, et de fait cette présence qui incarne ce rêve, en son altérité irréductible. En ce sens, le lyrisme est toujours une parole confiée au secret de l’autre, exigeant pour se faire de réaliser cette présence intime d’un autre sur lequel va résonner cette parole. Théâtre minimal, mais théâtre essentiel, le lyrisme inscrit la trinité de la scène comme fondement de la parole : un « je », un espace, un « tu ». Que cet autre soit présent face à ce « je », ou qu’il soit inventé dans la parole, peu importe finalement, tant que demeure cette dynamique théâtrale de l’adresse.

Le sujet lyrique joue une intime comédie devant un silencieux témoin inconnu : le lecteur. Ne pas négliger, au fond, à l’arrière-plan de la lyrique, l’antique tradition des poèmes chantés accompagnés de la lyre en présence d’un public. S’il n’en va plus de même dans la poésie moderne, le lecteur y fait toutefois figure de témoin d’une parole adressée à un autre. Il joue en quelque manière le rôle du chœur. Mais il est surtout celui qui entend ce qui normalement devrait demeurer inaudible ou secret : la voix d’une méditation intérieure, une adresse à une femme aimée, à un dieu, à la nature. Il est constitué en témoin exceptionnel .

Le théâtre est-il ici, pour J.-M. Maulpoix, une métaphore ou l’idéal lyrique ? Le public, en son silence, serait le chœur du monologue — témoin du drame, il assiste à la naissance de la parole et il l’assiste, le fait naître à lui-même. Dans ce mouvement, l’allocuteur (lors même qu’il ne parle pas) est ainsi témoin du témoin qu’est le spectateur — comme l’était Alexis, dans Les Amertumes, dont le dispositif premier fixait déjà les lois fondatrice de cette distribution — parce que cette voix qui nous parvient est aussi le témoignage d’une expérience de l’inconnu qui se cherche en se nommant, d’une forme de révolte aussi contre l’assignation à l’identité. Finalement, le geste du monologue ne cesse de chercher plus qu’une identité, mais quelqu’un qui saura l’entendre.

Le spectateur, témoin de ce non témoin, peut jouer le rôle, un temps, celui de la représentation, d’une destination finale de l’adresse : dans le jeu de la double énonciation, c’est en effet toujours lui qui est visé par la parole, qui est atteint, et sur lequel tous les processus de construction que l’on a essayé de définir peuvent jouer. Si le geste du monologue répond à un désir, celui de franchir la solitude, de la partager, alors peut-être que le spectateur (le lecteur) est cette altérité à la fois radicale et désirable, qui dit la rencontre que cherche à fabriquer cette écriture. Dans le noir du théâtre et l’invisible qui s’y forme, il n’y a pas de quatrième mur, seulement de part et d’autre d’un récit que le corps fait se dresser en territoire du partage, une myriade de solitudes adressées, que la parole invente.


Chapitre III.

Ali (et le passant de ‘La Nuit juste avant les forêts’)

« Venez avec moi ; cherchons du monde, car la solitude nous fatigue. »
Le Client, Dans la Solitude des champs de coton.

Éthique de la solitude : les dispositifs d’écriture sont le miroir d’un processus plus vaste encore, qui fait de chaque texte de Koltès un monologue écrit dans la solitude, adressé à travers les personnages au spectateur/lecteur ; solitude en acte et en parole qui cherche à se dire et se rompre dans la relation critique qui s’inscrit dans l’autre, avec l’autre. C’est aussi d’une certaine manière à ces personnages que s’adresse le texte : essayer une langue à des figures qui sauront l’incarner, raconter mieux ou plus intensément que soi le monde. Monologue, c’est-à-dire écriture de la solitude, depuis elle : parole d’un seul qui prend l’altérité pour élément même de la composition — ainsi peut se comprendre, en partie, ce geste théâtral de Koltès, pour qui le théâtre restera comme l’espace privilégié de l’écriture, non pas le territoire idéal (qui est le roman), mais l’élément premier, radical. Parce que le théâtre joue cette fiction de soi dans l’attribution immédiate de figures autres, sans énonciation narrative qui les agence, il est bien cette lancée, en soi et vers l’autre qui cherche la parole en soi, la donne à l’autre. Don attributif de la parole qui efface de fait l’identité (la présence) de celui qui la donne, le théâtre est cet espace du retrait et de l’absence feinte, où l’auteur est partout autre que lui-même, sans jamais se donner le rôle de celui qui est l’origine de ces autres.
C’est pourquoi approcher les figures de l’écriture revêt ici un sens, dans la mesure où il s’agit à chaque fois des figurations de l’être — sous les personnages qui s’écrivent, un récit plus large vient nommer cette relation à l’autre, miroir d’autres qui viendront formuler les identités multiples non seulement de son auteur, mais d’un lecteur, puisque le récit aura construit un territoire de partage et de reconnaissance : tel est le rôle du récit qui les écrit, celui de produire et de raconter les modes d’être de ces figurations. En approchant ce que recouvre le récit de chacun de ses personnages, le récit qu’ils portent et non pas seulement celui que raconte le texte, on essaiera de voir comment s’invente l’altérité des identités — comment s’invente le « je »absent de l’énonciation théâtrale ; comment son absence est signe de sa pulvérisation.

Ces figures de solitude incarnent donc une position dans l’être, comme une localisation littéraire, ontologique, d’une présence solitaire : raconter la solitude, c’est autant trouver un personnage solitaire que de fabriquer son lieu. On n’oublie pas que dans la langue classique, la solitude n’est pas seulement l’état d’une personne qui est seul, ou son isolement, c’est aussi un espace : « lieu éloigné de la fréquentation », puis « lieu devenu inhabité, dépeuplé » dit Littré, qui cite Bossuet, rappelant Job : « Les morts ne sont plus rien, ils n’ont plus de part à la société humaine, c’est pourquoi les tombeaux sont appelés [chez Job] des solitudes  ». Tombeaux, dit Job, no man’s land, écrivait Koltès : mais tous solitudes comme territoires — le titre Dans la Solitude des champs de coton révèle ainsi justement, radicalement, cette détermination topique de la solitude. Le personnage saura ici être une telle topique : espace littéraire de la solitude.

On comprend en ce sens, comment la solitude est un espace parcouru, et non une centralité de l’être seulement, ne peut se dire en termes solitaires sans s’abolir dans son propre spectacle. De même qu’un personnage ne peut dire « je suis triste »mais « je vais faire un tour » , de même dire « je suis seul »ne dirait rien d’autre de la solitude qu’elle-même et serait inaudible, voire contradictoire. Le dire, c’est déjà ne plus l’être. C’est donc dans le parcours de la solitude dans la solitude qu’elle pourra s’énoncer, c’est à dire, en se faisant temps et espace, se raconter. Quand la critique aborde la notion de solitude — et il faut bien constater que pratiquement tous les travaux sur Koltès l’abordent, parfois comme une solution de l’œuvre, souvent comme un solution thématique, plus rarement comme une question —, c’est souvent dans les termes même de la solitude (un personnage est seul), jamais — ou presque — comme une puissance qui cherche à la traverser. Or, c’est ainsi qu’elle nous semble être à l’œuvre : et c’est précisément le récit qui effectue cette traversée. À la considérer sur le terrain éthique du récit, de la transmission essentielle d’une parole qui chercherait à raconter (à faire du récit l’espace de la rencontre et le temps de la relation), on comprend que la solitude ne peut être abordée dans son essence, son origine — plutôt dans le désir de l’enfreindre.

1. Ali, solitude mythique

Père, Passeur, Musicien

« C’est pourquoi, ne voulant plus parler d’Ali, je ne parlerai plus de rien. »
Prologue

Prologue compose un ample récit de solitudes, que chaque voix narrative, du Chroniqueur et de la Cocotte, construit, investit, creuse. Le roman n’est qu’un artifice de composition permettant de prolonger et d’approfondir un procès théâtral : les deux monologues dialogiques, qui font chacun le récit de deux personnages, doublent ainsi la scène narrative dans une énonciation fondamentalement dramatique. C’est pourquoi l’altérité essentielle que travaille le théâtre de Koltès y joue un rôle singulièrement réflexif. Dans nulle autre pièce, la solitude n’y est autant incarnée et racontée. Cela s’explique en partie parce que l’action ne repose pas seulement sur un acte de langage, mais se bâtit dans le récit ancré depuis un temps plus souple, rétroactif et proleptique, et se donne pour tâche de retracer le parcours de vies, chacun des deux conteurs centrant sa narration sur une vie en l’isolant des autres, fabriquant nécessairement une approche duelle entre le personnage et les autres, et faisant de la solitude la saisie du geste biographique. Plus que Mann, qui n’est qu’un prétexte au récit ; plus que Nécata, dont la solitude est quasi-théorique (de la conception d’un enfant sans homme à l’amour solitaire), c’est Ali, véritable « objectif » [49] du conte, objet et finalité du récit, qui est le paradigme solitaire du personnage et dont l’éthique est fondamentalement celle de la solitude.
Ali, masseur sans âge et aux mille et une vies du Vieil Hammam de la rue de Tombouctou, maître dans l’art de maudire les générations, de cuire le riz et de jouer au bongo, père adoptif de Mann, videur des corps de la race des Morts, est peut-être le personnage le plus romanesque, c’est-à-dire qui possède le destin le plus écrit de l’œuvre de Koltès — celui où se déposent le plus de vies, et jusqu’à la provocation et l’humour consistant à lui donner une destinée picaresque dont on a vu précédemment les tensions. Ces vies multiples construisent une existence traversée seule, dont chaque étape semble renforcer une solitude paradoxale, parce que entièrement traversée dans la relation : au fils, aux autres, à la musique.

Ali, père nourricier

Il est dit que l’on doit commencer le récit de l’histoire d’un homme par celui de son père. [10]

Stratégie habile du Chroniqueur, elle tente de justifier (via l’autorité de la narratologie biblique) l’écart qui consiste à se déporter d’emblée sur Ali au lieu de raconter l’histoire de Mann — il n’aura pas tant de scrupules ensuite — ; ce détour permet ainsi d’articuler Mann à Ali : de présenter le premier ethos, ou mode d’être de celui-ci. Père, Ali ne l’est pourtant que par procuration, ou hasard : il n’est pas le père biologique de Mann, mais son père de reconnaissance, et c’est parce que Mann l’a ainsi nommé qu’il l’est devenu, contaminé par ce nom commun, nom propre pour celui qui est ainsi désigné, « papa » :

Mann sortit dans le monde comme la plupart, la tête la première, ouvrit les yeux plus vite que la plupart ; et ce qu’il vit — ou plutôt qu’il entrevit dans l’obscurité de la salle noire du hammam —, il l’appela papa, comme chacun ; plus exactement, il appela les mains qui le tiraient de là : papa, et la bouche qui commença sur-le-champ, avant même qu’il soit complètement sorti, à lui expliquer la vie, les hommes, l’histoire, dieu et l’enfer, et le sens dans lequel il convient d’avancer : papa ; — ou du moins eût-il le désir de le faire, et son désir résonna dans la salle comme ces affreux premiers cris des bébés [10].

Comme Mann sera nommé ensuite dans l’air du soir de Babylone par ce nom d’homme qui lui assigne une ontologie exemplaire , Ali trouve là son rôle narratif et existentiel, allégorique aussi, et à rebours d’une anthropologie sommaire : n’est-ce pas mama (maman) qui est le premier mot que prononce (qu’articule plutôt) un enfant ? Ce renversement premier de l’origine assigne un rôle absolu à Ali, père et mère d’un enfant sans origine, et Koltès prend au pied de la lettre cette assignation. Un père n’est-il pas celui qui est chargé d’éduquer son enfant ? Ali accomplira cette tâche : et il ne perd pas de temps. De cette première seconde jusqu’à la douzième année, Ali ne se contente pas d’être le père de Mann, mais il jouera le rôle d’un Père :

Ali ne fut pour Mann jamais économe en rien, ni surtout en maximes, insultes, enseignements, règles, interdictions, ni en phrases définitives dont il emplissait toute heure du jour et de la nuit. […] Jour et nuit, il débitait la Sagesse en courtes propositions sans rapport aucun avec le contexte dans lequel ils se trouvaient tous deux — dans l’ordre strict d’un livre secret, ou alphabétique, je ne l’ai jamais su —, et dans les silences qu’il ménageait entre deux, il assommait l’enfant des plaintes et des insultes inoffensives, mais inépuisables, qui sont la première richesse que tout père digne lègue à son enfant. En cela, Ali fut douze ans durant un virtuose. [11-12]

Incarnation de la sagesse livresque, il opère une coupure fondamentale entre la vie et la morale, l’expérience et l’enseignement que donne l’expérience — c’est ainsi que Koltès construit Ali en figure palimpseste et mythique, homme du livre et Livre lui-même, celui en lequel se trouve toute réponse indépendamment de toute question posée : père en ce qu’il est dépositaire, voire dépôt, d’une culture délivrée dans la séparation. Tout le récit atteste d’ailleurs, depuis la « Chute de Mann » [10] dans le monde, de cette déchirure entre les mots et les choses — et Ali, qui tente de se placer dans l’interstice de cette déchirure ne peut qu’en attester de la preuve, et faire l’expérience d’une solitude du savoir et d’une solitude de la vie, placée de part et d’autre de lui.

Père nourricier de la sagesse, il est père nourricier au premier degré (humour encore une fois de Koltès, de faire jouer l’image que construit la langue dans sa littéralité), et l’éducation que donne Ali à l’enfant est avant tout basée sur l’alimentaire. Le récit donne foule de détails sur ces pratiques — la nourriture n’est-elle pas la base d’une culture (là aussi au sens anthropologique premier, agricole) ? L’ambition ethnographique du récit joue ici aussi à plein : elle est surtout l’occasion pour Koltès d’approfondir la figure mythique, biblique (coranique aussi) d’un Père qui devient finalement celui de l’humanité :

Il règne dans la rue de Tombouctou en général et dans l’enceinte du Vieil Hammam en particulier une organisation stricte et indiscutée, basée sur le Coran et sur les authentiques de Bokkari et de Muslim, à laquelle l’enfant — qui, pendant les douze années qu’il passa entre les mains d’Ali ne s’éloigna guère au-delà du porche situé presque en face du hammam — n’échappa à aucun moment ; et, bien qu’il n’y fût pas tenu parce que non pubère, Mann fut contraint de suivre, dès sa première année, les obligations élémentaires des Cinq Piliers. […] Les interdits (alimentaires) qui faisaient la philosophie culinaire d’Ali (prohibition du sang, de la viande non saignée, de la viande sacrifiée à d’autres qu’à Dieu, du porc, des bas morceaux du bœuf et du veau, des pattes, des ailes, de la tête et du cul de la poule, etc.) étaient si nombreux que, pour simplifier les choses, Ali, comme le font d’ailleurs la plupart des habitants de ce quartier là, nourrit l’enfant de riz blanc longuement cuit chaque jour, en un seul repas pris à la nuit tombée ; [méthode] séculaire d’alimentation, […] la plus équilibrée, la plus parfaite et la plus digne.

L’ultime progrès alimentaire est donc celui qui consiste à un retour à une alimentation, minimale, essentielle. Détail ? Il dit bien pourtant combien l’ethos, au sens propre, de mode de vie, pratique culturelle de l’existence, est à la fois une technique et une épure, un ordre qui fait de la vie une règle, règle qui en retour rend signifiante la vie, et d’une certaine manière, sacrée. L’ordre régulier d’Ali fait de ce personnage l’instituteur d’une profonde radicalité, qui plonge loin dans une anthropologie perdue.

L’échec d’Ali dans l’éducation de Mann ne vient pas seulement, comme voudrait le croire le Chroniqueur, de Mann lui-même issu d’une souche trop dégénérée (« Élever un rat dans une volière n’en fait pas une colombe » [61]), mais justement de l’impossibilité à réduire la fracture entre le Livre et la vie, et c’est finalement dans le silence qu’échoue Ali, ayant épuisé toutes les ressources de la langue au terme de l’éducation de Mann :

Si aujourd’hui Ali parle si peu, si avant ces temps Ali passait pour muet et bégueule, sans doute ce furent ces douze années où Mann grandissait entre ses pattes qui épuisèrent chez lui toutes formes de langage et jusqu’aux racines des mots qui permettent que l’homme normalement économe peut parler jusqu’à la fin de ses jours. [11]

Le temps qui commence après la suite de Mann est tout aussi mythique que celui qui l’a précédé : la mélancolie muette qui enveloppe Ali dans la solitude écrasante qui le caractérise désormais porte aussi celle d’un état du monde. Épuisés d’avoir été prononcés, les mots de la culture ne peuvent plus nommer autre chose qu’elle-même, et c’est à ce silence auquel est renvoyé Ali, à partir de la fuite de Mann hors du temple qu’était le Vieil Hammam, immédiatement frappé d’obsolescence. La fin de ce langage de savoir, systématique et englobant, totalisant et totalitaire, n’est pourtant pas la fin de la langue, au contraire — on le verra. Du moins ce silence du langage articulé porte-t-il l’épuisement d’une culture, et le point de non-retour de la déchirure des mots et des choses.

Ali, passeur de la vie et de la mort

Ali le Père, l’accoucheur de Mann, pratique aussi sur un plan plus large un autre type d’accouchement , effectue d’autres formes de passage. Il est d’abord le masseur des corps affaiblis chargé de faire passer la douleur. Là encore la tâche qui pourrait sembler prosaïque prend une toute autre dimension entre les mains vigoureuses de cette figure mythique. Ali n’est pas le masseur traditionnel, efféminé et indolent qui caresse et détend comme dans ces « hammams où l’on sert le thé », et où l’on critique violemment « sa manière aberrante de pratiquer son art » [37] — plus radicale est sa tâche, élevée au rang d’« art » : technique qui est aussi et surtout une poétique du corps :

Les clients viennent au hammam parce qu’ils ont des choses à suer et à se faire extraire du corps de toute urgence ; et Ali, en expert, le sait et le voit, et ne lâche son client qu’une fois totalement épuré. Les clients d’Ali sont ces hommes dont le sperme, depuis des années inutilisées, a oublié le chemin ordinaire de sortie et qui, depuis des années inexorablement fabriqué par des glandes séminales inverties, à force de stagner, de remonter les canaux, de chercher sous la peau, dans les veines, dans les articulations, un lieu pour se loger, est sur le point de franchir la gorge et remonter, par le cou puis par le labyrinthe de l’oriel interne, dans le cerveau — ce qui provoque, dit-on, inévitablement, la mort. Ali est donc chargé, après que l’homme s’est fait dilater les pores au maximum — car le liquide est épais —, de le faire suinter, et il ne libère l’individu que lorsque sur le carrelage, coule enfin ce qui n’est ni de la sueur ni de l’eau, mais le jus produit par l’inconcevable entêtement de la nature qui fabrique tout homme sur le même modèle pour des fonctions dissemblables. [37]

Par qui Ali est-il donc « chargé » de cette tâche ? Présentée comme immémoriale (et donc symbolique), elle s’accomplit néanmoins à travers Ali comme une fonction essentielle : vider le corps d’un désir trop longtemps contenu, purger les passions pourrait-on dire, art d’une catharsis physique qui consiste à expurger (exprimer) ces corps d’une rétention d’un désir perdu. La métaphore du désir sexuel est ici filée jusqu’à la représentation la plus concrète — et l’épaisseur du sperme qui coule sur le carrelage après les gestes experts d’Ali est l’image de la profondeur de cette perte hyperbolique. Elle est aussi l’envers d’une autre métaphore : de même qu’Ali est le passeur de la mort vers la vie, du désir qu’il aide à franchir son oubli, de même est-il le Passeur plus considérable de la vie à mort.
Car le Vieil Hammam est un espace double : en surface il possède l’apparence d’un hammam traditionnel et aux certaines heures du jour il en accomplit relativement la fonction en dépit des pratiques contestées d’Ali ; mais en profondeur, dans la troisième salle du Hammam (celle qui est enfouie dans ses souterrains), il est le lieu d’une autre tâche. Le soir, aux heures de fermeture des lieux homologués, certains hommes, « les plus atteints de la race des Morts » [33], descendent dans les profondeurs de cette salle chauffée à plus de « soixante-trois degrés » : évocation littérale (amusée) des Enfers :

Mais aussi, pensais-je, parce qu’il leur eût fallu être de ceux-là même — ou du moins comme moi leur témoin — qui viennent silencieusement mourir dans la chaleur et l’humidité de la troisième salle ; comme moi avoir une fois au moins vu Ali, assis sur sa chaise, taciturne et immobile, qui regarde venir, dès que le soir tombe, du bout de la rue de Tombouctou, marchant à reculons, les hommes de la race des Morts [31]

Marche à reculons des ceux qui vont mourir — « race des Morts »qui fait le trajet inverse des hommes qui le jour vont dans la ville pour traverser leur vie —, elle s’accomplit sous les yeux d’Ali qui l’assiste dans « sa posture d’éternité » [32]. Charon, il ritualise le passage vers la mort : au moment d’entrer, ces clients (car le récit établit la mort comme un service, et Ali n’accomplit là qu’un métier pour lequel plus que d’autres il est fait) posent une « inévitable et rituelle question »[32] — à laquelle ne daigne pas répondre Ali : c’est la question qui établit la transaction, et à l’inverse du Sphinx, le silence du Passeur ne fait qu’en mesurer la portée et l’importance : c’est la question intime adressée par chacun à sa propre vie, celle pour laquelle la réponse d’Œdipe au Sphinx de Thèbes n’est justement qu’une question, où l’Homme doit trouver en lui les raisons de son passage.

Question pour moi encore mystérieuse mais dont je sais qu’elle est simple, générale, sans doute une prière modeste, une demande normale d’éclaircissement tel qu’on est en droit d’en attendre de la part d’un garçon qui a beaucoup vécu comme Ali. [Les hommes de la race des Morts entrent dans la troisième salle] assourdis par les deux salles désertes et la densité de la question sans réponse qu’avant de fermer les yeux chaque homme pose encore à voix haute pour lui-même. [32]

C’est alors l’occasion d’un récit qui donne à voir un tableau, où s’articulent entre l’esthétique, le mythique et le narratif : une scène immobile à forte puissance visuelle, qui raconte en elle-même le rôle d’Ali, l’éthique à laquelle il s’astreint, son rapport solitaire à une tâche qui est à elle-même un récit palimpseste. Il faut souligner que le récit de cette scène est volé, le narrateur s’étant introduit à l’insu d’Ali dans les profondeurs, à l’image d’un Dante introduit aux Enfers et témoignant de ses visions :

J’entendis le bruit d’une conversation dans la troisième salle. Je m’approchai […] Le dialogue qui m’avait fait dresser l’oreille était dans cette fameuse langue que je n’ai jamais apprise bien que je l’aie entendu parler durant toutes mes années d’enquête dans la rue de Tombouctou. Je reconnus tout de suite la voix d’Ali. Elle avait ces inflexions exaspérées et infiniment tendres qu’on a avec des enfants turbulents, et que je ne lui avais pas entendue depuis la parenthèse douloureuse de l’éducation de son pupille. […] Eh bien que l’on me croie ou non peu m’importe, mais Ali était tout seul. Seul, au centre de la pièce, et il n’ouvrait absolument pas la bouche. J’étais fasciné par son visage. Une expression incroyablement détendue avait débarrassé son front, ses yeux, le coin de sa bouche de toute ride et, tel que je le voyais, il semblait un adolescent, plein de chaleur, d’émotion, d’énergie. Seuls ses yeux m’effrayèrent terriblement : ils étaient blancs, inversés, aveugles, vides. L’air de la salle était agité d’un long et puissant frisson qui soulevait la tunique d’Ali comme s’il eût été en plein vent et, avant de m’enfuir sans bruit, j’eus encore le temps d’apercevoir un brouillard doré qui frémissait dans le rayon de lumière issu de la bouche d’aération

Ce tableau est décrit avec une précision telle que la surcharge de signes et de symboles semble parodique : ce qui se raconte ici n’en est pas moins important pour saisir la situation éthique d’Ali. Ce récit, réécriture de toute une littérature du passage, raconte ainsi la figure élective d’un Ali sous l’image du Chaman, qui, dans cette bouche d’ombre qu’est devenu le hammam traversé de rayons, est transfiguré sous la lumière transcendantale. Chaman, Passeur, Aveugle visionnaire, les signes abondent pour faire de cette figure un intercesseur. L’intersession entre l’expérience sensible et intelligible est une traversée sensorielle : alors que le narrateur entend un dialogue au loin entre Ali et les hommes, lorsqu’il pénètre dans la salle, il voit « Ali tout seul. Seul au centre de la pièce, et il n’ouvrait absolument pas la bouche. »Ali est bien le Chaman, cette figure seule parmi la communauté apte à communiquer, dans le silence, avec les puissances supérieures afin d’intercéder pour eux. Solitude élective et langage inouï sont les deux attributs du sorcier, deux positions (en regard de la communauté et de la langue) qui sont en tension parce qu’elles articulent le sensible et l’ultrasensible, l’intelligible et le cosmique.

Une fois que Ali a communiqué avec ces forces, lui « échoit la tâche de trier les ombres de la troisième salle. […] Il gifle les endormis, […] appelant de sa voix autoritaire les âmes suspendues dans la vapeur, il les démêle les unes des autres les unes des autres et les force sans douceur à rejoindre les corps mous qui jonchent le sol. […] Ali reconnaît bientôt ceux dont l’âme fluidifiée s’est dissoute et enfouie par le trou d’aérage et qu’il ne pourra plus récupérer — pour la plupart, la veille, d’ailleurs, il les avait repérés à leur démarche un peu plus rapide, et à la question plus vaguement formulée qu’ils lui avaient posée. Puis il tire les corps inertes jusqu’en haut, dans le corridor, par les pieds, dans l’attente du camion. » [34] Investi d’une autre mission mythique, celle de la distinction des corps, il effectue une sorte de pesée des âmes, jugeant les vivants et les morts en fonction de la pesanteur de leur esprit. Tâche ici divine, elle élève Ali à un rang encore plus haut dans l’ordre cosmique du Passage ; le récit ne cesse d’ailleurs de raconter une assomption mythique d’Ali, depuis son métier de masseur à celui de psychopompe. Le mythe est toujours raconté dans le prosaïsme de ses événements : nulle barque, ni fleuve, mais un camion et des routes qui s’enfonce on ne sait où :

Pour ce qui est de la destination finale du camion, je pense pour ma part que ce sont des employés municipaux qui se chargent de ce macabre travail, et qu’il existe sans doute un lieu prévu par la mairie, du côté des banlieues nord, pour éliminer ces volumes inutiles. Les habitants d’ici, fort portés aux élucubrations, prétendent que chaque mort est ramené « chez lui », ce qui, en ce qui concerne les clients du hammam d’Ali, me semble un véritable casse-tête. Mais ce type de gageure n’est point un obstacle pour les habitants de la rue de Tombouctou, qui peuvent remonter pour chaque individu des Himalayas généalogiques […] et il s’est bien évidemment trouvé des rêveurs pour prétendre que quelqu’un avait aperçu le camion du côté du Yémen, de l’Éthiopie ou sur quelque poste désertique du Mali. Pour ma part, mon sérieux m’interdit de prêter foi à ce qui, tant qu’il n’a pas été dûment vérifié, n’est que sornettes et délire de déracinés. Je n’exclus pas cependant qu’il puisse y avoir, métaphoriquement parlant, quelque chose de vrai dans cette croyance. […] On peut donc imaginer que, vidés par le camion dans une fosse commune, les corps inertes prennent racine, et font du terreau humide et sale des banlieues nord, la terre rouge d’un Mali natal [Variante : d’une maternelle Éthiopie natale] [40-42]

À quoi renvoie ce tableau ? Jean-Marc Lanteri évoque la référence à un imaginaire concentrationnaire, relevant notamment la mystérieuse appellation évoquée par Primo Levi, de ceux qui étaient chargés de vider les chambres à gaz et d’évacuer les corps, nommés « musulmans » — mais Lanteri ignore lui-même si Koltès avait eu connaissance de ce terme, ni même s’il avait lu Si c’est un homme. Il nous semble que l’humour évident qui irrigue le récit interdit ici l’idée d’une écriture (même déplacée) de la Shoah. Cette dérision — qui neutralise la gravité sans l’annuler — construit un second degré empêchant que ne se fixe un récit concentrationnaire qui expliquerait le conte. Au contraire, le jeu littéraire — jeu sur la littérature — permet plus largement de faire de celui-ci un récit du Passage et de son mythe, et la convocation de certaines images de l’Holocauste ne replie pas le texte sur l’Histoire, mais l’ouvre sur des histoires qui sauront raconter un récit de la mort, au sens le plus large et sans détermination historique. Le récit de la race des Morts raconte surtout la figure d’Ali, chaman qui a charge d’âmes, corps du seuil entre la vie et la mort, esprit élu et électeur du salut.

Ali, l’art d’ « assommer férocement le bongo »

Un chaman ne serait rien sans son attribut magique, objet qui permet la communication avec les infra-mondes ou les territoires surnaturels : outre la corde (il est vrai que Ali ne se déplace jamais sans une corde, mais c’est par la peur ridicule des incendies qui prennent dans les maisons à étage [29]), cet instrument chamanique est le tambour.

Un homme parti en voyage au loin finit par rencontrer une femme à laquelle il demande où il y a un tambour ; « Épouse-moi, je te le dirai », lui répond-elle, ajoutant le lendemain, une fois mariée : « Il y en a chez mon frère, seulement il ne t’en donnera pas pour rien » ; chez le frère, où tout est tambour (maison, vaisselle...), il en obtient un en échange de perles pour la femme de ce dernier. De retour chez sa femme, celle-ci lui donne six airs pour "visiter toute la nature, converser avec tous les esprits animaux, converser avec tous les esprits de la surface de la terre, converser avec tous les esprits souterrains, triompher de tous les chamans ennemis, acquérir la légèreté de l’oiseau, la rapidité du cygne, le vol de la mouette". Lorsqu’il revient chez les siens avec son tambour, tous les gens sont convoqués, perdant connaissance au premier coup du tambour, ranimés par le second. C’est depuis ce temps qu’il y a sur terre des chamans et des tambours .

Le tambour est pour le chaman le véhicule d’un langage sans langue, une arme, un bouclier, et un instrument capable de rejoindre les espaces transcendants. On a vu précédemment en quoi le bongo d’Ali lui servait de langue immémoriale, à la fois origine de toute parole (le battement) et finalité des énergies dans la synthèse offerte des forces telluriques et aériennes. Il faut souligner ici que le bongo n’est pas seulement un idéal textuel, mais l’espace ultime de la relation au monde que le personnage construit. Réfugié dans le silence et la solitude après la fuite de Mann, Ali n’est plus livré qu’à son instrument dont le battement devient l’unique relation à la vie et au langage :

Il est vrai que cela [l’éducation de Mann] dura douze années entières (jusqu’à cette affreuse histoire pour laquelle Mann quitta le hammam de la rue de Tombouctou, un beau jour, et que le même soir Ali reprit son bongo pour toujours et se tut). [13]

Entièrement livré au geste « d’assommer férocement le bongo »[24], Ali trouve ici la figure dernière de son ethos — celui d’un artiste chargé de transcrire le monde en rythme, de transposer le dehors bruissant en signes musicaux comme l’écrivain se saisit du réel pour le raconter. Figure du conteur dont on ne sait plus si la vie est rythmée sur le battement du bongo ou si c’est celui-ci qui en règle l’avancée, Ali est évidemment une image de l’écrivain, dans une altérité dissemblable qui est aussi un idéal. Idéal hyperbolique d’un geste d’une simplicité et d’une évidence qui recèle en lui tous les mystères et les complexités d’un art extrêmement raffiné (le langage du bongo n’a été assimilé par le Chroniqueur qu’au prix de longues années…), le bongo est un usage du monde, c’est-à-dire une manière de l’habiter, et une façon de s’en servir :

C’est pourquoi Ali ne dort qu’au hammam — si l’on peut appeler dormir le fait de ralentir au fur et à mesure de la chute de l’obscurité le rythme et l’intensité du bongo, au point que parfois les coups résonnent dans la rue de Tombouctou comme les gouttes d’eau dans un évier, fermer à demi les yeux, surveiller par d’imperceptibles reniflements la densité de la vapeur, écouter le passage des heures, ressembler à un homme assis pour l’éternité. [30-31]

Ali, dont l’éternité de son bongo peuple l’éternité longtemps après l’oubli du monde, est le personnage de l’altérité complexe, un faisceau de signes qui assemble en lui le deuil d’une civilisation fondée sur la culture, la mélancolie du passage à la mort, la joie efficace d’un langage arraché à la langue. Sa solitude est une élection et une forme de condamnation aussi ; tenu loin des hommes, il demeure enfin irréductible à toute solution narrative et existentielle : énigme sans fond d’un rêve que produit le récit sur lui, et qui veille au-delà des nuits humaines — récit singulier qui est peut-être l’émanation de ses rêves à nuls autres pareils.

Mais le sommeil d’Ali ne ressemble à aucun autre sommeil d’homme ordinaire, tout comme les nuits au Vieil Hammam n’ont aucun rapport avec nos nuits à nous d’hommes ordinaires. [30]


2. Le passant, entre tous : L’enfant unique

« … c’est là que j’ai eu raison de com-prendre que toi, tu n’es qu’un enfant, tout te passe à côté, rien ne bouge, rien ne prend une sale gueule, moi, j’évite les miroirs et je n’arrête pas de te regarder… »
La Nuit juste avant les forêts

L’énigme de l’autre

À qui parle le personnage de La Nuit juste avant les forêts ? Cette question pourrait être celle du théâtre lui-même, de sa fragilité, de la radicalité de son procès, de l’énigme qui le fonde. Elle est celle de l’adresse à l’inconnu, non pas seulement incarné, mais aussi bien celui que l’on porte en soi, celui que l’on fabrique à mesure de la parole. À qui parler dans la solitude ? À qui l’adresser ? Sur le plateau de théâtre, qu’est-ce qui franchit le seuil de la fiction dramatique pour rejoindre ? Dans ce récit qui est celui de l’acte même de la parole indépendamment de son contenu, c’est raconter cette solitude qu’il s’agit, sa position, ses lignes de partage.

De cette énigme première, Koltès n’a pas seulement fait une pièce, mais dans la reconnaissance de la fondation de son écriture, il a donné naissance à la possibilité de toute son écriture ensuite — ceci pourrait expliquer cela : fondation dans la mesure de cette reconnaissance, et reconnaissance en raison de cette fondation. Pour la première fois, il entend quelque chose de lui-même qu’il ne savait pas ; reconnaissance d’inconnu où se situent précisément l’espace éthique, la sauvagerie et la tendresse de cette pièce. Autre cause de la reconnaissance : peut-être réside-t-elle dans ce coup de force fait au théâtre lui-même qui consiste à l’envisager dans son dispositif comme cette question : dès lors, à qui parle le théâtre, si ce n’est à cette part d’inconnu que la parole invente pour peupler la solitude ? Saisie frontale de la question, la pièce formule celle-ci précisément comme récit, dans le récit qui enveloppe l’adresse. Ainsi posée l’équation entre soi, le théâtre et l’inconnu devant soi, ce n’est pas seulement le théâtre lui-même comme dispositif qui trouvait là espace où avoir lieu, mais la relation qui se nommait, où comment la poétique et l’éthique superposaient leurs conditions sous l’unique enjeu de l’adresse paradoxale à l’inconnu.

On a vu combien cette pièce était formellement un récit-monologue, non pas seulement un récit troué par un monologue, mais toute entière une parole adressée, joignant temps du récit et temps du spectacle, un monologue traversé de micro-récits aussi. Mais si on a évoqué la présence fondamentale de l’adresse, à bien des égards structuration poétique de cette parole, il faut ici relever la fragilité de cette position de narration, et combien cette fragilité lui est tout autant essentielle. Car l’autre, l’allocutaire de La Nuit juste avant les forêts, n’est somme toute qu’une hypothèse, qu’une présence levée dans la parole seule de celui qui désire voir l’autre comme destinataire. Cette présence n’est finalement rien de plus qu’un désir : elle n’est rien de moins que cela aussi, et c’est dans la fragilité de cette ontologie de la projection, du fantasme, de l’invention érotique de l’autre que se situe la pièce. Innommées, les deux figures de La Nuit juste avant les forêts peuvent d’ailleurs sembler toutes deux des hypothèses, puisqu’elles ne sont déterminées par rien d’autre que le discours de l’un des deux qu’aucun péritexte ne précisera plus avant . C’est pourtant cette indétermination qui fait se lever ce théâtre et cette relation.

Pièce de la solitude qui cherche à se partager, à s’enfreindre, La Nuit juste avant les forêts dans la précision de son récit, l’incarnation obsédante de sa langue et des expériences qu’elle rapporte comme jetée en désordre mais dans le désordre le plus composé, puisée au là-bas de la nuit , prend le risque d’une clôture que cette indétermination justement déborde. S’il n’y a pas de point à la fin du texte, ce n’est pas seulement pour une raison intratextuelle, celle qui rendrait inachevé ce discours, mais peut-être aussi parce que la parole n’échoue pas sur quelqu’un qui y répond, qui répond de cette parole et la résout donc dans sa réception. Le silence gardé par l’autre laisse ouverte la blessure de cette parole. De là l’inépuisable fond de ce texte, dont l’adresse inassignable permet la réinvention : dynamique qui est celle du théâtre lui-même, en un sens, qui produit une recomposition de la parole chaque soir où elle est prononcée, depuis un texte qui demeure le même, mais qui se redéploie pour la raison seule que ceux qui vont l’entendre ne sont pas les mêmes : dès lors le texte peut se reprendre, et se renouveler, et même approfondir son énigme, se redire sans jamais se répéter.

Ainsi, au sein du théâtre de ce texte, l’autre n’est jamais désigné par le texte, mais toujours reconstruit dans la situation d’énonciation, inventée par l’ici et maintenant de sa profération.
Nos paroles, comme celles qui voyagent encore en ce moment dans l’espace, emportées dans une sonde au bout de la galaxie, nous ne saurons jamais si elles seront entendues, et même à deux pas de nous, de l’autre côté de la lumière de la scène, seul parfois un souffle nous fait croire qu’elles n’ont pas été dites pour rien, dans le vide. Ce fragile espoir nous fait tenir, continuer, et même sans illusions parlerions-nous encore, tant l’inconnu comme un aimant tire nos mots du grand silence où nous rêvons. Qui parle ? Et à qui ? Ce problème de l’adresse, au théâtre, est particulièrement difficile à résoudre avec le texte de La nuit juste avant les forêts. La solution de Bernard, parler dans la source d’une seule lumière, était simple. Mais elle oblige à diriger la parole vers quelqu’un de fictif, imaginé, qu’on espère ou désire. Le théâtre fait croire que l’autre est peut-être là. Mais ce n’est pas si simple, si sûr, et peut-être n’y a-t-il personne… 

Dans cet article intitulé « La nuit continuée », qui tient de l’hommage, du témoignage, du regard précieux aussi du premier spectateur de cette écriture, Yves Ferry raconte sensiblement ce qu’a représenté pour lui l’adresse de ce texte, lui à qui ce texte était, sur le plan de la vie, adressé : lui dont le rôle était de rejouer sur scène l’adresse à son auteur, placé dans la mise en scène à Avignon en 1977 face à lui sur le plateau, derrière le projecteur qui l’éblouissait. Ce qui rendait visible l’acteur était aussi ce qui l’empêchait de voir, quand bien même Y. Ferry savait que, ce qu’il ne voyait pas, au-delà, à travers les spectateurs, c’était l’auteur du texte, et qu’il n’avait qu’à regarder là où il ne voyait pas pour croiser son regard.

Dans ce cadeau qu’il me faisait, lui-même voulait-il s’exclure ? Et me donner ainsi ce que de moi seul il voulait que j’exprime ? Je n’avais rien pourtant de cet homme monologuant sous la pluie. Mais il voulait que le théâtre lui offre cette vision qu’il avait de ce camarade que j’étais… qui ne me ressemblait pas… Nos vies rêvées trouvent ainsi quelque réalité, et la scène donne corps aux fantômes que nous sommes dans le regard des autres… Koltès refuse d’aller sur ses « pentes naturelles », mais il est tout entier lui-même dans ce qu’il voit en moi Et s’agissait-il seulement de nous ? Les mots traversent l’invisible limite où le passage se fait d’une réalité à une autre, dans une infinie succession de possibles où ce qui se tisse ressemble à du soleil et à de la nuit mêlé, où l’éclat du désir aveugle révèle en même temps, effaçant ce qu’il fait apparaître et révèle en même temps .

Ferry décrit assez précisément ce processus de défiguration qu’on a évoqué plus haut — sans doute ne faudrait-il pas trop s’attarder sur ce qui n’appartient à l’écriture que dans une certaine mesure, celle de leur amitié, du partage de leur solitude : mais cette invention de l’autre dans l’écriture comme don, ce détour par la pièce pour raconter non pas l’autre, ni ce qu’on voudrait qu’il soit (le rabattre à une identité), mais s’inventer soi-même comme autre (écrire « contre ses pentes naturelles »), et l’autre contre soi-même : fantômes de l’un et de l’autre, spectres qui sont la trace de la lumière qui double le corps pour en produire un autre en dehors du corps.

Si Koltès était très fier de ce dispositif de regard et de lumière (minimal, tranché, réaliste, frontal, neutralisant), c’est sans doute parce qu’il rejouait en un sens le geste du récit lui-même, et qu’il ouvrait cette poétique sur l’éthique qui lui donnait sens. De fait, la question de l’adresse pose singulièrement l’enjeu de la relation sur ce terrain de l’hypothèse glorieuse d’un corps fictif dont la fiction est seule ce qui peut rendre possible la diction, et la croyance en la fiction plus large qui l’énonce. Surtout, quant à la question éthique, elle permet une mise en tension du récit non plus au sein de la seule parole prononcée, mais dans le silence tenu par l’autre en lequel réside finalement (et initialement) la condition de ce texte.

C’est pourquoi, des deux figures principales de la pièce (équilibrée par la dissymétrie entre une parole excessive et un silence excessif), l’instance qui serait la plus fondatrice n’est pas celle que l’on croit. Pour aborder la position éthique de l’écriture de Koltès, ce n’est pas la figure du locuteur qu’on interrogera, mais celle du passant : « personnage » d’autant plus essentiel dans le théâtre de Koltès qu’il est le seul exemple d’une figure si nécessairement absente, si fondamentalement échappée à la présence et pourtant, obsédante, récursive, impossible. C’est cette figure plus qu’une autre qui pourra nous permettre d’approcher une telle éthique de la solitude, parce que ce sera saisir un « personnage » auquel le texte refuse la présence, et dont le même geste d’écriture en creux fait le don de cette absence. Figure d’une solitude qui n’est pas sociale, ou faiblement mimétique — un personnage qui serait, pauvrement, simplement, réellement seul —, mais puissance négative d’être qui serait agglomérat paradoxal d’un manque ontologique : solitude puissante de l’être, qui consiste à n’être pas, qui relève d’une présence effacée qui seule fait parler, ne peut être que dans la parole de l’autre. Ainsi, l’autre n’est pas la représentation d’un personnage seul, mais d’une solitude de personnage : et c’est peut-être pourquoi il est la seule figure koltésienne à pouvoir porter le récit de la solitude en évitant l’écueil tautologique (la solitude du personnage seul), ici plus qu’ailleurs stérile.
« Ce n’est pas toujours celui qui aborde qui est le plus faible »[15]. Des deux figures, la force revient à celui qui parle, et la faiblesse à celui qui est abordé : et des deux, la figure de la solitude est davantage celle qui est saisie au coin de la rue. Insistons : il ne s’agit pas pour Koltès d’un jeu rhétorique ou ludique sur la présence-absence, ni d’une fiction solipsiste — ce qui paraît délicat à déterminer appartient au champ d’énergie complexe que produit la pièce comme expérience. Le personnage ne parle pas à personne, et celui qui est face de lui est là, mais en tant qu’il est là seulement dans la parole de l’autre, levée comme présence réelle par la parole. Présence réelle ? Le terme qui évoque la transsubstantiation pourrait paraître excessif, mais il nous semble rejoindre assez justement cette levée du corps mystique de l’autre qu’effectue la parole ici : cependant, aucune transcendance, de rapport entre les deux corps qui serait de subordination, mais une prière latérale, immanente. Cette solitude de l’être en puissance est immédiate, dans la mesure où il n’y a pas secondarité de l’un par rapport à l’autre, ni antériorité de présence : chacun se dresse au premier mot : « ‘‘Tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu » [7] — simultanéité du geste, de la vue, et du verbe qui dans l’énonciation du récit les fait advenir pour nous qui interceptons l’adresse. En cela relève-t-elle de l’évidence mystérieuse qui présida au miracle du texte aux yeux de son auteur (de ses spectateurs / lecteurs) : dispositif complexe dans l’exigence qu’il éprouve, et cependant évident pour sa réception.

L’autre sera cette énigme du théâtre, et cette évidence pour celui qui parle. Il existera uniquement dans la parole de celui qui la formule, pour lui-même. Le locuteur fait asseoir l’autre dans un café, face aux miroirs puisque celui qui parle laisse les miroirs dans son dos : ainsi, si on prenait au pied de la lettre cette situation de parole, le passant aura en face de lui, le visage du locuteur, et au-dessus de l’épaule de celui-ci, son propre visage le regardant. Convergence de lignes fuyantes et imbriquées où le reflet met en scène le regard qui regarde, ce théâtre spéculaire et dynamique à cause de ce mouvement de regard inséré produit des images dans ses propres reflets précisément pour que la solitude ne demeure jamais une situation au monde, mais une position à partir de laquelle mettre en mouvement l’être. Puis, on pourrait penser que, laissant le miroir dans son dos pour ne pas se voir, le locuteur trouve (invente) un autre miroir qui portera non pas son visage, mais celui de l’autre : et se voyant en lui comme autre, c’est ainsi que son récit pourra porter, comme l’on dit d’une ombre sur le sol qui a besoin d’intercepter la lumière à l’angle d’une rue. Dans le mythe de Narcisse, c’est Écho qui demeure seule dans le deuil de son amour abîmé en son reflet — ici, l’écho de la solitude est un reflet de soi-même perçu comme altérité absolue de celui que le locuteur ne connaît pas, mais qu’il reconnaît comme capable de l’entendre. La seule chose en commun serait : le récit que l’autre prononce pour qu’il soit entendu par celui qui saura l’accepter. Ce dispositif de La Nuit juste avant les forêts prononce pour la première fois celui que Koltès par ailleurs fouillera, cette adresse au vide qu’est l’inconnu. Ainsi peut-on comprendre pourquoi chaque monologue (et chaque parole) tente de confier un secret que l’autre ne réclame pas, reçoit malgré lui, et dont il a la charge, sans qu’il l’ait demandé. La solitude située dans l’autre qu’on approche et qu’on désigne ainsi, telle, est interceptée ; solitude à laquelle on fait violence. Il y a, dans la figure de ce passant, cette énigme annexée au théâtre et à la vie : nul besoin de parler à quelqu’un qui n’est pas seul. On ne peut parler (parler profondément, secrètement, essentiellement) à quelqu’un de seul ; dès lors, comment franchir la solitude de l’autre pour le rejoindre ?

Récit est ce territoire de l’être qui délivre : une parole de l’expérience où elle a été perçue ; une solitude de sa solitude où elle demeurait ; de la solitude elle-même, hors laquelle on se retrouverait projeté par le seul fait d’entendre le récit, et de le savoir adressé à soi. « Ce monde est donné à l’homme ainsi qu’une énigme à résoudre ». L’énigme ne se résout que dans cette quête insomniaque, c’est-à-dire dans un état d’au-delà du corps qui le porte, une fois les barrières de la fatigue rompues, à explorer l’ignorance, l’inconnu, l’impossible.

Parole d’amour

L’énigme de cet inconnu ne relève pas seulement de son être (de ce qu’il est ou de ce qu’il représente), mais aussi de ce pour quoi le locuteur le sollicite. Lui, plutôt qu’un autre, abordé : pourquoi ? Saisi dans sa solitude, l’autre est l’objet d’une demande qui touche à la solitude même — et cependant, cette demande ne sera jamais formulée, jamais en tous cas en tant que telle, ce en raison de la solitude même qui rend la demande (du moins, on ne peut que le deviner) impossible. Quelle est-elle ? Il y aurait un récit produit pour (obtenir) quelque chose, mais qui prendrait des voies de traverses non seulement pour retarder — et donc faire durer le temps, le récit et la relation —, mais aussi parce que « l’impossible » ne peut se formuler que par cercles concentriques, en approchant et cernant un point central qui jamais ne sera atteint par la boucle en spirale que forme la parole.

ce n’est pas tant pour fumer que je disais : du feu, camarade, c’était camarade, pour te dire : saloperie de quartier, saloperie d’habitude de tourner par ici (manière d’aborder les gens !), et tout aussi tu tournes, les fringues trempées, au risque d’attraper n’importe quelle maladie, je ne te demande pas de cigarette non plus, camarde, je ne fume même pas, cela ne te coûtera rien de t’être arrêté, ni feu, ni cigarette, camarade, ni argent (pour que tu partes après !, je ne suis pas à cent francs près, ce soir), et d’ailleurs, j’ai moi-même de quoi nous payer un café, je te le paie, camarade, plutôt que de tourner dans cette drôle de lumière, et pour que cela ne te coûte rien que je t’aie abordée — j’ai peut-être ma manière d’aborder les gens, mais finalement, cela ne leur coûte rien (je ne parle pas de chambre, camarade, de chambre pour passer la nuit, car alors les mecs les plus corrects ont leur gueule qui se ferme, pour que tu partes après !, on ne parlera pas de chambre, camarade), mais j’ai une idée à te dire — viens on ne reste pas ici, on tomberait malades à coup sûr [12]

Ce jeu entre l’exposé d’une demande et le refus de la formuler sera ainsi repris dans Dans la Solitude des champs des cotons mais sous une scansion rythmique et dialectique qui en déplacera les enjeux. La demande de La Nuit juste avant les forêts n’est pas un objet qu’on manipule comme usage du récit, il n’est pas non plus la force structurante et ce sur quoi repose le discours, ni même ce dont parle le récit : dans ce soliloque, ce qui se demande s’offre comme informulable et touche à la relation même. Elle s’énonce comme une fuite où la demande recouvre (ou produit) une demande par métonymie négative : ce n’est pas « ceci », mais « cela » que le locuteur voudrait, « cela »qui fait signe vers autre chose encore, par ricochets infinis. Les propositions finales ne posent que des formules négatives : la demande de « feu » n’est énoncée que pour dire (raconter) « la saloperie de quartier » — la sollicitation se présente comme un prétexte au récit de cette pluie, qui tombe sur l’un et sur l’autre, les défait dans le monde et les unit dans ce désœuvrement (« la pluie ça ne met pas à son avantage » [7]).

La relation négative produit la parole : telle est la syntaxe de la demande, puisqu’elle seule, en faisant le vide, peut dresser la présence solitaire de l’autre comme essentielle. Ainsi, ce qui se lit est une manière aussi de constituer des cercles autour de l’autre : abordé, seul, et seulement lui, il est une figure élue. C’est à lui et nulle autre qu’on demande l’impossible demande. La solitude de l’autre énonce une position qui l’isole et le rehausse, il est l’unique à qui dire ce qui ne peut se dire.
j’ai couru, couru, couru, pour que cette fois, tourné le coin, je ne me retrouve pas dans une rue vide de toi, pour que cette fois je ne retrouve pas seulement la pluie, la pluie, la pluie, pour que cette fois je te retrouve toi, de l’autre côté de moi, et que j’ose crier : camarade ! , que j’ose prendre ton bras : camarade !, que j’ose t’aborder : camarade, donne-moi du feu, ce qui ne te coûtera rien, camarade, sale pluie, sale vent, saloperie de carrefour, il ne fait pas bon de tourner ce soir par ici, pour toi comme pour moi, mais je n’ai pas de cigarette, [12]

Le premier mouvement du récit évoquait un dégagement, hors des foules qui emplissaient la vue, dévisageaient, jugeaient : « alors maintenant, je les vois partout, ils sont là, les pires des salauds que tu peux imaginer, et qui nous font la vie qu’on a »[18]. Le locuteur entame donc une course pour s’échapper, après avoir nourri l’illusion de se fondre dans la masse ; et il fait le vide, littéralement, autour de lui — la course est cette force de dépeuplement hors de soi, mouvement de vide que la phrase reproduit à son échelle. Mais ce vide, comme la nuit obscure qu’on a évoquée, porte la menace de se retourner contre celui-là même qui l’a produit : où le vide ne serait plus libération des autres, mais vide de soi, et perte. Dès lors, et c’est le deuxième mouvement, l’exigence de trouver quelqu’un qui sera capable de « repeupler » le vide. La rue est (un) vide sans l’autre, et le récit figure cette sortie hors de soi et de ce vide. Ce mouvement nous permet de comprendre la nature de la demande singulière qui se dessine, demande qui n’exigera pas quelque chose de l’autre, mais va demander l’autre, demande qui fait de l’autre la demande même capable de peupler le monde. Le deuxième geste est donc celui de l’élection, le choisir pour cela seul qu’il est l’unique capable de recouvrir le vide : « pour que cette fois je te retrouve toi de l’autre côté de moi ». Autre côté qui achève l’être, le passant pourrait ainsi combler le vide qui habituellement est cet autre côté de soi. En cela la demande formulée se révèle comme une parole d’amour.

Demande aberrante, puisqu’habituellement formulée pour sanctionner la relation et la nommer, lui faire changer le statut, elle est ici, au contraire, prémisse. Si le mot « amour » vient à la fin du texte, il ne s’agit pas de la conséquence de la demande, mais au contraire du surgissement de ce qui a provoqué l’audace du geste premier du locuteur :

je te trouve et je te tiens le bras, j’ai tant envie d’une chambre et je suis tout mouillé, mama, mama, mama, ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi, j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime, et le reste, de la bière, de la bière, et je ne sais toujours pas comment je pourrais le dire, quel fouillis, quel bordel, camarade, et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie »[62-63]

Ainsi le passant a-t-il été choisi parmi tous, précisément parce qu’il n’est pas tous, ni comme les autres, mais arraché par la reconnaissance à une différence qui l’élisait ailleurs, et le singularisait absolument — l’absolu de la rencontre est d’ailleurs au sens littéral, étymologiquement, un arrachement hors de la solitude, une déliaison du commun : ab-solus.

Et j’ai bien vu tout de suite que tu ne semblais pas bien fort, de là-bas, à tourner tout mouillé, vraiment pas bien solide, alors que moi, malgré cela, j’ai de la ressource, et que je reconnais, moi, ceux qui ne sont pas bien forts, d’un seul petit coup d’œil [15-16]

Cette reconnaissance de la faiblesse — « car moi je suis pour la défense » — est élection désirable, amoureuse, mais hors de tout sentiment (et le locuteur n’a de cesse de récuser le sentiment : « je ne suis pas le mec sensible » [54]). La question amoureuse de la pièce est donc à la fois centrale et inouïe, c’est elle qui fonde la reconnaissance, mais c’est elle qui rend impossible la demande directe. Si on a pu montrer plus haut qu’il n’y avait de récit d’amour que dans son détour, il revient à cette pièce, et à la question de la solitude, de montrer en quoi ce détour n’est pas une fuite mais s’adosse à une conception de la relation d’abord essentiellement seule, puis où l’amour est l’immédiateté de la reconnaissance que le récit dilate, déploie, saisie. C’est cela qui permet l’évacuation d’une part du récit sentimental, et, d’autre part, d’une réduction à la question sexuelle.

Il faut relire, à ce sujet, une lettre de Koltès à sa mère, en septembre 1977, quelques mois après les représentations — l’unique exemple (aussi puissamment formulé) d’un retour sur l’écriture d’une de ses pièces. Si Koltès avait reconnu cette pièce comme fondatrice dans son parcours, pour des raisons qui relevaient aussi bien de l’écriture que de l’expérience dont elle attestait, on comprend bien dans quelle mesure le regard de sa mère lui devenait capital : non, évidemment, pour avaliser l’œuvre, mais bien, pourrait-on dire, pour la déclarer, la faire reconnaître à ses yeux comme sienne. Dans ce rapport entre les deux, dont on a pu dire qu’il était l’espace de la solitude, il fallait bien que cette solitude-ci soit explicitée là, aussi. Mais on devine, dans les lettres de Koltès, que sa mère n’a rien reconnu dans le texte, ni de lui ni du monde ; on peut en effet le comprendre aisément, vu la violence âpre de la pièce. Mais Koltès se justifie : à ses yeux sans doute aussi. Il s’explique longuement, désigne ce qui sépare sa mère de lui et ce qui cependant les rapproche, pour mieux faire de son texte un paradigme d’énonciation de la solitude, abordant aussi ce que par ailleurs toujours il refusera d’évoquer — la question du sexe .

Je ne sais plus, bien sûr, ce que je te disais exactement, à propos de mon texte, dans la lettre que je t’ai écrite en Italie, car je ne me souviens plus de toutes les remarques que m’avais faites. Ce dont je suis sûr, cependant, c’est que, à mon avis, si tu veux le comprendre, et, au-delà de cela, si tu veux un jour comprendre tous ceux, ou certains de ceux qui ne parlent pas le même langage que toi (et on ne peut quand même pas toute sa vie ne comprendre et ne parler qu’à son « monde » à soi, qui est si petit !), il faut se rendre compte que, en général, plus la chose à dire est importante, essentielle, plus il est impossible de la dire : c’est à dire : plus on a besoin de parler d’autre chose pour se faire comprendre par d’autres moyens que les mots qui ne suffisent plus. Jamais tu n’entendras dire à quelqu’un qui souffre de la solitude : « je suis seul », ce qui est ridicule et humiliant ; mais il te parlera d’un certain nombre de choses dérisoires, et le rapport s’établit entre deux êtres dans la mesure où ils se comprennent à travers ce dérisoire-là.

Quand tu me dis : il n’y a pas que le sexe dans la vie, et ton texte ne parle que de cela, je te répondrai, entre autres que mon personnage parle de tout sauf de cela, qui est pour lui un sujet tellement familier, donc facile, que c’est de celui-là qu’il se sert pour parler du reste.
Quant à ce qu’est ce reste, je ne peux pas te le dire comme cela, puisqu’il m’a fallu une pièce pour l’exprimer et qu’il n’y a pas d’autres moyens ; mais si tu veux bien dépasser le langage et ce qui t’est plus ou moins incompréhensible dans la langage, tu ne peux pas ne pas comprendre qui est ce personnage, et c’est cela qui importe ; ce n’est pas ce dont parle quelqu’un qui est intéressant, mais ce qu’il est, ce dont il parle n’étant que le moyen : et c’est pour cela que, pour ma part, ce n’est pas la « hauteur de conversation » de quelqu’un qui peut m’intéresser (et une discussion philosophique peut être moins intéressante que toute une soirée passée à parler de rien, selon qui parle.).
Ceci est un aspect ; le second, c’est que je ne tiens pas ce que tu appelles (à tort) le « sexe » dans le même mépris (plus ou moins conscient) que toi ; tu es héritière de toute une tradition judéo-chrétienne qui s’est arrangée pour faire cette séparation entre « la chair » et « l’esprit », séparation totalement artificielle, monstrueuse, qui a fait plus de mal que de bien. Aimer quelqu’un « par la chair » est une manière d’aimer, ou de parler, qui en vaut une autre, ni mieux ni pire, mais en réalité qui a sa place à certains moments, comme à d’autres moments il faut parler, mais irremplaçable et qui a sa fonction propre.
Pour en revenir à mon personnage, la question est de savoir s’il a d’autres moyens que celui-là d’avoir un rapport d’amour avec les autres ; pendant toute la durée du texte, précisément, il explique pourquoi tous les autres moyens lui ont été ôtés ; il y a un degré de misère (sociale, ou morale, ou tout ce que tu veux) où le langage ne sert plus à rien, où la faculté de s’expliquer par les mots (qui est un luxe donné aux riches par l’éducation, et voilà le fond de la question) n’existe plus.
Oh, (crois-moi sur parole !) il y a parfois un degré de connaissance, de tendresse, d’amour, de compréhension, de solidarité, etc. qui est atteint en une nuit, entre deux inconnus, supérieur à celui que parfois deux êtres en une vie ne peuvent atteindre ; ce mystère-là mérite bien qu’on ne méprise aucun moyen d’expression dont on est témoin, mais que l’on passe au contraire son temps à tenter de les comprendre tous, pour ne pas risquer de passer à côté de choses essentielles.

Lettre capitale pour saisir les enjeux d’une éthique de la solitude, elle dit aussi clairement combien la solitude et le sexe sont à la fois deux positions essentielles de la relation et deux angles morts du récit : comme s’il y avait un lien de causalité entre ces radicalités et ces impossibles. La radicalité est ce reste du personnage quand on lui a tout arraché : et « le rapport d’amour »est d’autant plus essentiel qu’il est seul ce qui permet d’être au monde, et ouvre sur la rencontre : le mystère de la connaissance de l’autre, charnelle autant qu’intérieure, affective et politique, peut ainsi avoir lieu hors de la parole .

Alors c’est là, depuis ce dépouillement — ultime vide travaillé, après celui de la langue, du monde : le vide ontologique — que peut se refonder l’être dans le rapport : « l’amour comme on ne peut jamais en parler, sauf à inconnu comme celui-là, un enfant peut-être, silencieux, immobile ». L’enfant, le passant, est le salut ; il est le recours aux autres, au silence ; parler est devenu impossible « sauf » à lui — il est ce qui permet d’être sauvé de ce silence aussi. Le récit joue le rôle de ce mouvement ascendant qui après la plongée dans la négativité permet de refonder le monde autour de soi ; « l’enfant » seul est cette immobilité comme un pôle qui pourrait organiser la fugue. Si l’enfant est l’image terminale de ce passant — la caractérisation métaphorique de l’inconnu —, c’est parce qu’il est espace de fragilité extrême, dont le silence (on a déjà évoqué le fondement silencieux de l’enfant) permet la parole et témoigne de l’expérience. Double d’Alexis, cet enfant auquel le locuteur confie son secret — une partie du secret : c’est ailleurs qu’il le dira —, comme son amour (parce que le secret est aussi celui-là), est le témoin final d’une trajectoire de la solitude quand elle s’échange, quand elle se brise.

Je suis devenu capable d’aimer, non pas d’un amour universel abstrait, mais celui que je vais choisir et qui va me choisir, en aveugle, mon double, qui n’a plus de moi que moi. On s’est sauvé par amour et pour l’amour en abandonnant l’amour et le moi .

Deleuze et Guattari écrivent le salut de l’amour (à propos de la nouvelle de Fitzgerald, The Crack up) par le choix aveugle et l’abandon total — par la ligne de rupture que la relation amoureuse entraîne et appelle, fait advenir et dans laquelle se situe son devenir. Ainsi peut-on lire la place de cette figure : rupture de construction, rupture de ban, rupture de toutes les lignes qui signent une appartenance aux relations normées ou homologuées. L’amour est bien ce rapport à la ligne défaite — et si l’autre est choisi seul parmi tous, c’est aussi parce que l’amour est un récit qui ne peut s’établir que dans l’exclusion qui délivre. Le récit, peinture du « monde sur soi » (et non « pas soi sur le monde »), est même délivré du souci de parler d’amour, qui n’est pas ainsi un objet de la parole, mais le rapport fragile entre les deux êtres :

Il faut croire que l’amour, la passion, la tendresse, je ne sais quoi encore, se font leur chemin tout seul ; et qu’à vouloir trop s’en occuper on les rapetisse et on les ridiculise toujours .

Ce qu’on aurait pu considérer pour un mépris de la question amoureuse n’est donc finalement qu’une manière de révoquer les formes qu’elle prend dans la langue, inévitablement, parce qu’on ne dit pas le rapport, mais que celui-ci se raconte dans la relation, à travers le récit, au-delà, ou en deçà des mots :

et si tu crois que c’est seulement pour parler, non, je n’en pas besoin comme dehors tous ces cons [55]

La phrase emplie jusqu’à la gorge de mots appose ainsi sa dernière fuite : non seulement dire cela ne sert qu’à dire cela, mais cela a pour but surtout de ne plus rien dire — récit dont le but ultime est l’atteinte du silence, non pas celui, antérieur à la rencontre, de la perte et du vide, mais silence qui signera l’accord. C’est le « mystère » (sa réalisation) dont parlait Koltès dans la lettre à sa mère : silence qui sanctionnera le récit. Et c’est finalement le dernier sens que l’on pourrait accorder au silence gardé par l’autre — la trajectoire du récit est celle qui vient à la rencontre de ce silence, qui, posant les mots, conduit vers sa fin, c’est-à-dire vers le partage d’une même parole (silencieuse). « Jusqu’à ce que mort s’ensuive », avait confié Koltès à Ferry, comme unique consigne de jeu : mouvement vers la mort, une mort positive parce qu’elle sera celle qui réalisera la rencontre.
« Quelque chose se passe, qui peut-être n’arrivera jamais », m’a dit un homme un peu ivre une nuit d’Avignon, citant Maurice Blanchot. Le temps n’a pas diminué en moi certaines soifs, bien au contraire. Le théâtre, dériver, aimer va savoir comme, parler sans cesse dans la musique et dans l’image, variations infinies autour d’une aventure unique : vivre, trouver un sens quand il n’y en a pas, nommer l’amour, et il y en a, ou pas. Mais de l’amour, ce qui est sûr, c’est qu’il n’y en a jamais assez, et l’insatisfaction qu’on en éprouve nous fait hurler qu’il n’y en a pas. Les mots alors, comme un secours, et cet espace blanc qui ouvre en filigrane sur une aveuglante lumière, horreur ou trop forte beauté, je ne sais plus .

Cette ignorance, cette incertitude — quant à la force suffisante du verbe, quant à la présence de l’autre, quant à la possibilité de la mort — est ce qui conduit la langue, et l’audace de prendre le bras de l’autre, du théâtre : « mais quand même, j’ai osé »[7]. Le récit alors, comme trajectoire de la mort à la mort, d’un silence premier vide au silence dernier empli de l’autre ; d’une solitude à une autre.

3. Origine et fin de la solitude.
Douleur et joie de l’expérience intérieure

L’impossible communication — la parole somptuaire

La solitude est une épreuve. Contrairement à ce qu’on pourrait penser au premier abord, à ce que laisse entendre toute une partie de la critique, Koltès n’en fait ni une centralité, ni une morale, ni un refuge. Elle est une position radicale à partir de laquelle tout refonder : l’« incontournable » de la relation éthique. Un peu à l’image d’un mouvement de dégagement cartésien, qui consiste à d’abord opérer en soi le désastre de la pensée, faire le vide, pour mieux établir, pas après pas, mot après mot, l’autre, le monde, la relation : et cela sous la forme d’une hypothèse, d’un pari. Koltès, au carrefour de Descartes et de Pascal ? Ce serait évidemment grossir le trait — cependant, on verra que la pensée de Pascal, dont Koltès était familier, irrigue d’autres champs de l’éthique ; et on a vu que l’œuvre était traversée d’un rationalisme le plus formel (dont le formalisme se retournait parfois, avec dérision, contre lui) : pensées inconciliables dont il ne s’agit pas de dire que Koltès pourrait en fournir une synthèse. Celles-ci sont moins habitées par le dramaturge que manipulées, empruntées, déformées aussi en grande partie, parfois pour en dire le contraire (sur la question de la transcendance par exemple, disposée toujours sur un plan d’immanence). Au point d’articulation, c’est une relativité absolue qui s’affirme — relativité de la pensée, de l’autre, de soi, du verbe. Relativité posée comme « certitude absolue ».

Ce jeu sur les principes de la relativité cache une inquiétude fondamentale : l’humour manifeste de la manipulation des plans du réel n’empêche pas la formulation de cette relativité en tous points décisive pour envisager la relation. Cette relativité interdit toute centralité, toute position fixe, tout arrêt de l’être sur la solitude ou tout autre terme qui pourrait résoudre les questions et les contradictions. En cela Koltès traverse les pensées cartésiennes et pascaliennes pour en faire une expérience du désastre et de la joie : désastre d’une radicale destruction ; joie de sa reconstruction par les seules armes du verbe. Ainsi peut-on faire de la solitude une expérience intérieure.

« Mise en question (à l’épreuve), dans la fièvre et l’angoisse, de ce qu’un homme sait du fait d’être », « l’expérience intérieure est la réponse qui attend l’homme, lorsqu’il a décidé de n’être que question » — épreuve et question, telles pourrait être les termes de l’éthique de la solitude radicale, ainsi que Georges Bataille l’a éprouvée et écrite dans L’Expérience intérieure. Évoquer ici Bataille (et sa lecture par Blanchot) ne consiste pas à trouver une transposition : seulement, au point de jonction impossible entre Descartes et de Pascal ainsi que Koltès l’a lui-même éprouvé, et écrit, il y aurait comme un paradigme d’énonciation. Or, il nous semble que si l’œuvre de Koltès pense et nous donne à penser, c’est dans le récit que se formule cette pensée — récit dont Bataille lui-même fait l’épreuve dans le récit : « le livre de Georges Bataille est la tragédie qu’il décrit. » C’est au lieu de l’écriture que le drame de la conscience se joue, car il ne s’agit pas d’un compte rendu ultérieur : comme les textes mystiques, L’Expérience intérieure est l’espace de l’expérience : le drame de sa formulation, la dramaturgie de son épreuve, l’énoncé d’une énonciation. Cette expérience ne saurait avoir lieu sans son écriture, c’est-à-dire son adresse : « L’extrême est ailleurs. Il n’est entièrement atteint que communiqué (l’homme est plusieurs, la solitude est le vide, la nullité, le mensonge) », qui est l’autre épreuve essentielle, celle de sa restitution. Ainsi la solitude est ici ce mouvement de déchirure de soi et vers l’autre : expérience somptuaire donc, celle d’une dépossession et d’une tentative de reconquête par la dépense, c’est-à-dire dans le don d’une parole vécue comme perte, offerte à l’autre dans sa plénitude parce qu’arraché à soi. « Aller au-delà, au-delà de ce qu’il désire, de ce qu’il connaît, de ce qu’il est, c’est ce qu’il trouve au fond de tout désir, de toute connaissance et de son être . »

Le texte de Bataille fait le récit d’une expérience qu’on pourrait trouver proche de cette traversée de Koltès — traversée non pas biographique, mais intérieure à l’écriture elle-même que le récit en quelque sorte rejouerait, éprouverait (jusqu’à un certain point). Bataille fait l’épreuve d’une nouvelle théologie, un « sacré immanent » dans lequel le fond de l’expérience mystique se trouve dans cet impossible approché : le ressaisissement obtenu dans l’acte même de se perdre — l’atteinte de « l’extrémité du possible » : « L’expérience atteint pour finir la fusion de l’objet et du sujet, étant comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu. ». Lorsqu’elle s’achève, tout s’achève avec elle : « Si j’atteins, un instant, l’extrême du possible, peu après, j’aurai fui, je serai ailleurs . » Et le silence se fait, car : « Quand l’extrême est là, les moyens qui servent à l’atteindre n’y sont plus ». Paradoxale exigence, hors laquelle il n’y aurait pas d’expérience, de communiquer l’incommunicable, de rendre connu l’inconnaissable, de partager la solitude, il s’agit de faire parler la solitude de l’être, hors du silence ; de faire parler le silence : « Et cette difficulté s’exprime ainsi : le mot silence est encore un bruit, parler est en soi-même imaginer connaître, et pour ne plus connaître, il faudrait ne plus parler. Le sable eût-il laissé mes yeux s’ouvrir, j’ai parlé : les mots qui ne servent qu’à fuir, quand j’ai cessé de fuir, me ramènent à la fuite. Mes yeux se sont ouverts, c’est vrai, mais il aurait fallu ne pas le dire, demeurer figé comme une bête. J’ai voulu parler, et comme si les paroles portaient la pesanteur de mille sommeils, doucement, comme semblant ne pas voir, mes yeux se sont fermés ».
Trembler, désespérer, dans le froid de la solitude, dans le silence éternel de l’homme (sottise toute phrase, illusoires réponses des phrases, seul le silence insensé de la nuit répond) (…) L’homme n’est pas contemplation (il n’a la paix qu’en fuyant), il est supplication, guerre, angoisse, folie .

Voici l’expérience même, souveraine, et sacrée. Atteinte d’un point inatteignable, et impossible : « L’extrême du possible est ce point où malgré la position inintelligible pour lui qu’il a dans l’être, un homme, s’étant dépouillé de leurre et de crainte, s’avance si loin qu’on ne puisse concevoir une possibilité d’aller plus loin. ». L’autre n’est donc pas le prétexte à la parole, il est sa condition, l’hors champs qui fait exister le monde : il est la possibilité même de briser la solitude, celui sans lequel l’expérience se confond avec la subjectivité : « Chaque être est, je crois, incapable à lui seul d’aller au bout de l’être. S’il essaie, il se noie dans un particulier qui n’a de sens que pour un seul : l’être seul rejetterait de lui-même le particulier s’il le voyait tel. ».

L’Expérience intérieure, comme tentative extrême de faire l’expérience de l’inconnu, est le récit de la quête autant que la quête elle-même, quête traversée de l’autre, de tout autre, et au cœur de ce mouvement : de l’autre en moi, de la part maudite et sacrifiée à ma conscience de mon étrangeté irréductible. C’est le paradoxe même au cœur de la communication : que l’inconnu devant moi porte en lui le mystère de ma solitude, qu’il est davantage que l’image de l’inconnu en moi : mais sa possibilité extrême, angoissante, nue. « La communication est le mouvement où, lorsque le sujet et l’objet ont été dessaisis, l’abandon pur et simple devient perte nue dans la nuit . » L’inconnu dans L’Expérience intérieure de Bataille est exigence, mouvement, expérience de l’être ; il n’est désiré et éprouvé que dans ce saut de dépossession qui demande que l’autorité se trouve elle-même être l’expérience, et non une valeur extérieure et transcendante . Or ce qu’éprouvent certaines formes d’art, c’est ce saut même, cette projection immanente dans l’inconnu énoncé comme expérience dans l’expérience . Expérience pour le lecteur, le spectateur, non pas à travers, mais traversée par celle de la langue, de l’acteur sur scène qui éprouve l’expérience d’un langage tendu vers l’inconnu qui le porte et l’appelle, le théâtre peut aussi être le lieu où dans sa pureté brutale, se confronte la question de l’être, de l’expérience vitale et profonde de l’inconnu.

Le récit de La Nuit juste avant les forêts serait ce mouvement même, total et totalisant, de communiquer l’expérience de l’inconnu — inconnu incarné et désincarné, présence absence qui est le statut même du somptuaire rejoint une fois l’épreuve de la perte : on peut d’ailleurs penser en ce sens, que la situation initiale de la pièce est incluse dans le récit, et que ce commencement est le terme du récit (c’est après le vol dans le métro, la course, le « fouillis », que le locuteur sous la pluie s’est mis à la recherche d’un camarade). Cette perte initiale est donc nécessaire pour que la communication, mouvement vers l’autre, débute : parce qu’alors, le locuteur n’a rien à perdre, ayant tout perdu, jusqu’au sens même de sa course, de l’existence entière. Blanchot avait écrit : « La communication ne commence donc à être authentique que lorsque l’expérience a dénudé l’existence, lui a retiré ce qui la liait au discours et à l’action, l’a ouverte à une intériorité non discursive où elle se perd, se communique au dehors de tout objet qui puisse lui donner une fin ». L’expérience ne se situe pas dans l’ordre du discours, c’est pourquoi le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, comme ceux de nombreux monologues de Koltès à partir de Salinger, n’ont de cesse de répéter inlassablement l’insuffisance de ce qu’ils disent, l’incapacité de dire ce qui doit se dire, et ce faisant de creuser dans le texte la possibilité d’un autre texte impossible, au-delà mythique et politique d’une nouvelle alliance des hommes, d’une vérité délestée du poids des mots.

Il n’est pas interdit au discours d’essayer de prendre à son compte ce qui échappe au discours ; cela est même nécessaire parce qu’on peut voir ainsi que la traduction, tout en étant jamais satisfaisante garde une part essentielle d’authenticité dans la mesure où elle imite le mouvement de récusation qu’elle emprunte et, en se dénonçant comme dépositaire infidèle, double son texte d’un autre qui l’entretient et l’efface par une sorte de demi-réfutation permanente.

Les textes de Koltès, malgré le foisonnement verbal, engagent une sorte de lutte contre tout ce qui pourrait abolir le verbe : personnage qui refuse de parler (Abad), ou de répondre (le Client), de donner leur nom (Zucco), ou leur âge (Claire ; la Gamine), de refuser de dire qu’on ne dispose pas du corps (Horn), de refuser de dire qu’on possède une tête de delco (Fak), de refuser de dire le désir (le Client), de refuser de dire ce que l’on possède pour le satisfaire (Le Dealer). Le silence, qu’il s’affiche tel ou qu’il se prononce, est dynamique de récit puisque le forcer est une manière de faire advenir l’autre après de soi, de faire de la solitude une ouverture, un passage.

« Le passage du plan discursif au plan non discursif ne se produit pas suivant un enchaînement qui le rende nécessaire. Sans la volonté angoissée qui lutte contre le discours par le discours, sans le recours à des techniques qui dégagent la sensibilité de l’action où elle est prise, l’homme arrive difficilement à une mise en cause véritable et il s’éparpille dans une recherche oisive où il ne traque que son ombre. »

Si pour Bataille, la nuit cherchée est celle du silence (« Mieux vaut alors s’enfermer, faire la nuit, demeurer dans ce silence suspendu où nous surprenons le sommeil d’un enfant. Avec un peu de chance, d’un tel état nous apercevons ce qui favorise le retour, accroît l’intensité. »), pour Koltès, le silence n’est pas le recours suprême, la lumière pleine de l’évidence : il est sans cesse ce qui fait parler. C’est un mouvement qui suit (succède à) la mort : « J’ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite. J’ai brassé mon sang. Mon devoir m’est remis. Il ne faut même plus songer à cela. Je suis réellement d’outre-tombe. » Une telle parole ressortie de la mort n’est pas l’envers du silence, mais sa mort exprimée et ainsi traversée. Elle n’est pas la belle poésie que dénonce Bataille, la conversation vaine de l’écriture – ici, se pose la parole qui « ne peu[t] parler que sur les ponts ou les berges, et (…) ne peu[t] aimer que là, ailleurs [elle est] comme morte ». Parole mobile, mouvante, flottante, elle est le mouvement même, comme la mer se déplace au milieu de ses vagues, et si elle s’installe ou stationne, elle s’achève. Pour Bataille comme pour Koltès, le silence est ce qui rend possible, dans le théâtre d’ombres du monde, la parole : ce qui l’appelle et le produit, elle est son arrière-monde – jamais pourtant la parole ne le regrette, tout juste tourne-t-elle autour d’un autre possible. Mais ce qui diffère dans les textes de Koltès, ainsi que l’énonce (l’incarne, dans sa chair vive) le locuteur de La Nuit Juste avant les forêts, c’est le sursaut toujours renouvelé de la vie comme sortant du corps, littéralement, qu’elle vienne du père (et c’est la férocité et le sang), ou de la mère (et c’est la fragilité, la nervosité), toujours s’exécute une volonté, celle de passer, de ne pas s’en tenir à l’angoisse, à l’immobilité rageuse de la bête : ce sera la trajectoire de Zucco, de faire l’épreuve du sang et des nerfs, en tuant le père et la mère, pour être soi-même son corps, l’origine de son sang et de ses nerfs : la mort commence la vie. La parole est le mouvement d’une colombe qui détale, et si les soldats la tirent, sa mort sera aussi un mouvement.

La solitude ainsi approchée en termes de dynamique de récit, d’éthique fondatrice, permet de comprendre plus avant la dialectique de la surface et de la profondeur telle qu’on a pu l’approcher en des termes de techniques d’écriture, ici déploysé au sein de la relation. Dans l’‘Avant-propos’ de Poésie et Profondeur , Jean Pierre Richard écrit : 

« Dans une note de la Nouvelle N.R.F, Maurice Blanchot commente ce propos [de Montaigne : « Il faut légèrement couler le monde et le glisser, et non pas l’enfoncer »] (…) et suggère que la littérature moderne devrait se détourner de toute profondeur. (…) Je veux bien que la profondeur ait pu souvent servir de prétexte à la nostalgie, de champ à la gravité, de refuge à la complaisance ou à la fuite. On accuse souvent aujourd’hui en elle la dimension favorite de toutes les mystifications qui nous défigurent et nous asservissent. C’est pourtant elle, et elle seule, qui pourra faire exister l’horizontal, qui fondera la relation, le glissement heureux de conscience en conscience, le libre étalement des surfaces, l’emboîtement des formes, le contact vrai. (…) Pour tous ces poètes [Char, Ponge, Emmanuel, Cayrol, Bonnefoy], il s’agit, il me semble, de traverser la profondeur et d’en ressortir délivré, fraternel. D’une manière ou d’une autre, tous s’enfoncent dans l’innombrable, dans l’impossible, dans la mort, pour ensuite, ou pour en même temps, en resurgir vivant. »

Le paradoxe soulevé ici par J.P. Richard soutient au plus proche l’écriture de koltésienne de la relation : échapper à la tentation de la solitude monologuée et complaisante, traverser la perte, fonder la relation par la profondeur, établir le contact, rebâtir un monde possible. Ainsi le récit sera-t-il cet équilibre entre plan discursif et non discursif, durée et présence, solitude et altérité, au cœur de ce qui menace la parole de basculer entièrement du côté du silence : c’est dans cette profondeur que se trouve la possibilité de la joie – parole joyeuse en même temps que profonde et grave en effet : grave parce que nocturne, lunaire, en elle se joue l’effort pénible de s’arracher à la solitude sans se compromettre, sans sacrifier à cette sortie de solitude la liberté d’être soi-même comme nul autre ; et joyeuse parce que libre, et offerte, dégagée, solaire, toute entière désirable et désirante :
« (…) et maintenant d’y penser, vieux, rien que d’y penser, cela me rend malade, à donner envie de boire (s’il n’y avait pas la question de l’argent), de se barrer d’ici (si on savait où aller), d’être dans une chambre, vieux, où je puisse parler, ici, je n’arrive pas à dire ce que dois te dire, il faudrait être ailleurs (…) »

La faille se creuse, qui fait du théâtre l’expérience mystique d’une politique minimale, communauté à deux ; intérieure et partagée ; immanente et totale : c’est-à-dire traversée, et transmise.
« (…) cette saloperie d’odeur, cette saloperie de bruit, je pense aux litres de bière que j’avais bus, et que j’aurais bus encore, jusqu’à ce que mon ventre ne puisse plus en contenir, je restais assis avec cette envie de cogner, mec, jusqu’à ce que tout finisse, et jusqu’à ce que tout s’arrête, et alors, tout d’un coup, tout s’arrête pour de bon (…) ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade (…) »

L’extrémité du possible atteinte ici, la pièce peut s’achever, puisqu’elle (s’) est accomplie. Beaucoup de mises en scène dramatisent la fin de la pièce en faisant résonner les derniers mots « la pluie, la pluie, la pluie, la pluie », les chargeant d’un pathétique qui, dans une lecture telle que nous l’avons menée, semble étranger à la pièce. Euphorie de l’expérience qui a porté l’être jusqu’à son possible, « c’est la joie suppliciante » de qui a mené à terme l’impossible relation avec l’inconnu, sans projet d’aucun ordre, mais libre, et si la pluie continue de tomber, c’est pour jouer l’indifférence du monde, dont s’échappe déjà celui qui vient de parler, celui qui a fait l’expérience par et dans l’autre de l’être et de son insoumission. « Sa vérité est dans la brûlure d’esprit, dans le jeu de foudre, dans le silence plein de vertiges et d’échanges qu’il nous communique. »

Monologie du récit — la parole soufflée

Monologue lyrique ou intérieur, monologie du drame ou parole solitaire, réflexive, suspendue, adressée, les monologues ne sont pas une forme de la dramaturgie koltèsienne, mais son usage radical. Il ne s’agit donc pas d’un repli sur une forme théâtrale ancienne (dans l’histoire du théâtre comme dans celui de l’écriture de Koltès) qui produirait la fable, mais un travail de la fable comme monologues successivement lancés. Pour l’établir, il a bien fallu que se redéfinissent les termes de la dramaturgie : tous les termes, de la question de l’espace, du temps, à celle du personnage. C’est pourquoi, par exemple et plus radicalement, le personnage psychologique est évacué au profit de forces ou ce que l’auteur nommera « puissances »qui s’exacerbent depuis une solitude forcenée.
L’ensemble d’un individu et l’ensemble des individus me semble tout constitué par différentes « puissances » qui s’affrontent ou se marient, et d’une part l’équilibre d’un individu, d’autre part les relations entre personne sont constitués par les rapports entre ces puissances. Dans une personne, ou dans un personnage, c’est un peu comme si une force venant du dessus pesait sur une force venant du sol, le personnage se débattant entre deux, tantôt submergé par l’une, tantôt submergé par l’autre. […] Bien au delà d’un caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir dans chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd, qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile — et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toutes façons révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse .

Dès lors, le monologue n’est plus produit par des personnages seuls en scène, mais par des solitudes, depuis la solitude même qui s’y énonce. Les personnages ne parlent pas dans leur solitude, il serait plus juste de dire que c’est la solitude qui parle dans ces puissances d’être. Force intérieure qui excède la propre intelligence ou la propre conscience du personnage, la solitude est une conjonction d’énergies contraires qui produisent le personnage : étonnant renversement des termes, puisque le personnage ne produit pas une parole, il est le produit d’une lutte intérieure et antérieure au verbe. Il y a comme un travail en devenir au sein du personnage — ce qu’évoque la métaphore de la sculpture d’une matière première —, qui n’est donc pas un donné de l’énoncé, mais un récit toujours mouvant, dont la fable raconte sa propre évolution dans le récit qu’il produit. Dehors et dedans s’affrontent en son sein, dans sa parole. Ancrage subjectif mais non psychologique, le personnage est saisi dans ce devenir qui le parle : des Amertumes à Roberto Zucco, il s’agira d’une exigence transversale justement parce qu’elle ne se pose pas seulement, comme Koltès l’indique ici à Hubert Gignoux, sur le plan de la poétique de composition mais sur celui de la relation.

Approcher ainsi le monologue hors du champ poétique, c’est refuser de l’évaluer en fonction de ce qu’est le monologue, mais de faire de toute parole tenue à quelqu’un une expérience de la solitude quand elle s’exerce sur le corps, qu’elle le produit et s’y « incarne » d’une certaine manière. Impossible par conséquent de dégager une typologie des monologues, puisqu’il s’agit d’une mise en mouvement toujours singulière du drame par la parole, non d’un arrêt du récit.

Cette mise en mouvement qui déplace et produit, invisible force dont on ne voit que l’effet, on l’appellera, avec Amin Erfani, « souffle ». Le souffle (ou parole soufflée) est cette violence d’une parole arrachée, non pas seulement prise à un autre (même si on a vu combien l’écriture de Koltès était en grande partie réitération, récitation : un récit fait d’emprunts et de reprises dévoyées), mais aussi emportée par le souffle, selon l’approche que proposait Jacques Derrida à propos d’Antonin Artaud :
Soufflée : entendons dérobée par un commentateur possible qui la reconnaît pour la ranger dans un ordre, ordre de vérité essentielle ou de structure réelle, psychologique ou autre. […] Soufflée : entendons du même coup inspirée depuis une autre voix, lisant elle-même un texte plus vieux que le poème de mon corps, que le théâtre du geste. L’inspiration, c’est, à plusieurs personnages, le drame du vol, la structure du théâtre classique où l’invisibilité du souffleur assure la différence et le relais indispensable entre un texte déjà écrit d’une autre main et d’un interprète déjà dépossédé de cela même qu’il reçoit .

Le souffle est cette force pré-verbale, qui a lieu avant la prise de parole, et dans laquelle sont dit les mots. Il est l’appui de toute parole et l’enveloppe de la phrase comme celle de la relation : « sale pluie, sale vent, saloperie de carrefour », disait le locuteur de La Nuit juste avant les forêts ; vent qui emporte le bout de papier censé raconter l’histoire de Mann (ou d’Ali) à la fin de Prologue — comme si le souffle était le mouvement et la direction, force motrice et matricielle, invisible lien entre les êtres. L’éthique soufflée, du souffle, est ce qui permet d’articuler la solitude éprouvée et transmise à la langue parlée, élaborée comme une langue. Le souffle est finalement la seule parole qu’on peut partager, puisque la seule chose qu’on puisse produire ensemble qui soit la même : quand je souffle, je parle la même langue que toi, puisqu’il n’y a pas de mot à prononcer — le souffle est un geste, un mouvement du corps antérieur à l’apprentissage de langue, le premier mouvement de la vie (et le dernier) : l’instrument de la relation des solitudes puisqu’unique faculté du corps en commun.
… qu’est-ce qu’on connaît de quelqu’un si on ne sait pas comment elle respire après avoir baisé, si elle garde les yeux ouverts ou fermés, si on n’écoute pas, longtemps, le bruit et le temps qu’elle met pour une respiration, où elle pose son visage et comment il est maintenant, plus le temps est long où elle respire et que tu l’écoutes, sans bouger, respirer, plus tu connais tout d’elle, mais dès qu’elle ouvre les yeux, se redresse, s’appuie sur le menton, te regarde, se met à respirer comme n’importe qui, ouvre sa bouche où tu vois les grandes phrases qui se préparent à sortir, alors moi, je suis pour me barrer … 

Ce que Koltès avait traduit (ou reformulé) par ces mots à sa mère :

Aimer quelqu’un « par la chair » est une manière d’aimer, ou de parler, qui en vaut une autre, ni mieux ni pire, mais en réalité qui a sa place à certains moments, comme à d’autres moments il faut parler, mais irremplaçable et qui a sa fonction propre.

L’énergie pneumatique — ce que Aristote nomme pneuma — porte la phrase, vecteur et sens, on comprend pourquoi celle de Koltès ne peut-être qu’une dans La Nuit juste avant les forêts. Mais au-delà des règles de syntaxe, ne peut-on pas concevoir chacune des répliques du Dealer et du Client par exemple comme émise dans un souffle unique, phrase unique même si ponctuée ? Koltès travaille l’unité de chacune des prises de parole de ses personnages en unité de souffle, et ce que pose La Nuit juste avant les forêts dans sa rigueur syntaxique sera repris partout ailleurs, faisant de chaque réplique un monologue : on l’entend donc ici au sens large, car il nous semble que c’est cette extension que fabrique Koltès — au théâtre, chacun parle à son tour, et chacun à son tour est seul à parler, dans un souffle qui est la parole même. Chaque parole devrait idéalement se dire comme un monologue, semble nous dire ici Koltès, devra idéalement se prononcer comme souffle, dans un souffle, puisque c’est là l’énergie de la solitude, et son mode d’être : l’éthologie du poétique.
Valère Novarina, que tout pourrait opposer à Koltès, le rejoint cependant sur ce point de l’écriture (et de la diction) pneumatique du monologue :

Attention ! À l’intérieur de ton monologue, maintiens avec netteté une contradiction ferme, une tension, une lutte entre deux façons pour le temps d’apparaître !…
1. Un, le temps logico-chronologique, le flux continu, le ruban régulier, la dure domestiquée du plat roman traditionnel.
2. Deux, (à l’exact opposé !), le temps animal, se renouvelant par bouffées et en volutes, le temps par accès et par crises, le temps sauvage, le temps spasmal, le temps inhumain qui tue et renaît en précipices et en ralentis fulgurants, allant par les relèvements en cascade, par les chutes, et par cercles renouvelés — comme dans la vie, comme dans la poésie (je n’emploie ce mot que dans un seul sens : passage à l’acte), comme dans l’expérience vive de la vie et du cirque vivant où le temps passe par la renaissance et le souffle trépassant la mort .

La double articulation de temps et de force trouve cohérence dans l’enveloppe de souffle au sein de laquelle la parole est dite et transmise. Mais la question du souffle n’est pas qu’une technique, et elle s’énonce même de manière singulière dans Prologue sous la métaphore de la maladie contagieuse :

Ali transmit [à Mann], par inadvertance sans doute, comme ces maladies contagieuses qu’on se passe par un baiser, un germe qui, dans l’atmosphère surchauffée et humide, se développa sur-le-champ et, reliant Mann aux racines vieilles et profondes d’Ali, le relia à une jungle désordonnée et compacte dont les filaments pénètrent au cœur ténébreux du monde et du temps, comme les souches entremêlées du Campos brésilien traversent la terre et se nourrissent aux plages sans nom de la mer de Soulou.[14]

Liaison au cœur des ténèbres de l’être, le souffle relie à une origine qu’il produit : le souffle est l’articulation qui, à l’image du récit de Conrad, dont l’évocation est ici évidente, est enfoncée et retour, relation par l’invention d’une origine. Dans la version brute de l’entretien accordé à Alain Prique, Koltès semble reprendre cette puissance de coulée du monologue, son énergie de souffle qui permet l’écriture, supporte le récit polymorphe, articule la solitude à un rapport de désir : le souffle comme « longue expression d’un désir unique ».

Ce qui est générateur d’un texte, c’est clair, c’est l’émotion, le désir, des choses de ce type et rien d’autre. Alors, évidemment, à partir du moment où, par exemple, on veut parler d’un désir, comme c’est le cas de La Nuit juste avant les forêts qui est en fait la longue expression d’un désir unique – bien que ce soit plus compliqué, pas simple –, mais en tous les cas, un désir unique, pas très formulé et pas très clair, ni chez la personne qui l’exprime, ni pour nous – c’est ça son intérêt, d’ailleurs, c’est ça qui serait le moteur de l’écriture... Par exemple, si vous voulez, pour prendre un des aspects de la pièce, je dirais qu’il y a un rapport de désir entre la personne qui parle et celui à qui il parle, c’est qu’il y a une manière d’exprimer son désir et de le satisfaire – entre guillemets – par les mots par le langage exclusivement. A partir du moment où on utilise un moyen comme le langage pour faire l’amour, en quelque sorte, on parle de tout, donc on parle aussi de politique .

La solitude, le désir, l’amour : tous dynamiques capables de fabriquer non seulement de la relation, mais un récit dans lequel pourrait s’abolir la solitude, le désir, et l’amour, c’est-à-dire s’y accomplir, se réaliser. C’est bien parce que le langage est le moyen de l’amour qu’il est capable d’opérer une ouverture où s’engouffre toute sorte de récits : ouverture qui commence une autre relation à l’autre au-delà du rapport strict de solitude à solitude sans abolir l’une et l’autre, mais au contraire en les réalisant. Ce récit des solitudes communes, on le nommera avec Koltès : le politique.



« Un syndicat à l’échelle internationale »

 [ RÉCIT DE LA COMMUNAUTÉ ]


Chapitre IV.

Le récit communiste

Politique du récit : parce que la solitude, position éthique depuis laquelle le récit se déploie, fonde une relation, son champ d’inscription et d’expression ne saurait être une clôture solipsiste, un combat entre soi et soi pour se dire. Au contraire, on a vu combien la solitude portait l’exigence d’une sortie recommencée vers l’autre visant à instaurer une relation. Dès lors, une communauté minimale se crée, l’échange qui fabrique du sens commun, un territoire en partage. Politique ? On entendra ce terme, non dans sa signification précise, systémique, enjeu évidemment non lié à la question du pouvoir, mais plus pauvrement, plus largement, dans son extension éthique : une mise en tension de la communauté (son rêve d’appartenance) ; une force d’invention de l’organisation du réel (sa part utopique) ; un mouvement où la langue est un espace d’affrontement et de partage (une formulation qu’on nommera minoritaire). C’est ainsi à chaque fois sur le plan de la projection et du déploiement qu’on approchera le politique, et dans son élaboration incessante qu’on essaiera d’interroger sa portée. Récit ? Car ce déploiement ne peut avoir lieu que dans une reconfiguration de territoires de fiction arrachés au pouvoir — une reconquête de ces territoires que le pouvoir, les forces majoritaires du pouvoir (de tous pouvoirs) ont soit abandonné, soit séparé de la vie. Raconter une histoire serait pour Koltès une manière d’écrire une contre-histoire ; de s’emparer d’espaces et de temps relégués (non-homologués) ; de faire parler des corps qui n’ont pas la parole dans l’histoire.

Non pas « récit politique » par conséquent, mais « politique du récit » : ou comment le récit est une réponse politique au monde — une mise en forme non dogmatique dans l’espace littéraire d’une position politique : une fiction inventée et séparée de la vie, déroulée dans un temps et un espace donnés, clos et autonomes, mais qui saura envisagé voire dévisagé, par le fait même de cette déchirure, son dehors qu’est le politique.

En effet, le propre du récit de Koltès serait de situer un espace absolument coupé du réel (chaque fiction atteste de sa nature fictionnelle, organise la coupure, ne cesse de se dévoiler comme une construction), tout en s’ancrant dans une relation à son monde : nulle histoire qui se déroule hors de notre temps, sans référence précise cependant à une quelconque actualité. Cette série de jonctions et de disjonctions, d’ancrages et de séparations, d’une référence à la fois contemporaine et intempestive, permet ce travail politique de l’œuvre, à l’œuvre : d’ici et de maintenant, et cependant arraché à la stricte correspondance au présent de son inscription, chaque texte appartient et n’appartient pas. C’est bien qu’un dialogue complexe (conflictuel) s’engage avec son monde : un dialogue, ou plutôt « deux monologues qui cherchent à cohabiter ». On interrogera ici ce dialogue d’un écrivain, et surtout de ses textes, avec son monde, cette déchirure qui jamais ne cherche à se résorber ou se figer dans le dogme, car cette articulation entre plans de la représentation et plans du réel travaille à localiser la blessure du politique, c’est-à-dire la blessure politique d’appartenir socialement au champ majoritaire, et de vouloir appartenir puissamment à celui de la minorité.

En 1972, à 24 ans, il écrivait à son amie Madeleine : « J’ai une envie folle d’une révolution, et de faire de l’anti-politique. Qu’est-ce qu’on pourrait donc bien faire pour cela ? » L’écriture sera moins, on le verra, une réponse à cette question, qu’une reformulation constante (et déplacée, mouvante avec les années) de cette question : quoi faire ? Comment le faire ? « Une révolution » — « de l’anti-politique » : la « révolution » ne sera pas tant formelle qu’intérieure d’abord et avant tout : éprouver en soi ce qu’on n’est pas, ce qu’on voudrait être (ce qu’il faudrait être pour écrire ce que l’auteur vise comme idéal ajusté à son désir) ; et « l’anti-politique » moins une situation hors du champ politique qu’une position occupée contre le politique constitué en pouvoir. C’est aussi une appartenance à un « camp », celui du Parti communiste français d’abord, puis, plus largement de la Gauche, dans un temps au début des années 1970 de « programme commun » et de conquête du pouvoir, puis de gestion de ce pouvoir à partir des années 1980, et de désenchantement : il s’agira moins de retracer son parcours dans le champ d’un certain engagement politique que de voir comment le récit peut être le précipice intime de ces tensions, dont on verra les contradictions et les déplacements.

L’appartenance est aussi plus vaste, elle concerne un monde en mutation — nous sommes au début de ce qui s’appellera mondialisation, et Koltès fait plus qu’en intégrer les implications majeures, les lignes des fractures neuves comme les lignes de partages violentes, mais l’interroge, la localise, la déploie : la raconte. Enfin, l’appartenance concerne une époque entière qui se pense comme fin, ou dans une fin — ce qui a pu être largement qualifié de fin de l’Histoire n’est cependant pas un terminus, plutôt une vaste plage de temps finie mais non pas arrêtée, une fin sans arrêt : c’est dans cette fin interminée que Koltès écrit, c’est de cette fin dont Koltès s’empare pour en raconter une part, puisque pour lui la fin figure le temps et l’espace de la beauté, c’est-à-dire de l’écriture, condition et valeur de l’art.

Mais parce que l’œuvre de Koltès ne serait être un document témoignant de cette appartenance socio-historique, il revient à l’œuvre elle-même de créer une appartenance contre les champs de force de l’histoire : c’est ainsi que finalement, on essaiera de retourner ce terme et d’entendre cette volonté de faire de « l’anti-politique » comme construction d’une appartenance à venir — volonté à laquelle jamais Koltès ne renoncera. Loin d’être un chant militant, un théâtre engagé, une œuvre déclarée, les textes de Koltès produisent un territoire politique qui fonde (et invente) des appartenances désirées, aberrantes, impossibles. Trouver une langue, c’est pour Koltès manière de chercher des camarades qui seraient aussi des frères : recherche fondée par le récit dans le récit. Raconter n’est pas une forme choisie faute de mieux et en regard de considérations littéraires, mais bien parce qu’il s’agissait là, aux yeux de son auteur, d’une force capable à la fois de nommer le monde et d’en prendre possession, de venger une appartenance forcée, voire de fabriquer des relations. Fragilité de la position, qui fait de l’art un espace transitoire, éphémère, rêvé, de la possibilité du monde.

C’est via cette fragilité que se dit pourtant l’exigence de raconter. Et c’est ainsi qu’on interrogera de nouveau le choix privilégié du théâtre : récit qui montre et n’explique pas, dont s’absente tout narrateur. Ouverture du récit. Au théâtre, ce sont les corps qui disent le récit, non une voix en surplomb. Même dans ses proses romanesques, le narrateur s’efface. Parce que chaque corps est dépositaire de son propre rapport au monde, qu’il n’y a ni déterminisme politique ni structure morale qui les oriente, le récit tel que Koltès le fabrique est ce choix politique de faire de l’anti-politique. Multiplier les points de vue pour n’en figer aucun, empêcher que nul ne s’impose comme regard de l’œuvre sur l’œuvre : la politique du récit est cette position de regard mouvante, inaliénable, une déchirure entre appartenance sociale et désir d’appartenir, une blessure entre le réel et l’art, soi et les autres, le pouvoir et l’utopie de la fiction ; cette ouverture comme une invention du réel (tout) contre lui.

1. Récits de la Lettre d’Afrique

La question de la perception d’une situation politique

C’est un texte au statut singulier, une lettre envoyée de Ahoada à Hubert Gignoux, écrite le 11 février 1978 : une lettre essentielle dont le statut, la nature, l’adresse même et la composition permettent de comprendre l’endroit d’où politiquement les œuvres à venir vont s’ancrer et quelle politique elles travaillent — cette lettre est un espace d’énonciation, celle d’une rupture épistémologique intérieure, d’une prise de conscience de la place qu’occupe l’auteur et implicitement de celles que devront occuper ses textes. C’est aussi déjà une mise en forme de cet espace politique qui se choisit : une pratique du récit en tant que tel comme mise à l’épreuve de l’écriture en regard de la blessure politique. Tout au long de cette longue lettre, Koltès mêle dans un désordre apparent réflexions de théories politiques, anecdotes de voyages, descriptions, évocations de ses lectures et même un rêve : récit d’Afrique où se raconte l’Afrique et son rapport à elle, où l’Afrique est un espace qui permet dans la distance une perception plus nette de ces enjeux parce que, paradoxalement, il est le lieu d’un affrontement direct avec les contradictions que le jeune militant du Parti communiste porte en lui et dans ses ambitions littéraires, tandis qu’il cherche à occuper une place dans le monde et à trouver des moyens d’action accordés à ses ambitions, cette place et sa langue. Entre approche et éloignement, confrontation et affrontement, lutte avec ce dehors du monde et un dedans lui-même en lutte, la lettre est adresse à Gignoux autant qu’à lui-même, et en partie à son avenir. Perception du monde et mise en perspective : les nouvelles de l’ailleurs se donnent sous l’image de multiples récits brefs, composés comme tels parce que comprendre le monde et revenir à lui peut seulement prendre la forme d’un récit qui le donne à voir — récit (sous toutes ses formes, on le verra) qui est l’instrument de ce rapport nouveau au monde.

Cette lettre énonce et travaille les blessures d’une relation politique qui s’éprouve en Afrique avec âpreté, où l’Afrique est l’expérience d’une appréhension de l’histoire. D’une importance considérable pour la compréhension de la formulation d’une éthique politique de l’auteur sur laquelle s’adosse l’œuvre, cette lettre fut rapidement rendue publique après la mort de Koltès, publiée dans les revues bien avant d’autres lettres et donna même lieu à des lectures publiques, dont une, par Patrice Chéreau, qui a fait l’objet d’un enregistrement et de nombreuses diffusions . Entre la correspondance privée et l’œuvre, cette lettre est évidemment un texte en marge de la production littéraire, mais cette marginalité dans l’œuvre est pourtant centrale quant à l’œuvre, parce que la marginalité est ici comme toujours pour Koltès, on le verra, une force d’organisation. Si on a pu la considérer comme un « texte » à part entière, c’est bien parce que Koltès n’opère pas de séparation de nature touchant au geste d’écrire indépendamment de sa destination. Le sens de ce geste réside toujours dans la volonté de faire de l’expérience un événement littéraire, et de cet événement littéraire une manière d’intensifier l’expérience sur la page.

Destinée à un ami, un mentor aussi, en écriture et, dans ces années surtout, en politique — c’est lui qui incita Koltès à adhérer au Parti communiste —, cette lettre est aussi une manière de poursuivre une conversation entamée, on le devine, bien avant, et appelée à se poursuivre. Pour Koltès, Hubert Gignoux est (entres autres) le point d’articulation du poétique et du politique, et il n’est pas anodin en ce sens que ces deux enjeux s’énoncent dans cette même adresse : écrire à Hubert Gignoux, c’est précisément faire du politique et du poétique une articulation, c’est de fait nouer les deux questions. Sans doute y a-t-il ainsi un lien qui noue les deux plans : si Gignoux pousse Koltès à formaliser son écriture dramatique, à reprendre les lois de la dramaturgie la plus rigoureuse (sur le plan de la composition de l’intrigue), c’est aussi sur le monde que le metteur en scène invite Koltès à travailler un regard englobant, à posséder une grille de lecture qui lui permettra de le comprendre, afin de le saisir comme récit orienté, téléologique, fatal. D’une part Aristote et Feydeau, d’autre part Marx et Lénine ; ensemble, c’est l’exigence de l’appréhension des lois du récit qui traverse l’art et le monde dans une même mise en perspective fondamentalement narrative — de part et d’autre, il s’agit de comprendre la narration (d’apprendre son efficacité) pour ensuite agir sur elle. Le récit dramatique et le récit communiste n’ont évidemment rien à voir en tant que récits, mais c’est pourtant à la racine deux dispositions qui visent à envelopper l’art et le réel d’une forme qui saura permettre la prise de conscience des forces qui les animent, afin de mettre en action l’individu/le personnage dans ce processus. Hubert Gignoux met entre les mains de Koltès des instruments de mise en récit de la langue et du réel — une clé d’appréhension des moteurs de l’histoire / l’Histoire. Comme sur le plan de la poétique, il ne s’agira pas pour Koltès d’appliquer cette grille (ce n’était pas d’ailleurs l’intention de Gignoux), mais de la mettre à l’épreuve de l’expérience. Tel est en partie l’objet de cette lettre .

Camarade,

Il m’arrive de craindre une vraie fatalité de l’histoire sur les destins individuels : suffit-il d’une option intellectuelle (même doublée de militantisme) pour que son propre destin soit changé ? — ou : suffit-il d’être communiste pour être dans le camp révolutionnaire ?
Quelle cohérence, quelle solidarité, quelle absence d’antagonisme espérer entre l’économie d’un pays riche même socialiste, et les intérêts des « pays prolétaires » ? La classe ouvrière française est-elle révolutionnaire dans la lutte des classes mondiales ?
Il m’arrive de craindre de ne plus comprendre grand-chose dans la marche de l’histoire…
Te voilà condamné, au nom de notre si ancienne camaraderie, à subir quelques pages d’incohérents bavardages – incohérents parce qu’écrits à l’heure de midi, heure où il faut se réfugier dans la très relative fraîcheur des maisons, heure où le corps, dans lequel se calment provisoirement toutes sortent de dérèglements, plane dans un état de bizarre étourdissement (non sans volupté…) ; bavardage auquel la seule excuse que je peux te proposer est l’éprouvant mutisme auquel je suis forcé ici – non pas l’obstacle de la langue, qui est un des plaisirs de l’étranger auquel je suis le plus attaché, mais plutôt celui de parler la même langue (grammaire et vocabulaire) que les néo-colonialistes avec lesquels je suis mêlé, et, à cause de cela, de ne pouvoir ouvrir la bouche… le vocabulaire et la grammaire étant le seul terrain qui nous soit commun.

Le début de la lettre engage d’emblée le propos sur l’amitié politique qui unit les deux hommes : c’est au « camarade » Gignoux auquel s’adresse Koltès, et au nom de leur « si ancienne camaraderie » — Koltès entend évidemment ce mot de camarade au moins autant au sens communiste que dans celui d’une profonde amitié, comme dans La Nuit juste avant les forêts. Les premières lignes, non sans un certain humour (qui irrigue toute la lettre) occultent toute allusion à la situation dans laquelle se trouve Koltès, mais attaquent directement et au plus haut la question politique de l’histoire. L’énonciation amusée porte ainsi un énoncé sérieux : question posée à Gignoux (en fait, évidemment, à lui-même aussi) sur les tensions qui animent le fait pour un bourgeois de vouloir appartenir au prolétariat révolutionnaire, que cette appartenance résulte d’une conversion intellectuelle ou d’un simple fait d’inscription dans le champ politique. Cette question est posée sur le plan de la fatalité, de la communauté et de l’individu — formulation en termes marxistes, mais qui peut tout aussi bien évoquer le théâtre : après tout, « la fatalité de l’histoire sur les destins individuels » (sa crainte) n’est-elle pas aussi une interrogation du récit historique dans des termes aristotéliciens ? Au point de jonction de la métaphysique et de la politique, le théâtre est ainsi affiché d’emblée — et auprès d’Hubert Gignoux singulièrement — comme une forme englobante et métaphorique du réel apte à le rendre compréhensible. Le vocabulaire théâtral est un appui pour appréhender ces forces qui structurent le monde ; ainsi, à la fin de ce paragraphe, c’est sur le terrain de la langue, on le verra, que Koltès apportera une première question à la déchirure entre l’appartenance et l’arrachement, et situera la déchirure politique et éthique.

En fait, cette question première de l’appartenance, dont on a vu qu’elle s’était formulée d’abord comme crise, crise d’un ordre autant mystique que politique au printemps 1977, et qui a pu trouver un prolongement avec l’écriture de La Nuit juste avant les forêts, se pose ici avec plus de recul — en pleine conscience que cette question ne sera pas tranchée : elle connaîtra une formulation dans Combat de nègre et de chiens. En Afrique, l’auteur fait l’expérience d’une appartenance plus violente encore que celle qui, en France, demeurait sur le plan sociologique : là, c’est à la fois sa langue (européenne) et son corps (l’irréductible couleur de sa peau), qui le rendent irrémédiablement séparé de ceux auprès de qui il voudrait partager le camp, le combat et l’histoire. Partageant la langue et la couleur du colon, il se place de fait (physiquement) du côté même contre lequel intellectuellement il se situe. C’est qu’il faut dire que, de l’Europe à l’Afrique, Koltès transpose la situation du jeune ouvrier sur celle de l’Africain qui est à ses yeux, le véritable prolétaire du monde moderne — un prolétaire d’autant plus aliéné qu’il ignore sa situation ; dépossédé de tout, il demeure dans l’impossibilité de prendre conscience de son appartenance à la classe exploitée, exploitée non pas seulement en regard du travail, mais quant à l’organisation totale du monde et de la mondialisation : c’est le tiers-monde comme monde (et non pas comme classe sociale) qui se trouve exploité.
Pourquoi moi, dois-je, aujourd’hui, payer le prix d’un siècle d’histoire imbécile ? A qui réclamer ma réhabilitation ? Quel témoignage produire ?

Si l’interdit n’était pas si profond que ni le nègre, ni le blanc, assis l’un à côté de l’autre, un matin, sur le pas de la porte, et qui se sourient, n’y peuvent rien et le savent, je voudrais du moins qu’un miroir lui renvoie mon regard, comme je devine le sien, que je pose, du pas de cette porte, sur la piscine à quelque mètres devant, autour de laquelle quatre ou cinq femmes rougies et grasses s’adonnent au culte hideux de leurs corps ridicules.
[…] le degré de prolétarisation maximum est atteint, et une immense impression de force se dégage des groupes d’ouvriers, à l’heure de la pose, assis en rond sur les machines. Chaque camp semble dessiné aussi précisément que sur un plan, dans la lutte des classes, et l’on ne traverse pas un chantier sans la profonde impression de l’imminence de la révolution, violente, sans doute, sous les ciels rouges des puits de pétrole.
Mais : c’est là qu’est la dérision. Je sais, de l’avoir vu faire, qu’il me suffirait de tendre le bras et de frapper au carreau pour qu’Elle se lève brusquement, pousse la porte vitrée, et dise : “Yes, master ?”
Et la perspective seule de cette possibilité me remplit de peur de ce corps endormi.
Avec, dans le dos, la moquerie bruyante des oiseaux, rythmée par le bruit de la rame et plus secrètement, par la loi du regard permis et du sourire rituel – et désormais, entre chacun, je ne perds plus mon regard sur l’eau, mais le laisse traîner avec le masque de l’innocence vers les pieds, ou la main, du rameur, comme si je regardais au-delà ; pourtant, c’est bien le pied et la main que je regarde – (et les perroquets auxquels nulle singerie humaine n’a été apprise ont un langage blessant dans votre dos), la pirogue atteint l’infinie lagune du delta du Niger.
L’oppression permet de croire en la capacité infinie de la révolte de l’homme ; à mesure que la liberté lui est donnée se prouve sa totale impuissance : ce langage réactionnaire est la base, semble-t-il, de toute conversation politique ici. Les dollars du pétrole ont achevé ici l’œuvre du colonialisme anglais ; la corruption est à la base de tous commerces ; le choc de la technique a troublé les esprits. […]
Quand et comment se réveillera le prolétariat africain ? Où sont et que font les étudiants, l’intelligentsia, les privilégiés non-corrompus ? Quand et où naîtra-t-il un Lénine pour désigner l’ennemi, et donner confiance en sa force à la masse exploitée et habituée à l’exploitation depuis le commerce des esclaves ? […]
Il y avait l’abominable complicité blanche. Bien sûr, je m’étais réfugié, à mon arrivée, dans les bras de cette société qui, de chantiers en chantiers, me permit de rejoindre Ahoada. Mais quelle humiliation, quelle condamnation à la “ fraternité ” de race, quelle fatalité !

Les conditions révolutionnaires sont toutes assemblées pour permettre les renversements historiques et la libération de la classe exploitée, et ce sont pourtant ces conditions qui pèsent comme une fatalité et emprisonnent davantage ; à cette fatalité s’ajoute celle qui fait de Koltès, et, avec lui, de ceux qui peuvent percevoir ces conditions, les complices, voir les agents de cette situation d’aliénation . On ne saurait être autre (Noir, par exemple) que ce que le corps porte en lui, et son appartenance biologique est comme un ancrage absolu qui sépare, distingue, repousse de part et d’autre de l’histoire ceux qui aliènent et ceux qui sont aliénés. Vision manichéiste de l’Histoire entre les condamnés et les sauvés, les Noirs et les Blancs (et dans le renversement, les Noirs sont les figures élues du malheur et de sa joie rédemptrice : « heureux sont les damnés, les malheureux… »), ce manichéisme que Koltès dira de plus en plus concevoir offre une vue sur cette déchirure qui trouve en Afrique une dimension nouvelle.

Il y avait la relecture de Lowry, dont le livre tout à coup me semblait une effrayante machine de mort entre mes doigts ; comment, à la première lecture, avais-je pu être ému, d’une émotion comme on en a pour les histoires d’amour ? Cette fois, je ressentais l’incroyable dureté – j’aurais voulu que s’y mêle de la pitié, cette pitié qui fait, des romans les plus noirs de Dostoïevski, quelque chose de brûlant, et qui donne envie de vivre -, mais je trouvais cette fois que la pitié était par Lowry rangée avec tout cela qui est condamné à être broyé et détruit, et jeté dans le ravin – avec un chien paria par dessus.
Ô, la lecture d’Au-dessous du volcan, assis dans les cabanes au milieu des chantiers, avec les appels incessants, par radio, d’un chantier à l’autre, et le brouillard rouge soulevé par le ventilateur, qui décolore tout !
Cette lecture dura symboliquement les cinq jours de mon voyage en milieu hostile.

Koltès y fait aussi l’apprentissage d’un relativisme radical qui se fonde sur le corps. On verra combien il porte aussi sur la relativité de l’art : sa gratuité absolue, le luxe considérable qu’il représente — de là, sa nécessité aussi. C’est par le corps qu’il lui faudra répondre de cette violence du monde, on le verra. Au fondement de chaque pièce désormais, c’est sur ce relativisme de la situation de l’Occident en regard du monde qui sera le pivot : jamais Koltès ne portera un regard sur le monde autre que celui qui vient de l’Occident. Refusant tout à la fois qu’on l’associe à des écritures américaines, ou même africaines, Koltès dira que c’est de France qu’il écrit, depuis la vieille Europe. Ce serait pour lui comme un outrage, ou un blasphème, que de laisser entendre qu’il occupe une autre place dans le monde que ce quai Ouest du réel politique. Le point de vue de l’écriture est occidental, celui du récit ne l’est pas : c’est contre l’Occident en effet que la narration va prendre possession de l’histoire — si l’on distingue écriture (comme geste de la solitude), et récit (comme agencement d’une forme poétique de l’altérité), c’est en fonction justement d’une éthique qui traverse le simple souci formel pour se constituer dans l’acte même de l’art une position à partir de laquelle parler des autres, et non en lieu des autres, même si c’est, on essaiera de voir comment, pour ces autres qu’il écrit, à travers ces autres.

Surtout, le communisme et le récit qu’il porte, dans sa dramaturgie progressiste de lutte des classes, de libération inéluctable des forces ouvrières et dans leur conquête des moyens de production, peut permettre de comprendre le monde et de le lire, d’en voir les lignes de forces, il raconte surtout, et dans sa violence qu’on devine douloureuse pour Koltès, l’impossibilité d’accepter ce récit puisqu’il rejette l’auteur, sa langue, son corps, son origine, dans le camps de ceux contre lesquels il se voue.
Non, vraiment, la lutte des classes n’est ni une chose simple, ni même prévisible ; les voies de la lutte des classes sont impénétrables ! Comment croire une révolution possible dans les marais de l’incohérence, de la corruption, de la morale (apparente) du profit et de la servitude acceptée. Tout est là pour que l’explosion ait lieu, et l’explosion semble impossible. Les lois des antagonismes sociaux sont si peu mécaniques que… on finit par douter de leur existence.

On reconnaît, ici repris avec légèreté, la collusion de la perspective marxiste et mystique : les « voies impénétrables » de la lutte des classes reproduisent celle de la lutte de la conscience déchirée, comme ils rejoignent celle d’une lutte des races implacables. Dans cette lutte qui s’absorbe en son propre processus, dont la logique même rend la vision impossible pour ceux-là qui sont pris dans ses filets, où se situer ? Comment faire de cette situation un agir, et plus singulièrement une écriture ? Quelles écritures possibles traverseront cette impossible situation ? À partir du mot « marais de l’incohérence », et de ce recours à la métaphore, Koltès enclenche un micro-récit métaphorique, mais qui se présente comme expérience concrète : ces « marais de l’incohérence », c’est l’espace même, physique, géographique où l’auteur écrit cette lettre — et où va se développer ce récit qui situera ce marais, concret et métaphorique, charnel (parce que vécu) et abstrait (puisqu’écrit) :
Je pensais à cela dans la lagune, région qui n’est ni la mer, ni la terre, lieu mystérieux, déroutant, incompréhensible, où il faut, pour s’assurer que l’on est bien quelque part, arracher au passage une motte de terre et l’écraser dans sa main, plonger son bras dans l’eau et ensuite le lécher pour sentir qu’il est salé ; alors seulement, dans cet espace apparemment si abstrait, on peut croire qu’il est à la fois fait de mer et de terre, et qu’à un moment donné, en avançant encore au milieu de l’indécision de la lagune, un jour, on aperçoit le grand large.

(Dans cette longue marche du soir tout autour du camp, que parfois même j’entreprends une nouvelle fois la nuit, et cette nuit même, une troisième fois à l’aube, il y a, malgré les barbelés à hauteur d’homme et les gardes armés, à chaque pas la sensation d’une toile d’araignée qui se dépose sur le visage, qui se déposent une à une en couches successives – pour rassurer – et au retour, lorsqu’on se voit dans la vitre de la porte, il y a comme une auréole de givre dans les cheveux.)
Ainsi, les cinq premiers jours furent cinq jours de presque enfer.

C’est, au sein de la lettre, un récit qui dira combien un récit seul pourra raconter l’impossible situation politique, c’est-à-dire non pas le résoudre, mais le situer — et pour Koltès, cela prend nécessairement la « voie » d’une narration qui se fraie dans la réflexion politique et théorique. Le « marais » devient ici « lagune », et le « je » s’abstrait dans un « on » au présent qui permet le décollement du réflexif vers le narratif : micro-récit qui se donne pour tâche d’incarner la position théorique. Ce récit raconte d’abord une marche désorientée non pas tant en raison de la marche qu’à cause de la nature indiscernable du lieu : presqu’île, ni terre ni mer, ou plutôt à la fois terre et mer — l’indiscernable métaphysique et politique se transpose dans l’élément concret d’un paysage. Au cœur de ce monde à la dérive, le seul recours pour se repérer est la sensation physique du monde : arracher un peu d’herbe pour sentir s’il s’agit de la terre ou de la mer, reconnaître qu’on ne peut démêler les choses et qu’il ne s’agit pas de deux éléments distincts mais d’un troisième, fabriqué par la nature singulière de l’espace : le monde a inventé ici une manière neuve de se faire, qui entrelace tant les matières qu’il devient illisible. Ce que nous apparaît ici comme une métaphore — et qui se présente comme un récit personnel, une anecdote — évoquerait ainsi la façon dont Koltès décide désormais de faire l’expérience du monde. Le monde ? Ce terme doit être ici compris — et on essaiera d’en interroger plus loin d’autres sens — dans sa dimension charnelle : un souvenir de Sensations de Rimbaud, peut-être, l’un de ses toutes premiers poèmes.

Par les soirs bleus d’été j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la nature, — heureux comme avec une femme .

L’approche est similaire : sentir la terre pour s’y orienter, faire de l’expérience du monde avant tout une expérience sensible, où la marche, même rêvée, même posée dans l’avenir d’un récit fictionnel, est une manière de rejoindre, de faire du texte l’espace de la sensation et de l’orientation. Pour Koltès, l’expérience du monde tient à ces sensations : « arracher », « écraser » la motte dans la main, « lécher » la peau. La compréhension du réel se fonde sur une perception radicale du monde, physique, sensorielle, sensuelle. Et la marche finale dans ce micro-récit est seule capable de frayer une voie dans la terre et « l’indécision de la lagune » — formulation métonymique qui indique bien qu’on se situe dans un récit métaphorique. Ultime métaphore, cette marche, dont on vu combien elle était pour Koltès l’image-emblème de l’écriture quand celle-ci est une action, une force de rencontre du monde et des autres, est une manière d’évoquer cette « en-allée » au-devant de soi et de sa propre histoire. C’est ici marcher qui fait se lever le jour et ouvre le large, permet qu’on distingue, après la perte et au-delà de l’entrelacement de la terre et de la mer, d’une part la terre et au-devant la mer : image finale cosmique qui, dans l’imaginaire de Koltès, appelle à tous les départs, aux infinis les plus multiples, à l’étendue qui est la seule puissance de résolution des forces.

Passage d’une force étonnante, ce récit est doublé par un second récit qui le creuse, explicite ses conditions d’écriture en inscrivant sa situation d’énonciation (au sein de la parenthèse), pour signer le texte d’une appartenance physique au lieu. Cette fois, il ne s’agit pas d’une perte de repère géographique, mais temporel : la marche n’est plus vers le large, mais dans la nuit. Au sein de cette nuit, itérative, répétée trois fois et soulignant qu’elle est le temps où s’écrit la lettre (cette troisième fois, au crépuscule de l’aube), Koltès marche comme dans la nuit indiscernable de l’histoire, perdu — les barbelés et miradors sont le seul horizon concret de cette nuit, évocation lointaine d’une histoire gardée, d’un monde conçu à perte de vue comme un camp retranché, où on ne sait plus qui garde qui, de quoi. La toile d’araignée qui s’accroche aux cheveux n’est pas seulement le seul élément vivant du texte, il porte aussi en lui une métaphore à la puissance, mais qui demeure mystérieuse. Sous l’image de liens qui attachent qu’est le piège de la toile, se laisse voir peut-être l’emprisonnement de l’homme africain dans une condition qui l’aliène et rend l’aliénation invisible ; ou est-ce celle du piège dans lequel Koltès lui-même se trouve, proie d’un monde tissé de liens déterministes, qui enserrent ? Renversement ultime : la blancheur de « givre » qui auréole Koltès finalement, (l’auréole d’un saint à la conjonction du mystique et du politique) dans le noir de la nuit qu’il parcourt, le renvoie, au miroir de la vitre, à sa condition première : blancheur de givre elle aussi inaliénable de son corps qui se rêve noir, et qu’il ne peut voir que projeté sur la vitre, en miroir ; vitre qui demeure finalement comme surface réfléchissante où il est seulement possible de se voir, de voir la nuit derrière qui entoure (la nuit aveugle et invisible), de voir surtout les contours de son corps : la vitre ne peut-elle pas aussi devenir une image de l’écriture, paroi où se voir et déposer les visions ?
Ce micro-récit, pour autonome qu’il soit, décrivant, à l’ami resté en France la beauté des lieux et l’ambiance où le destinateur se trouve, semble ainsi indiquer, ou plutôt raconter, une position d’écriture qui s’est longtemps cherchée et qui semble trouver ici une image, une narration qui lui donne sens. Dans la syntaxe narrative, au présent et à la troisième personne impersonnelle du « on », l’entreprise de repérage dans ce monde : « pour s’assurer qu’on est bien quelque part ». On est celui qui avance, ici : et dont le chemin est fait de ses propres pas avançant.

On ne reviendra pas sur d’autres récits qui parsèment la lettre ; ils sont nombreux : toute la lettre est structurée ainsi par eux. La pensée n’y peut se développer qu’incarnée, c’est-à-dire racontée, dans les termes d’une histoire souvent courte qui ne s’explique jamais, ne dévoile son fonctionnement métaphorique que dans la langue ; processus dont on pressent qu’il obéit à des lois complexes, secrètes, unissant peut-être les deux hommes, voire concluant un pacte caché entre l’auteur et lui-même.

Il est cependant un récit absolument essentiel qui permet de comprendre cette relation entre le politique et le métaphysique (la question de la fatalité et de l’appartenance) : c’est celle de l’évocation du jeune rameur noir sur la pirogue :

Et c’est certainement à Tintin au Congo, ou à quelques réminiscences des passages de virils missionnaires faisant, dans mon enfance au collège, conférences avec diapositives, que se bornerait toute ma perception – sauf le poids non abstrait de la température, et le fourmillement indiscutablement réaliste de tous les poux du continent africain qui se sont donnés rendez-vous sur mes jambes pour faire du tam-tam – si mon regard, guidé par cette perversion fondamentale qui, dieu merci, ne connaît pas les climats, et que la moiteur tropicale n’assoupit pas, n’était guidé tout à coup vers l’arrière où se tient le rameur, et ne se posait, plein d’inavouables songeries, sur lui, jusqu’à ce que le rythme normal et impératif qui règle ce langage silencieux…

Ce qui « sauve », littéralement, l’auteur de pensées colonialistes — le folklore qui a façonné l’imaginaire africain dans son enfance, des lettres de son oncle missionnaire jusqu’aux revues sur l’Afrique auxquelles il était abonné enfant, de la lettre de sa mère aussi, quand jeune, il lisait à travers elle ces paysages admirables de fleuve riant —, c’est le rameur . La « perception » jusqu’alors bornée s’élargit considérablement alors.

(il faudra bien un jour que je découvre à quelle mesure du temps se rattache ce rythme contraignant qu’imposent aux rapports le parti pris – ou la nécessité – du silence ; choisi un étranger (étranger = qu’aucune autre forme de langage ne t’a jamais lié à lui) et regarde-le : la multitude de significations que prendra ton regard au cours du temps, de seconde en seconde, se transformant sans cesse, et selon qu’il te regarde ou non, l’infinie variété de combinaisons de sens !) … le rythme, disais-je, qui règle le regard de l’un à l’autre, jusqu’à ce que, donc, il n’amène un sourire (un de ces exceptionnels sourires, et qui rendent heureux !) sur le visage du rameur, après lequel, toujours mené par cette terrible règle du temps, plus terrible encore du fait que rien ne la trouble, sauf le bruit imperceptible de la rame sur l’eau, je suis obligé de détourner comme incidemment mon regard, (tandis que le temps suffisant pour un sourire de rameur à passager a été poussé aux extrêmes limites), et que le temps, même ralenti par la température et la tropicalité, décide que sans doute je pense à autre chose ou ne pense à rien, et il me faut attendre le temps nécessaire pour que l’on ait, et lui, et moi, oublié ce regard pour en oser un autre. Cependant, moi, je n’oublie pas ; je passe de l’un à l’autre soutenu par le souvenir du visage du rameur, et je m’efforce à ce que l’espace obligatoire entre deux regards autorisés n’ait pas le temps de le dissiper, pour me laisser ainsi, un temps incalculable, le regard sur l’eau, inutile, et le sens de ma présence, à cette heure, dans une pirogue, sur le Niger, incompréhensible.

Ce récit de la rencontre est aussi dramaturgie du regard : et la perception du corps du rameur, une mise en situation de soi en regard de l’autre. Si cette mise en regard sauve (des préjugés aliénants), c’est parce que l’érotique puissante qui se dégage de la rencontre est le point de fuite des tensions politiques et métaphysiques qui animent Koltès. Dans cet angle mort où l’homme africain se tient, aveugle de sa position, et inaccessible sur son propre terrain pour un européen qui sera historiquement son colon et parlera la langue qui l’aura aliéné, Koltès ne peut le rejoindre sur aucun champ du monde, si ce n’est le terrain érotique. C’est encore une fois la loi du désir qui sauve, est le seul salut. Ce désir est ici question de rythme, c’est-à-dire de temps construit dans un espace, de battements réguliers qui organisent la rencontre (nécessairement muette). Dramaturgie donc, de ce désir : récit d’un croisement de regard. Incompréhensible demeure le sens de la présence de Koltès dans ce lieu qui ne saurait être le sien : mais parce que la rencontre des corps excède la portée d’une compréhension intelligible, il se dresse finalement comme une clé capable d’ouvrir les clôtures du sens dogmatique que prétend déchiffrer le récit communiste, ou théologique. Ceux-ci, structurés par une téléologie (immanente et matérialiste, ou transcendante et spirituelle) ne peuvent être un recours tant l’histoire est vécue comme une impasse, sans arrière-monde possible, ni espoir ni rédemption. Seule s’éprouve la présence des corps, au corps de leur expérience : c’est-à-dire le désir, l’érotique immédiate qui se dresse comme ultime (et unique) force de rédemption historique et individuelle.
Parce que ces regards sont pris dans un flux dynamique, mouvant, en tension, ils ne figent jamais la position : jeux de regards toujours repris, arrêtés, interrompus, dont l’interruption est une dynamique de reprise et d’arrêt, ils racontent le désir, et l’expriment.

Je savais bien que tant de beauté réunie me ferait perdre pied, et si je la consomme à doses infinitésimales, en France, ici, où elle s’offre à mon regard, et à mon regard seulement, dans une telle proportion, je sens la fermeté de mon jugement être ébranlée, je sens sourdre en moi des éléments obscurs et douteux, enfin : je sens bien que, à l’envers, je risque de reconnaître l’héritage honteux des années noires du colonialisme : je suis tant tenté de reconnaître la supériorité de la race noire sur la race blanche ! Alors, je me contiens, j’affirme ma lucidité, je ne sanctionne pas par une opinion mes impressions esthétiques, je refoule toutes ces choses le plus bas possible, je les emballe hermétiquement et mets les pieds dessus en disant : « Tout cela, c’est des histoires de cul » Mais je demeure rêveur : tant de choses sont des histoires de cul. Je crains d’avoir emballé la politique dans le même paquet, et me voilà obligé de tout redéfaire pour y voir clair. Oh, si tu voyais comme je vois, marchant sous les bougainvilliers, celui que je vois de ma fenêtre marcher, à peine vêtu d’une chemise (et dans le soleil sa peau et ses yeux phosphorescents comme les statues lumineuses des vierges de Lourdes dans la nuit !), le soir quand tu marcherais seul, tu prendrais aussi dans tes mains la branche mauve et rouge du bougainvillier, et tu la casserais avec tes lèvres ; tant ces fleurs sont belles ; elles n’ont pas de parfum.

Ainsi donc, la seule perception qui empêche que le voyage ne me vide totalement de ma substance et me réduise à l’état d’image sur diapositive, c’est cela même qui me renvoie à cette perversion qui, sous d’autres cieux, me pousse à roder dans les profondeurs du drugstore Saint-Germain, — perversion ô combien douce et cruelle, dont la cruauté est doublée ici de l’interdit…

Ainsi l’esthétique — liée à l’érotique : ce que Koltès nomme la « beauté », on le verra… —, permet d’échapper à la culpabilité, à la condamnation, à la fatalité d’une faute non commise, héritée, toute cette abjection de la morale historique à laquelle l’auteur essaie d’échapper. La beauté comme salut : elle prend la forme de l’esthétique (de l’art d’écrire, de l’art d’aimer), elle est aussi, ici surtout, celle d’un désir qui s’affiche dans l’écriture auprès de Gignoux qui saura l’entendre. C’est peut-être ici, dans l’érotique, que se joue le politique, comme force qui excède la sphère de la politique, dans cette perspective où Bataille par exemple le concevait.

Le renoncement au rêve et à la volonté pratique de l’homme d’action ne représente donc pas le seul moyen de toucher le monde réel. Le monde des amants n’est pas moins vrai que celui de la politique. Il absorbe même la totalité de l’existence, ce que la politique ne peut pas faire .

D’abord perte de repère sensible (la beauté fait d’abord perdre pied), l’expérience de la beauté est la ressaisie de son corps dans le corps de l’autre. Double vengeance, le désir porte de préférence sur le corps absolument autre, noir surtout, corps aliéné par l’histoire, corps qui ne saurait être celui de l’auteur. La perception de ce récit — récit de la perception surtout, en ce qu’il empêche le voyage d’être diapositive, images figées d’exotisme forcément néo-colonial mais dynamise l’image en désir — enclenche une lecture du monde qui fait du corps noir, du corps maudit, le corps élu, et désirable : élu par la contre-histoire qu’appelle le récit communiste, élu par le désir qu’engage le récit érotique du monde. C’est tout un ordre du réel qui bascule : sur tous les pans de la vie, on voit comment le mysticisme trouve écho et réponse dans le politique, et comment le politique ne peut s’éprouver que dans l’érotique, comment enfin tous ces plans de perception de la vie ne pourront s’appréhender que dans l’écriture, précipice d’une spiritualité immanente, d’un politique non dogmatique, d’une érotique ouverte à l’altérité de l’autre, et de soi.

Voici, pour finir, le rêve que je fais chaque nuit, depuis la première de mon arrivée à Lagos jusqu’à la dernière, hier soir :
Au milieu de ma chambre, à Paris, est un tronc d’arbre tropical, immense. (Ne t’empresse pas de rire : peut-être est-il une symbolique nègre qui règne ici, toute éloignée du freudisme, et dont les clés nous sont secrètes !). Et presque au plafond se trouve cet endroit où les branches rejoignent ensemble le tronc, et forme comme un cœur. Je monte à l’arbre, plonge ma main dans le creux, et en tire un jouet – dont je croyais avoir oublié l’existence mais dont maintenant je me souviens très bien, et qui doit remonter à ma première enfance. Puis, un à un, je tire du fond de l’arbre, puis jette sur le sol, toute une série d’objets très précis, reconnus au fur et à mesure, comme des tranches de vie ; chaque nuit en découvre un nouveau, très enfoui dans ma mémoire, aucun plus tardif que mes douze ou treize ans ; ainsi à chaque rêve revient une période oubliée sous la forme d’un objet ordinaire que je reconnais, comme des accessoires de théâtre que je tire du creux de l’arbre et laisse tomber sur le sol.
Et dans la promenade du soir enfin, le plus exaltant est la rencontre silencieuse, de minute en minute, de l’ombre d’un jardinier accroupi sur la terre, immobile, le front penché, tandis que les ailes immenses des éperviers tournent sans cesse en dessous des tâches, rouges, dans le ciel.

La peine à laquelle je t’ai condamné s’achève là, et le mérite te revient !
J’ai l’excuse de la chaleur, des poux sur mes jambes, et d’une certaine tristesse, sous les Tropiques.
À bientôt. Je rentre début mars, quelques jours à Paris, puis je vais voter dans mon village.
Yours for the revolution.

Bernard.

En conclusion, surgissent les figures de Freud pour un rêve indéchiffrable d’une enfance qui s’origine dans l’Afrique, puisque l’Afrique désormais sera l’origine inventée ; de Genet (« dans l’air ») pour le désir coupable — et lié à l’imagerie religieuse —, et donc puissamment rédempteur, car cette culpabilité est un prestige et un fait d’honneur contre la majorité bourgeoise et occidentale : désir pour un jardinier, et même plus fondamentalement, pour son ombre : on atteint de l’autre seulement ce qui peut se répandre sur le sol, une part de lui arrachée, qui s’en échappe ; de Lévi-Strauss pour la haine des voyages et la mélancolie des tristes tropiques ; de Marx pour la révolution — et à travers tout cela, cette amitié affirmée sous le « yours » qui signe le partage, pour laquelle la révolution n’est pas seulement celle des forces de productions, mais plus profondément peut-être celle qui change l’organisation intérieure de perception de la réalité, rebat les cartes, invite à reprendre possession du monde contre l’ordre qu’il impose.


2. Politiques blessées

Vengeance de l’Histoire

En regard de cette éthique inaliénable et à partir d’elle, quelle est la place du politique dans l’œuvre de Koltès ? « S’il est présent partout, le politique n’est défini ou délimité nulle part ». Cette phrase à propos de Combat de nègre et de chiens nomme à la fois l’importance capitale de la question politique et son impossible situation : l’irréductible espace qu’elle occupe. Partout et nulle part — aucune dialectique ludique ici, seulement une sorte de puissance à l’œuvre, insaisissable mais incontournable : visée fuyante qui se dérobe sans cesse.

Si on glisse un doigt de politique dans la pièce, elle est là et non ailleurs, mais l’ailleurs bientôt la dévore et la dissout. Ou si c’est la politique qui mange l’ailleurs, un sentiment de sclérose gagne. L’impasse qu’elle soit nulle part, ou partout. Partout, c’est le devoir de la pièce militante, qui échoue la conjoncture passée. Nulle part, c’est la chance même de la politique, aussi irreprésentable que le phallus .

Ce texte de François Regnault ne porte pas sur la pièce de Koltès mais sur Les Paravents de Jean Genet — et pourtant, n’y a-t-il pas, dans La Famille des Orties, une manière d’approcher par la bande (obliquement, ou de biais) l’écriture de Combat de nègre et de chiens ? On a vu que dans la volonté de Patrice Chéreau de programmer les deux pièces la même saison, en ouverture du théâtre, il y avait eu sans doute un certain goût de la provocation autant qu’un souci politique de fonder le théâtre sur un rapport au présent par le passé. La Gauche venait d’arriver au pouvoir, c’était aussi une forme de libération de la mémoire, celle qui consistait à interroger profondément la question coloniale, par deux pièces qui d’une certaine manière l’affrontaient, via le néo-colonialisme dans la pièce de Koltès ou la guerre d’Algérie, chez Genet — mais de part et d’autre, aucun militantisme. Bien sûr, il ne s’agit pas ici, ni pour Chéreau, de créer une filiation entre Genet et Koltès, qui partageaient au moins tous deux le refus de l’héritage littéraire conçu comme filiation. Chacun développe, dans son propre temps (Genet écrit sa pièce dans les années 1950, Koltès, à la fin des années 1970) une approche différente de l’Histoire depuis des points de vue dissemblables, mais avec une approche finalement commune de la question politique. C’était sans doute une manière pour Chéreau, à l’ouverture du théâtre de Nanterre-Amandiers, de situer l’espace politique dans son insaisissable présence. Ainsi, le travail dramaturgique sur Les Paravents peut aussi se lire comme nourri du travail sur Combat de nègre et de chiens, les deux spectacles partageant un même souci du monde, une même blessure politique
Entre nulle part et partout, le politique est une question qui interroge les œuvres de Jean Genet et de Bernard-Marie Koltès. Tous deux ont ainsi à de nombreuses reprises rejeté l’affirmation que leur théâtre soit directement politique. Pour eux — et à travers eux, c’est une part de la conception aussi de Chéreau qui est en jeu, dans cette articulation —, la politique comme idée n’est pas un outil du théâtre, qui ne dispose que de ses propres moyens pour se bâtir : la langue, et ce que Koltès appelle « les gens », soit : la vie.

Non, non, il n’y a aucune idée politique, je n’ai jamais eu d’idées politiques dans mes pièces. On n’écrit pas des pièces avec des idées, on écrit des pièces avec des gens. Moi, je veux bien faire un pamphlet politique si on veut, mais je ne fais pas de pamphlets politiques dans mes pièces. Je n’ai aucune raison d’écrire une pièce, sauf le fait d’écrire qui est la seule .

Mais le politique comme champ de force de la communauté et de l’histoire pourrait être ce territoire qui construit dans la langue un rapport au monde, à la communauté, à l’histoire. Le politique est ce rapport : cette relation, de l’individu au collectif, du présent au passé hérité, ou au projet d’avenir à transmettre. Politique de biais, donc, et non métaphorique : politique dégagée, blessée. Genet dira — en des termes en fait proprement dramaturgiques — politique oblique.

Toutes mes pièces à commencer par Les Bonnes jusqu’aux Paravents sont quand même, d’une certaine façon — du moins j’ai la faiblesse de le croire — tout de même un peu politiques, dans ce sens qu’elles abordent la politique obliquement. Elles ne sont pas neutres politiquement. J’ai été amené à avoir une action non pas politique mais dans un mouvement purement révolutionnaire. […] [À propos des Bonnes, pièce de commande] C’était une façon un peu oblique d’aborder la politique. Pas la politique en tant que telle, telle qu’elle est faite par les hommes politiques. Aborder les situations sociales qui provoqueront une politique .

Oblique : ce mot pourrait être celui de Koltès qui parlera de langue de « biais », et d’ironie. Le langage oblique, ironique, est toujours une façon de faire entendre autre chose que ce qu’on entend d’abord, ou avant — de même agit-il sur le plan macrostructural de la politique. Produire d’autres relations, des déplacements, des profondeurs agitant les surfaces : des situations qui provoqueront une politique : ne pas écrire les forces, invisibles par essence, mais ceux qui les produisent et ce qu’elles produisent. Si le théâtre de Koltès est oblique, c’est d’abord parce qu’il construit une énonciation ouverte, plurielle, fragmentée, brisée, qui joue contre la mise en situation d’un point de vue à partir duquel construire un propos politique normé, une axiologie évidente. Le théâtre ne raconte pas depuis une énonciation extérieure à son processus, il doit montrer ; il n’explique pas, mais ne peut que décrire. Koltès (comme Genet) travaille cette fragmentation jusqu’à ne jamais ériger un personnage en point de vue édifiant. Dans Quai Ouest par exemple, tous les personnages ont une place à peu près équivalente, indépendamment du nombre de leurs répliques (le silence d’Abad n’en fait pas un personnage mineur, par exemple, et au contraire, c’est son silence qui le singularise et lui donne de l’importance) ou de leur présence sur scène (Rodolphe, s’il est souvent le hors-champ, n’en est pas moins central dans de nombreux échanges, et déterminant dans le déclenchement de l’épilogue). Combat de nègre et de chiens oppose le « nègre » Alboury, qui a pour lui la justice et l’aura du damné, aux « chiens » de français, qui pourraient sembler en première lecture les personnages négatifs du récit.

Pour beaucoup de lecteurs ou de spectateurs, il y a une certaine présence historique qui impose à la pièce une dimension politique et sociale de l’interprétation. Et ce d’autant plus quand on se balade un peu dans la banlieue et qu’on voit les nombreux ouvriers de couleur, les immigrés des anciennes colonies…

C’est sûr, il y a cette dimension politique. Mais pas au sens dogmatique. Certes avec le titre Combat de nègre et de chiens, j’ai fait un choix émotionnel et en même temps radical en qualifiant les Noirs de bons et les Blancs de chiens, de cochons — ce qui bien sûr n’est pas aussi simple ; mais, une fois ce choix fait, j’ai pu commencer à aimer les Blancs .

Insulter d’abord pour pouvoir ensuite être capable d’empathie : et les Blancs dans le texte sont en effet eux aussi en partie aliénés, exploités, écrasés par leur propre rôle dans une histoire dont ils sont censés être les maîtres et qui leur échappe. Blesser pour pouvoir dans un deuxième temps, comprendre. Il s’agit surtout pour Koltès d’ériger une dramaturgie qui échappe à toute ontologie morale ou politique (à tout jugement), en construisant un espace proprement introuvable, afin de n’être assignable à aucune position d’origine, de ne provenir d’aucun endroit, de n’habiter que des lieux de passage, d’être enfin traître sans recours, à la race, au sexe et à l’histoire officielle du peuple dont l’auteur est issu. Le politique tel que Koltès le déploie en récit est ce geste de sortie de la politique entendue comme prise de position, ou engagement.

Aucune de ses pièces n’est militante, même si elles s’inscrivent dans le rapport de force marxiste : aucune ne peut se lire comme illustration d’un programme politique. Non pas dégagement, mais production d’une écriture comme lieu utopique d’une politique blessée, puisqu’on a vu que cette impossibilité de situer une centralité était vécue comme une douleur, narcissique et éthique. Raconter, c’est en retour faire de l’écriture le lieu de la blessure du politique parce qu’elle ne peut être le lieu ni d’une réconciliation, ni d’un ralliement. De là un politique qui contamine, envahit toutes les questions de l’être.

Dans le texte La Famille des Orties, Regnault montre comment trente ans après la Guerre d’Algérie, au début des années 1980, la pièce demeurait une plaie vive précisément parce qu’elle n’était pas seulement une scène de la représentation de cette Guerre, mais qu’elle exposait sa part maudite en quelque sorte.

1. Il faut le dire avec fermeté Les Paravents de Jean Genet ne sont pas une pièce politique. Ce n’était pas une pièce sur la guerre d’Algérie, pas même une pièce sur l’Algérie. Lorsqu’on dit cela, on peut se faire accuser de jouer l’autruche, de vouloir éviter les conflits, si Genet n’avait pas été d’entrée de guerre du côté des Algériens, du côté du plus fort, disait-il. Et sans doute si un écrivain témoigne, de quelque manière que ce soit, en faveur d’une cause dans sa vie publique, il ne le fait pas sans donner par là au moins un sens à son œuvre.

2. Prendre au sérieux ce dont parle la pièce demande qu’on adopte un point de vue défini : celui de la poésie. D’ordinaire, ce mot réconcilie toutes les âmes, on dit : poésie, et un ange passe. Mais le point de vue est que seule la poésie peut toucher à l’essence d’un pays, situer une patrie non pas dans son territoire, mais dans sa langue . […]

Contre la lecture totalisante et totalitaire de la politique comme préalable et sens de l’œuvre, mais tout autant, et paradoxalement, contre la lecture métaphorisante, structurale, d’alibi que constitue la réduction de l’écriture à un geste d’esthète, il y a ce mot de poème, que Regnault entend sans doute dans sa portée aristotélicienne : de drame – et de composition. Et si la composition revêt un sens, c’est lorsqu’elle recompose le champ politique en politique éprouvé dans le champ esthétique qui le déplace, mais ne l’annule pas : qui le défigure mais garde intact son désir dévisagé. On voit ce que peut le poème là où le politique s’embarrasse — propos qui nous défigurent aujourd’hui encore et posent (la) question : « pourquoi lire et jouer aujourd’hui Les Paravents / Combat de nègre et de chiens ? », pièces autour (ou sur) une histoire passée. Question redevenue essentielle à chacune de ses lectures et de ses mises en scène, puisque ces pièces, à chaque lecture, nous manquent, manquent à notre histoire présente qui n’a peut-être pas fini la Guerre d’Algérie ni la décolonisation, qui n’en a pas fini en tous cas avec leur fin. Genet et Koltès possèdent ce souci du monde : non pour le résoudre dans une solution, ni pour se servir de l’écriture afin de donner son point de vue ou les points de vue de ceux qui ne peuvent le dire, mais pour parler de cette blessure : et la fouiller. On appelle blessure ce qui ne peut se dire en termes définitifs, ne peut se réaliser que dans une violence : infligée à la réception même.

En outre, si on peut dire que le Théâtre requiert l’Autre d’une cité, d’une société, le métèque, l’immigré, pour élever son plus profond chant, quelle plus merveilleuse occasion que la guerre d’Algérie, où l’autre était le même, où le même était l’autre, où nous-mêmes étions chez eux, où l’Autre était chez nous, pour susciter le plus grand Théâtre ! […] Et quelle meilleure occasion aujourd’hui, où la question coloniale a pris la tournure de l’immigration, où le cercueil est devenu valise, où l’Arabe est dans la France depuis une, deux générations et plus, pour retourner encore vers nous le miroir et continuer notre toilette !

Le théâtre devient là expérience d’un affrontement – la communauté qui s’y rassemble n’est plus là pour se retrouver et partager, mais pour être insultée dans ses convenances et y être malmenée. Pièces pour un public français, écrit en leur direction : et il importe aussi de les inscrire dans cet horizon de représentation. Koltès par exemple tient à se définir comme un auteur français, d’abord en raison de la langue — dont on verra de quels usages politiques il peut l’affecter —, mais aussi à cause de ce simple fait que la création de ses pièces se tient en France. C’est le miroir brisé, blessé, de la scène de Genet et de la plupart des pièces de Koltès.

D’une Guerre d’Algérie à l’autre : de Genet à Koltès, un autre lien les unit, un autre dialogue entre les monologues que sont Les Paravents et Le Retour au désert, qui n’est pas une réponse à la pièce de Genet, mais qui justement, de biais, de façon oblique, pourraient y faire écho. Le Retour au désert est la pièce qu’on dit la plus politique de Koltès, la seule, il est vrai, qui évoque, indirectement, des événements historiques : texte qui dialogue avec la politique et l’histoire — mais pour quelle portée ? Dans quel but ? Drame de l’histoire : c’est aussi la pièce d’enfance de l’auteur, relevant d’une autobiographie à la fois manifeste et voilée — c’est la pièce intime : scène intérieure de souvenirs différés et diffractés ; et la tentation est grande de la lire aussi comme une pièce à clés, écrivant la dramaturgie de la scène familiale à distance.

Là encore, il s’agit d’une pièce oblique en regard de son histoire : elle prend le parti de démonter la trop grande simplicité de surface qui pourrait en faire une comédie de l’histoire tragique (ou la tragédie de l’histoire dérisoire) dont le sens résiderait dans sa lecture politique, où l’auteur délivrerait un point de vue sur la guerre et inviterait la communauté à prendre position. L’oblique agit sur différents niveaux : au plan dramaturgique d’abord – Le Retour au désert est la première et seule pièce de Koltès à se présenter (au moins en apparence) comme une comédie, on l’a vu. La structure de la pièce elle-même joue avec les codes du Boulevard, le retour de l’ancienne maîtresse de la maison, ses disputes incessantes avec son frère, la dynamique tourbillonnante des répliques – mais un Boulevard oblique : tragique, traversé de mélancolie et jonché de morts, où dans les placards ne se cachent pas les amants, mais les secrets des défunts, et quand la pièce se termine par les naissances de Romus et Rémulus, fils issus d’un viol commis par un Grand Parachutiste Noir échoué comme une vague sur la fille de Mathilde, Fatima, le rire est une grimace déformée adressée aux conventions : l’épopée elle-même est un vaudeville. La naissance de Romus et Romulus est-elle dérisoire, grotesque, fatale ? — peu importe en somme. La province, le désert français, a aussi ses mythes de fondation, tant pis si cette fondation est aussi celle de la fin de l’histoire. Dramaturgie instable, trouée de monologues qui interrompent le drame et le fixent dans une sorte d’arrière-monde tissé de références à l’Histoire et d’inventions. L’oblique agit sur le plan politique : dans cette ville de Metz, des cafés arabes explosent, mais ceux qui en sont victimes sont là par hasard, parce qu’ils voulaient se rendre au bordel ; des réunions secrètes de l’OAS regroupent les notables de la ville qui n’ont qu’une peur : qu’on les voie — réunions ridicules de pieds-nickelés sans honneur. Les fils veulent partir à la guerre pour mesurer leur courage mais les pères les dissuadent parce que dans la famille tout le monde a les pieds plats : Achille aussi avait des raisons d’être réformé. Dans cette pièce, le Parachutiste Noir est nostalgique et fait l’éloge des colonies (Koltès s’amuse d’ailleurs — ironie à la puissance — à placer dans cet éloge des citations cachées du Général de Gaulle lui-même, on l’a vu ) ; nostalgie du temps où on savait où était l’histoire, son espace et ses communautés : mais nostalgie ironisée par l’auteur, de sorte que, de la même manière qu’il est impossible d’assigner un lieu définitif aux nations comme aux vagues, il est impossible de fixer l’axiologie de la parole et du drame, mouvant, débordant sans cesse son propre territoire.

J’aime cette terre, et personne ne doit en douter, j’aime la France de Dunkerque à Brazzaville, parce que cette terre j’ai monté la garde sur ses frontières, j’ai marché des nuits entières, l’arme à la main, l’oreille aux aguets et le regard vers l’étranger. Et maintenant on me dit que les frontières bougent comme la crête des vagues, mais meurt-on pour le mouvement des vagues ? On me dit qu’une nation existe et puis n’existe plus, qu’un homme trouve sa place et puis la perd, que les noms des villes, et des domaines, et des maisons, et des gens dans les maisons changent dans le cours d’une vie, et alors tout est remis en un autre ordre et plus personne ne sait son nom, ni où est sa maison, ni son pays ni ses frontières .

L’écriture politique est ici reconstruction, invention de soi, de son enfance oubliée : et la place assignée au Parachutiste est aussi celle qu’on pourrait attribuer à l’écrivain, à l’homme dans sa propre histoire déportée dans des frontières instables : Koltès lui aussi n’aura de cesse de se fonder ailleurs, de chercher ses racines au croisement de « la langue française et [du] blues ». La blessure du Parachutiste est celle de l’impossibilité d’appartenir : blessure qui est aussi celle d’éprouver jusqu’à son terme cette impossibilité. Dès lors, il n’est pas le personnage de la dévastation sauvage, condamné par le récit : il l’est déjà par l’Histoire, et au contraire, le récit lui donne la parole, pour raconter l’histoire dans laquelle il est pris, qui l’emporte. Autre renversement, autre attribution de la parole à un autre : au moment de la rédaction du Retour au Désert, les seuls documents sur la Guerre d’Algérie que Koltès demande ne sont pas des études coloniales ou socio-historiques, mais les blocs-notes de François Mauriac, que François Regnault lui fournit. Pourquoi ce choix de François Mauriac ? Sans doute parce que, avant tout, il s’agit d’un écrivain, et non un journaliste ou un historien ; ensuite, parce que ce n’était pas quelqu’un qui est du côté (politique) où Koltès lui se situe, puisque Mauriac était gaulliste — même si justement, pendant la guerre d’Algérie, Mauriac prit des positions qui n’étaient pas celles de la plupart des gaullistes : sans doute est-ce aussi ces feux croisés qui ont intéressé Koltès… — ; enfin, Mauriac écrivait depuis un regard de provincial qui ne pouvait qu’être le bon regard pour l’écriture de sa pièce. À tous points de vue, Mauriac se situait dans une position qui était celle d’un autre mais que Koltès pouvait rejoindre : donner la parole à l’autre, dans un horizon commun, est toujours le plus sûr moyen de ne pas faire de la question politique un enjeu idéologique et moral, c’est-à-dire une position fixe, non plus un point de vue, mais une clôture de la vérité. Ainsi, avec Mauriac, l’auteur partage au-delà des clivages : finalement, le seul lieu communautaire, le seul espace de la communauté brisée, serait celui de l’écriture qui l’invente sans détermination.

Dès lors, à l’hypothèse communiste succède un relativisme historique et fabulaire : c’est parce que l’Histoire obéit à des lois qui nous échappent qu’il faut que l’écriture construise une histoire aux lois qui reprennent possession de cette mouvance erratique des forces. Le moteur de l’Histoire n’est pas celui du récit : l’Histoire et l’histoire évoluent sur deux plans différents comme sur deux mers séparées.

L’Histoire est ainsi qui fait son affaire, en solitaire. L’homme est dedans, comme un bouchon sur l’eau, et se laisse porter parce qu’il est bien obligé. L’Histoire ne tourne jamais au profit de l’être humain. Elle avance, elle commande, elle donne les ordres, par saccades, par secousses. « L’Histoire, grosse vache assoupie, quand elle finit de ruminer, tape du pied avec impatience. » Et elle laisse derrière elle des nostalgies qui ne sont pas toujours celles que l’on croit .

Le plateau n’est pas une tribune politique : c’est l’utopie du récit brisé sans cesse par l’Histoire. Il ne dénonce pas, ne cherche pas à démontrer ou peser sur telle décision, et si ce théâtre n’appartient pas au champ de la politique, c’est qu’il n’est porté par aucune idée de transformation du champ social par des moyens politiques. C’est essentiellement avec des moyens dramaturgiques que des transformations, plus radicales et profondes encore, peuvent advenir : elles s’adresseraient, en conscience, à celui qui saurait recevoir la blessure pour l’approfondir — pièces qui sont, plus ou moins directement, mais toutes fondamentalement, des adresses. Il n’y a pas de leçon Genet, ou de leçon Koltès, au sens où ni l’un ni l’autre ne se sont prétendus exemplaires sur le plan esthétique. Mais il y aurait, davantage, une inscription dans le monde qui pourrait nous le rendre : nous permettre de nous réapproprier certaines de ces parcelles — des coins de rues du bout du monde qui dressent le seul horizon commun, le sens commun du réel, monde qui n’est plus une entité abstraite, mais un trottoir, un hangar, une autoroute en construction infinie. Cette écriture dans le récit s’est donnée comme tâche moins d’interpréter le monde que de le produire, dans la violence des déplacements qu’inflige l’art au réel, écart qui nous le rend paradoxalement en retour lisible. Dans Le Spectateur émancipé Jacques Rancière écrit :

Il ne s’agit pas d’ « esthétiser » le conflit, la misère ou la mort, mais de rendre à sa potentialité la richesse sensible des territoires marginaux. Il ne s’agit pas non plus de remplacer l’impuissance du regard par une vision éthique, mais de restaurer la capacité des corps à affronter l’impartageable, de leur rendre la dignité par la jouissance du monde, de changer de scène, de proposer des expériences en-dehors des mécanismes de la domination, de refuser l’opposition entre le grand art et l’art vivant du peuple. L’artiste cherche à traduire en figures nouvelles l’expérience de ceux qui ont été relégués à la marge par la performance du corps, des gestes, de la voix, des affects et des sons. Il témoigne de dissonance d’un monde impossible à réconcilier .

L’irréconciliable est cette douleur du contemporain qui ne trouve plus de communauté rassemblée autour d’un mythe de sa fondation et de son destin, mais sans cesse travaillée dans l’interruption de ces mythes, dans les multiplicités heurtées de son histoire inconsolable demeurant sans solution. Ainsi, le récit est la forme de l’écriture quand elle se situe à la tranchée du réel et de l’art, de la politique et du politique, des autres et de soi : douleur (du) politique, de la blessure en ce qu’elle tient ouverte la plaie du réel et de la communauté, ouverte la fracture qui sépare l’individu du collectif, ne renonce pas à parler des secousses du temps présent mais se lit aujourd’hui moins comme un témoignage des luttes politiques que comme une manière de reprendre possession des territoires du politique pour mieux venger l’histoire.

On comprend en ce sens, à la suite de ce qu’on a pu proposer comme confrontation de l’histoire et de l’Histoire, qu’il ne s’agit pas pour le récit d’une simple configuration d’une histoire : les jeux sur les points de vue, les espaces, les temps, les dilatations de durée et de vitesse, les complexes rapports de force entre personnages et au sein des personnages, tout concourt à altérer une perception d’une vision englobante sur une narration. Si la poétique est relative — à des plans, à des regards, à des langues et des ailleurs —, c’est parce qu’elle dispose du monde dans une relativité qui la met en perspective. Le trouble de la perception, qui inaugure par exemple Quai Ouest, ou Roberto Zucco, où l’on ne sait plus où l’on se trouve avant même de se retrouver quelque part, ignorant la distinction entre l’idée de l’action et l’action elle-même, empêche une relation de transposition ou de restitution de l’histoire. Au contraire, la perturbation de la lisibilité du monde rejoue celle que Koltès perçoit dans l’Histoire, non par mime, ou impuissance, mais pour la déjouer. Ainsi, Koltès ne cherchera pas rendre lisible l’illisible, ou à redonner un ordonnancement régulier aux vagues qui déplacent les frontières, mais à inventer d’autres frontières, et d’autres rythmes. « L’Histoire est probablement manichéiste. Les histoires ne le sont jamais ». Envers de l’Histoire, le récit prend à revers son mode de fonctionnement : au manichéisme aveugle et illisible, Koltès répondra par une multiplicité fuyante, une relativité à la puissance, un agencement fécond. Le théâtre est « le contraire de la vie », et c’est là sa force aux yeux de Koltès qui permet d’échapper aux lois implacables qui donnent justice au pouvoir, parce qu’il s’agit d’une vie où la justice est rendue au nom du pouvoir .

Dans le film Le Dernier Dragon, ce n’est pas par la force que le jeune Leroy parvient à vaincre finalement Shogun (maître du quartier qui impose sa loi arbitraire parce qu’il est le plus fort), mais simplement parce qu’il croit qu’il est supérieur à Shogun et le dit. Alors que celui-ci maintient la tête du héros dans l’eau, sur le point de mourir (c’est dans la fin de l’histoire que seul est possible le ressaisissement contre l’histoire, puisqu’il faut d’abord faire l’expérience de sa violence tragique), « Leroy comprend brusquement cela. Il ne se contente plus de refuser de dire : ‘‘Shogun est le maître’’ ; il dit “Je suis le maître”, et, disant cela, il a vaincu […] Ce que Leroy découvre, c’est l’existence de la fiction, c’est la torrentielle, dévastatrice, vengeresse puissance de la fiction . » La fiction, qu’on associe ici au récit tel qu’on a pu l’approcher dans son extension la plus large (fable autonome, séparée du réel, mais en relation avec lui), est un énoncé et une croyance. Non pas un monde possible, mais le seul monde possible par la grâce d’une diction qui l’énonce tel : énoncé performatif qui réalise l’acte de celui qui le formule. La fiction est une contre-histoire qui permet de dire au pouvoir : « je suis le maître ».

La fiction n’est donc pas un récit faux, une histoire mensongère qui raconterait à côté du réel des histoires pour tromper (rêver peut-être), elle est la vérité de son histoire : son articulation avec le réel n’est pour Koltès ni celle du possible et de l’impossible, ou du vrai et du faux, mais de la vengeance et du recouvrement. « Finalement c’est vrai que Leroy arrive à arrêter la balle de pistolet avec ses dents ; je ne vois pas pourquoi il faudrait en douter. Et c’est vrai qu’il dégage cette espèce de lumière, (…) le trucage le plus éculé, des étincelles à chaque coup de poings, cette fois-ci, c’est vrai, il n’y a pas de raison de ne pas y croire ». Venger le réel, c’est lui opposer une vérité organisée selon d’autres lois, une croyance qui n’admet aucune discussion, comme un jeu d’enfants aux règles parfaitement aberrantes mais absolument cohérentes dans l’organisation même du jeu — ainsi que Koltès définissait la nature des lois du théâtre dès sa première pièce.

Le théâtre est un jeu. Si l’on veut y participer, il faut en connaître les règles, les accepter, s’y conformer, faute de quoi on se trouve inévitablement dans la position stupide d’un adulte jeté dans un filet compliqué des jeux d’enfants dont il ignore la trame, et auquel il ne pourra jamais se mêler ni rien comprendre .

Évidemment, dans l’article sur Le Dernier Dragon énonçant avec une telle réflexivité son principe d’organisation dans une scène qui retourne le réel comme un gant (Leroy soudain saisi d’une force infinie abat facilement et joyeusement le Shogoun), le film s’achève, et achève avec lui tous les films de kung-fu, puisqu’il en aura réalisé la fin : « j’avais le sentiment [que] le film de kung-fu ne pourrait plus ignorer qu’on avait parlé de lui, qu’il en perdrait sa virginité, et que, le genre n’étant peut-être pas viable hors de la virginité, Le Dernier Dragon serait peut-être le dernier film de kung-fu ».
Ainsi peut-on comprendre la nature fondamentalement coupée de la fiction par rapport au réel : coupure qui est la condition de la vengeance. Car, comme l’écrit Rancière — et comme sans doute l’éprouvait Koltès, le réel est déjà une fiction, l’objet d’une fiction, qui peuple des espaces à forte charge fictionnelle : ce sont ces lieux que Koltès recherchait, ces fictions déjà racontées par le réel. Mais loin de les reproduire ensuite, il s’agissait pour lui de épaissir, de lutter contre leur syntaxe narrative normée : d’établir des perceptions neuves.

Le réel est toujours l’objet d’une fiction, c’est-à-dire d’une construction de l’espace où se nouent le visible, le dicible et le faisable. C’est la fiction dominante, la fiction consensuelle, qui dénie son caractère de fiction en se faisant passer pour le réel lui-même et en traçant une ligne de partage simple entre le domaine de ce réel et celui des représentations et des apparences, des opinions et des utopies. La fiction artistique comme l’action politique creusent ce réel, elles le fracturent et le multiplient sur un mode polémique. Le travail de la politique qui invente des sujets nouveaux et introduits des objets nouveaux et une autre perception des données communes est aussi un travail fictionnel. Aussi le rapport de l’art à la politique n’est-il pas un passage de la fiction au réel mais un rapport entre deux manières de produire des fictions . 

Venger l’histoire, c’est écrire sur la fiction du réel des fictions qui sauront affronter sur le terrain du récit des histoires qui viendront faire de quelques endroits du monde l’expérience d’un envers du monde qui le dément, l’intensifie et le renouvelle à la fois. C’est d’une certaine manière faire de la blessure du réel non un signe de la défaite du corps, ou l’occasion d’un discours militant (ou nihiliste), mais celui d’un sursaut de l’être dans l’invention d’un monde. Le récit est dès lors l’outil de reconquête en même temps que l’espace de cette reconquête. Mais sur quelles nouvelles bases ce monde du récit (dans le récit) redevenu possible peut s’inventer ?


3. Éthique de la minorité

Marges & marginalités

( […] j’essaie de le dire ; des enfants naissent sans couleur nés pour l’ombre et les cachettes avec les cheveux blancs et la peau blanche et les yeux sans couleur, condamnés à courir de l’ombre d’un arbre à l’ombre d’un autre arbre et à midi lorsque le soleil n’épargne aucune partie de la terre à s’enfouir dans le sable ; à eux leur destinée bat le tambour comme la lèpre fait sonner les clochettes et le monde s’en accommode ; à d’autres, une bête, logée en leur cœur, reste secrète et ne parle que lorsque règne le silence autour d’eux ; c’est la bête paresseuse qui s’étire lorsque tout le monde dort, et se met à mordiller l’oreille de l’homme pour qu’il se souvienne d’elle ; mais plus je le dis plus je le cache, c’est pourquoi je n’essaierai plus, ne me demande plus qui je suis. » dit Abad.)

Abad, Quai Ouest

« Toute littérature est assaut contre les frontières »écrivait Franz Kafka — frontières de la langue autant que frontières mentales qui partout déterminent le monde, délimitent les territoires du réel pour mieux fixer les termes de l’échange, mais frontières politiques aussi, structures qui enclavent les imaginaires et les peuples quand la littérature au contraire chercherait par-delà ces limites à rejoindre pour trouver des appartenances fondatrices ; frontières de la langue surtout, qui distingue et sépare : qui est la marque immédiate de l’étrangeté. C’est finalement cet usage minoritaire du récit qu’on déterminera pour comprendre comment l’éthique engage une conception de l’écriture qui donne sens à cette relation. L’assaut donné par le récit contre le réel est ce mouvement salutaire qui dit à la fois l’exigence de la littérature et sa possibilité même. Frontières de la représentation, frontières du donné, de l’acquis, frontières historiques des pays et des langues : nulle écriture véritable qui ne soit pas cet affrontement visant à passer outre. La phrase de Kafka est autant une définition qu’une injonction, mot d’ordre esthétique et politique, car c’est bien un geste de dégagement infini et de violence répétée contre les termes du monde dictés par le pouvoir, quel qu’il soit, qui constitue l’exigence politique et éthique de la littérature.

Si l’exemple qu’offre l’écriture de Bernard-Marie Koltès recouvre cette exigence, c’est sans doute parce que celle-ci formule d’abord dans la langue presque littéralement la frontière non en territoire borné mais, on l’a vu, comme un crépuscule instable de lumière et d’obscurité, de paroles et de secrets, de communautés et de solitudes ; lieu de désir et d’affrontement où le désir est cet affrontement même.

Je m’approche, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui possède face à celui qui désire ; et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leurs laisses et se montrer sauvagement les dents .

Théâtre qui fait du crépuscule la condition même de sa visibilité et de son échange – dramaturgie toute traversée par l’offre d’une parole confiée entre chiens et loups, délivrée dans les lignes d’interception du désir et de sa sauvagerie : l’écriture de Bernard-Marie Koltès possède cette faculté de raconter son drame tout en décrivant, métaphoriquement, les conditions de son surgissement – une frontière à franchir au risque de la rencontre. Mais ce qu’on a pu évoquer en termes de marqueurs poétiques, d’espace et de temps, de composition, peut se lire ici plus largement et globalement comme une véritable situation politique de prise de parole. La nuit n’est pas seulement une enveloppe esthétique, mais déjà un rapport au monde qui s’énonce : la nuit de l’histoire, de l’instable perception de la situation où l’homme moderne se trouve, et avance. Nul nihilisme cependant : le geste est toujours celui qui cherche dans le crépuscule cette approche de la lumière, et cette sortie qui saura s’échapper hors de la nuit — la poétique du franchissement qu’on a essayé de définir prend sens aussi ici, où franchir prend acte d’un agir historique, dans la langue. Le débordement des marges désigne en ce sens à la fois l’espace dramaturgique et le mouvement éthique d’une écriture toujours décentrée, vers des lieux de seuil, pour des relations limites. Mais une sortie pour se retrouver où ?

De la marge aux préjugés de la marginalité – un théâtre de la minorité ?

Dès les premières pièces montées par Patrice Chéreau au théâtre Nanterre-Amandiers au début des années quatre-vingt, beaucoup ont salué cette dramaturgie qu’on s’empressa de reconnaître comme celle de la lisière, où les lumières, les espaces, les personnages figuraient un monde de l’entre-deux comme en dehors des centres : coin de rue nocturne ; hangar bâti aux périphéries de la ville ; no man’s land de la ville contemporaine écrite en métaphore de l’expérience du monde. Telle apparut pour ses premiers spectateurs l’œuvre de Koltès : théâtre noir (au sens souvent moral), car théâtre des marges, dans la marge, donnant à voir ces espaces interlopes, inquiétants parce que figurant un envers des villes peuplé de personnages littéralement étrangers aux lieux qu’ils traversaient, étrangers également aux yeux de ces spectateurs. Au centre du drame en effet demeure toujours un Noir – celui qu’on voudrait faire taire (Alboury, dans Combat de nègre et de chiens), ou faire parler (Abad, dans Quai Ouest), jusqu’à la confrontation dialectique du Noir et du Blanc de Dans la solitude des champs de coton : jeu d’échec, où l’on met en échec la résolution des contraires, jeu de rôles et de langage où ce qui se deale du désir, de la parole et de la vie, passe nécessairement dans le corps qui le transmet et se passe le mot (jeu érotique aussi, passe de celui qui monnaie le désir). Au-delà de la présence du corps noir, ou à travers lui, se trouvaient représentés — du moins le pensait-on — les violents et souterrains rapports de force entre Nord et Sud, puissants et condamnés, majorités de fait et minorités déracinées : et Koltès devenait en quelque sorte une conscience morale, porteur d’un discours politique qui en faisait un porte-voix, le dramaturge de ceux que plus tard on appellera les « exclus de la société ».

L’évidence de ce théâtre, sa puissance immédiate de reconnaissance au sein de cette étrangeté l’imposa — et avec lui ses premiers préjugés : Koltès écrivait ainsi un théâtre de la minorité (ethnique, politique) pour une majorité à qui elle était enfin rendue visible. Après la mort prématurée de l’auteur en 1989, ses pièces furent d’autant plus jouées qu’il semblait que s’était nommée là l’expérience de notre monde – et que l’évidence de son théâtre s’articulait avec celle de ce présent. Monde de violence sociale outrée devenue spectacle de sa propre médiatisation où le capitalisme triomphant devient cette machine à produire richesses et pauvretés à part inégale comme les revers d’un même système ; où un monde tiers, relégué, condamné, s’abîme dans l’indifférence de ceux qui le pillent ; où la marchandisation des corps s’affiche et définit pour une part les relations humaines ; où la question des minorités, immigrés, clandestins, devient centrale dans un monde de plus en plus globalisé qui tend déjà à l’accélération des échanges, à la violence des rapports humains vécus sur le mode économique : où gagner sa vie est aussi la réussir. Le théâtre de Koltès a pu figurer à la fois la question de ce monde, et sa violence :

Le Dealer : Nous nous sommes trouvés ici pour le commerce et non pour la bataille, il ne serait donc pas juste qu’il y ait un perdant et un gagnant […] Puisque vous êtes venu ici, au milieu de l’hostilité des hommes et des animaux en colère, pour ne rien chercher de tangible, puisque vous voulez être meurtri pour je ne sais quelle raison, il va vous falloir, avant de tourner le dos, payer, et vider vos poches, afin de ne rien se devoir et ne rien s’être donné. […]
Le Client : Qu’est-ce donc que vous avez perdu et que je n’ai pas gagné ? Car j’ai beau fouiller ma mémoire, je n’ai rien gagné, moi. Je veux bien payer le prix des choses ; mais je ne paie pas le vent, l’obscurité, le rien qui est entre nous. Si vous avez perdu quelque chose, si votre fortune est plus légère après m’avoir rencontré qu’elle ne l’était avant, où donc est passé ce qui nous manque à tous deux ? Montrez-moi. Non, je n’ai joui de rien, non, je ne paierai rien .

La fascination qu’exerça alors la langue de Koltès, qualifiée pour le reproche ou la louange de littéraire (aujourd’hui, on dirait rhétorique…) acheva de faire de ses textes le reflet spéculaire de notre ici et maintenant : classique dans l’expression, moderne dans son propos — sans s’interroger sur ce que recouvrent ces formules creuses, mais comme si c’était là ce qu’on attendait des textes immédiatement contemporains. On oubliait combien ce contemporain s’était fabriqué dans une langue forgée au-delà de toute présence actuelle, de tout souci de répondre aux injonctions de l’actualité, mais façonnées dans l’urgence intempestive de la traverser ; on occultait surtout le travail d’une dramaturgie qui résiste à toute forme de projection, de systématisation, de réduction historique.

Il est des préjugés tenaces qui prirent naissance à partir de cette projection — préjugés qui font écran à la lecture des textes et que l’on pourrait résumer ainsi : le théâtre de Koltès est un théâtre marginal parce qu’il met en scène des individus issus de la minorité sociale, soit : des marginaux (des Noirs, des étrangers, des êtres « condamnés » de toute éternité par la société ou l’Histoire), dans des espaces en marge (des rues inquiétantes, des espaces de trafic) et des temps en marge (la nuit, ou plutôt son cliché sordide : le soir) . Koltès toujours s’en défendit.

Je ne suis pas d’accord quand on m’accuse de décrire un milieu sordide. C’est quoi, le milieu ? Une notion valable en politique, en sociologie, mais qui n’a rien de concret. Mon milieu personnel va de l’hôtel particulier à l’hôtel des immigrés. Mes personnages sont des petits bourgeois perdus, ils ne sont pas sordides .

Ce dont se défend Koltès comme d’une « accusation », c’est de parler avec complaisance, socialement et moralement de l’humanité ; ce qu’il refuse, c’est précisément le point de vue englobant qui vise au jugement (moral) quand lui s’assigne la seule tâche d’écrire de l’intérieur même du drame et des personnages, et plus précisément de décrire, concrètement les histoires et les personnages qu’il se donne. Les « petits bourgeois perdus »le sont moins en termes métaphysiques que littéralement spatiaux : errants entre deux lieux, deux hôtels, pressés d’aller là où il ne sont pas. On voit par là également comment il oppose dans son propos la politique vague au concret du plateau, c’est-à-dire, pour lui, à la vie et à son écriture.

La poétique des personnages de Koltès exclut toutes catégories formées a priori pour désigner une appartenance sociale : ce qui importe, c’est le corps spécifique de celui qui endosse une histoire, une façon de se mouvoir, une manière de parler. À partir de Combat de nègre et de chiens, les romanisations de personnages, monologues, habitudes de langage, rapport rythmique à la langue et au monde, parfois descriptions du for intérieur, précédaient la pièce comme le corps précède toujours avec ses propres histoires les rencontres qu’il fait : le drame est le récit de ces rencontres.

Théâtre des seuils — une minorité de l’espace et des corps

S’il est indiscutable que les espaces de l’entre-deux sont souvent élus, c’est parce que l’entre-deux est la figure matricielle du mystère et du secret, que ces territoires mal limités du corps et de l’espace sont les lieux dramaturgiques d’une révélation jusqu’alors impossible dans les espaces bornés du réel.

Je me méfie toujours d’acquiescer à ce constat que mes pièces feraient la part belle à un monde d’inquiétude ; je suis effaré quand je lis ensuite que l’ombre, la nuit, le désespoir sont ce que je décris. […] Il est vrai que Dans la solitude… se passe de nuit. L’expérience ne s’appuie pourtant pas sur des critères sombres et désespérés ; elle relève plutôt d’une vie fascinante, excitante et nocturne. Ces expériences-là n’ont évidemment pas lieu en plein jour sur une plage .

La nuit n’est pas signe de désespoir, mais magnifie l’expérience : temps de concentration et de dilatation de la vie ajustée aux expériences limites que doit s’approprier le théâtre pour les densifier. Ce n’est pas la moindre force de cette écriture qui s’efforça de superposer une expérience sensible du monde avec sa réalisation scénique et son exigence éthique, contre le nihilisme noir, mais pour une beauté de la noirceur, ou de la semi-obscurité.

La lumière est essentielle. J’ai le souvenir de paysages magnifiques et fantastiques, de places en Amérique latine, par exemple, qui changent complètement au coucher de soleil. Il ne se crée pas davantage d’angoisse avant ces instants qu’après : il s’agit plutôt d’autre chose. Au théâtre la lumière est vitale, et j’aime le travail de Patrice [Chéreau], justement parce qu’il y attache beaucoup d’importance. […] De toute façon, j’ai une préférence pour le soir, la nuit, où tout est plus beau, sans doute parce qu’on distingue moins .

L’espace minoritaire de ce théâtre est loin d’être celui de « la rue » au sens où l’emploie aujourd’hui la politique pour qualifier le dehors sans toit des déclassés. Il s’agit d’un dehors plus vaste encore, le dehors du réel lui-même que seul peut figurer un théâtre branché aux histoires les plus denses, celles qui sauront le mieux dire les expériences d’intensité qui sauront nommer le monde au vif de son nerf. La nuit et son dehors ne sont pas espace marginaux, mais conceptuellement centraux, fondateurs d’une éthique radicale. Ils sont ce lieu et ce moment confondus, comme on dit que l’on marche dans la nuit, ce moment qui précède le départ et qui permet la parole dans La Nuit juste avant les forêts ; cette ville sous la ville où se passe une partie du scénario de Nickel Stuff ; cette « Nuit Triste » de Prologue qui donne le nom au dehors de Babylone — espace dialectique enfin tel qu’il est traversé de manière exemplaire sous l’image des couloirs de métro de Roberto Zucco dans lequel inéluctablement se perd le Vieux Monsieur, puisqu’il a manqué le dernier métro et que la nuit s’est refermée sur lui de sorte qu’il lui sera impossible de rejoindre le jour, qu’il sera rejeté à contretemps pour toujours dans l’ordre majoritaire des choses. Cet espace est exemplaire si le métro n’est pas seulement un lieu localisé du réel, mais qu’il renvoie à son expérience plus vaste, arrière-monde métaphorique d’une situation renversée.

Ce qui importe au plus haut, ce n’est donc pas de témoigner socialement (pour) des représentations catégorielles, mais de raconter une histoire aussi proche que possible de tel ou tel personnage et de son rapport au monde, de s’approprier ce flux de vie qui a incité l’écriture : chercher toujours dans le personnage et l’espace une singularisation qui est la norme du réel lui-même, nécessairement singulier et jamais reproductible ; c’est pourquoi l’écriture de Koltès décentre les attentes, réoriente les questions, renverse les rapports de force.

Dans Quai Ouest, bien sûr, il y a des immigrés, mais enfin, j’ai pris comme modèles New York et Barbès, et ce sont quatre-vingt pour cent de la population. Je veux bien qu’on parle de la marge, mais ce sont les gens ordinaires qui sont la marge .

La minorité est la majorité puisque c’est auprès d’elle que l’auteur fait l’expérience de la majeure partie de la vie. Majorité et minorité politique se renversent : les minoritaires sont majoritaires. La majorité n’est plus qu’un terme illusoire issu du point de vue majoritaire que Koltès travaille à défaire dans l’écriture pour affronter la question de la marge comme nouvel axe, révolution copernicienne d’une dramaturgie qui met au centre le corps singulier dans son espace. Cette « marginalité » finalement concédée dans l’entretien cité précédemment (« je veux bien qu’on parle de la marge ») ne l’est qu’au prix d’une évacuation des clichés du sordide — accepter le sordide relèverait d’une complaisance à l’égard de ce que le pouvoir entend lui-même comme « misère sociale », et ce serait en quelque sorte valider la normalité de cette marginalité, accepter la marge comme espace de seconde zone. Chez Koltès, l’espace n’est pas zone secondaire, banlieue, lieu des bannissements aux marges d’une autorité morale, politique, centrale, mais plus simplement lieu(e) : espace nodal et mesure du monde.

Zones minoritaires — la beauté des angles morts

Il ne s’agit plus de considérer la norme morale, mais la vie recueillie dans son expérience, traversée d’étrangetés fondamentales, de spécificités établies hors de toute régulation politico-sociale. Le refus exprimé par le dramaturge de représenter des marginaux vient ainsi du rejet de ce qu’il considère comme une généralisation de plus : un enfermement catégoriel défini de l’extérieur, cartographie mentale qui délimiterait les termes de l’individu à l’image de nos villes modernes dont les frontières obéissent aux activités des heures du jour et de la nuit :

[…] où aller, pas d’autre solution, et moi, j’ai repéré, depuis que je ne travaille pas, toute la série de zones que les salauds ont tracé pour nous, sur leurs plans, et dans lesquelles ils nous enferment par un trait au crayon, les zones de travail pour toute la semaine, les zones pour la moto et celles pour la drague, les zones de femmes, les zones d’hommes, les zones de pédés, les zones de tristesse, les zones de bavardage, les zones de chagrin et celles du vendredi soir, la zone du vendredi soir que j’ai perdue depuis que j’ai tout mélangé, et que je veux retrouver tant j’y étais bien, au point que je ne sais pas comment te le dire […]

« Échapper à la série de zones tracées pour nous par les salauds », ainsi pourrait s’énoncer le mouvement « d’assaut contre la frontière » : sortir du cadre de la marginalité imposé par le pouvoir qui institutionnalise celle-ci ; trouver une communauté destinée à être enfermée dans des zones tracées par le pouvoir mais qui sera capable de s’y soustraire ; dresser cette communauté choisie sur l’espace de la page, inventer pour elle d’autres tracées écrits avec d’autres crayons, de nouvelles utopies hors des frontières déjà établies.

C’est parce que Koltès s’est saisi de la question du corps dans les termes de l’espace et de la marge que ces préjugés ont pu se développer : ces lieux de la lisière ne figuraient cependant pas une attirance sale et ignoble, mais au contraire noble dans sa portée esthétique. Ce que Koltès cherchait à écrire, c’étaient des lieux mineurs capables en puissance de dire la totalité d’une expérience du monde, marges en ce qu’ils représentent des seuils esthétiques d’intensité, et non de moralité — des espaces de reconnaissance : « j’ai seulement envie de raconter bien […] un bout de notre monde et qui appartienne à tous  ». L’écriture arracherait à la minorité une unanime appartenance, puisque seraient reconquis les espaces invisibles du monde devenu nôtre par la violence d’une langue qui aura su les desceller. Les angles morts du monde majoritaires seront les lieux privilégiés de l’écriture, éthique de la beauté arrachée aux laideurs du réel, utopie d’espaces indéterminés, indéfinis, situés dans l’ailleurs désirable de la relation — l’utopie du Nicaragua que dit les dernières lignes de La Nuit juste avant les forêts.

Minoritaire est finalement le nom de cet assaut aux frontières – non en termes statistiques, mais éthiques : le geste de dégagement hors des centres imposés. Minoritaire est l’écriture qui se confronte à ce qui n’est pas pris en charge par l’organisation normée du monde, à ce que l’organisation du monde majoritaire s’oppose par nature. Minoritaire est cet espace et ces corps et cette littérature parce qu’ils ne peuvent être pris en charge uniquement par l’espace et le corps et la littérature d’une marginalité essentielle seule capable d’envisager et de dévisager le monde : comme on ne peut voir son propre œil, le corps majoritaire ne saurait se dire dans sa propre langue. Est mineure cette dramaturgie qui remet en cause les conceptions sociétales a priori pour s’inventer ses propres lois.

Les récits offrent ainsi un ancrage aux soubresauts du monde : révolution perdue, mondialisation qui laisse l’Afrique à l’abandon, bordures délaissées de l’Amérique, une colère non pas poétique seulement mais qui se recueille dans l’intimité de l’expérience collective vécue personnellement — une exigence politique de soi qui constitue l’écriture et s’enveloppe dans une exigence éthique. Cette exigence (de l’histoire, de l’autre, de soi) est une position et une pratique : ce que Blanchot nomme une tâche, éminemment complexe et paradoxale.

La passivité est une tâche — cela dans le langage autre, celui de l’exigence non dialectique — de même que la négativité est une tâche : cela quand la dialectique nous propose l’accomplissement de toutes les possibilités, pour peu que nous sachions (en y coopérant par le pouvoir et la maîtrise du monde) laisser le temps prendre tout son temps. La nécessité de vivre et de mourir de cette double parole et dans l’ambiguïté d’un temps sans présent et d’une histoire capable d’épuiser (afin d’accéder au contentement de la présence) toutes les possibilités du temps : voilà la décision irréparable, la folie inévitable, qui n’est pas le contenu de la pensée, car la pensée ne contient pas, pas plus que la conscience ni l’inconscience ne lui offrent un statut pour la déterminer. D’où la tentation de faire appel à l’éthique avec sa fonction conciliatrice (justice et responsabilité), mais quand l’éthique à son tour devient folle, comme elle doit l’être, que nous apporte-t-elle sinon un sauf-conduit qui ne laisse à notre conduite nul droit, nulle place, ni aucun salut : seulement l’endurance de la double patience, car elle est double, elle aussi, patience mondaine, patience immonde .

L’éthique koltésienne est ainsi que l’écrit Blanchot sans salut transcendant ni autre solution qu’une formulation esthétique, essentielle parce qu’épuisant le temps et l’exigence d’appartenir au monde. Le mot d’éthique engage en effet nécessairement ce rapport (le dernier, le plus fondamental) aux lecteurs / spectateurs, à la communauté qui reçoit la parole dite et partage le récit. Il s’agirait d’obtenir au terme de l’écriture et de sa finalité sur scène, cette appartenance à une communauté choisie, des frères débarrassés de l’Histoire des pères. Dire le monde dans ces récits, c’est chercher une appartenance avec ceux qui pourront se l’approprier — paroles de solitudes, certes, mais où la solitude se trouve réévaluée, réinventée, redistribuée, pour être ainsi partagée, échangée.
Car les récits de Koltès ne sont pas des mythes qui assemblent une communauté qui communierait — ne prétendent pas à la réinvention de mythes collectifs : la communauté qui se constitue autour des textes de l’auteur se construit à un moment de l’histoire où il n’est plus question d’identification, de projection sociale, historique, ou politique. C’est ce que Jean-Luc Nancy nomme le moment de la communauté désœuvrée, qui implique par conséquent une réévaluation du politique.
Le politique, si ce mot peut désigner l’ordonnance de la société en tant quelle telle, dans la destination de son partage, et non l’organisation de la société, ne doit pas être l’assomption ou l’œuvre de l’amour ni de la mort. Il ne doit ni trouver, ni retrouver, ni opérer une communauté qui aurait été perdue, ou qui serait à venir. Si le politique ne se dissout pas dans l’élément socio-technique des forces et des besoins (dans lequel, en effet, il semble se dissoudre sous nos yeux), il doit inscrire le partage de la communauté. Politique serait le tracé de la singularité, de sa communication, de son extase. « Politique » voudrait dire une communauté s’ordonnant au désœuvrement de sa communication, ou destinée à ce désœuvrement : une communauté faisant consciemment l’expérience de son partage. Atteindre à une telle signification du « politique » ne dépend pas, ou pas simplement en tout cas, de ce qu’on appelle une « volonté politique ». Cela implique d’être déjà engagé dans la communauté, c’est-à-dire d’en faire, en quelque manière que ce soit, l’expérience en tant que communication : cela implique d’écrire. Il ne faut pas cesser d’écrire, de laisser s’exposer le tracé singulier de notre être-en-commun .

Si l’on ne peut renoncer à la disparition du mythe, par essence impensable, Nancy propose d’œuvrer à l’interruption du mythe — et il semble fort que Koltès ait travaillé lui aussi à cette interruption, et que ses textes aient pu produire un certain type de communauté désœuvrée. Communauté sans origine, fragile et éphémère — mais une communauté construite, arrachée par la violence radicale des textes, dans leur joie et leur douleur.

C’est dans cette perspective qu’on appelle « récit communiste » le désœuvrement de la communauté chez Koltès : moins parce que le récit serait d’essence communiste (du point de vue de la politique), mais plutôt au sens où le sens commun se crée dans l’écriture du politique comme une solidarité vive. La solidarité excède classes sociales et appartenances aux forces normées du réel. En cela est-il une commune négative, un syndicat définit par ce qu’il n’est pas :

[…] mon idée, c’est comme — c’est pas une religion, c’est pas une bêtise qu’on raconterait n’importe comment sans que ça change rien, c’est pas la politique, surtout pas un parti ou quelque chose comme cela, ou comme les syndicats qui savent tout, qui ont tout vu, que rien ne leur échappe, alors rajouter à cela mon idée, il n’y aurait plus de place, et cela n’a rien à voir, non, mon idée, ce n’est pas du tout cela, rassure-toi, camarade : c’est pour notre défense, uniquement la défense, car c’est bien de cela dont on a besoin, se défendre, non ? […]

Dans La Nuit juste avant les forêts, Koltès joue à faire de la question politique une question contre la politique et dans des termes qui pourraient sembler rejoindre l’organisation politique — mais dans le même temps, le syndicat énoncé s’affiche comme une métaphore de syndicat, une union de ceux qui précisément ne sont pas syndiqués. Ni religion ni parti, ni corps commun où se fondrait chaque membre sous la structure, le syndicat est ici force réactive : pour la défense. Il s’agit en quelque sorte de se défendre du réel, de ses lois d’organisation. Le récit est ainsi, en ce sens, une défense. Idée minimale, sans contenu programmatique autre que ce mouvement de défense : ce geste à la fois physique et profondément éthique. Défendre et se défendre parce qu’il ne reste que cela qui échapperait au monde, que cela pour faire face aux attaques du monde visant à réduire chacun à ses lois et ses principes.

[…] l’idée que je te dis, c’est : un syndicat à l’échelle internationale — c’est très important, l’échelle internationale (je t’expliquerai, moi-même, c’est dur pour bien tout comprendre) — mais pas de politique, seulement de la défense, moi, je suis fait pour la défense, et alors, je me donnerai à plein, je serai celui qui exécute, dans mon syndicat international pour la défense des loulous pas bien forts, fils direct de leur mère, aux allures de jules pleins de nerfs, qui les roulent et qui tournent, tout seuls, en pleine nuit, au risque d’attraper les maladies possibles […]

Internationalisme fondamental, le syndicat est une Commune : c’est-à-dire qu’il est force de rassemblement de singularités absolument irréductibles — de là le « titre » du syndicat, qui est très exactement le : « syndicat international pour la défense des loulous pas bien forts, fils direct de leur mère, aux allures de jules pleins de nerfs, qui les roulent et qui tournent, tout seuls, en pleine nuit, au risque d’attraper les maladies possibles ». Sous l’humour de cet intitulé, se dévoile évidemment tout un renversement, puisque le syndicat vise à accueillir un grand nombre, mais si précisément caractérisé, comme serait-ce possible ? C’est que la caractérisation est aussi précise que générale si on la perçoit dans sa dimension allégorique, valant pour une situation au monde non pour une simple description anecdotique et réaliste. Si on fait de ce syndicat une image incluse du fonctionnement du récit, c’est bien dans ce décollement : où la faiblesse, la solitude, la nuit, la menace des agressions du dehors, corps, maladies, sont des marques de reconnaissance de ceux qui partagent dans le monde et en soi cette fragile situation, désœuvrement dans les villes, corps qui tournent parce qu’ils ne savent où aller, qui rejoignent un désœuvrement intérieur, pensées qui n’aboutissent à aucune résolution, marche dans une Histoire qui n’en finit pas de ne pas finir.
Il ne s’agit évidemment pas de défendre des acquis (sociaux-politiques) mais l’existence collective même : défendre la communauté qu’on créerait dans la langue pour la seule raison qu’on parle à quelqu’un qui écoute. Si la relation qui se crée, dans La Nuit juste avant les forêts ou Dans la solitude des champs de coton, est fragile, provisoire, menacée toujours par le silence (mais comme toujours permise précisément par le silence de l’autre qui soutient la parole et la relance), il y a comme une joie de la parole qu’on se donne, ce « commerce du temps »comme le dit le Dealer, qui est moins la guerre que la diplomatie : fragilité de la communauté inscrite non dans l’espace du réel mais dans la parole ainsi donnée, entendue, reprise. Dans la langue qui s’invente et le dialogue qui se noue comme un pacte, c’est la communauté qui se crée, sans origine, sans dogme : « camarade » qu’on choisit parce qu’il est plus fragile, léger, proche parce qu’il n’est pas semblable aux autres — « et j’ai bien vu tout de suite que tu ne semblais pas bien fort, de là-bas, à tourner tout mouillé, vraiment pas bien solide […] » — camarade à qui l’on reconnaît le statut de frère.

L’avantage provisoire du mot « frère » sur tout autre mot désignant ce qui lie quelqu’un à quelqu’un, c’est qu’il est dépourvu de toute sentimentalité, de toute affectivité ; ou, en tout les cas, on peut facilement l’en débarrasser.
Il peut être dur, agressif, fatal, presque dit avec regret.
Et puis il suggère l’irréversibilité et le sang (pas le sang des rois, des familles ou des races, celui qui est tranquillement enfermé dans le corps et qui n’a pas plus de sens ni de couleur ni de prix que l’estomac ou la moelle épinière, mais celui qui sèche sur le trottoir) .

Dans sa traduction anglaise (américaine plutôt) de La Nuit juste avant les forêts, pour le Seven Stages d’Atlanta, Amin Erfani choisit de transposer le terme « camarade » par « brother », renforçant l’accent affectif au détriment peut-être du sens politique, mais dans un mouvement de recouvrement du politique par l’affectif. La justesse de ce mouvement est d’autant plus sensiblement juste que le terme américain brother déborde lui aussi le sens français, familial. Koltès sans doute entend frère au sens de brother, solidarité qui justement n’est pas celle du frère comme acquis pour toujours, déterminé, hérité, mais du frère comme relation choisie et arrachée. Ce n’est pas l’ami ou l’amant, mais celui qui appartient à la communauté en vertu d’une conception partagée du monde — si la critique revient souvent sur l’importance de cette question fraternelle, c’est souvent pour rabattre cette notion sur une affectivité dont elle est précisément dépourvue. Pour Koltès, avoir recours à ce mot de frère, qui désigne hors du cercle familiale, « les membres d’une communauté religieuse », c’est peut-être pour Koltès une manière de fondre le plan mystique et politique : créer un ordre sans règle, ni parti ni religion (« bêtise qu’on raconterait n’importe comment sans que ça ne change rien »), ni cercle philanthropique, mais simplement l’espace d’un regard, le temps d’une parole, une relation qui ne vient pas du dedans du corps, mais dont le lien est justement au dehors (le sang répandu : couleur qui n’appartient pas à un Parti), est peut-être ce dehors là, et le fil du sang qui relie, qui va s’évaporer dans l’air — avant de retomber en pluie, peut-être — est l’image de l’irréversibilité de la relation, de sa fragilité, d’une violence concédée au monde.

Éthique de la minorité, non plus au sens pauvrement social, mais philosophique ainsi que l’emploient Deleuze et Guattari , — minorité dont on verra plus loin les implications dans la langue —, l’écriture de Koltès est une tension constante vers un renouement : celle des communautés qui partageraient leurs solitudes, des paroles qui s’échangeraient. Ce qui importe réside dans ce mouvement impossible à rejoindre, mais rejoué sans cesse dans sa joie : essayer de fonder des communautés minoritaires rêvées hors des sociétés données, trouver des frères, dans l’espace de la page ou dans celle des théâtres pour que la vie de nouveau soit inventée en retour ; des solitudes à briser dans l’espace infini du récit minoritaire sans d’autres termes que sa récitation commune. C’est donc cette reconnaissance qu’il faut maintenant aborder et interroger dans son écriture même quand elle trouve une forme capable de traverser la solitude et sa nuit : le dialogue.


Chapitre V.

Ce que racontent les dialogues

Nous savons tous deux qui est la botte et qui, le papier gras.
Le Dealer, Dans la Solitude des champs de coton

Je prends des notes, je retiens certaines choses de la vie même que je vis. Pourquoi décide-t-on qu’un jour il y aura un personnage auquel un autre parlera et lui fera de l’ombre ? Pourquoi l’image ajoute-t-elle tant de vérité ? Pourquoi un moment, les situations s’imposent-elles ? Je ne sais pas. Mais c’est ainsi .

La dialogue s’imposerait donc, sans raison et sans but, ou comme la lumière tombe, qu’un corps vient en intercepter la lumière, et qu’« ainsi » à l’interception de la lumière et de l’ombre la rencontre se fait. Mais sous l’apparente évidence de la réponse qui s’impose, c’est le mystère de la question surtout que relève Koltès, une sorte de fatalité aussi, un acquiescement à sa nécessité. « Un jour », le dialogue vint. C’est bien sûr une reconstruction que l’auteur opère, rétrospectivement, en 1986, au moment de la création du dialogue « pur » qu’est Dans la Solitude des champs de coton. Cependant, il est vrai que le dialogue a été une trajectoire en tension dans l’écriture de Koltès, un mouvement vers cette forme qui rejoignait aussi un mouvement vers le récit. Finalement (cette fin constitua aussi un point de départ), c’est en fondant sa dramaturgie sur le récit que Koltès a pu trouver en lui l’exigence du dialogue — et inversement. Simple collusion de faits, ou profonde articulation ? En fait, parce que le récit koltésien est fondamentalement dialogique, on voit en quoi il est, sur le strict plan de la génétique telle qu’on a pu le dégager, une procédure de dégagement (d’une parole solitaire), et une conquête (de l’autre). S’il est une collusion, elle provient moins d’une décision purement technique, d’une conversion lentement élaborée dans la construction d’une altérité : à l’altérité de soi dans la solitude répond presque mécaniquement l’altérité de l’autre — intersection qui crée le dialogue, sa violence qui est une autre déchirure.

Mais puisqu’ainsi le dialogue ne va pas de soi, qu’il est aussi en quelque sorte composé contre les pentes naturelles d’un auteur dont le geste premier est celui qui le porte vers le monologue — lutte intérieure qui est la profonde force motrice de l’écriture —, il s’agira dans l’écriture de Koltès d’une appropriation singulière du dialogue, et en partie d’une redéfinition de ses enjeux dans son articulation avec le récit.

Le dialogue revêt plusieurs formes dans l’ensemble de l’œuvre et il ne s’agit de nouveau pas ici de dégager une typologie du dialogue, ni même du dialogue koltésien ; ce qui nous intéressera, c’est son usage en tant qu’il est capable de révéler des relations susceptibles de se raconter, raconter ce qu’elles impliquent, ce dont elles témoignent. De l’approche traditionnelle du dialogue, on retiendra la double acception d’un terme qui permet de qualifier un entretien et l’ensemble des paroles de cet entretien. Dialogue est ce processus de deux discours tenus par deux personnages adressés l’un à l’autre. Que cette adresse porte un échange, ou creuse une intériorité, elle sera l’objet d’une même approche. Nous nous adosserons en effet à une conception large du dialogue en termes de dynamiques duelles. On ne négligera pas que le dialogue est aussi, plus largement et pauvrement, et par métonymie, la nomination d’une prise de contact — comme on dit que le dialogue a été « rétabli » entre deux camps : enjeu martial, ou plutôt, diplomatique. Le dialogue surtout, c’est, selon l’étymologie, une parole qui « traverse » et la traversée de cette parole : dia-logos — une trajectoire des mots et de la pensée dans l’espace, et l’espace même de l’entre-choc des mots.

Le dialogue ne sera par conséquent ici qu’une prise première afin de déceler les enjeux éthiques de la rencontre : l’appui sur le plan dramatique et poétique nous servira à comprendre ce qui se joue au sein de la rencontre, et quels enjeux cette rencontre recouvre. Dans le dialogue, c’est par conséquent cette question de la rencontre qui sera centrale, rencontre qui ne se confond pas avec le dialogue mais qu’il faudra définir aussi, parce qu’elle est la visée éthique de l’écriture. Dans les récits de Koltès, la rencontre est, comme le dialogue, à la fois fatale et aberrante, la brisée de deux lignes qui ne devaient pas se croiser, elle s’impose « ainsi », dans l’évidence de son mystère qui n’est cependant pas gratuit, mais porte avec lui tout un essentiel, comme une façon de refonder la communauté dans l’immanence. Le dialogue est « ainsi », qui crée la rencontre — et inversement —, l’établissement d’une politique, d’une économie même, avec un change réglée par les mots, et les valeurs d’usage que se donne la parole : d’une éthique de soi (l’agencement de son monde quand il s’ouvre, s’offre, s’expose à la possibilité de l’autre) et de l’autre (la question de l’être-ensemble, de la cohabitation du monde, du partage d’un même territoire). Nous verrons en quoi le dialogue — non pas seulement lieu où se déposent quelques récits, mais récit en lui-même, en tant que dialogue — est image d’une vérité ajoutée : celle qui dans la solitude, permet à l’image racontée d’être vraie : de frayer davantage dans la vérité.

1. L’espace du dialogue : récit du no man’s land

Entre-deux

Le dialogue de Koltès n’existe pas sans les conditions qui le rendent possible : là en partie réside la première spécificité de son écriture ; là en partie s’origine la puissance narrative de l’échange. Ce que le dialogue raconte n’est en effet pas seulement les paroles qui se distribuent, le contenu d’un récit intérieur au dialogue, mais une enveloppe de sens qui à la fois le détermine et l’oriente, son ancrage et sa finalité. Pour qu’un dialogue ait lieu, il faut qu’un lieu soit capable de le supporter — une grande part du travail de Koltès dans la construction du récit se fonde ici, dans un espace antérieur à la prise de parole. C’est, en ce lieu de l’avant, toute une écriture silencieuse qui travaille à construire la possibilité spatiale du dialogue avant le premier mot. On a vu qu’il a fallu qu’un vide premier se fasse pour que la solitude prenne pied (la parole), mais ce vide n’est pas le lieu du dialogue, au contraire : un lieu se construit ensuite, de ce vide, pour construire le dialogue, qui en retour va construire peu à peu ce lieu, dans un échange de flux qui finira par inventer à la fois l’échange et l’espace. Ainsi, l’enveloppe de l’échange n’est pas seulement un décor, ou une situation (une ambiance) : si le dialogue raconte, ce qu’il raconte est en partie cette enveloppe, et son récit n’a de sens que parce qu’il aura eu lieu en ce lieu — que le lieu neuf aura ajouté au monde l’espace de cette possibilité de l’échange.

Espaces de l’expérience-limite

Il ne s’agit pas de revenir sur l’importance capitale et fondatrice de l’espace, mais de saisir combien ce fondement permet à la relation d’avoir un sens qui excède la stricte description d’un lieu. Il y a des paroles, nous dit Koltès, qui ne peuvent se dire que dans des lieux capables de les porter, et des lieux qui dans le bruit de ces paroles modifient leurs formes, sont reconfigurés. Ainsi, saisir l’éthique du dialogue comme puissance de récit, c’est chercher la singularité du lieu où il se déploie : si l’éthique est un usage de la relation, il est important de voir que le dialogue fait usage d’un lieu parce que le lieu lui-même, d’abord, a permis à ce dialogue de se faire. Espace d’un double déplacement, d’un lieu à un autre, d’une parole seule à son écho, le lieu est fondamental, et il est essentiel d’en déterminer les forces pour parvenir à dégager les enjeux du dialogue.

Cette force de déplacement, c’est d’abord la rencontre de deux corps avancés l’un vers l’autre — par le seul mouvement physique de cette avancée, il crée un espace qui n’existait pas avant eux. La rencontre fabrique le lieu à l’intérieur de lui-même, dans un mouvement de jonction interne, de propulsion endogame. Pour qu’un tel lieu se fabrique, il faut qu’il soit, avant la rencontre, suffisamment indéterminé pour accueillir ce coup de force de la rencontre de deux corps qui se posent l’un en face de l’autre, dans l’artifice considérable qu’exige le théâtre, dans la nécessité absolue qu’elle impose, dans la violence faite au temps, à l’espace, à la relation même.
C’est un peu comme si j’avais mis face-à-face dans cette pièce, un personnage issu de mon enfance et un personnage issu de ma jeunesse […] puisqu’ils se sont succédés dans ma chronologie, et donc confrontés et regardés longuement, ils pouvaient bien le faire, me suis-je dit, sur un plateau de théâtre .

Notons combien le théâtre est pour l’auteur ici formulé d’abord comme le lieu intersubjectif, mais entre soi et soi : c’est d’une confrontation d’abord avec soi-même dans l’espace intérieur qu’il s’agit. Même au moment de Quai Ouest, la question d’un théâtre projectif n’est pas close — et l’idée d’un théâtre subjectif, qu’on arrête souvent aux scènes strasbourgeoises, pas tout à fait terminée : la scène comme lieu d’un spectacle mental demeure toujours possible. L’hypothèse d’une dramaturgie fantasmatique persiste, insiste, qui peut par exemple nous conduire à faire des personnages de Quai Ouest une pulvérisation onirique de la subjectivité. Cependant, il ne s’agit plus de le formuler dans un espace clos et intérieur, mais de porter cette intra-subjectivité en dehors d’une syntaxe dramaturgique de la fantasmagorie, où l’onirisme est cette fois aussi un dehors.

Surtout, pour Koltès, le lieu capable de recevoir une telle rencontre, c’est avant tout le plateau de théâtre envisagé comme le lieu extérieur de la rencontre intérieure. Mais loin d’en faire un espace méta-théâtral, ce plateau est précisément l’espace analogique des lieux privilégiés par Koltès pour les porter en écriture (et en scène), comme ces lieux sont analogiques du théâtre : double relation métaphorique.

Il m’arrive parfois, lorsque je suis avec une personne dont rien, je dis bien : rien — sauf le fait de manger, de dormir, et de marcher — ne ressemble à telle autre, il m’arrive de me dire : et si je les présentais l’un à l’autre, qu’arriverait-il ? Dans la vie, bien sûr, il n’arriverait rien ; les chiens s’accommodent bien des humains sans être quotidiennement sutpéfaits des différences. Il faut des circonstances, des événements, ou des lieux bien précis pour les obliger à se regarder et à se parler ; la guerre, la prison en sont, je suppose, ce hangar en était un ; le plateau de théâtre en est un certainement .

Pour que le dialogue (« se regarder et se parler ») ait lieu, il faut donc du récit (« des circonstances, des événements ») en amont de la prise de parole, espace de détermination de ce récit (« des lieux bien précis ») et d’indétermination de la rencontre, à la fois exceptionnels pour les êtres qui les éprouvent et somme toute banals : des espaces limites, eux aussi des plateaux au sens où ils sont des espaces de seuils, d’intensités, qui altèrent (modifient) toutes paroles qu’on pourrait y prononcer. Les quatre propositions avancées, sous l’apparence de la différence, sont en fait de même nature : la guerre, la prison, le hangar des docks et le théâtre partagent tous cette situation entre l’assignation d’une fonction bien repérable (pour chacun : l’enfermement, la mort, la perte et l’échange) et dans cette contrainte de la fonction, un fonctionnement absolument libéré en raison de l’exceptionnel du lieu. Le théâtre en ce sens peut bien paraître comme la synthèse de la guerre, de la prison , et du hangar — formulé en termes narratifs, soit : la diplomatie, les stratégies de fuite, de la lumière et des bruits.

En cette perspective, on peut comprendre la construction d’un lieu exemplaire, paradigme absolu de cette conception : le no man’s land, tel que le figure chaque texte de manière privilégiée depuis La Nuit juste avant les forêts, mais plus directement et explicitement, tel que le raconte exemplairement Dans la Solitude des champs de coton. Ce texte pourrait figurer la forme parfaite, terminale, de ce qui avait été élaboré depuis 1977, et qui pourrait nous faire comprendre justement ce qui a été en jeu à partir de là. Du monologue dialogique au dialogue monologique de 1985, s’élabore une sorte de mouvement vers une concrétude plus grande encore, plus directe, si radicale qu’elle touche à l’abstraction — paradoxe et synthèse que Christophe Bident avait appelé « abstraction sensible ». Rien de plus indexé sur le réel qu’une rue, rien de plus vague pourtant, de plus ouvert à tous ses usages qu’une rue, surtout après la tombée du jour, désertée de toutes fonctions sociales, « à l’heure de fermeture »des bureaux, fermeture qui est l’ouverture de ce théâtre et du dialogue qui va s’engager dans la brèche. Ouverte aux usages divers, cette rue possède toutes les possibilités, les éthologies les plus multiples jusqu’au rôle de n’en avoir aucun comme voudra le défendre au début le Client. La fonction première d’une rue est d’y passer (c’est-à-dire d’être un moyen du déplacement, à peine une fonction donc) — mais qu’on l’immobilise et on en fera un passage, c’est-à-dire un espace rendu fonctionnel ; qu’on l’interrompe, qu’on en fasse précisément l’espace de l’échange et le terme à négocier, et ce passage devient un lieu, dont le devenir est potentiellement infini puisque déterminé par la parole, toujours en élaboration. Tel est l’espace éthique premier du dialogue où a lieu le récit.

No man’s land

Négocier le passage, c’est ainsi « fatalement » essayer d’en déterminer d’abord la nature : parce que le Client refuse d’en faire un lieu (il est à ses yeux seulement une voie transitoire au déplacement), la parole se fait, et commence le premier deal : celui du lieu. Cette tractation du lieu dans la parole est possible précisément en raison de la nature absolument inassignable par essence de ce que Koltès appelle un no man’s land — ainsi défini par le dictionnaire .

NO MAN’S LAND, subst. masc.
A. 1. Zone comprise entre les premières lignes de deux armées ennemies.
2. P. anal. a) Zone frontière, terrain neutre compris entre deux postes de surveillance de nationalités différentes.
b) Zone neutre, entre deux groupes opposés.
Au fig. [En parlant d’un laps de temps pour parcourir une distance]
Zone qui sépare deux groupes, deux personnes.
B. P. anal. 1. Terrain intermédiaire, d’usage souvent mal défini, entre deux domaines bien définis.
Au fig. Zone séparant deux domaines distincts.
2. Région dévastée, abandonnée.
Au fig. Zone vide, mal ou non exploitée .

Terme avant tout militaire, apparu au moment de la première guerre mondiale, il dit ce qui sépare (deux tranchées, deux lignes de front) : il est une zone de risque, un terrain miné. Le no man’s land désigne en même temps le territoire du conflit à venir, potentiel, parce que l’existence du lieu constitué comme exprès pour lui le prépare, le légitime ainsi par anticipation. En ce sens, on pourrait dire que le no man’s land est le lieu à venir de ce qui a déjà eu lieu, que le conflit ne fera qu’accomplir. Le mot dit aussi la neutralité, au sens où il n’appartient ni à l’un ni à l’autre adversaire : mais espace de partage, ligne de partage qu’il s’agit moins de conquérir que de réduire à soi — c’est la destruction de l’autre qui fera de ce territoire le lieu conquis : espace obtenu par soustraction de l’autre. Il dit également, outre l’espace, l’intervalle de temps qui mesure le retard de l’un sur l’autre : le no man’s land est l’étalon d’un temps retardé, supposant que l’un des deux adversaires ait toujours une longueur d’avance sur l’autre. Le mot attribue aussi la fonction à ce lieu, qui est d’en n’avoir aucune, espace indéterminable au milieu d’un territoire qui divise deux espaces au contraire bien déterminés que sont les camps des belligérants. Il désigne enfin l’effet du lieu : l’abandon, la ruine, comme un lieu après le lieu, ou plutôt après son altération : champ détruit devenu champ de bataille, avant d’être champ d’honneur, le no man’s land porte une mémoire du lieu ancien qui a été détruit, et dans son effacement, une postérité maladive et mélancolique d’un espace autrefois établi, bâti, peuplé — il porte en cela, avec ses fantômes, la nostalgie du lieu.

Ainsi, le no man’s land figure autant un lieu que le fonctionnement du lieu. Sans doute est-ce pourquoi Koltès fera de ses lieux choisis un no man’s land — espace de partage et d’affrontement, espace de distance et d’approche, espace du devenir, espace aux possibilités infinies parce que non définies, espace abandonné et mélancolique, des ruines qui permettent d’en raconter un devenir utopique. Avec Dans la Solitude des champs de coton, Koltès transpose la nature martiale de ce lieu en termes commerciaux : manière de reformuler la guerre, non pas pour l’occulter, mais au contraire, de lui chercher une correspondance théâtrale.

Un deal est une transaction commerciale portant sur des valeurs prohibées ou strictement contrôlées, et qui se conclut, dans des espaces neutres, indéfinis, et non prévus à cet usage, entre pourvoyeurs et quémandeurs… .

C’est ce territoire que cherche à bâtir le théâtre de Koltès non parce qu’il installe une situation mais parce qu’il permet de ne jamais la figer, puisqu’il structure les échanges et organise les flux : de paroles, de places, de rôles. C’est déjà l’enjeu du jardin où se cache Alboury : situé à l’intérieur des miradors, donc dans le lieu européen, il fait signe pourtant du côté d’une radicale obstination, d’un désir qui cherche à rapatrier le corps du frère perdu dans le territoire de l’autre. Le territoire y est bien l’espace du théâtre parce qu’il est l’enjeu que raconte le récit. Le corps du frère, ni dans un territoire ni dans l’autre (mais dans les profondeurs labiles des égouts) ne peut plus résoudre et stabiliser l’espace : de là le développement de l’intrigue, la naissance du temps.

Ce territoire est ce que l’appellera l’intermonde qui permet le dialogue, une terre d’armistice où il s’agit de négocier le retour des corps, l’espace diplomatique de la transaction. Le hangar de Quai Ouest est un terrain vague aussi indéterminé : il est ruine d’un ancien dock dépourvu désormais de fonction, dont Koltès dit bien qu’il est destiné à être détruit — il l’est même, quand il l’écrit. Le récit est ainsi spectral : l’espace est chargé de ce « désormais », comme si, avant d’être raconté, il avait déjà été raconté, puis dévasté. L’espace du no man’s land est celui qui suit la catastrophe, le terrain qui en porte les traces dans son effacement, comme s’il était impossible de le retrouver. Du hangar, on ne trouve aucune trace des docks (ni des ferries, qui deux fois par jour, passaient) comme du chantier africain, on ne trouvait déjà nulle trace de l’Afrique (excepté l’Europe). Quant à la Maison Serpenoise, elle n’appartient en fait ni à Mathilde ni à Adrien, mais à leur père dont il n’est jamais question : sa mort laisse la maison (et l’usine) en héritage, c’est-à-dire en ruine, en champ de bataille. Le récit du lieu est ainsi parcouru par des fantômes d’une ruine toujours déjà à l’œuvre au moment où la pièce se raconte. Espace désaffecté, mais investi de corps qui viennent non pas donner une fonction au lieu, mais bien jouer, ou truquer le lieu, le faire vivre après qu’il a joué son rôle, et au-delà de celui-ci.

Le no man’s land est aussi ce qui organise les échanges, non plus une centralité, mais une ligne de partage : de part et d’autre de lui, les corps se tiennent et lancent les paroles au-dessus de ce que Koltès nomme métaphoriquement un « précipice ».

« Dans La Fuite à cheval..., il s’agit d’un même univers qui est décrit, même si les intérêts des personnages sont contradictoires. Dans La Nuit juste avant les forêts, davantage encore, puisque c’est un seul homme qui parle. Dans Combat de nègre..., il s’agissait déjà de deux mondes, mais qui se parlaient comme au-dessus d’un précipice (...) Dans Quai Ouest, le point de vue change, c’est un peu comme si on faisait un long travelling d’un côté à l’autre du précipice .

Le précipice est l’espace de l’entre-deux : un gouffre qui sépare mais dont la séparation dit la relation — et charge à la parole de se lancer par-delà le vide, de prendre le risque du vide pour dire et rejoindre ; parole qui mesurera ainsi la distance et qui la parcourra. Le dialogue est une trajectoire, non plus seulement dans l’écriture de Koltès, mais d’un personnage à l’autre. Et chacun des deux seraient sur un bord du monde éloigné de l’autre : là seulement peut exister le dialogue. Il n’y a pas d’échange pour deux personnages situés sur le même plan que l’autre : ou alors, un accord, qui ne produit rien d’autre que la tautologie de cet accord. Telle est la condition du récit : qu’il y ait fondamentalement une déchirure entre les deux locuteurs. De La Nuit juste avant les forêts à Roberto Zucco, le dialogue est toujours noué entre deux figures qui n’adhèrent pas, et qui viennent se rejoindre — avant l’échange des corps ou des coups. C’est là que le récit traverse l’exigence dialogique : le récit sera ce mouvement autorisé par la déchirure. Car pour que le récit se produise, il faut qu’il se situe dans ce lieu de la séparation — processus après tout banal dans le théâtre depuis au moins Tchekhov, mais que Koltès va travailler au plus près de la matérialisation physique, dans le langage concret d’êtres qui ne parlent pas la même langue.

Communications : corps étrangers et biens communs

Il ne s’agit pas de revenir sur le mythe de l’incommunicabilité : il y a communication, dans le théâtre de Koltès, et jamais enfermement solipsiste dans une parole tenue pour elle-même. En revanche, cette communication échappe, diffère, altère, joue sur le malentendu ou le trop bien entendu, et l’auteur prend appui sur l’étrangeté fondamentale des êtres entre eux pour établir le dialogue. Paradoxe : pour que le dialogue ait lieu, il faut que les êtres sont absolument et radicalement étrangers l’un à l’autre. C’est ce lieu de l’étrangeté qui fabrique la possibilité du récit. Il n’y aura donc pas incommunicabilité, mais force recommencée d’une communication qui contraint la langue à rejoindre celle de l’autre sans quoi il n’y aurait que la rencontre des corps, silencieuse, immobile — irracontable. La pièce souvent s’arrête quand la jonction va se faire : c’est dans La Nuit juste avant les forêts, celle qu’on devine être des corps ; c’est pour Dans la Solitude des champs de coton, celle qu’on pressent être des coups ; c’est dans Quai Ouest, le geste d’Abad qui joint peut-être les deux (geste d’amour et de mort) ; c’est dans Le Retour au Désert, une bagarre d’amour fraternel qui ne fait que (re)commencer ; et c’est dans Nickel Stuff la danse qui arrête le dialogue et le prolonge dans sa réalisation, mais qui se passe de récit, puisqu’enfin Baba et Tony se rejoignent sur la piste de danse.

Avant cela, le récit s’est formulé depuis le lieu de l’étrangeté des uns et des autres : étrangeté des âges, des sexes, des races, des rapports au monde — aucun personnage de Koltès ne peut s’adresser à son semblable. Même les deux gardiens de la prison de Roberto Zucco dans la scène d’ouverture, qui portent le même habit, accomplissent la même tâche, échangent sur celle-ci et la réalité des conceptions ouvertement opposées qui permettent qu’elles s’exposent, et que le récit se fasse, commence. Mais Koltès se saisit surtout de l’étrangeté radicale entre les êtres au nerf même de ce qui est censé produire le dialogue : celle de la langue. Le dialogue koltésien réalise sa puissance (son idéal) quand il met en jeu deux personnages qui ne parlent pas la même langue — et on pourrait dire que tous les dialogues se jouent ici, dans ce lieu ouvert de l’étrangeté qui se confronte. « On a entre soi et chaque personne le mur d’une langue étrangère » écrivait Marcel Proust.

C’est là le territoire commun, finalement le seul, qui puisse unir les êtres : celui qui fait qu’on est, tous deux, étrangers à l’autre. Ainsi parleront, à travers le mur de la langue étrangère intime (qui est en fait, sa langue propre) comme Pyrame et Thisbée, leur étrangeté. Quai Ouest accentuera cette proposition, en faisant de chacun des personnages les dépositaires d’une langue étrangère : le seul territoire commun qui permettra à la fois l’échange et l’opposition sera justement la langue française. Dans la Solitude des champs de coton de nouveau radicalisera cette situation en confrontant deux usages de la langue, deux usages étrangers : si ce n’est pas sur l’altérité des langues, ce sera sur celle des corps que le dialogue se fondera. Langue noire contre langue blanche, celle de la séduction contre celle de l’agressivité — on verra plus avant comment ce lieu de l’opposition se formule dans le dialogue. Du Retour au désert, l’étrangeté est d’autant plus grande qu’elle naît d’un territoire censé être commun, familial. Mais si Adrien et Mathilde ne parlent pas la même langue, ce n’est pas en raison d’une opposition de base dans leur langue maternelle, c’est qu’ils ont appris à s’en servir différemment — ailleurs, Mathilde l’a frottée à une étrangeté qui l’a contaminée. Baptiser sa fille « Fatima » dit assez justement que la langue qu’elle parle, qui lui sert à nommer son monde, n’est plus celle qu’elle a apprise. Adrien, au contraire, l’autochtone par excellence, parle la langue d’ici (peu importe l’endroit de cet ici) — et c’est dans l’espace de cette séparation qu’ils se parlent, c’est-à-dire, on le verra, s’affrontent. Enfin, Roberto Zucco, dont le nom a lui seul dit l’étrangeté d’une appartenance face à des « cons de français », qui « stationnent », quand lui est être de mouvement, et ne s’attardent sur aucune parole, ne parle avec personne d’autre que la foule, à qu’il essaie de faire voir le sexe du soleil — quand eux ne voient qu’un soleil qui aveugle : incompréhension qui atteste de l’impossibilité du dialogue de Zucco, sauf, à travers les personnages de théâtre, et le dialogue s’engage avec la vie elle-même, l’autre foule qui dans le noir le regarde comme un héros (de théâtre) et qui engage dans le silence un dialogue avec le théâtre lui-même.

Ainsi, nul dialogue sans précipice, sans ce qui sépare, sans ce qui éloigne, nulle approche sans le risque du vide : le récit sera cette trajectoire, ce saut dans le vide vers l’autre. Par la construction du précipice et du vide, le dialogue a lieu.

2. Le mode du dialogue : récits d’affrontements

Bagarres

Si le précipice est le lieu et la condition du dialogue, il reste à saisir les énergies de ce dialogue pour comprendre son enjeu éthique. On a vu que le monologue était traversé de dialogisme : il est ainsi presque mécanique que le dialogue soit lui-même constitué par le monologique. Koltès s’en explique assez largement, systématiquement même. Son écriture du dialogue est en fait, dit-il, basée sur le monologue : il se définit plus précisément comme l’articulation de monologues.

Je verrais volontiers deux personnes face à face, l’une exposer son affaire et l’autre prendre le relais. Le texte de la seconde personne ne pourra venir que d’une impulsion première. Pour moi, un vrai dialogue est toujours une argumentation, comme en faisaient les philosophes, mais détournée. Chacun répond à côté, et ainsi le texte se balade. Quand une situation exige un dialogue, il est la confrontation de deux monologues qui cherchent à cohabiter .

La plupart des études koltésiennes sur le dialogue — et elles sont nombreuses — reviennent sur ce point : le dialogue serait ainsi une sucession de monologues. Mais de quelle nature ? Une juxtaposition, une coordination, une subordination ?

Les plans de la confrontation

Koltès utilise le terme de « confrontation », et dans la description qu’il donne ensuite (ces propos portent sur Combat de nègre et de chiens et en partie sur Quai Ouest, mais il est vrai qu’ils semblent admirablement rendre compte par anticipation de Dans la Solitude des champs de coton, qui pourrait se lire, sur le plan de la composition, comme l’application rigoureuse de ce programme, un idéal dramatique), l’auteur montre bien le dynamisme inhérent au dialogue : c’est le malentendu qui crée la relance, cet « à côté »qui permet le jeu, qui permet qu’il y ait du jeu, et que le mouvement se fasse. C’est donc en raison de sa vertu flottante et en tension que le choix de ce dialogue de nature monologique est fait. C’est ainsi que Christophe Triau parle d’une « communication relative », tant, « entre personnages koltésiens, on ne communique pas ; on influe, on interfère. »

 “Si c’était par inertie que je m’étais approché de vous ? porté vers le bas non par volonté propre mais par cette attirance (…) de l’objet minuscule et solitaire pour la masse obscure, impassible qui est dans l’ombre ”, s’interroge ainsi le Client devant le Dealer. C’est donc la collision et les jeux d’influences entre ces différents espaces-temps relatifs qui accompagnent et régissent souterrainement le dialogue ; leurs jeux d’attraction, qui doublent, sous-tendent et déjouent le dialogue, qui procède alors par inflexions et déviations .

On ne reviendra pas sur cette dynamique, sauf à tenter d’en prolonger les implications, sur le plan du récit précisément. La relativité du dialogue (que C. Triau qualifie de « einsteinnienne ») engage des « glissements de plans », plans qu’il entend au sens mathématique, physique, et cinématographique, auxquels on pourrait ajouter le plan pictural, celui de la perspective : tous plans qui finissent par construire « le » plan du récit. Plan trigonométrique à deux dimensions organisé selon un vecteur qu’on pourrait associer à la parole, tracer sur une surface qui serait celle du plateau ; plan obéissant à des lois d’une cosmogonie avec ses invariants et ses images, monde reposé sur « une corne de taureau » ou sur « le dos d’une baleine », univers labile traversé comme un « hippopotame » par ceux qui désirent le fuir et ne font que le porter plus loin, monde de pluie dont toutes les gouttes tomberaient sur un personnage comme autant de mots ; plans de coupe, montage, découpage, plan séquence de la scène contre plan coupé de leurs articulation ; avant-plan des surfaces et arrière-plan des profondeurs — le dialogue concentre les formes et les forces de la dramaturgie comme s’il y avait là une diction apte à densifier tout ce que l’art du récit avait travaillé ponctuellement par ailleurs, sur le temps, l’espace, ou la langue.

Le dialogue est ce plan, cette fois peut-être au sens encore plus littéral d’une planification, cette projection, ce désir d’être, comme le plan que le récit prévoit d’accomplir. Il travaille ces jeux de déviations (paroles détournées), d’interactions (paroles « influées », influentes, qui se rêvent telles). L’échappée (centrifuge) du discours est le mouvement même de l’expérience quand elle se donne comme récit. Ainsi peut-on comprendre comment l’être se pose dans la réfutation de l’autre, et l’affirmation de soi : la marche du crabe, qui dit non à l’autre, pour s’affirmer, permet l’avancée, par (demi)réfutations successives.

Le Client. — Mais le regard du chien ne contient rien d’autre que la supposition que tout, autour de lui, est chien de toute évidence. Ainsi vous prétendez que le monde sur lequel nous sommes, vous et moi, est tenu à la pointe de la corne d’un taureau par la main d’une providence ; or je sais, moi, qu’il flotte, posé sur le dos de trois baleines ; qu’il n’est point de providence ni d’équilibre, mais le caprice de trois monstres idiots. Nos mondes ne sont donc pas les mêmes, et notre étrangeté mêlée à nos natures comme le raisin dans le vin. Non, je ne lèverai pas la patte, devant vous, au même endroit que vous ; je ne subis pas la même pesanteur que vous.

Kata : « l’approche de l’adversaire » et l’art martial du dialogue

Sur ces questions des plans de la relativité, nous renvoyons à l’article de Christophe Triau. Ses implications sur l’éthique du récit sont dès lors considérables. Elles nous permettent dans un premier temps de définir la tension (la puissance) fondamentale du dialogue : le décentrement que produit ces éclats de paroles solitaires juxtaposés ouvre à l’espace du conflit — car si les personnages parlent à côté de la parole de l’autre, il n’en demeure pas moins que le frottement de ces deux paroles étrangères libère une violence comme deux couteaux qui s’aiguisent à la lame de l’autre. À force de fuir l’autre, la fuite entraîne sur un même espace et précipite la confrontation. Mais surtout, c’est le point central et l’enjeu de tout dialogue qui produit du récit, ce qui compte, ce n’est pas l’affrontement en tant que tel, mais ce que Koltès appelle « l’approche de l’adversaire » : « c’est le comble de ce que j’ai toujours préféré dans les arts martiaux . » C’est en voyant les combattants de capoeira qu’il expliquera sa fascination : nommant avec le terme d’« approche » une définition technique de ce que l’on peut lire dans chacun des dialogues. Les films de kung-fu lui avaient sans doute appris ceci, à savoir que tout se joue dans la monstration des corps et des cris lancés pour impressionner, impression (une nouvelle fois entendue ici autant sur le plan affectif que photographique) qui est le véritable enjeu du combat, et ces mouvements qui vont et reculent vers l’autre pour montrer sa vitesse racontent comment on sera capable, plus tard, de l’exercer dans l’action. Le combat ne viendra finalement qu’avaliser un résultat acquis, déjà raconté, répété théâtralement et ainsi accepté par les deux combattants.

Le dialogue (du moins son idéal) sera pour Koltès cette danse des corps avant le combat, située pour lui dans les mots. Récit du dialogue, et son éthique, seront cette chorégraphie : les dialogues racontent ce mouvement, de retrait, de détournement, de décentrement, d’obsessionnelle insistance vers un objet qu’on ne cesse de faire miroiter et de cacher. Horn fasse à Alboury tente par tous les moyens de le détourner de sa cause, le fait parler, le fait boire, joue la rudesse et la gentillesse ; Alboury face à lui, combattant sommaire, ne fera que répéter son désir, réclamant le corps de son frère non par caprice, mais parce qu’il s’agit de son propre corps manquant, d’un corps manquant à sa communauté. De même dans le dialogue de Fak à Claire, qui raconte l’homme cherchant à obtenir de la jeune fille qu’elle consente à son désir. Quand Claire devine la manipulation sans la voir et la nommer, elle tente de lui échapper, mais ne trouvant pas le terme qui justifiera son refus, et donc de raison de ne pas y céder, elle cède : et « Fak baise Claire ». Le texte ne s’attarde même sur ce qui a été pourtant l’objet d’une transaction de toute la pièce : et si la transaction débouche sur un combat, celui-ci est allusif et n’est pas raconté. Le résultat importe moins que le trajet qui y a conduit — la trajectoire, c’est là le récit.

C’est évidemment Dans la Solitude des champs de coton  qui fait du récit d’un conflit, une approche : texte que Koltès ne qualifiait pas de « pièce », mais de « dialogue ».

Ce texte n’est pas écrit pour le théâtre ?
Non, c’est un dialogue. Alors, savoir si on peut monter un dialogue au théâtre ? Chéreau va prouver que oui. Mais, non, ce n’est pas une pièce, ça touche à d’autres cordes.

Ce dialogue construit une chorégraphie de la parole et des corps, une approche comme art verbal, martial, animal qui précède les coups, mais dont le récit raconte et accomplit déjà l’histoire d’un combat : dont le récit est cette histoire, comme anticipée, métaphorique, transposée sur le verbe. Chaque prise de parole est un kata — cet agencement de mouvements codifiés, qui tracent dans l’air toute une série de signes enchaînés avec nécessité, dont la syntaxe élaborée raconte la naissance du geste et son devenir, devenir qui est le coup porté (qui ne le sera jamais).

Dans la Solitude…, c’est la guerre ?
Oui, c’est ça. C’est la diplomatie .

Singulière réponse : Koltès acquiesce à la proposition du journaliste et la complète dans un sens qu’on pourrait croire opposé. Pour l’auteur, la diplomatie, « c’est la guerre » au sens où elle retarde la guerre et la prépare : la prépare, joue déjà ses mouvements, est sa répétition : littéralement un pourparlers . Sur ce point, les travaux récents de Cyril Desclés qui rapprochent le langage dramatique de Koltès des traités de l’art de la guerre chinois peuvent être particulièrement féconds. Appuyé sur les approches du philosophe François Julien, Cyril Desclés montre comment les stratégies de repli sont une forme de guerre déjà, et que le but ultime d’un général de l’antiquité chinoise était précisément de ne jamais livrer bataille, et de remporter une victoire sur l’autre par échappées successives .

Mais le modèle de Koltès, plus que la guerre en tant que tel, c’est l’art martial, et plus que de kong-fu, c’est de boxe, dont il est fasciné depuis le début de son travail. Un des personnages de La Fuite à cheval très loin dans la ville se nomme ainsi Cassius, comme Cassius Clay, qui se fera ensuite appeler Mohammed Ali. Toute une partie des textes de Out porte sur les combats de boxe, dont un entretien nous apprend qu’ils sont pour Koltès « un résumé de tout l’art dramatique. »

Moi, je suis fasciné par ça, écœuré et affolé. J’ai la télé depuis pas longtemps. C’est là que ça m’a permis de voir les matchs de boxe. Je dois dire que je ne sais pas quoi faire. J’ai envie de couper et en même temps je me dis que c’est une telle tragédie qui se joue là. Je me dis : mais enfin je n’ai pas le droit… C’est terrible… c’est quand même une des choses les plus dingues dans le type de rapports. Ça raconte un tas de trucs. Et puis ils souffrent vraiment. Ils ne jouent pas ! C’est fou, ça ! La haine qu’il y a autour pour rien, pour un pauvre type qui se fait tabasser ! Plus il se fait tabasser, plus on le déteste. C’est pas croyable ! La boxe, je n’ai pas le courage d’aller la voir en vrai .

On retrouve là le vocabulaire de l’empathie aristotélicienne (la terreur, la pitié, et par delà, la fascination). Koltès est devant un match de boxe comme au spectacle : son refus de ne pas le voir « en vrai » atteste autant d’une volonté de ne pas s’y confronter directement que de celle de demeurer face à ce drame un spectateur (un téléspectateur), c’est-à-dire de conserver une distance qui est celle du média, pour médiatiser l’expérience en empathie spectaculaire. Le théâtre, comme la télévision, ce n’est pas la vie — ainsi peut-on conserver l’illusion de se préserver de sa violence affolante. Là où Koltès se saisit de la boxe, ce n’est pas dans les coups portés violemment aux visages, mais c’est dans la capacité à raconter des types de rapports : « et ça raconte un tas de trucs ». Dès lors, le dialogue transposera les coups en mots, mais conservera cette dynamique, et cette nature : celle de l’affrontement métaphorique.
Koltès écrira directement sur le combat : c’est le recueil ‘Out’, écrit pour L’Autre Journal — occasion de raconter son rapport à l’art martial en racontant des récits ultra-brefs, cinq court paragraphes qui sont tous un coup porté au récit et une manière de désigner l’acte théâtral lui-même. ‘Out’ se compose de cinq textes, comportant chacun un titre :
- Le Coup dans la gueule (sur Cassius Clay) ; 
- Capoiera (sur un souvenir au Brésil où les combattants se sont frappés, ce qui a entraîné l’écœurement du public) ; 
- Jeet-Kune-Do (sur Big Boss et le refus de Bruce Lee de combattre) ; 
- Last, Last Dragon (sur l’indifférence générale des films de kung-fu, et leur supériorité manifeste sur tous les films d’amour) ; 
- Le Coup fantôme (sur la rapidité des coups de Bruce Lee et de Mohamed Ali).

Quelques lignes fixent à chaque fois une approche singulière des arts martiaux : la boxe n’est pas envisagé comme un sport, ni le kung-fu comme un genre cinématographique, mais ce sont à chaque fois des prétextes, ou des leviers, capable d’exprimer un rapport à ce qui les dépasse (et les constitue cependant) : le regard tragique des boxeurs assommés de coups au terme du combat (Le coup dans la gueule) ; la question des règles du combat, de la solitude de ceux qui y échappent (Capœira) ; la souffrance du spectateur devant l’humilation du héros qui refuse de se battre (Jeet-Kune-Do) ; la capacité des films de kung-fu à parler d’amour (Last, Last Dragon) ; l’invisibilité de la force, dont on ne voit que les effets et jamais le mouvement (Le Coup-fantôme). Toujours le propos du texte permet de se dégager de son thème, et de la même manière que les films de kung-fu parle le mieux de ce dont ils ne traitent pas, ces textes de Koltès évoquent plus largement ce qu’ils ne semblent pas aborder. Pourtant, hantent ici d’autres enjeux : la question esthétique du tragique, celle de la solitude des acteurs devant les spectateurs déroutés dans leurs attente, du rapport entre le refus d’un personnage et l’empathie du spectateur, du déplacement des formes dans leurs puissance de concentration d’un objet, de l’enjeu de la démonstration en relation avec son efficacité. Travail sur la poétique de la forme surtout, ces proses brèves sont des occasions non seulement de se faire plaisir en écrivant sur un genre considéré a priori comme mineur, culture populaire méprisée par les élites, tout en les élevant à la puissance de révélation qu’elles ont pour l’auteur. Sortes de mythologies personnelles, ces textes illustrent l’habitude qu’avait Koltès de se réapproprier des sujets d’apparence anodine, sans valeur, pour en chercher leur point de force, les faire résonner dans un réseau de sens plus vaste et plus profond. En surface, des objets sans aspérités, en profondeur, des signes qui permettent de nommer un certain rapport au monde, une vision de la réalité au croisement de la tragédie individuelle et inconnaissable, et de la douleur. On le voit : le combat est ici une métaphore puissante pour désigner une forme de relation au monde commune. Et le théâtre, un outil de comparaison : comme si le théâtre était la métaphore des métaphores pour dire, avec et dans le spectacle, toutes les forces qui parcourent l’existence humaine en dehors du théâtre.

Altérité et altérations

Éthique sensible, mais éthique violente, celle-ci n’est pas acquise mais produite dans les mots assénés comme des coups, pour blesser (ou faire tomber) : c’est toute une violence de l’affrontement, qui n’est jamais le terme de l’échange, mais une modalité de la relation, ne cherchant pas l’affectivité (qui est l’annulation de soi dans l’autre), mais les échanges — dont le spectre couvre autant l’échange de paroles que de coups.

Je ne peux pas moi-même faire l’analyse de mes textes ; je peux, par contre, vous parler technique. Je peux par exemple vous dire que Le Retour au désert est une pièce de bagarre entre un frère et sœur. Le Retour… a trait à une bagarre de rue. Je me suis servi précisément à ce propos d’une querelle dans la rue que j’ai vue à Marrakech ; ce genre de scène déjà prend considérablement appui sur le langage : les copains s’attroupent, s’indignent, agacés, puis tentent en vain des « Arrêtez ! » avant de s’éloigner. Ce sont de telles structures qui me font travailler la manière, encore, dont se fabrique une scène. Une bagarre n’est pas simplement faite d’un poing dans la gueule ; elle suit les trois mouvements logiques de l’introduction, du développement et de la conclusion. C’est cette construction forte et ces rapports forts qui méritent d’être racontés au théâtre, des histoires de vie et de mort .

Ces propos sur Le Retour au désert énoncent avec une grande force la nature martiale du dialogue — surtout, Koltès fait de cette puissance d’affrontement le substrat du récit. Cherchant à dégager les processus techniques (en fait dramatiques) de l’ensemble de sa pièce, c’est sous l’angle de l’affrontement qu’il la détermine. Non pas pièce sur une « bagarre », mais pièce « de bagarre ». Or, la « bagarre » est pour Koltès une structure narrative qui obéit à la logique chronologique telle qu’on a pu la dégager avec Aristote et Ricœur : début, milieu, fin — que Koltès évoque en utilisant les termes de la rhétorique de « l’introduction », du « développement » et de la « conclusion », comme si la bagarre était un discours, et qu’il fondait sa progression sur les étapes d’un récit. Tous les récits de Koltès engagent un tel affrontement, une dialectique suspendue et sans synthèse de l’opposition : entre le locuteur de La Nuit juste avant les forêts et le passant (affrontement pour qu’il l’écoute, combat pour qu’il demeure là à l’entendre) ; entre Alboury et Horn (et Cal) ; entre Koch et toute la faune du hangar (mais aussi, dans un second temps, entre Charles et son père, et donc entre Charles et Abad ; voire secondairement, les multiples micro-affrontements entre Fak et Claire, entre Monique et Cécile, entre Charles et Cécile…) ; entre le Dealer et le Client ; entre Adrien et Mathilde ; entre Zucco et le reste du monde — lutte de chacun contre tous pour être écouté.

Si on définit l’éthique comme un mode d’être accordé à une perception du monde et une inscription en lui, l’affrontement paraît être la modalité de l’échange. Pourtant, figer cette modalité dans une lutte à mort des individus entre eux aurait pour conséquence de réduire la vision du monde de Koltès à peu de choses, et somme toute à un regard assez commun, pauvrement explicatif. Cependant, il n’y a pas, nous semble-t-il, des premières pièces jusqu’à Roberto Zucco de nihilisme simplificateur. Parce qu’il est la traversée d’un récit qu’il porte et qu’il déploie, le dialogue n’est en effet pas l’espace d’une synthèse qui se résoudrait dans le nihilisme de la lutte à mort. Ce qui est en jeu et en cours, ce qui permet que quelque chose se raconte dans le dialogue, c’est une mutuelle altération de l’un par l’autre, de l’invention de l’un et de l’autre — altération féconde.

Dans les rapports entre les personnes, c’est un peu comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête, et qui sont projetés l’un contre l’autre, le choc dépassant de loin la puissance des moteurs. Bien au delà d’un caractère psychologique petit, changeant, informe, il me semble y avoir dans chaque être cet affrontement, ce poids plus ou moins lourd, qui modèle avec force et inévitablement une matière première fragile — et le personnage est ce qui en sort, plus ou moins rayonnant, plus ou moins torturé, mais de toutes façons révolté, et encore et indéfiniment plongé dans une lutte qui le dépasse .

Rappeler de nouveau ce passage d’une des premières lettres au moment des Amertumes nous permet de replacer cette question du devenir des personnages dans la dimension éthique : la métaphore des bateaux et du « choc » qui excède « de loin la puissance des moteurs » de chacun d’eux dit assez justement ce fait que dans le dialogue, ce qui est cherché, c’est la libération d’une énergie qui n’est celle ni de l’un ni de l’autre des protagonistes, mais celle qui est produite par et dans l’agôn. L’affrontement, qui se joue dans le personnage, est celui qui se joue aussi avec l’autre personnage, de sorte que le dialogisme du monologue se déploie dans le monologique du dialogue sur le plan de tension où l’altérité permet l’altération qui développe l’être, permet qu’il s’agrandisse aux limites insoupçonnées de sa puissance.

Cette question de l’affrontement aura conduit Koltès à posséder d’abord avant d’affiner une conception des rapports humains, dans une évolution assez sensible mais semble-t-il de plus en plus radicale, de plus en plus minimale. Après l’avoir approchée sur le plan des forces mystiques dans un premier temps, c’est dans la perspective eschatologique et métaphysique d’une condamnation des êtres qu’il la détermine : il y aurait, au moment de la découverte de Faulkner et de l’écriture de Quai Ouest, une manière de concevoir l’affrontement en jeu dans le dialogue entre un être condamné et un être qui ne l’est pas. Puis, rapidement en fait, Koltès abandonnera au moment de la rédaction de Dans la Solitude des champs de coton cette métaphysique dualiste, manichéenne, au profit de ce que Yan Ciret appelle « un darwinisme absolu ». « Les ennemis le sont de nature », écrit-il dans le court texte rédigé pour le programme du spectacle du dialogue, « Si un chien rencontre un chat ». Koltès y affirme l’hostilité sans autre cause de l’appartenance à une race différente : nulle fatalité, si ce n’est celle de la biologie, ou de l’appartenance à une terre autre.

Dans un entretien méconnu pour Le Monde — non repris dans le recueil d’entretiens Une Part de ma vie —, intitulé « On se parle ou on se tue », Koltès revient en détails sur cette question de l’affrontement et de l’hostilité comme narration. Le récit y est en effet une manière de nommer et de décrire, d’envisager l’autre comme une modalité d’être au monde. La parole est en effet, ainsi que l’évoque le titre qui est extrait de l’entretien, une manière soit de différer la mort, soit de s’y substituer. Dans le titre choisi par la journaliste, existe cependant un parti-pris qui dénature le propos de Koltès : celui-ci dit exactement : « Ils se parlent ou ils se tuent. Donc ils se parlent… ». La généralisation proposée par l’usage du « On »est au moins excessive, au pire un faux sens : cela tendrait à faire croire à une vision systématique du monde, d’une violence qui met sur le même plan le verbe et le combat. Or le « ou » peut être à la fois exclusif et inclusif : le dialogue vient pour recouvrir l’instinct de mort, mais il peut tout aussi bien l’exprimer, venir le formuler, raconter cette lente mise à mort de l’autre sublimé. C’est pourquoi le récit témoigne de cette éthique en même temps qu’il l’éprouve et la met en acte, la donne à voir, raconte son propre drame.

Je ne voulais plus affronter les problèmes du théâtre [après Quai Ouest et au moment de la rédaction de Dans la Solitude des champs de coton] — les impératifs techniques. J’avais l’impression de me perdre un peu. J’avais besoin de retrouver ce qui touche à l’écriture, voir où j’en suis. J’ai voulu entrer directement dans le thème que j’essaie à chaque fois d’aborder, et qui se noie. Quand on raconte une histoire, quand on écrit des relations amoureuses, on évite le sujet, le principal ; c’est-à-dire que les rapports entre les gens, les coupures entre eux, ne relèvent jamais du sentiment, ni du désir, ni de ces choses-là. Pour être sommaire, le monde pourrait se diviser entre qui sont complice et ceux qui se détestent sans aucun motif objectif. Et, naturellement, j’ai envie de parler des gens qui se détestent. Pour les autres, tout va bien, donc c’est sans intérêt .

Revenir à l’écriture là où Koltès la pressent la plus radicale, c’est retourner au dialogue : c’est un même mouvement qui le voit revenir affronter le théâtre non dans ses problèmes mais dans un face-à-face plus direct. Finalement, le dialogue de Dans la Solitude des champs de coton, Koltès l’éprouve avec une certaine réflexivité lucide, comme un dialogue direct avec son écriture, dialogue qui aurait eu lieu dans les pièces ultérieures mais de biais. Il reviendrait donc ici sur les propos tenus au moment de Quai Ouest, et cela nous invite à entendre une inflexion dans le dialogue. Dans cette nouvelle pièce, il ne s’agirait plus d’entendre idéalement la parole de biais, mais de l’envisager en face ; ce qui ne veut pas dire que l’objet de la parole soit bien défini, au contraire, et Dans la Solitude des champs de coton, plus encore que Quai Ouest ou Combat de nègre et de chien, joue sur l’occultation de cet objet innommé. L’affrontement direct porte donc sur le récit comme affrontement : geste d’écriture qui recouvre le poétique, puisque ce que Koltès va écrire, c’est ce rapport au monde et à l’écriture en ses propres termes — là où la pièce organise le coup de force, c’est en faisant récit d’une position éthique qui porte à la fois sur l’existence et sur l’art, opérant cette fois la synthèse, sous ce terme d’ « affrontement ».

Koltès précise ainsi ce point, ce qui revient à nuancer le « darwinisme absolu » qu’évoque Yan Ciret. En fait, il n’y a pas hostilité radicale de tous contre tous, mais seulement des êtres qui font l’expérience des autres dans une certaine hostilité. Puisque ceux qui vivent la relation dans l’accord (Koltès ne nie pas qu’il en existe) ne donnent la possibilité d’aucun récit — parce qu’en un sens la jonction est déjà établie, l’acquiescement ne porte aucun développement —, alors ce sont les êtres de l’affrontement qu’il va raconter, parce qu’eux seuls sont capables de supporter le récit : le nature de leur être est même, pourrait-on dire, narrative. Le « non »peut raconter parce qu’il dira toujours, face à un autre « non », le développement de son « non » pour s’imposer et s’affirmer en opposition, une tension vers une sortie aussi. C’est ici, il nous semble, que le nihilisme supposé de Koltès ne peut résister à l’analyse : il n’y aurait pas de récit d’une pure négativité, qui ne dirait que son absolue négation. C’est parce que Koltès conçoit une involution de la négativité, une tension vers l’autre qui est recherche d’acquiescement que les positions permettent de se dynamiser. Difficile de voir ce qui tient de la cause et ce qui relève de la conséquence : est-ce parce que Koltès cherche à tout prix à raconter pour des raisons d’efficacité spectaculaire et poétique qu’il érige cette tension de la négativité en position éthique et fait du dialogue un affrontement qui cherche un terrain d’accord ? Ou est-ce parce qu’il pose la négativité comme base de détermination des êtres qu’il trouve dans un second temps le récit comme principe apte à pouvoir au plus juste les dire ? Toujours est-il que c’est le récit qui offre à Koltès une solution poétique à l’affrontement — et les figures élues du récit seront inévitablement les êtres qui conçoivent l’autre dans un tel rapport : là où l’éthique et le poétique s’accordent, c’est dans cette lutte du langage porté contre l’autre.

J’avais pensé d’abord à mettre face à face un chanteur de blues et un punk ; deux conceptions de la vie absolument opposées, et c’est ça qui compte. Quand la distance entre deux personnes est aussi grande, qu’est-ce qui reste ? La diplomatie, c’est-à-dire le langage. Ils se parlent ou ils se tuent. Donc ils se parlent, mais ce n’est pas parce qu’ils s’embobinent l’un l’autre qu’ils se rapprochent l’un de l’autre. Quand j’ai vu le film de Jim Jarmush, Down by law, je me suis retrouvé dans les relations entre Tom Waits et John Lurie, réunis à leur corps défendant. Ce qui se passe entre eux est mystérieux comme dans un match de boxe. On met deux hommes sur un ring. Ils doivent se battre et gagner. Deux personnes qui ne se connaissent pas, se tapent à mort devant le public, vivent des choses qui dépassent la passion amoureuse. Face à l’adversaire, ils se dépouillent, souffrent comme jamais. Chez moi, ils se battent par le langage, et le langage entraîne une transformation en eux. Ils jouent à « si tu voulais, on serait copains », sans être dupes .

On retrouve ici comme une synthèse de tout ce qu’il avait auparavant approché : le théâtre sera à la fois guerre, prison, hangar : espace de clôture, ring qui impose les coups ou la parole, cercle en spirale. Est-ce un hasard si Koltès fait des deux opposants un chanteur de blues et un punk ? Ne sont-ils pas deux figures de musiciens ? L’un serait le chanteur raffiné issu des negro-spirituals, l’autre musicien sans passé ni avenir (no future est son ancrage), qui ne va nulle part ni ne vient d’aucun endroit précis du plan, mais se trouve simplement sous cette lumière où l’autre l’a vu. De ces deux conceptions du temps (de l’origine sacrée au présent politiquement revendiqué comme une résistance à l’Histoire), Koltès organise l’affrontement en chant amébée : chants de coton.
Ces gens-là, en définitive, ne sont pas au bout du rouleau. Ils sont forts. Ils n’ont plus ni illusions ni foi. Ce qui leur permet des ambitions invraisemblables, des espoirs, fous, mais ponctuels. Ce sont des anti-mystiques. À dix-huit ans, j’étais fasciné par Saint-Jean de la Croix, par Thérèse d’Avila — elle a écrit à peu près : « Je rêve d’une vie tellement belle que je meurs de ne pas mourir », c’est sublime, non ? Nous, nous voulons le dépassement. Ici, même dans la vie sur terre. Juste un instant de dépassement. Le sacrifice pour un résultat immédiat. Mes personnages sont comme ça, ils ont des poussées d’adrénaline, et ils foncent, même s’ils ne croient pas au résultat .

Seul moment où publiquement Koltès parle de mysticisme : pour dire que ses personnages sont des anti-mystiques. Le plan d’immanence remplace le plan de la transcendance, mais une immanence qui serait capable de les transcender : s’il n’y a plus de foi, demeure l’élan, comme une pulsion vitale. Il y aurait là une approche du personnage dans un autre type de combat : celui qu’ils se livrent avec eux-mêmes. Il n’y aurait pas cependant un projet (une espérance), et un travail pour l’avenir, mais un acte (un geste au présent), une dépense qui effectue et accomplit immédiatement le produit de l’action. « Le sacrifice pour un résultat immédiat ». Koltès ne parle pas ici seulement en dramaturge, mais porte un regard plus large sur la nature des échanges humains. On aura noté ce déplacement, assez rare dans ses propos, puisqu’il passe de « mes personnages », à « je (à dix-huit ans) », puis à « nous », avant de revenir à ses personnages, dans un trajet de l’art à la vie, puis à l’art, qui aura traversé la vie pour renouveler ses énergies. L’éthique est une visée commune : elle naît d’une perception d’une certaine modernité qui n’est pas celle des mystiques du dix-septième siècle mais qui repose sur des bases métaphysiques similaires, seulement renversées.

Ils ressemblent aux héros des feuilletons : « Dynastie », « Flamingo Road »… Des personnages extraordinaires, rien ne les arrête, ils sont formidablement vivants, drôles terribles. Ils se lancent dans des histoires fantastiques, c’est comme les films de karaté. Tous ne sont pas bon, mais quand on va dans les salles à Barbès, c’est leur vrai public, et il s’amuse. J’ai beaucoup à dire sur Bruce Lee .

Finalement, Koltès retourne à la généralisation en repliant son regard du contemporain sur l’art : semblable aux figures des séries populaires, ses personnages sont des forces qui cherchent à vivre. Koltès clôt son propos sur une synthèse joyeuse en forme de revendication de ses goûts, qui lui donne en même temps l’occasion d’ancrer son dialogue philosophique sur la contre-culture : les séries américaines, les films de karatés et le spectacle du cinéma de Barbès, dont on ne sait finalement s’il a trait à l’art ou à la vie, à une vie devenue son propre spectacle. De l’enchaînement dont on peine à voir la logique, on retient l’articulation de « l’histoire fantastique » et des films d’art martiaux, qui racontent à ses yeux mieux qu’aucun autre type de film, parce qu’ils font de l’affrontement l’objet du récit. Quant à ce que Koltès a à dire sur Bruce Lee, l’entretien ne le dit pas. Les textes de Out (au sujet desquels on a pu former l’hypothèse qu’on pourrait les lire comme des textes écrits en parallèle à la rédaction de Dans la Solitude des champs de coton…) les prolongeront, on l’ a vu.

Ainsi, au regard de ce qu’on a pu dégager du dialogue comme affrontement, on ne saurait figer cette pensée en système, et faire du combat une position idéologique qui vaudrait pour toute une conception du monde. Sans doute cette radicale hostilité avait besoin d’être énoncée ainsi, de faire du Dealer et du Client un chien et un chat l’un en regard de l’autre, parce que cette opposition absolue pouvait permettre de mieux raconter leur affrontement. Dans les écritures suivantes, on ne peut manquer de relever d’autres types de relations entre des êtres absolument différents mais qui cependant échangent, et traversent l’affrontement. Dans les textes précédents déjà pouvait se lire cette traversée, qu’il s’agit désormais d’interroger : que dévisage l’affrontement ? Qu’est-ce qui s’obtient et s’arrache au prix de l’affrontement ?

3. L’enjeu du dialogue : récits de reconnaissance

Intersection

Dans le dialogue s’affrontent donc deux figures d’opposition radicale : sans cette opposition absolue, pas de dialogue — le récit ne peut naître que dans cette fêlure qui creuse une distance, fabrique une tension qui seule permet que soit raconté quelque chose, objet du récit autant que son enjeu martial. Si l’opposition est aussi bien intérieure qu’extérieure, c’est que la fêlure creuse l’espace d’un interstice au sein duquel s’engouffre un dehors. C’est à ce dehors que s’offre celui qui parle, à ce dehors qu’il prend le risque de s’affronter avant tout. Dès lors, au nihilisme supposé de Koltès, on opposera cette ligne de front (au dedans et au dehors) comme visée de reconquête de soi, de l’autre, de ce dehors. On ne se tue pas dans le dialogue, on parle : et quand les personnages tuent, c’est soit une manière de sanctionner la fin de la pièce, soit, pour Zucco par exemple, de sublimer une naissance, on l’a vu — et même pour ce dernier, tout meurtre met fin à la scène, car nulle parole ne peut suivre (survivre à) la mort du corps. Ce qu’on cherche n’est donc pas la destruction mais une façon de se bâtir, de choisir pour soi ceux qui pourront partager cette fondation, non dans l’accord béat des communautés soudées sous l’idéologie, mais dans la violence d’un arrachement et de l’invention. Ainsi, ces figures d’altérité qui racontent ce rapport au monde et à l’écriture ne seront pas support d’une identification. Tout comme le personnage ne cherche pas un autre auquel correspondre, le récit ne s’écrit jamais dans la quête d’une telle identification, mais sur une exigence de « reconnaissance. »

Les intervalles de la rencontre

Il faut préciser ce mot : il ne s’agit pas de l’entendre dans une perspective où la dialectique serait résolutive et où l’on retrouverait du connu au terme de la rencontre. Dans le récit de Koltès sur le plan de l’altérité, on ne reconnaît pas l’autre comme on reconnaît un mort, pour en vérifier l’identité, attester de la mort par la vie qui l’a produite. Ce qui se reconnaît est de l’ordre de l’arrachement à l’inconnu qui demeure innommé tant qu’on n’en fait pas l’épreuve. Il n’y aurait ni retrouvailles, ni innommable, mais ce que Koltès nomme « appartenance »sur le plan du monde, et qu’on appellera, sur celui de la rencontre : « reconnaissance ». Avec Deleuze et Guattari, on dira qu’elle est l’objet d’une découverte du territoire « le plus intime dans la pensée, et pourtant le dehors absolu. Un dehors plus lointain que tout monde extérieur, parce qu’il est un dedans plus profond que tout monde extérieur ».

Citée par Christophe Bident dans son ouvrage Reconnaissances, cette phrase de Deleuze et Guattari nous semble localiser assez justement l’espace de la rencontre : celle du Locuteur de La Nuit juste avant les forêts et son Passant ; de Léone et Alboury ; du Koch et Charles ; de Charles et Abad ; du Dealer et du Client ; de Tony et Baba ; d’Adrien et Mathilde ; de Zucco et la Gamine. Se confronte l’intimité d’un secret à l’exposition d’un autre qui saura finalement non pas le révéler mais donner la possibilité d’en formuler l’effraction dans ce dehors. « L’intimité comme Dehors, l’extérieur devenu l’intrusion qui étouffe et le renversement de l’un et de l’autre » : telle pourrait être, selon cette phrase de Maurice Blanchot que rappellent Deleuze et Guattari , la dynamique du dialogue — renversement de l’un et de l’autre, de l’un par l’autre, où l’intrus est le levier qui permet l’interstice du dedans et du dehors au sein duquel le récit s’engouffrera : récit de la reconnaissance, récit de reconnaissances.
Dans L’Entretien infini , Blanchot précise cette pensée du Dehors et de la reconnaissance précisément sur le terrain du combat avec l’être qu’est le dialogue : si Koltès était étranger à cette œuvre, il nous semble pourtant que se formulent là des dynamiques sinon similaires, du moins proches, qui permettent que soit nommés les enjeux d’articulation du récit et du dialogue en son éthique même, au-delà de l’affrontement, comme puissance de reconnaissance.Dans la reconnaissance telle que la conçoit Blanchot, il ne s’agit pas de réduire de l’autre en soi, à du soi, mais d’accueillir en soi de l’altérité la plus profonde : « Accueillir l’autre comme autre et l’étranger comme étranger, autrui donc dans son irréductible différence, dans son étrangeté infinie, étrangeté (vide) telle que seule une discontinuité essentielle peut réserver l’affirmation qui lui est propre . »

Pour Blanchot, dans le chapitre « L’Interruption » qu’on résumera ici — non parce qu’il est la grille d’interprétation du dialogue koltésien, mais parce qu’il formule la position éthique de la reconnaissance sous des termes qui pourraient nous permettre en retour de saisir la singularité le geste de Koltès —, le dialogue passe par des interruptions : il faut reprendre son souffle. « Tel silence, même désapprobateur, constitue la part motrice du discours » : silence moteur du passant, du Client quand le Dealer parle, de la Gamine lorsque la sœur la cherche, ou lorsque son frère l’insulte — le récit ne situe-t-il pas précisément là, dans l’écriture de ce silence, sa désapprobation suspendue, possible, latente ? Cet espace entre la parole et ce silence, Blanchot la nomme « intervalle » : ce qu’en typographie, on nomme une espace fine. C’est dans cet intervalle que le récit de la reconnaissance se joue. Il y a, pour Blanchot, trois types d’intervalle. Le premier est un intervalle de scansion : à chacun son tour revient le moment de parler. C’est un espace qui structure une durée, un rythme, un tempo — peu importe ce sur quoi porte chacune des paroles. À ce titre, il est bien l’intervalle de la cohabitation de deux monologues, l’espace qui articule deux logiques propres de discours.
Des dialogues qui ne se répondent pas, des monologues parallèles, une musique, un exercice d’écriture. Chez moi, les personnages commencent à exister quand je les fais parler, alors ils parlent beaucoup. Ensuite, je suis obligé de couper beaucoup ; cette fois le texte est court, et je n’ai pas tellement pensé à la scène .

Le deuxième intervalle se situe entre deux regards sur un même objet : chacun pose son point de vue sur un commun. Il y aurait entre les deux êtres un objet tiers qui sera l’objet regardé de leur discours : objet de la parole dont on a vu qu’il pouvait construire le dialogue par décentrement — chacun tente de cerner cet objet et de faire voir celui-ci à l’autre en fonction de son propre regard. Cet objet du dialogue, c’est par exemple le corps de l’ouvrier mort, que Horn voudrait faire oublier et que Alboury ne cessera de rappeler ; c’est aussi le corps sexué de la fille, des « gamines »de Quai Ouest, ou de Roberto Zucco qu’on pose comme dehors du corps même de la jeune fille et vers laquelle on tend : virginité posée toujours comme menace de la perte. C’est surtout, chez Koltès, un objet qu’on a dit fuyant : le presque innommé de l’amour dans La Nuit juste avant les forêts, l’objet du deal pour Dans la Solitude des champs de coton, le prétexte de Mann pour approcher Ali ou Nécata dans le dialogue que constitue Prologue, entre le Chroniqueur et la Cocotte, dialogue sans adresse, mais que le lecteur met nécessairement en articulation. À chaque fois, l’intervalle de l’objet tiers permet la reconnaissance d’autre chose que de soi-même et de l’autre : s’accorder sur la nature d’un dehors qui sera produit de l’articulation des deux paroles comme un territoire commun qu’aura fabriqué la parole. Intervalle d’objectivité, ce deuxième intervalle est celui de l’affectivité de ce dehors : intervalle amoureux en quelque sorte, puisque ce qui importe, même dans le cas du dialogue de Dans la Solitude des champs de coton, c’est inventer à deux un second corps en dehors de son corps. À l’intersection des monologues dialogiques, c’est en partie reconnaître la reconnaissance que le récit dira.

Il y a un troisième intervalle, dans lequel il ne s’agit pas de se donner la parole l’un à l’autre successivement, mais de formuler l’interruption.

Non plus s’exprimer d’une manière intermittente, mais donner la parole à l’intermittence, parole non-unifiante acceptant de n’être plus un passage ou un pont, parole non-pontifiante capable de franchir les deux rives que sépare l’abime sans le combler, et sans les réunir.

On reconnaît là une image de mama, regardant l’eau depuis le pont, capable de n’aimer que là (« ailleurs je suis comme morte ») : l’intervalle de silence au-dessus du précipice des êtres ne relie que dans la mesure où il disjoint — conserve l’altérité et appelle à la rencontre. Le récit commence à la perte de mama parce qu’avec son effacement s’ouvre l’espace du dialogue avec elle — et à travers elle, avec l’autre : de la même manière que l’autre est une manière de dialoguer avec elle en son absence, qui rejoue le silence de l’autre. Il n’y a plus de pont, seulement la mort de sa présence, là où ailleurs elle est : ainsi le dialogue peut-il se faire, et pour le locuteur, la possibilité de reconnaître en cette perte une part de sa quête, celle qui excède l’amour seulement, mais qui dira aussi combien il faut perdre absolument tout pour pouvoir reconquérir son être propre. C’est un creux qui se raconte — non pas un vide, mais la présence de quelque chose qui a été perdu, dérobé : dans le dialogue entre deux êtres, ce qui se dit se formule dans l’espace de ce creux, autant qu’il formulera (et creusera) ce creux. La soeur et le frère de Tabataba parleront du devenir adulte précisément parce que Abou le refuse ; Baba cherchera à obtenir de Tony le secret du pas de danse qu’il refusera de donner dans le dialogue (mais qu’il consentira à effectuer devant lui, c’est-à-dire avec lui, inventant en quelque sorte un autre pas) ; le Rouquin et Leslie parlent depuis la mort du jeune homme, et ce qui se dit est ce creux ultime, du tombeau d’où le Rouquin s’adresse à lui, qui rend l’un et l’autre absolument différents, mais qui permet au dialogue de se produire comme diction de ce creux.

Interstices, entre voir et parler

L’interstice est donc d’abord l’espace minimal et nécessaire pour que deux corps se rencontrent et associent leur parole à l’affrontement commun qu’ils partageront. Mais parler le creux, dans le creux, plus que l’association de deux corps, plus que ce qui permet à la parole de se faire, c’est l’espace même du récit, celui qui hors de toute subordination à l’association devient l’objet même que l’on va partager : le Dehors comme interstice. Blanchot fait de l’intervalle entre « parler » et « voir », l’interstice majeur de la reconnaissance : dans l’écriture de Koltès, comment ne pas relever que cela se raconte aussi comme le temps de la rencontre ? Voir celui qui approche avant qu’il ne parle — le premier mot dira toujours cet espace entre la vision et la parole : espace de la reconnaissance qui est toujours le mouvement inaugural (et augural) du dialogue. On le retrouve dès les premiers mots de Combat de nègre et de chiens (« j’avais bien vu, de loin quelqu’un, derrière l’arbre »), ou de La Nuit juste avant les forêts (« tu tournais le coin de la rue lorsque je t’ai vu  »), ou au début de Quai Ouest, dans les mots de Monique, dont l’aveuglement du lieu (« je ne vois plus rien, je suis fatiguée  ») ouvre sur une perception sensorielle de la vue (« je sens qu’on nous regarde, Maurice, je vous assure »(Temps. Bruit du moteur de la voiture, très loin) ) — Koch, lui, au premier mot, affirme la reconnaissance du lieu (et à travers lui, de la présence de Charles) : « je sais, moi, très exactement où je suis  » ; ou Dans la Solitude des champs de coton (« et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette lumière »), ce à quoi répond le désir de non-reconnaissance du Client qui atteste dans sa négation de la reconnaissance du visage ( « Il aurait d’ailleurs fallu que l’obscurité fût plus épaisse encore, et que je ne puisse rien apercevoir de votre visage […], mais quelle obscurité serait assez épaisse pour vous faire apparaître moins obscur qu’elle ? »)

C’est dans cet interstice entre la vision et la parole que se constitue le dehors qu’est la reconnaissance où va se jouer le récit. La narration trouvera ici matière à se diffuser, à se développer autour de cette question — celui que je vois est-il celui qui est celui que je vois ? Et comment le savoir autrement qu’en le disant, et le parlant ? Ce qui parlera sera dès lors moins les mots pour le dire que ce dehors-là qui fera effraction dans l’autre. Si les textes de Koltès sont des récits de reconnaissance — on verra comment c’est notamment sur le nom (l’enjeu de la nomination) que ces récits se font reconnaître —, c’est justement dans cette articulation entre savoir et ignorance, ou plutôt, entre désir de savoir et relation de/à l’inconnu.

L’Entretien infini s’ouvre sur un texte en marge, avant le début : un prologue en italique qui se présente sous la forme d’un dialogue, entre deux « personnages », deux hommes (deux êtres) fatigués. La commune fatigue pourrait les rendre semblables, identiques : il n’en est rien. Aucune identification de l’un et l’autre ne les réduit à être des personnages de la fatigue : « La fatigue qui leur est commune ne les rapproche pas, comme si la fatigue devait nous proposer la forme de vérité par excellence, celle que nous avons poursuivie sans relâche nous donne vie, mais que nous manquons nécessairement le jour où elle s’offre précisément parce que nous sommes trop fatigués. » Là où se trouve l’espace intérieur de la vérité, celle-ci s’effondre au lieu même qui lui a permis de se fonder : « et je ne sais toujours pas comment je pourrais te le dire  ». La fatigue de ces êtres n’est pas celle de la vie en tant que telle, mais comme une position éthique : un rapport à ce dehors qui a usé l’être à l’expérience de son parcours. « — Pardonnez-moi de vous avoir demandé de venir me voir, j’avais quelque chose à vous dire, mais à présent je me sens si fatigué que je crains de ne pouvoir m’exprimer. — Vous vous sentez très fatigué ? — Oui, fatigué. — Et cela est venu brusquement ? — À vrai dire, non. Et même si je me suis permis de vous appeler c’est en raison de cette fatigue, parce qu’il me semblait qu’elle faciliterait notre entretien. J’en étais même tout à fait sûr, et maintenant encore j’en suis presque sûr. Seulement je m’étais pas rendu compte que ce que la fatigue rend possible, la fatigue le rend difficile . » Ce qui rend possible le récit est ce qui rend impossible qu’on le raconte : ce qu’il ouvre, ce n’est donc pas l’établissement d’un récit de la fatigue, un récit en tant que ligne droite, causalité et chronologie confondues comme dans le roman dit traditionnel. Ce qui va se raconter, c’est davantage cet espace entre les deux qui a permis la jonction mais qui laisse la coupure ouverte : le récit de la reconnaissance déconstruit le récit d’apprentissage. « Venez avec moi ; cherchons du monde, car la solitude nous fatigue  », dit le Client — si l’épuisement de soi ne cesse pas avec l’autre, du moins l’interstice du dialogue permettra-t-il d’être prononcé.

La reconnaissance comme champ d’amour

Là est le rôle de la reconnaissance. Il n’est pas celui de la ressemblance : et Léone s’illusionne en cherchant à s’identifier au Noir en dessinant au couteau sur son visage les marques d’Alboury — elle demeurera une femme mutilée, défigurée, et la cicatrice qu’elle portera pour toujours sera le signe de l’impossibilité d’être autre, plutôt que la trace d’un ralliement à l’autre. La reconnaissance n’est pas non plus l’identification de l’idée et de la réalité : « Avant même que vous ne descendiez de votre voiture, je l’avais repérée, j’avais entendu le bruit du moteur ; j’ai même reconnu la marque ; une jaguar, je la reconnais même quand c’est seulement l’idée d’une jaguar qui traverse la tête de quelqu’un, c’est pourquoi je suis là . » Les Gardiens de Roberto Zucco dialogueront sur ce même point d’illusion : avoir « l’idée » de la chose, est-ce appréhender la « reconnaissance » de cette chose ? Non, la fuite de Zucco d’une part, et l’impossible fuite de Charles d’autre part marqueront leur échec. C’est que la reconnaissance joue sur autre chose : contre l’identité et l’identification, contre l’origine et le retour, contre la zone et l’espace clos, la reconnaissance est invention de soi et de l’autre sur des territoires aberrants. Elle est relation amoureuse, au sens où ce ne sont pas les êtres qui seraient pauvrement amoureux l’un de l’autre (sentimentalisme faux) mais où c’est à la relation d’être amoureuse, de fracturer les êtres en ligne de partage — reconnaissance d’inconnu donc, qui lutte contre la reconnaissance . Dans un texte récent, le sinologue François Julien a proposé, sous les concepts médiateurs d’entre et d’écart, la possibilité d’un discours philosophique de l’altérité qui ne recouvre pas une ontologie de l’autre, une identité de l’être.

À la différence de la différence, qui reste à la remorque de l’identité, l’écart est fécond en ce qu’il est exploratoire, aventureux, et met en tension ce qu’il a séparé.
De là que ouvrir un « écart », c’est produire de l’« entre » ; et que produire de l’« entre » est la condition pour promouvoir de l’« autre ».
Car dans cet entre, que n’a pas pensé notre pensée de l’Être, s’intensifie la relation à l’Autre qui se trouve ainsi préservé de l’assimilation à soi. Ce n’est donc pas à partir du semblable, comme on voudrait le croire, mais bien en faisant travailler des écarts, et donc en activant de l’entre, qu’on peut déployer une altérité qui fasse advenir du commun. Un commun effectif est à ce prix. 
Qu’on s’en souvienne aujourd’hui où le danger d’assimilation, par temps de mondialisation, partout menace .

Les récits de Koltès, en fondant le dialogue sur l’écart qui autorise à l’entre de se frayer, nous semblent travailler dans cette perspective une altérité active, non assimilative ; au prix de la douleur, d’une certaine mélancolie aussi, puisque jamais l’être ne saura se confondre avec l’autre, seulement œuvrer dans et pour un devenir inassimilable, le dialogue de Koltès affronte ces questions. Au milieu de l’échange entre Zucco et La Gamine, entre la mère :

La Mère. — Tu parles toute seule, mon rossignol ?
La Gamine. — Non, je chantonne pour éloigner le malheur.
La Mère. — Tu as raison (Voyant l’objet brisé :) Tant mieux. Voilà longtemps que je voulais être débarrassée de cette saloperie .

La Gamine dément le fait d’être seule, alors qu’elle était en train de parler avec / à Zucco. Ce dialogue devient le chant censé éloigner le malheur, il est pourtant celui qui l’a provoqué : en témoigne l’objet brisé. Cet objet, c’est celui qu’a lancé sur le sol la Sœur quelques répliques plus haut, pour expliquer à la Gamine que le malheur « détruit en un instant un objet précieux que l’on garde depuis des années » — l’objet devenant l’image de la préciosité et de la fragilité de sa virginité : « et on ne peut pas recoller les morceaux. Même en criant, on ne pourrait pas recoller les morceaux  ». Les deux répliques de la Soeur et de la Mère dialoguent entre elles par-delà leurs présences sur scène (la Sœur n’est plus en scène quand la Mère revient), via la cristallisation de cet objet tiers. Dans l’intervalle de leur absence, quelque chose d’un échange se joue, malgré elles, puisque la Mère ignore ce que le récit sait parfaitement : que l’objet brisé est la virginité. L’ironie dramatique — qui nomme la virginité de sa fille « saloperie » — est cruelle : elle dit pourtant l’invention d’un corps neuf. Violée par Zucco, la Gamine a acquis une autre identité, qui n’en est pas une en fait : une altérité d’identité, dans l’altération originelle qui n’est affaire ni de morale (ni de justice), mais d’un corps acquis dans la violence amoureuse du corps de l’autre ; corps de la Gamine devenu champ de bataille de la relation, cicatrice à partager aussi puisqu’elle altère tout autant le corps de Zucco :

Voix de La Gamine — Toi, mon vieux, tu m’as pris mon pucelage, tu vas le garder. Maintenant, il n’y aura personne d’autre qui pourra me le prendre. Tu l’as jusqu’à la fin de tes jours, tu l’auras même quand tu m’auras oubliée ou que tu seras morts ; tu es marquée par moi comme par une cicatrice après une bagarre. Moi, je ne risque pas d’oublier, puisque je n’en ai pas d’autre à donner à personne ; fini, c’est fait, jusqu’à la fin de la vie. C’est donné et c’est toi qui l’as .

Image du dialogue, de ces mots qu’on donne pour toujours à celui qui les reçoit, la virginité perdue dessine un creux dans l’être, comme la blessure de Léone, ou la cicatrice que le Client propose au Dealer de creuser dans sa main à l’imitation des Indiens. Le dialogue serait ce territoire de la blessure du corps qui rejoue la fracture de l’être : une coupure que l’on partage. Au terme de la bagarre que sont le dialogue ou l’amour — l’acte d’amour, qu’il soit consenti, ou non, tout comme un dialogue peut être imposé, arraché : effraction de mots dans la conscience de l’autre qui ne le demandait pas —, cette cicatrice définitive, ce don absolu et de toute éternité livré, incapable d’oubli, ni d’échange. Image de l’amour, ce dialogue est l’échange de la profondeur, dont la cicatrice en surface rappellerait la mémoire de son instant et l’infinité de sa trace.

Le récit se situerait en cette lutte même, ultime affrontement de la reconnaissance avec elle-même, puisque loin d’être ce déjà-vu, il est plutôt ce jamais-vu du hasard quand il devient fatal, cet impossible des lignes quand les parallèles se tracent dans le but de se couper à l’infini, cet « amour réalisé du désir demeuré désir ».

Ali leva les yeux et aperçut Nécata ; d’aussi loin qu’il la vit, il reconnut la démarche — à la fois sûre et heurtée — de celle qui va mettre bas et qui cherche son lieu. Il ne la quitta pas des yeux jusqu’à ce qu’elle fut près de lui ; il ne la regarda pas de ce regard vaguement écœuré qu’il avait pour les femmes roses et bleues de l’après-midi, non ; je puis dire qu’il la regarda sans l’ombre d’un sentiment humain — avec seulement quelque chose comme l’on cherche à deviner les contours d’une chambre plongée dans le noir, comme un chien tend l’oreille vers l’aboiement d’un autre chien, lointain, de l’autre côté d’une colline. D’après ce que j’ai cru comprendre plus tard, il attendit patiemment que parvint jusqu’à lui, à travers la distance surpeuplée de bruits et de pensées, de souvenirs, de regrets, qui les séparait, l’infiniment léger bruit que faisaient les battements du cœur de Nécata dans sa poitrine ; et lorsqu’il les perçut, il lâcha tout à fait son bongo .

Ainsi peut-on entendre finalement que le récit de reconnaissance joue sur des lignes croisées, brisées, de fracture. Ali reconnaît quelque chose en Nécata d’immémorial, et le regard qu’il lui porte n’a rien de l’humaine mélancolie des regards amoureux quand leurs yeux se rencontrèrent : au juste, leurs yeux ne se rencontrèrent pas. Mais ce que Ali cherche à deviner, c’est, sous l’image des cris des chiens, par-delà la vision de l’autre, une sorte d’appartenance à une race — non pas biologique, mais éthique. Rejoindre Nécata, c’est traverser les bruits du monde, et en suivant les battements de son cœur, renoncer à une part de soi (le bongo) pour trouver un corps qui saura prolonger le sien, inventer le monde. La naissance de Mann sera ainsi le corps double d’Ali et de Nécata, leur prolongement, le seul territoire qu’ils auront en commun — et nul besoin de se parler ensuite, Nécata repartira comme elle venue, en abandonnant le corps de son fils.

On comprend en ce sens que le territoire de la reconnaissance, c’est le théâtre lui-même, espace d’une rencontre à la fois unique et rejouée comme si elle était unique ; définitive et appelée à être recommencée ; espace de jonction et de la séparation (de la vie et de l’art, de la foule et de sa solitude, des acteurs et de leur rôle, de ceux-ci et des spectateurs) : espaces de reconnaissance multiple parce qu’espaces d’intermittence et de déliaison, où la relation est amoureuse, c’est-à-dire arrachée, coupée, où la coupure dresse de part et d’autre du noir, ceux qui parlent mais ne voient rien de la salle ; et ceux qui voient mais ne peuvent pas parler (dans la salle). C’est au théâtre que Koltès met face-à-face deux personnages qui ne peuvent se rencontrer ailleurs qu’au théâtre : des rencontres impossibles qui sont la seule possibilité de la rencontre du récit koltésien. Impossible en effet, la rencontre dans La Nuit juste avant les forêts, et rien de plus fatal puisqu’écrite, comme l’est celle du Dealer et du Client, non à cause de caractères opposés, mais en raison de leur nature propre, qui est de ne pas se voir, dans le jour de la vie — rien de tel dans l’obscurité du théâtre qui impose la rencontre, sa reconnaissance.

Une pièce purement new-yorkaise, dans son inspiration première. C’est une histoire de deal entre deux personnes. Deux personnes s’abordent. Le jeu consiste toujours, dans la réalité, à ne pas révéler le premier ce que l’on cherche exactement, ce que l’on a à vendre exactement… ma pièce c’est ça. J’ai choisi encore deux personnages qui ne devraient pas se rencontrer : un punk, blanc, dur, violent, skin-head, et un chanteur de blues du Mississippi (dont je me sens très proche, moi  !)

Il nous faut dès lors revenir sur un propos de Koltès que l’on a cité plus haut :

C’est un peu comme si j’avais mis face-à-face dans cette pièce, un personnage issu de mon enfance et un personnage issu de ma jeunesse. Songeant au monde de mon enfance — qui est celui de la bourgeoisie militaire de province — et à celui de ma jeunesse — qui n’est ni bourgeois, ni militaire, ni provincial, ni français —, j’imaginais a priori que, présentés l’un à l’autre, ils allaient se regarder, gênés et courtois, se serrer cérémonieusement la main et se séparer très vite sans qu’il se passe rien, l’un avec le portefeuille de l’autre, et l’autre en s’essuyant les mains avec son mouchoir. Et pourtant, puisqu’ils se sont succédés dans ma chronologie, et donc confrontés et regardés longuement, ils pouvaient bien le faire, me suis-je dit, sur un plateau de théâtre
C’est ainsi que Koch se servira d’Abad pour arriver à ses fins, et Abad de Koch, et qu’entre-temps il aura bien fallu qu’ils communiquent, comprennent exactement ce que veut l’autre, et en déduisent une sorte de communauté d’intérêts .

Les rencontres d’inconnus ne disent rien si on se situe sur le plan de la vie, se font et se défont sans qu’ils ne se passent rien, ne racontent rien d’autre qu’une incompréhension muette. Mais au théâtre, plan dénué d’arrière-monde, désert comme celui qui fait se dresser le chien et le chat dans le territoire de l’hostilité, impossible de fuir, partir sanctionnerait la fin (la mort). Alors, le récit peut se faire entre ces inconnus et dans la sauvagerie de leur reconnaissance, chacun travaillera l’autre parce qu’il faut bien parler, faire parler l’interstice pour que s’établisse chacun dans l’existence de l’autre. Ici s’impose l’histoire parce qu’elle implique la rencontre, et la rencontre qui commence avec l’histoire, que racontera l’histoire.

Au fond, comme toujours, je veux raconter une histoire, je veux que se rencontrent des gens qui ne devraient pas se rencontrer …

Cherchant chacun à poursuivre ses propres buts, c’est par l’autre que cette solitude s’élaborera, se brisera, se partagera. Cette « communauté d’intérêts » n’a rien de cynique, ne témoigne pas même d’un pragmatisme, mais construit une relation où il s’agit d’appréhender au plus près l’autre, pour mieux comprendre comment il peut être l’appui de soi. Inachevés, les personnages de Koltès ne peuvent parler et aller que dans ce désir de l’autre qui pourra interrompre l’interruption de l’être.


Chapitre VI.

Abad (et mama)

Corps minoritaires

Les mères vinrent nous rejoindre, et les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille dont même les morts n’étaient jamais arrachés, mais gardés serrés au milieu de nous, à cause du froid sous le nuage.
Alboury, Combat de nègre et de chiens

Éthique de la communauté : parce que celle-ci s’éprouve dans la blessure d’appartenir, elle ne saura se raconter que dans une éthique de l’altérité. Évidemment, le théâtre ne dispose dans son énonciation que de figures qui se disent à la première personne, et l’effacement du narrateur construit ainsi de fait une multitude de subjectivités en leur solitude, qui sont chacun l’autre de tous. Parce qu’aucun « je » extérieur et explicite n’organise le champ de force de l’énoncé narratif — de même, on l’a vu, dans les textes en prose : roman à la troisième personne, prologue raconté par deux personnages intradiégétiques —, ces figures d’altérité sont autant de leviers de décentrement du récit, points de vue qui ne jouissent d’aucun privilège sur les autres. Et pourtant, certaines figures parmi celles-ci possèdent un statut particulier, précisément parce qu’elles incarnent cette position d’absolue altérité, de décentrement radical, d’impossible jonction pour celui qui va les écrire. Ces figures racontent puissamment cette communauté qui se rêve : communauté posée dans le récit parce qu’il est impossible de s’y établir dans le réel. Ces corps sont comme le centre de gravité du récit décentré, celui autour duquel s’organise le mouvement et la chute des corps — métaphores (qu’utilise par ailleurs Koltès) de la science physique qui ne sont pas seulement des images, mais des processus dynamiques qui racontent, en eux-mêmes, ce qui dans la pièce est de l’ordre d’une construction et d’un rapport au monde. Ainsi ces corps pourront-ils nous permettre de comprendre l’éthique de la communauté : corps inassimilables, inapprochables, impossibles.

Si l’on passe de la « figure » au « corps », c’est parce que la figure, étendue plus ou moins abstraite, réceptacle d’une forme (de discours, de récit) tend à se réaliser dans le corps. Le corps est la concrétude physique d’un personnage dont la matérialité est d’autant plus forte que son altérité est grande. Dans les textes de Koltès en effet, il semblerait que le corps impose immédiatement, par l’évidence de son visage, une appartenance essentielle au monde, qui raconte sa place dans l’ordre du réel.

L’autre de Koltès prend des figures multiples, dont la multiplicité est même son principe. En face du Blanc, sa totalité unifiée, corps majoritaire et central, immobilité de l’identité en laquelle rien ne peut donc se raconter, il y aurait le spectre quasi infini de corps qu’on pourrait d’abord qualifier de négatif : tout corps qui n’est pas le corps du Blanc. Corps d’une altérité complexe, il est celui de l’altération de l’identité unique : c’est le corps dynamique de la multiplicité qui est dépôt d’origines diverses et mêlées tant et si bien qu’on les perd — corps seul apte à être raconté, à raconter. Sans doute est-ce aussi parce qu’il n’est pas le corps de l’auteur, le corps de toutes les races et de toutes les faces portent le désir de ce qui n’est pas soi, tension du dehors en laquelle réside le principe même du récit. On appellera corps minoritaires ces corps de l’altérité multiple, en s’appuyant sur l’approche que proposent Deleuze et Guattari dans leur ouvrage sur Kafka et la littérature mineure , dont on verra ensuite de plus près comment la minorité s’articule surtout sur un usage de la langue.
Ces corps multiples, on verra comment ils permettent une structuration de la fable, combien ils portent en eux l’exigence politique de renverser les dominations culturelles ou raciales ou genrées, dans quelle mesure aussi ils sont l’espace de déploiement d’un désir et de son mystère, celui de la beauté, puisque jamais ils ne sont prétexte au développement pontifiant d’un discours idéologique, militant ou revendicateur. Une large part de la critique koltésiennes s’est penchée sur ce point fondamental , et il ne s’agira pas ici de relever la présence du corps minoritaire, qui est majoritaire dans le corpus koltésien. Avant d’approcher des figures singulières de ces corps, notons toutefois que cette présence, ces présences, si indubitables, sont aussi élaborées en maintenant leur tension et un certain flottement identitaire. On aurait tort de vouloir unifier, en regard du Blanc, les Autres, non seulement en raison de leur multiplicité, mais aussi parce que ces autres sont, en partie, insaisissables.

Si on devait faire un rapide relevé des corps minoritaires, on verrait qu’aucun n’est semblable : Noirs (Africain, Afro-Américain, Jamaïcain de Londres…), Arabes, Hispaniques, Asiatiques… Surtout, on s’apercevrait que rares sont les corps dont l’origine et le statut sont clairement établis, seulement sous-entendu, et s’ils sont pour la plupart identifiables en tant que tel, c’est par le texte, ou à travers lui, qu’on peut en déceler la nature. Il y aurait des personnages absolument Noirs, en premier lieu Alboury, et d’autres qui le serait « sans doute », « probablement », par « hypothèse ». Ce qui est singulier, c’est que pour l’auteur, il n’y a pas à douter de tel ou tel personnage, quand bien même rien ne l’indique, à l’exception de la volonté de l’auteur, formulé auprès du metteur en scène ou dans un entretien. Le cas le plus exemplaire, on y reviendra, est celui du Dealer, Noir pour Koltès, même si rien ne semble le dire — à l’exception de quelques répliques du Client, qui pourraient se lire comme des didascalies internes indiquant la couleur de peau du Dealer : « Il aurait d’ailleurs fallu que l’obscurité fût plus épaisse encore, et que je ne puisse rien apercevoir de votre visage […] ; mais quelle obscurité serait assez épaisse pour vous faire paraître moins obscur qu’elle ? ». Entre Alboury et le Dealer, toute une série de procédures d’écriture vise à « obscurcir » l’assignation à l’identité stable de l’altérité, comme si Koltès se refusait à cette violence qui consiste à imposer en amont la clôture de l’apparence comme identité. On peut supposer que dans La Nuit juste avant les forêts le locuteur est étranger (« étranger tout à fait ») aux habitudes étranges (étrangères) de se « lav[er] le zizi […] — à croire qu’ils sont tous aussi cons, les Français, incapables d’imaginer, parce qu’ils n’ont jamais vu qu’on se lave le zizi  ».

Dans Nickel Stuff, si Baba et son grand frère sont explicitement Noirs, on peut supposer que E. E., le videur, l’est aussi ; Tony, dans le droit fil de Saturday Night Fiever, serait d’origine italienne, et Gourian, à l’intersection, « un mélange à côté d’eux », l’Arménien apatride, l’Américain même. Maïmouna et Petit Abou, dans Tabataba sont des Africains (mais dans une ville et un pays imaginaires), et Consuelo, la domestique de Coco, ibérique. Tant d’autres pièces exposent et voilent les identités étrangères. Quai Ouest, par exemple, la grande pièce de Babel, représente des personnages dont on ne peut dire avec certitude d’où ils sont, ce qu’ils sont : Charles, Cécile, Rodolfe, Claire, se présentent comme immigrés d’Amérique Centrale (de langue espagnole, mais d’origine Mayas), Fak pourrait être asiatique selon les Carnets de Koltès, mais s’appelait d’abord Marley, et fut joué lors de la création par Hammou Graïa, acteur Noir ; Koch est-il Juif ? Et Abad, Noir, « il l’est absolument »écrit Koltès dans ses notes de mises en scène, (même s’il « n’y a pas de raison qu’il le soit ») : mais rien ne dit dans la pièce qu’il l’est — à peine est-t-il qualifié de « tas sombre », et assimilé à « un sanglier ». Quant Mann et sa mère Nécata, aux cheveux considérables, et plus encore Ali et la Cocotte, ils flottent dans une identité orientale à la croisée de l’Afrique Noire (pour Mann et sa mère), de l’ l’Espagne musulmane (pour Ali), dans l’Orient mythique des prostitués lettrées (pour la Cocotte). Le Retour au désert joue évidemment avec ces flottements, par exemple en nommant la fille de Mathilde Fatima, pour la seule raison qu’elle est née en Algérie : « Un prénom, ça ne s’invente pas, ça se ramasse autour du berceau, ça se prend dans l’air que l’enfant respire […] Qui m’en aurait empêchée ? On ne peut quand même pas, un enfant qui naît, le timbrer pour l’exportation . » D’autres corps minoritaires et non assignables parcourent les derniers textes, jusqu’au mystère de son absence dans Roberto Zucco : faut-il considérer le Balèze , ou « La Pute affolée »comme Noirs ? Seuls leurs discours, et les stylèmes de quelques phrasées peuvent le porter.

De tous ces corps minoritaires, l’un parmi tous semble privilégié, peut-être en raison de sa faculté à les dire tous. Non qu’en lui se réduit les multiplicités de ces corps, mais parce qu’il porte en lui un devenir multiple : c’est la figure du Noir. On verra pourquoi il est l’espace d’un récit minoritaire saisi à son vif. Mais faire du Noir la figure essentielle comporte le risque de laisser entendre qu’il pourrait être l’essence du corps. C’est pourquoi on tâchera de l’articuler à un autre corps minoritaire, qui semble, au contraire du Noir, moins privilégié par Koltès, et qui par la même peut être en charge d’un récit singulier : c’est le corps féminin. En eux s’arrête et se fixe quelque chose du monde qui les singularise sans mot : perception du corps étranger, qui se donne à voir dans son évidence et l’énigme de la différence — évidence troublée cependant, on l’a vu par une tension entre ces multiplicités. Ainsi peut se percevoir également la nature du désir : l’érotisation de l’altérité quand elle se donne à voir comme altérité. En saisissant dans le corps minoritaire d’une part, la singularité du Noir, et celle de la femme, on fait le choix d’isoler deux éléments d’un ensemble plus vaste : mais deux éléments qui peuvent permettre en retour de considérer les autres corps de la minorité.
Pour schématiser, il y aurait d’une part les figures des Blancs, et les corps minoritaires (de couleurs ou de genres) — on verra cependant ensuite que le devenir des êtres rend plus complexe cette partition. Le récit se structure sur cette opposition radicale entre corps majoritaires et corps minoritaires, parce que la loi de la chute des corps travaille une fatalité poétique (sa construction dramatique) en réflexion éthique sur la place de chacun dans l’agencement politique du réel (sa hiérarchisation historique). Chute des corps qui pourraient d’ailleurs faire écho à la Chute, biblique : les jeux sur la chute dans l’œuvre sont ainsi innombrables, de la chute de Koch dans l’eau à celle de Zucco dans les airs, ou de Mann sous l’Arbre Triste, la Chute est une image concrète — aux Noirs le rôle d’endosser le récit d’une Contre-Chute, d’une levée des corps. C’est là que s’opère le renversement : si l’Autre est une figure élue du récit, c’est en tant qu’il est porteur d’une malédiction (politique, métaphysique, culturelle).

Articuler les corps noirs et féminins nous semble ainsi fondamental pour saisir la puissance narrative de ces corps, non pas dans leur essence nécessairement illusoire, mais dans ce qu’il révèle d’un rapport au monde et à la possibilité de son récit : récit du monde et de l’autre, celui que porte l’autre sur le monde qui serait capable de déplacer notre regard sur le monde donné, acquis, majoritaire. Ces corps minoritaires sont en tension d’être, des devenir de l’interruption qui racontent aussi une trajectoire des figures jusqu’aux corps, que Koltès a pu, de l’intérieur raconter. Dans un texte issu des ‘Carnets’ de Combat de nègre et de chien, Koltès raconte le rêve de vies postérieures de Léone, comme une métempsycose proleptique, où la loi de la réincarnation est celle de la réalisation des êtres, de leurs puissances successives. Cette trajectoire — qui appartient à Léone, non à Koltès — de l’être Blanc (degré le plus bas), au Noir (degré le plus haut) via la femme (corps intermédiaire) peut rendre lisible certains principes généalogiques de l’éthique des corps koltésiens, qui est une assomption du malheur, une élection par la douleur.

Léone, une idée des vies successives.

Ce que je crois, moi, c’est qu’à la première vie, on doit être un homme comme ce Cal, l’horrible type ; ces hommes-là comprennent si peu de choses, ils sont si bêtes, oh, si bouchés, il faut bien qu’ils en soient à leur toute première vie, les bandits ! Je crois que c’est seulement après beaucoup de vies d’homme, ridicules et bornées, brutales et braillardes comme sont les vies des hommes, que peut naître une femme. Et seulement, oui seulement après beaucoup de vies de femme, beaucoup d’aventures inutiles, beaucoup de rêves irréalisés, beaucoup de petites morts, alors seulement, alors peut naître un nègre, dans le sang duquel coulent plus de vies et plus de morts, plus de brutalités et d’échecs, plus de larmes que dans aucun autre sang. Et moi, combien de fois devrais-je mourir encore, combien de souvenirs et d’expériences inutiles devront encore s’entasser en moi ?
Il y a une bien une vie que je finirai par vivre pour de bon, non ?

On prendra soin de considérer cette trajectoire comme ce qu’elle est : écrite dans l’œuvre et en même temps dans sa marge, elle n’est pas un discours théorique, évidemment, ni même un discours tenu dans la fable : elle est ici dessinée avec un schématisme et une distance qui laisse percer un certain humour. On verra que les tensions et le devenir de l’être minoritaire épouse des lignes de fracture plus complexes, moins lisibles dans les termes d’une trajectoire édifiante. Ce qui importe, c’est de considérer cette tension de l’être, dans ces corps minoritaires et d’un corps à l’autre. On commencera par approcher le sens de l’écriture du corps du Noir parce qu’il est au fondement de la construction du récit par l’autre. Puis, corps minoritaire de la minorité, on verra que le corps féminin est un décentrement à la puissance : sa place, problématique, questionne la possibilité de l’autre dans sa radicale étrangeté. On entendra ainsi cette phrase déjà évoquée cette fois dans une mise en perspective du minoritaire, non plus seulement de l’exigence dramaturgique : « On ne ‘‘joue’’ pas plus une race qu’un sexe ». Ce que raconte la race et le sexe, c’est l’inaliénable assignation au jeu (théâtrale, ou identitaire), c’est l’infranchissable évidence, et c’est aussi, surtout, l’arrêt de l’art sur la vie quand le corps endosse dans sa singularité une communauté qu’il porte avec lui, et qu’elle porte en lui.

1. Abad, positivité de l’être Noir
Polarité du récit

L’injustifiable présence du Noir

Contrairement à ce que l’on écrit souvent, il n’y a pas, dans chaque pièce de Koltès, un personnage de Noir — l’affirmer, c’est ne pas voir que son surgissement survient à un moment donné de la trajectoire de l’œuvre : pour Combat de nègre et de chiens en 1978. Ni dans les textes strasbourgeois et La Fuite à cheval très loin dans la ville, ni dans La Nuit juste avant les forêts ou Salinger, on n’en retrouve explicitement . C’est donc au moment où Koltès se donne comme contrainte « l’illusion de l’hypothèse réaliste  », choisit le recours plus formel aux ressources de la fable, qu’il invente la polarité essentielle du Noir — s’agit-il d’une coïncidence ? La collusion de ces deux « inventions » appelées à connaître une certaine récurrence (avec ses variations) donne à penser que la formalisation du récit va de pair avec l’élaboration d’une dynamique de confrontation et de figuration de personnages où le Noir joue un rôle fondamental. « L’ illusion de l’hypothèse réaliste » ne toucherait ainsi pas seulement la ligne de la fable, mais aussi l’agencement des corps et leur système de représentation. Ce sont ces rapports que l’on va essayer de mettre au jour ; ou comment le récit d’une fable peut se lire dans l’écriture du Noir, et même par son élaboration.

À partir de Combat de nègre et de chiens donc, Koltès y revient souvent, il lui est impossible de ne pas composer un personnage de Noir. Pour quelles raisons ?

Blacks
On peut être agi, je le suppose, selon les mêmes lois que celles de la mécanique ou de l’astrophysique. Or une pierre ne tombe pas sur le sol par sympathie, par solidarité ou par attrait sexuel ; elle tombe dépourvue de tout sens moral. A posteriori, et tout en tombant, elle peut se trouver de jolies raisons de tomber.
C’est comme, dans le système solaire, un caillou en chute permanente vers le soleil : si les attractions secondaires sont suffisantes, cela se traduit par une orbite autour du soleil ; si elles ne le sont pas, ou plus, je suppose que l’on finit par s’écraser .

Provocation de Koltès : alors qu’on aurait attendu qu’il expose des causes politiques, morales, idéologiques, l’auteur au contraire pose comme à la fois évidentes, inexplicables, et au sens propre naturelles, les raisons qui exigent de lui nécessairement la présence d’un corps Noir dans ses textes. En refusant de se justifier, le dramaturge renverse la question : ce qui deviendrait « étrange » serait de ne pas en parler — son absence contreviendrait à l’ordre naturel, normal, normé des choses. La présence des Noirs est injustifiable comme l’air que l’on respire : nul besoin d’y faire mention après tout ; d’ailleurs, dans ce paragraphe, le mot « Noir » ne vient jamais, à part dans le titre (et encore est-il noté en anglais : Blacks). En déniant toute cause signifiante à la présence du Noir, Koltès récuse le présupposé d’un choix affectif, personnel (ce que sous-entendait la question de l’entretien initial — et quand bien même ce que l’on sait de la vie de l’auteur pourrait l’expliquer), et moral. L’éthique de l’écriture du Noir et de sa présence est ainsi inqualifiable de l’extérieur. L’auteur traverse les motivations personnelles (la « sympathie » et l’« attrait sexuel »), ou les causes militantes (la « solidarité »), pour approfondir l’enjeu de cette chute des corps noirs dans ses textes. Cette éthique érige la présence immotivée du Noir, sa nécessité physique, sa loi cosmique, l’évidence de sa beauté comme obéissant aux puissances d’un nombre d’or dont la formule est mathématique dans la mesure où les mathématiques elles-mêmes, et malgré elles, obéissent à sa loi. Et pourtant, la dernière phrase contrevient habilement à l’objectivité supposée d’un tel propos, et sous le pronom personnel « on » se rétablit in extremis quelque chose de l’ordre de l’affectivité humain : « je suppose que l’on suppose que l’on finit par s’écraser ». C’est avec ce « on », introduit par le je de l’auteur, comme l’introduction finale d’un affect de l’impersonnel, un impersonnel qui serait communautaire, solidaire, et qui ouvre à l’espace esthétique de son écriture.

Il me semble qu’ils seront, inévitablement, présents, jusqu’à la fin, dans tout ce que j’écris. Me demander d’écrire une pièce, ou un roman, sans qu’il y en ait au moins un, même tout petit, même caché derrière un réverbère, ce serait comme de demander à un photographe de prendre une photo sans lumière .

Nouvelle provocation, nouveau retournement : la noirceur du personnage est l’outil de révélation qui rend visible l’ensemble. La métaphore photographique, qui fait du Noir l’élément une fois encore naturel, permet le renversement : c’est le Noir qui est la Lumière. Cette provocation (ici mineure, joyeuse) rejoue celle, plus grave évidemment, que pratiquaient beaucoup d’intellectuels Afro-Américains à la même époque, de James Baldwin à Malcom X et aux Black Panthers, pour lesquels le dictionnaire lui-même inscrivait dans le langage une hiérarchie raciale, qui faisait du mot « noir » un défaut moral, ou une force négative, l’obscurité inquiétante, le sombre décorum qui implique abîme métaphysique et culpabilité historique — dans la langue, son inconscient et sa pratique, une âme noire est forcément damnée, tandis qu’un innocent est fatalement d’une blancheur virginale. Par ce renversement métaphorique qui fait de la noirceur une lumière, Koltès désigne le champ narratif et dévoile la place occupée et le rôle joué par le Noir non plus comme personnage parmi d’autres, mais comme principe, qui nous empêche qu’on fasse de sa présence un simple motif, un stylème de pure forme, une fantaisie récursive.

Présence d’Abad, son rythme

De tous ces personnages, d’inégale importance au sein de la fable mais dont la présence justifie cependant à elle seule la tenue de la fable et son point de vue, on le verra, le plus emblématique, le plus apte à nous permettre de comprendre cette éthique du corps noir, est Abad. Celui-ci n’est pas un personnage exemplaire, capable de nous fournir le paradigme d’énonciation du Noir, car Abad nous donne la figuration unique d’un personnage à tous points de vue problématique, qui ne sera jamais — comme toujours dans l’écriture de Koltès — appelé à être réécrit tel quel. Du moins nous semble-t-il incarner une position, non pas poétique, mais proprement éthique quant au rapport au récit d’une part et au monde d’autre part, dont il paraît être un témoin, au sens de la perception et du relais. Abad semble à travers toute la pièce le maître d’un jeu d’ombres et de lumière.

Il y a deux manières de parler d’Abad. L’une, peut-être un peu littéraire, mais qui rend peut-être le mieux compte de ce que, à la fin, l’histoire raconte ; c’est François Regnault qui écrivait : « Abad n’est pas un personnage en négatif au milieu de la pièce ; c’est la pièce qui est le négatif du Noir ». Mais peut-être vaut-il mieux en parler comme d’un personnage à part entière, parce qu’ il en est un. Finalement, il n’est ni plus ni moins secret que Koch ; il est seulement moins familier. Il n’est pas, morphologiquement, différent des autres ; sa couleur est une circonstance sans raison ; tout ce qui fait sa différence est volontaire de sa part. Ce n’est pas Gaspard Hauser. Il n’est pas plus incapable de parler que Koch ; il refuse de parler, voilà tout. Sa seule différence notable et structurelle est sa lenteur ; et c’est un des moteurs de l’ histoire .

« Parler d’Abad », c’est trouver la plus juste position pour rendre compte de ce que « l’histoire raconte » : parce qu’il est le personnage qui cristallise en lui une formulation complexe des enjeux narratifs au cœur de la question éthique, c’est ce personnage, plus que Koch, Charles, Fak, Rodolfe, ou Cécile, Monique et Claire, qui dira le récit. Koltès évoque François Regnault et sa formule beaucoup rappelée depuis, du renversement de la négativité du Noir sur la pièce. On relèvera qu’il s’agit d’une explication à laquelle l’auteur consent, faute de mieux, plus qu’il ne fait sienne : manière « peut-être un peu littéraire » de parler, c’est-à-dire, on le devine pour lui, un peu artificielle, et finalement trop métaphorique pour désigner précisément et profondément ce dont il s’agit. C’est que cette négativité n’est pas seulement une question de construction technique, dramaturgique, poétique. « Personnage à part entière », il impose sa différence comme une raison suffisante d’exister ; son silence comme un choix qui n’est ni un retranchement, ni une perte ; son secret, comme une manière d’être qui le singularise au même titre que tous, précisément au titre qui rend possible la lisibilité du secret des chacun des autres. Dans ce qui lie ces trois aspects du personnage (présence, silence, secret), une dynamique qu’on pourrait croire négative : la lenteur, qui n’est cependant pas un défaut de vitesse, mais une allure propre, qui s’impose peu à peu comme la mesure du récit.

Sur la jetée.
 Un vent très fort, une pluie de grêle, bousculent Koch et Abad qui se retiennent où ils peuvent. Le fusil-mitrailleur passe de main en main. Koch crie au-dessus du vacarme.
 Koch — Dépêchez-vous, dépêchez-vous, vous avez l’air du genre lent à comprendre pourquoi vous faites quelque chose.

Cette lenteur n’est pourtant pas indécision, mais formulation du rythme du récit. Abad est ainsi, comme le dit Koltès, le « moteur de l’histoire » — on se souvient que la première indication scénique qui suit la notation du « mur d’obscurité », et avant l’entrée de Monique et de Koch, évoque le « bruit d’un moteur de voiture, au ralenti, non loin. » D’emblée se définit ainsi le rythme de ce moteur : ralenti, dans l’éloignement proche d’un mouvement qui s’arrête, va s’arrêter, ou commence. Tel est le mouvement d’Abad, et tel le tempo du récit. Réglant le rythme de la fable, Abad apparaît en effet, discrètement, comme le grand ordonnateur du temps. Quand Koch vient demander de mourir, c’est à lui que se réfère Charles :

Abad parle à l’oreille de Charles qui revient vers Koch.
Charles — Il veut savoir pourquoi tu veux régler tes sales affaires ici.

Cette volte, mouvement de Charles qui fait retour à Abad avant de retourner vers Koch se répète tout au long de cette scène comme un processus qui décrit la place du Noir dans la pièce : en position décentrée dans l’espace, mais central dans la parole qui se refuse (du moins, dans l’adresse directe), Abad organise la distribution de la parole par rétraction, de même qu’il produit le drame dans son différé. Il ne suffirait, semble-t-il, que d’une parole de sa part pour accepter la mort de Koch, et donc pour arrêter la pièce : mort qu’il refuse, et fin qu’il retarde, ou prolonge.

Abad et Charles se parlent, longuement, à l’oreille.
Charles (à Koch) — Il ne veut pas. 
 Koch — Pourquoi ?
Charles — Il dit qu’un mort ici attirerait la police. 
 Koch — Foutaises. L’affaire sera étouffée. Voulez-vous que j’écrive un mot, qui vous blanchisse ?

Blancheur de la culpabilité — réécriture du dictionnaire. Le Noir veut garder auprès de lui l’ombre qui organise dans le hangar les flux de circulations et la vie de cette faune qu’il désire protéger plus que tout. C’est Abad qui fait donc durer le théâtre (son récit), car s’il acceptait immédiatement la mort de Koch, tout cesserait rapidement : c’est pourquoi il viendra le repêcher quand il se jettera dans le fleuve au début — de même qu’il refusera le départ de Charles, au début, avant finalement de l’empêcher et de le produire en le tuant. Abad est l’être de la préservation du lieu non par conservatisme, mais parce qu’il est le lieu du récit — celui-ci pourtant, et c’est la loi du temps, ne cesse de se défaire à mesure qu’il se fait. C’est pourquoi, ce personnage de la lenteur deviendra celui de l’accélération (une autre forme de lenteur, qui place le curseur de la vitesse à un autre niveau). À la mort de Cécile, la communauté s’est défaite, la faune du lieu a perdu de son équilibre essentiel, et l’éco-système s’effondre : c’est ici que le récit s’accomplit, et qu’Abad en est l’instrument, le bras armé. En acceptant de conduire Koch à la mort d’abord : mort cette fois réalisée parce que consentie par Abad ; en tirant sur Charles enfin, accomplissant la pièce, l’achevant.

Tempo de l’histoire : c’est lui qui la conduit ; il semble que l’ensemble du récit soit sous sa scansion du temps, comme le métronome qui dicte la pulsion de chaque mouvement, règle la chorégraphie des absences et des présences : c’est lui qui, autant que passeur des corps, fait passer le temps.

Silence d’Abad, son secret

La vecteur de ce tempo réside dans l’un des aspects les plus spectaculaires de toutes les compositions de Koltès : le personnage qui ordonne le rythme du récit est aussi le seul qui demeure silencieux. Sans doute est-ce en partie à cela que pense François Regnault lorsqu’il affirme que le travail de Koltès consiste à faire supporter par des moyens théâtraux ce que le théâtre n’est pas censé supporter . Le silence, au théâtre ne peut être que l’espace entre deux paroles : un personnage n’existe que dans sa prise de parole ; mais c’est justement en faisant du silence une parole qu’il est parvenu à faire de ce silence à la fois un geste théâtral, et un geste qui fait violence au théâtre. Une parole, c’est-à-dire pour Koltès une action et une adresse : une articulation à un événement qui se déploie dans le temps et l’espace d’un territoire donné — telle pourrait être le silence d’Abad, et sa valeur.

Précisons ce fait : Abad n’est pas un personnage muet, mais silencieux. Il refuse de parler, ou plutôt il choisit de garder le silence — non pas, de nouveau, un défaut d’être, mais une décision, une conquête, une avancée dans l’être. Du moins est-ce ainsi que Koltès ensuite le présentera.
Abad refuse de parler à qui que ce soit d’autre que Charles ; et encore est-il économe en mots, et lui parle-t-il à l’oreille. Je ne l’ai pas rendu muet parce que c’était plus facile, bien qu’effectivement cela le fût, mais parce que c’était incontournable.

« Abad n’est pas un personnage en négatif au milieu de la pièce, mais c’est la pièce qui est le négatif du Noir » .

On reviendra sur le sens de ce silence, ce qu’il garde, ce qu’il produit — sur la faculté de ce corps et sur les raisons de l’incarner, ce qu’il incarne aussi dans son évaporation : mais il faut d’abord revenir sur l’écriture de ce silence. Il semble que « l’incontournable » dont parle Koltès n’est pas allé de soi dans un premier temps. Claude Stratz rapporte que le silence d’Abad ne s’est pas imposé d’abord, que « longtemps Koltès a cherché à le faire parler . » Dans les carnets que dévoile Claude Stratz, l’auteur avait noté : « Deux monologues d’A. : 1 au début, 1 à la fin. Le reste, il refuse de parler. »Et dans d’autres notes : « Marley [le premier nom de ce personnage] refuse absolument d’adresser la parole à K[och]. – Très bavard avec Charlie ; muet avec les autres. Termine ses discours par un point. Phrases à l’infini ». Il y aurait ici comme un mouvement similaire au projet de film autour de Maria Casarès, au début des années 1970, ce scénario jamais écrit que Koltès rêvait sur l’aphasie (« Casarès parlerait beaucoup »), comme si pour Koltès, quelque chose dans la langue faisait côtoyer le silence absolu à la parole infinie. Ce mouvement résulte-t-il d’un « échec à le faire parler » ? Peut-être faut-il plutôt considérer, dans le trajet de l’écriture vers le personnage, non pas d’une impossibilité au sens technique, mais de l’impouvoir comme acceptation de ce seuil au-delà duquel l’auteur ne pouvait aller. L’empathie extrême avec laquelle Koltès écrivait ses personnages peut expliquer ce retrait du langage : c’est Abad qui impose à son auteur le silence de sa voix, parce que ce corps est inapprochable, comme un espace sacré. Il y aurait ici comme une limite, au-delà de laquelle l’écriture ne saurait aller sans rompre quelque chose de son intégrité. Faire parler Abad pour quelqu’un (un auteur Blanc) qui ne peut en aucun cas avoir accès à sa profondeur, à son monde, à l’organisation intime de son fonctionnement serait une sorte de blasphème. L’artefact de la construction du personnage pousserait ainsi son créateur à ériger précisément au sein de cette construction subjective un mur entre lui et sa créature : paradoxe qui s’explique justement par la constitution de personnages qui sont des systèmes organiques complexes visant l’autonomie. Double mouvement de création et d’impossible jonction, ce geste pourrait justifier, d’un point de vue éthique et non pas poétique, que l’auteur se soit refusé à faire parler un être littéralement inouï même pour celui qui l’invente.

C’est pourquoi ces phrases à l’infini de Marley devinrent le silence tenu obstinément par Abad, noté dans un second temps Abd : « L’abréviation : Abd, dont je me sers pour désigner un personnage est provisoire ; j’ai l’intention de composer son nom à partir de ce préfixe arabe qui signifie : qui appartient à. »Finalement, la composition sera minimale, seul l’ajout d’une voyelle (la même que l’initiale), suffira à nommer le personnage depuis sa racine. Même mouvement de jonction impossible : Abad ne saurait être nommé d’un nom qui l’aurait accompli. Koltès inscrira la nomination provisoire dans le texte lui-même, et fera de sa difficulté à le nommer un attribut de ce personnage, puisque c’est Charles qui lui donnera ce nom Abad, sans raison apparente, et comme provisoirement. Au juste, après la mort de Charles, cet Abad n’aura plus de raison de s’appeler ainsi.

Magnétisme d’Abad, son rôle

Abad n’est pas Gaspard Hauser , avait dit Koltès : il n’est pas le sauvage mystérieux, l’orphelin de l’Europe, l’énigme pure des origines, l’être balloté, manipulé, réceptacle du fantasme des origines des autres. Abad est moins agi qu’il n’agit, acteur de son rôle et de ceux des êtres : éthique relative de ce personnage dont la parole tenue silencieuse permet que se délivre celle des autres. C’est en effet le rôle fondamental d’Abad, comme l’avait déjà souligné Anne Ubersfeld : « Son silence permet aux autres personnages de se dire, de dire leur désir, selon le mode déjà perçu du soliloque. […] Mais toute la pièce est orientée par ce terrible appel, ce trou noir qu’est le muet Abad, comme si vers lui convergeraient tous les appétits. Autobiographique peut-être, cette place de l’Autre, du Noir, comme la place (vide, impossible à combler) du désir de l’Autre . » Sur ce plan pourtant, peu importe l’autobiographie, quand seules compte son invention et la production d’un désir : ce point qui fait commencer l’écriture au lieu où l’affectif cesse, et au seuil du désir, l’impossibilité du langage qui rejoint devient la faculté de la langue à raconter un personnage.

Son silence est par conséquent dynamique, au sens où il libère la parole des autres. Viennent se confier à lui successivement Charles, Cécile, Charles de nouveau, Rodolfe, Koch. Chacun son tour viendra auprès de lui, qui accueillera leur monologue (leur soliloque), Abad sera comme une paroi, une page qui saura être support à la lancée des mots qui les recevra, les imprimera. Un même mouvement ou presque s’élabore dans chacun de ces monologues : des insultes, puis une demande, qui prend la forme d’une supplique comme on confie un secret. Pour Charles, la nouvelle de son départ ; Cécile, le regret de son exil ; Rodolfe, la haine de son fils, sa volonté de le tuer ; Koch, le désir de suicide : ces secrets se révèlent donc dans la chambre claire du monologue adressé à Abad, négatif qui permet que soit rendus visibles des miroitements et des profondeurs tues.
Ainsi faut-il concevoir ce personnage comme un passeur — on a vu combien il opérait le passage du temps : c’est aussi celui des corps dont il endosse la charge. Comme plus tard, dans Prologue, Ali, il est le Charon mythique, sentinelle au bord du fleuve qui accepte ou refuse le passage : à Koch, à Charles, et en partie à Cécile. C’est pourquoi il jouit d’une qualité de présence différente qui le singularise.

Il faut donc choisir l’acteur qui fera Abad en fonction de ce qu’il a à faire, et non pas en fonction de ce qu’il est dispensé de faire. Nul besoin qu’il sache parler, sans doute ; mais, lorsqu’on le met dans un coin, à l’abri, son corps se met à dégager de la fumée. C’est pour cela qu’il doit être choisi .

Aspects fantastiques de ce corps, irradiant et évaporé : Abad est le personnage de l’air et de l’eau, celui qui prend forme de l’espace qu’il occupe, que l’on voit par transparence active, cette fumée qui se dégage de lui est signe de cette assomption d’un corps qui excède les limites du corps. Personnage élémentaire, il est presque toujours ruisselant d’eau, comme si l’entourait quelque chose qui lui donnait une autre peau, doublait son corps d’une limite indéfinie, relative, transitoire, et qui le rendait visible, trace de son existence écoulée à l’infini, inaltérable en dépit de tout.
Cécile — (Revenant brusquement en courant vers Abad.) Et toi, dis à ces gouttes d’eau de cesser immédiatement de couler de ta caboche, de cesser de crépiter sur le sol, ce bruit me fatigue, tu n’as aucun droit de faire ce bruit, aucune autorisation, rien, tu n’as pas le droit du tout d’exister.

Figure de projection, Abad est un personnage qui assemble en lui des énergies contradictoires, entre silence gardé pour lui et paroles répandues autour de lui ; entre retrait et activité ; entre passage et effacement ; entre tendresse et violence. Dans un texte accompagnant le programme de son spectacle, le metteur en scène Jean-Christophe Saïs témoigne de cette puissance d’interprétation qu’appelle Abad, propice à d’innombrables rêveries, d’infinies constructions spéculatives.

Abad me semble être le personnage central. Il est très difficile d’accès. J’ai posé sur lui une vision radicale : pour moi, il est un ange, peut-être dans les limbes et il est là pour faire passer les autres. Toujours selon moi, c’est lui qui devient le dealer dans cette autre pièce de Koltès La Solitude des champs de coton : s’il y avait un dialogue entre Koch et Abad cela donnerait La Solitude… Dans Quai ouest Koch réclame instamment la mort à Abad, et dans La Solitude… il y a aussi une demande, une sorte d’échange complexe…

Abad a un pouvoir et tous veulent lui parler. Il est emprunt d’une espèce de pureté et, chose étrange, il est toujours mouillé. Il est toujours nimbé d’une petite pluie, d’une eau qui ne sèche jamais ; cela me fait penser aussi au sang sur les mains de Lady Macbeth. C’est sa marque, sa trace, celle qui lui est donnée par le destin.

Abad est un révélateur, un ange, un intercesseur. Il est à côté de la pièce, il n’a pas de désir et tout le traverse. Il sait que ce qui est en train de se jouer est dérisoire : Charles désire de l’argent, Abad lui en donne, Koch désire la mort, il lui donne l’arme… Il n’y a finalement qu’un seul désir qu’il ne peut satisfaire, celui de Claire qui lui demande de se sécher… Sa fonction en somme est d’être « liquide »et d’écouter ; cela doit avoir à faire avec notre origine, avec la source, avec la vie…
Abad est de l’ordre du divin et de la destinée. Il est hors temps, hors jeu. Comme j’associe Charles à Koltès, j’associe Abad à la figure de l’écrivain : il s’extrait et regarde. Il est en dehors de la fiction, mais il a le pouvoir d’agir sur elle. À la fin, Abad tue Charles, il le libère. J’ai voulu que ce soit un petit garçon qui joue le rôle d’Abad .

Ange, dealer, passeur, instrument de la fatalité, de la vengeance, de la divinité, intercesseur, double de l’auteur, dehors de la fiction mais puissance motrice de l’action, Abad est pour J.-C. Saïs une épaisseur de signes mouvants, en mouvement, une dynamique aux ressorts multiples. Ce qu’il faut retenir surtout, c’est la faculté de ce personnage à produire du sens et de l’événement : à fabriquer un récit qui outrepasse la trajectoire narrative de ce qui se donne à lire comme récit. Telle pourrait être l’éthique ultime d’un personnage irréductible à toute assignation à un rôle : engendrer des récits, être dépôt de récits innombrables autour desquelles se composera le récit que racontera le spectacle. Faire d’Abad un enfant, un vieillard, un double de l’auteur (mais en tant qu’il ne saura jamais être l’auteur), ou son envers, c’est toujours une manière d’élaborer la plasticité d’un personnage qui est comme l’image du processus du récit.

[Rodolfe] continue de pleurer.
 La nuit tombe et fait disparaître Abad. 
 Rodolfe s’éloigne vers la sortie.


La nuit fait disparaître Abad après les larmes de Rodolfe qui rejouent la liquidité du fleuve, sa mélancolie matérialisée en paroles quand le verbe cesse et ne trouvant pas de mot, s’écoule : passage des larmes à la nuit, comme Abad passe du fleuve à la noirceur d’un lieu qui est sa métonymie. Il y aurait une collusion de sens (une communauté d’intérêts) entre espace et corps : ce n’est pas « dans » la nuit que disparaît Abad, mais la nuit elle-même qui le fait disparaître, parce que le personnage est lié fortement à l’érection de la nuit et à son évanouissement. Il possède la couleur du lieu, ce hangar sombre aux trouées de lumière que la lune fait tourner sur les parois et les corps ; il incarne aussi sa labilité, cette liquidité, la plasticité de ce territoire ; il porte enfin la parole de l’écriture quand elle vient se poser sur la page, un silence appelé à être parlé.


2. Mama, affolement du féminin
Corps perdu

Figures de passages

En face de l’homme Blanc, il est un autre corps minoritaire : la femme, corps doublement minoritaire car elle paraît souvent être un personnage mineur dans les récits de Koltès. Cette minorité (dramaturgique) explique peut-être pourquoi il existe peu (voire pas du tout) d’études portant sur le corps féminin dans l’œuvre. Il semblerait en effet, au premier abord, que les femmes apparaissent surtout comme secondaires au sens où elles servent de doubles aux rôles masculins — secondarité dégradée même : Léone est, aux yeux d’Alboury, peu différente de Horn, tout comme Cécile répète Charles aux yeux de Koch (et Claire rejoue Fak) ; Fatima serait le double de Edouard dans Le Retour au désert ; quant à la Dame du square, elle joue pour Roberto Zucco le même rôle que le Vieux Monsieur du métro. Répétitions à chaque fois mineures : on pressent en effet que Cécile possède un rôle moins important que Charles, tout comme Claire par rapport à Fak, ou la Dame en regard du Vieux Monsieur.

Cette lecture de surface témoigne au moins de ceci : l’impression de lecture tend presque toujours à faire de la femme une figure répétée de l’homme — et dans la répétition, une certaine forme de lourdeur qui empêche ou retient. Qu’on pense à ce que représentent les sœurs pour les frères, Maïmouna pour Abou, Claire pour Charles, la Gamine dans Roberto Zucco. Se dégage ainsi, toujours en surface — mais on a vu combien ces jeux de surface étaient importants pour structurer la fable, que la surface est un passage obligé pour appréhender ce qui se joue en profondeur —, l’impression d’un certain mépris : celui d’Alboury (et Cal, puis de Horn lui-même) pour Léone ; de Fak et de Charles pour Claire ; de Abou pour sa sœur ; d’Ali pour Nécata et du Chroniqueur pour la Cocotte ; de Mathilde ou du Parachutiste pour Fatima (dont finalement personne ne parle) ; de Zucco pour toutes les femmes qu’il rencontre : sa mère, la Dame et jusqu’à la Gamine.

Ces relations au premier niveau de l’affect ne disent pourtant rien, on le devine, de la complexité qui pourtant les anime au niveau de la fable : s’en tenir à ces affects seraient oublier le fait que ce qui semble mépris n’a été obtenu qu’au terme d’une trajectoire de désir — Léone, Claire, Fatima, la Gamine par exemple, ont toutes plus ou moins été l’objet (amoureux) d’hommes, désir dont elles ont fini par être victimes. On ne saurait donc les réduire à des rôles de répétition, tant elles apparaissent comme des figures de passage, marques d’une trajectoire, souvent à leurs corps défendant : corps qui portent le stigmate d’une blessure, la leur et, en partie on le verra, celle du récit dont elle serait finalement dépositaires, c’est-à-dire finalement garantes et témoins elles aussi d’un devenir de la fable qui s’accomplit en elles, sur elles.

Carole. — Tu sais mon rêve, maintenant, l’idée que j’aurais ? Que j’aimerais être écrite — enfin, tu vois : qu’un écrivain s’occupe de moi, un écrivain que j’aurais rencontré et qui s’intéresse à mon cas, qu’il écrive un roman, ou peut-être pas tant : un genre de nouvelle, ou de feuilleton pour les journaux ; que je sois publiée, tu vois. Maintenant, c’est la chose qui me plairait tout à fait .

Elles sont aussi les supports d’un désir, des figures d’écriture, sur lesquelles écrire, comme si elles étaient destinées à l’œuvre : les femmes sont un corps d’écriture, comme livrées à cette opération de mise à mort qu’est l’écriture sur le réel, de transfiguration du corps en mots. On verra les formes de ces mises à mort — ici, disons que la femme est l’espace privilégié d’un tel désir, c’est-à-dire d’une telle volonté de passage, où le prix à payer du passage est souvent le corps de la femme elle-même.
Car sur ces femmes pèse ainsi cette fatalité commune à laquelle Koltès revient sans cesse — fatalité et minorité sur laquelle se développe une obsession : celle de la virginité, et plus précisément de la virginité perdue. Nulle pièce où cette question soit absente, leitmotiv dont la reprise désigne l’espace d’un enjeu qui dépasse la simple évocation d’une honte seulement morale, d’une notation pauvrement sociale. Il y aurait là comme la formulation de la marque singulière du corps féminin, qui serait à l’image de la couleur de la peau du Noir. Comme le Noir, la femme porte en elle la singularité absolue d’un corps impartageable, irréductible : le pouvoir des hommes s’exerce sur elles comme sur le Noir dans la volonté de le réduire, d’en préserver l’immobilité qui leur donnerait l’illusion de leur pouvoir. Pour les femmes, la virginité est ainsi une menace et sa perte synonyme d’un certain affranchissement — c’est pourquoi nombreuses sont les pièces de Koltès qui ne peuvent se raconter sans faire l’économie de ce passage, perte de la virginité qui est aussi un gain, et comme une libération du pouvoir des Frères et des Mères. Ainsi de Claire, Fatima, la Gamine, destin de trois jeunes filles violées, perdues pour leurs familles parce qu’elles ont accompli leur trajet narratif vers ce qui se présente avant tout comme une naissance. Trajet d’une violence qui pourrait paraître insoutenable, si celle-ci n’était pas littéralement expédiée, voire évacuée hors-champ. Ce qui importe, ce n’est pas, évidemment, la réflexion sur la question féminine, l’enjeu du genre ou d’une revendication à laquelle Koltès est largement étranger, pour ne pas dire hostile, mais de comprendre que le corps féminin est cette trajectoire : c’est-à-dire qu’il ne peut se saisir que dans le temps et l’espace d’un parcours, autrement dit d’un récit, dont la spécificité est d’être celui de la perte dialectique en laquelle s’arrache un gain.

C’est, ainsi résumé, le sens de l’éthique du corps féminin dans ce qu’il raconte : corps minoritaire dont on comprend qu’il ne porte pas sur la femme en tant que telle, mais qu’il peut figurer aussi comme un espace de projection et d’invention de soi. Pour Koltès, l’écriture du récit féminin est celui d’un devenir qui traverse la question sexuelle pour conquérir une forme d’être différent. Privilège, pourrait-on dire, qui leur est réservé, ce devenir de l’enfance à la femme par la violence du corps raconte un certain rapport au monde et aux autres, au corps et au devenir, qui pourrait être celui de tous, et qui se formule directement, charnellement, dans le corps féminin. La femme, plus que l’homme, connaît ce passage dans le corps : ce que Koltès raconte, dans cette obsession de la virginité, c’est ce devenir autre dans le corps même.

Parce qu’il croise les enjeux du mineur, du désir, du devenir et du corps, de la perte et de la conquête hors de toute question morale (ou posant la question morale comme insuffisante), le corps féminin est le paradigme du devenir. Nul hasard s’il est le corps intermédiaire dans le rêve des vies successives de Léone que l’on a rappelé plus haut. Entre le corps du Blanc, plus bas niveau de l’échelle de l’être (parce que plus haut degré du pouvoir, forme majeure du corps), et du corps du Noir (corps élu parce que corps maudit), il y aurait ce corps féminin — corps du passage donc, qui est souvent l’espace et l’épreuve d’un passage.

Parmi toutes les figures féminines de l’écriture de Koltès, il en est une, plus particulièrement, qui raconte quelque chose de cette minorité comme acte de conquête, de ce passage non seulement dans le devenir du corps mais dans celui qui fait l’expérience de sa rencontre : il s’agit de mama , dans La Nuit juste avant les forêts. De la même façon qu’Abad n’était pas le corps exemplaire du Noir, mama est loin d’être la figure féminine par excellence. Elle paraît être, plus que ne l’était Abad, un personnage unique, et, son apparition, l’espace sans exemple d’un rapport à la femme ici raconté comme pour ne plus jamais l’être. L’hypothèse que l’on fera ici est celle d’une lecture élégiaque de l’écriture narrative du corps féminin : c’est dans le deuil de mama (celui de sa perte, éprouvée comme une mort) que les femmes des récits koltésiens s’écriront. Mama figure, on le verra, comme une origine cachée et secrète du corps minoritaire et de son récit — virginité (perdue) du récit, lieu d’un passage.

Le trajet vers mama

La puissance matricielle du texte La Nuit juste avant les forêts, si elle est souvent abordée dans sa force de production externe, depuis le versant de l’histoire de l’écriture de Koltès, l’est plus rarement par le corps intérieur et central du récit qui le constitue. Ce corps, délivré dans une langue qui traverse à neuf ce texte et invente pour son auteur des positions d’écriture décisives dans les dix ans de composition qui vont suivre, n’est en effet pas seulement celui d’une structure abstraite ou d’une procédure croisant théâtre, poème et action (le monologue adressé au premier qui passe, camarade de silence), mais il porte aussi un nom, un visage, un regard qui défigure. C’est le second partenaire essentiel du texte, figure mythique et originaire : mama. Le récit de mama est au centre d’une triade féminine dans l’adresse du locuteur de La Nuit juste avant les forêts : avant elle, c’est l’évocation d’une jeune fille blonde, belle « comme c’est pas possible », mais dont la beauté trompe justement, et cache l’alliance abjecte qu’elle a noué avec les « salauds », qui se révèle dès qu’elle parle, et permet au locuteur de fuir, non sans douleur : « si j’avais pu voir qu’elle était de l’autre côté, que c’était une salope  »… La rencontre de la jeune fille blonde laisse croire un instant que tout est perdu, car si même la beauté « est passé de l’autre côté », alors cela laisse croire que « tout le monde est passé de l’autre côté  ». Ce qui sauve finalement, et in extremis le locuteur, c’est une impossible reconnaissance :

…elle, elle ne me reconnaissait pas, à cause de cette lumière qui nous fait si semblable — on chassera le rat, minet, et puis, tu resteras avec moi […], mais ne voilà-t-il pas qu’elle ne savait pas qui j’étais — la nouvelle force, c’est nous, qu’elle me dit, et je devais en être aussi — moi, j’aurais bien voulu, à cause de son regard à vous faire planer, mais la pire saloperie technique et internationale a pris des formes comme cela, ils ont fait passer tout le monde de l’autre côté, même les filles pas possibles qui vous rendraient cinglés, si elles ne parlaient pas …

Après le malentendu de la non-reconnaissance, vient le temps de la fuite — l’enfoncée dans le désespoir nocturne, au plus profond de la mélancolie : c’est là que le locuteur trouve mama. Il a fallu pour la rejoindre traverser cette nuit (symbolique) de la solitude où même la beauté est devenu l’instrument « des cons », et le siège de ceux d’ici, qui stationnent, imposent leur loi, leur code, les zones du réel que les salauds tracent pour déterminer les usages du monde. On peut peut-être voir là un mouvement analogue à celui qui préside au début de la trajectoire rimbaldienne d’Une Saison en enfer :

Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s’ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 
Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. − Et je l’ai trouvée amère. − Et je l’ai injuriée.
Je me suis armé contre la justice.
Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c’est à vous que mon trésor a été confié !
 Je parvins à faire s’évanouir dans mon esprit toute l’espérance humaine. Sur toute joie pour l’étrangler j’ai fait le bond sourd de la bête féroce.
 J’ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J’ai appelé les fléaux, pour m’étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l’air du crime. Et j’ai joué de bons tours à la folie.

Au soir qu’on devine symbolique, nuit obscure de tout un trajet, le poète reconnaît la Beauté comme amère (mot si koltésien), la répudie et la fuit, fuit une partie d’un monde ancien, et va au-devant du malheur, là où proche de la folie, se retrouverait ce qui a été perdu — la trajectoire de Rimbaud pourrait être assez proche de celle que raconte le locuteur ici. C’est, après avoir congédié la beauté, auprès du fleuve que la folie l’emporte : pour s’y jeter ? Le texte ne le dit pas. Pourtant, là, ce n’est pas la mort qu’il rencontre, mais une fille, penchée au-dessus de l’eau.

Le récit de mama

[…] tu te promènes n’importe où, un soir par hasard, tu vois une fille penchée juste au-dessus de l’eau, tu t’approches par hasard, elle se retourne, te dis : moi mon nom c’est mama, ne me dis pas le tien, ne me dis pas le tien, tu ne lui dis pas ton nom, tu lui dis : où on va ? elle te dit : où tu voudrais aller ? on reste ici, non ?, alors tu restes ici, jusqu’au petit matin qu’elle s’en aille, toute la nuit je demande : qui tu es ? où tu habites ? quand est-ce qu’on se revoit ?

Le dialogue qui commence, enchâssé dans le récit du locuteur adressé à son passant, fait usage d’une étonnante distance, avec ce « tu » à valeur générique qui désigne moins l’autre que soi-même, comme s’il s’agissait d’une expérience globale qu’on raconterait pour l’enseigner. Ce « tu » initial déplace la personne qui raconte et isole l’expérience dans un mouvement d’attribution singulière. L’échange se complexifie davantage lorsque un troisième « tu »s’impose, après celui qui désigne le passant, et celui dont le locuteur se sert pour se désigner, c’est, dans un renversement réflexif, le « tu » de mama qui s’adresse au locuteur, devenu passant. La scène initiale est ici rejouée : c’est en fait la rencontre avec mama qui a répété, préparé, joué la scène englobante.

L’échange initié par mama est dissymétrique : interrompu avant qu’il ne commence, pourrait-on dire — mama donne son nom, mais refuse ensuite d’aller plus loin, de se présenter, de parler d’elle en termes d’origine. Elle ne dira ni qui est elle vraiment ni d’où elle vient : son nom même se révèlera faux. L’espace de la rencontre qu’elle ouvre et impose avec une certaine violence, est celui de la présence implacable : « alors tu restes ici », sans passé ni avenir possible. La question « quand est-ce qu’on se revoit ? »demeure ainsi fatalement sans réponse, suspendue comme ce pont au-dessus du vide, ou cette nuit entre deux jours, rencontre qui est une effraction dans la nuit de la solitude d’un partage qui d’abord ne se raconte pas.

Mais une fois posée « toute cette nuit »de la demande, le reste peut ensuite se dire, puisque l’expérience a été accomplie (et donc perdue), la demande de se préciser : et la question « qui tu es ? » prend évidemment ici une valeur plus haute, plus ontologiquement grave que simplement entendue au sens « policier » d’une identité)

… elle dit, penchée sur la rivière : je ne la quitte jamais, je vais d’une berge à l’autre, d’une passerelle à une autre, je remonte le canal et reviens à la rivière, je regarde les péniches, je regarde les écluses, je cherche le fond de l’eau, je m’assieds au bord de l’eau ou je me penche au-dessus, moi je ne peux parler que sur les ponts ou les berges et je ne peux aimer que là, ailleurs je suis comme morte, tout le jour je m’ennuie, et chaque soir, je reviens, près de l’eau, et on ne se quitte plus jusqu’à ce qu’il fasse jour –,

C’est la première version du récit de la nuit qui ne réside que dans les paroles de mama : on a déjà évoqué la place symbolique de mama d’une berge à l’autre, dans cet entre des choses qui est aussi celle de l’interstice de la rencontre — le pont revêt une puissance allégorique ici qui désigne cette jonction des réalités. Le discours de mama, son énigme, sa force, réside dans ce ralentissement soudain du rythme, anaphore de certains verbes, répétitions de certains patrons rythmiques — se raconte le mystère de cette occupation sans fin, inépuisable, l’inquiétante menace qu’elle porte : regarder le fond de l’eau. Se disent là ces fascinations pour la surface et la profondeur — parce que la surface porte le désir de la profondeur, celui de s’y confier tout entière ? Mama pourrait être en ce sens une figure de Narcisse. La mort est dans la ville pourtant, la vie trouve refuge ici et seulement ici, dans un inexplicable rituel qui fait du fleuve un espace nocturne et salvateur de perception et de mise en réflexion de soi, surface où vient se refléter aussi ce qui entoure, la ville dans le dos qui vient s’y déposer, le monde qui enveloppe l’expérience du regard : miroir que le locuteur place dans le dos, et qui est ici le monde même où se reconnaître comme partie de ce monde.

Mama semble prononcer ici la formule réflexive d’un récit qui s’écrira selon le même mouvement, nocturne et labile, où la nuit est un moment volé à la ville diurne, où le pont est ce lieu de regard qui permet de voir le passage et l’immobilité d’une profondeur sur laquelle coule et se déplace une surface. Mama vient là chercher les espaces de plus grande intensité : « tout le jour je m’ennuie ». Le récit du locuteur ne dit rien de ce qu’il s’est passé pendant la nuit, mais quand le jour vient, c’est la perte qui s’éprouve, et le drame de mama peut commencer.

… alors elle s’est barrée et je l’ai laissée se barrer, sans bouger (le matin sur les ponts, c’est plein de monde et de flics), jusqu’à midi je suis resté au milieu du pont, ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui une nuit, couchés sur le rebord du pont (à midi, c’est plein de bruits et de flics, on ne peut pas rester, sans bouger, en plein milieu du pont), alors dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : reviens mama reviens, j’ai écrit comme un fou, mama, mama, mama, et la nuit, j’ai attendu en plein milieu du pont, et dès qu’il a fait jour j’ai recommencé les murs, tous les murs, pour que ce ne soit pas possible qu’elle ne tombe pas dessus : reviens sur le pont , reviens une seule fois, une seule petite fois, reviens une minute pour que je te voie, mama mama mama mama mama mama, mais merde comme un con j’ai attendu une nuit, deux nuits, trois nuits et plus, j’ai fouillé tous les ponts, j’ai couru de l’un à l’autre plusieurs fois, chaque nuit, il y a trente-et-un ponts, sans comptes les canaux, et le jour j’écrivais, les murs étaient couverts, elle ne pouvait pas ne pas m’avoir lu, mais merde, elle n’est pas venue, et elle ne viendrait plus, mais j’ai continué à écrire sur les murs, et j’ai continué à fouiller sur les murs, et j’ai continué à fouiller tous les ponts, il y a trente-et-un ponts sans compter les canaux, et je ne l’ai plus jamais retrouvée, penchée au-dessus de l’eau, et maintenant, moi, ces histoires-là, cela me sape le moral, parce que cela brouille tout lorsque ça va trop loin , […]

Perdue dans le jour de plein midi, perdue le soir aussi : mama est introuvable, et sans le dire jamais, impossible de ne pas penser que mama, jouant jusqu’à la perfection son rôle de Narcisse, se soit abîmée dans son propre désir d’un reflet de profondeur. Le locuteur, qui endosse lui la figure d’Écho, a beau écrire son nom, faire de la ville un livre immense où réécrire son nom pour l’appeler, en évoquer la désir et invoquer sa présence, « recommencer tous les murs », il ne la retrouvera pas.
Là se formule une position essentielle du récit. Si le locuteur peut parler de mama en effet, c’est parce qu’il l’a perdue : nul récit d’une expérience accomplie qui ne laisse pas place à l’expérience elle-même, de la fusion avec elle-même. « Personne ne saura jamais qui a couché avec qui » — l’irracontable des corps ne saurait être transmis dans un corps, et l’expérience demeure inconnue pour ceux-là mêmes qui l’ont éprouvée. Ainsi peut se comprendre le refus de mama de donner son nom véritable (« le nom qu’elle m’a dit n’était pas vraiment le sien » : c’est donc qu’il est le nom de quelqu’un d’autre ?), d’exister en dehors de sa fiction, comme si elle avait pressenti son effacement. En laissant un nom de fiction, c’est l’espace du récit qu’elle rendait possible. Car ce que raconte le récit est moins l’expérience en tant que telle, que sa perte : et la réitération du nom sur le mur, une image de la récitation de cette expérience, d’un récit sans cesse recommencé tous les jours de tous les mois (« il y a trente et un ponts »).

La perte comme condition du récit

Il faut revenir à l’incitation de ce récit : qu’est-ce qui l’autorise ? On peine en effet, dans une première lecture, à comprendre le sens de ce récit pour celui qui le raconte et plus encore pour celui qui l’entend. Et pourtant, la première mention de mama (avant son nom), peut nous fournir une clé : « je te parle sans vraiment te connaître, mais je te connais bien assez comme cela, mec, pour te parler de cela — une fille sur un pont ». Ici se justifie le récit, dans la connaissance intuitive et profonde, c’est-à-dire la reconnaissance : la certitude que l’autre saura l’entendre suffit à faire entendre le récit comme espace de reconnaissance d’une expérience qu’on sait partagée. C’est l’acte d’amour qui ici est transposé : et l’échange entre le locuteur et le passant tendrait, dans le désir de celui qui parle, à rejouer l’échange avec mama : de quel ordre est-il ? L’inconnaissable de la rencontre avec mama engendre une reconnaissance qui se cherche, se précise, s’affine : « … personne ne saura jamais qui a couché avec qui … » devient ensuite « …(mama) ce n’est pas son vrai nom et je ne lui ai pas dit le mien, personne ne saura jamais qui a aimé qui … ». Amin Erfani a bien montré cette articulation de la nomination, de l’inconnaissable, de la reconnaissance et de la perte, dans le récit :

L’impossibilité irrémédiable de la phrase à faire savoir, à nommer, et à identifier l’amour – en sa qualité non seulement d’indicible, mais d’inter-dit – engendre une phrase qui se régénère sans cesse par son échec à rendre compte, à réitérer, à expliciter, ce savoir à la fois absolu et irrécupérable, et qui n’est transmissible que par le souffle. L’acte d’amour avec Mama reste indicible certes, mais il convoque la phrase à accomplir la tâche impossible de l’articuler. C’est donc par cette injonction impossible que naît l’écriture : le tout premier mot écrit aura lieu sur le pont, au dessus du vide, parce qu’il y a eu séparation, et Mama est déjà partie pour ne plus revenir : « sans bouger, en plein milieu d’un pont, dans la journée, j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs, pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu, je serai sur le pont, mama, toute la nuit, le pont de l’autre nuit, tout le jour, j’ai couru comme un fou : reviens mama reviens, j’ai écrit comme un fou : mama, mama, mama… ». Dès l’instant où le mot « Mama » est écrit, proféré, la séparation a déjà eu lieu. Koltès, du moins celui de La Nuit…, n’aura rien à envier à un Beckett qui vouait à son écriture la tâche d’échouer, d’échouer toujours, d’« échouer mieux ». La grande phrase de ce texte, et le souffle de Koltès qui la prolonge, l’appelle, la tord et l’étire, échouera elle aussi à dire ce que « ça » veut dire, ne témoignant que de la séparation entre la phrase et le corps amoureux, le détachement et la scission provoqués par l’acte de l’élocution, entre le sujet parlant et le corps omniscient de sa mère. Cette écriture théâtrale se plie sous l’injonction de soumettre la phrase à l’épreuve du souffle, afin de ne plus apporter de savoir, ni de connaissance, mais un « docte d’ignorance » dit Derrida, car la tâche de citer cet « autre » indicible annonce la naissance du tout premier mot, « Mama », à partir duquel s’engendre l’écriture qui, par le souffle de l’énonciation plutôt que par son énoncé, et par l’acte d’amour, se nie, se renie, se dénie .

Figure essentielle du récit parce qu’elle est la répétition structurelle du dispositif rejoué par le texte (la rencontre au hasard, le désir impossible à formuler, son mystère affolé et redonné sans cesse), elle semble localiser surtout un centre toujours fuyant et comme la ligne échappée de l’écriture koltésienne et de ses mythes. Loin d’être seulement l’un des personnages traversant la nuit de ce récit, mama paraît plus fondamentalement, plus secrètement, endosser la charge symbolique, imaginaire, réelle d’une écriture naissante mais disposant d’emblée, en sa naissance même, de toutes les énergies fondatrices appelées ensuite à être distribuées sur tels ou tels autres figures, lieux, temps, procédures d’écriture. Interroger la figure de mama questionne cette présence comme un processus en devenir à l’œuvre de l’œuvre matricielle : mama trouvée sur un pont, à la jonction des mondes ; posant son regard sur la surface du réel et détenant le secret de ses profondeurs ; mama perdue à l’aube et qu’on appellera en écrivant son nom sur tous les murs de la ville, surface et profondeur d’écriture, à la fois, livre immense où se donner tâche de nommer nomme la fonction de l’écriture ; mama, Narcisse et Écho à la fois, cherchée jusqu’à la folie de son nom répété autant de fois que la pluie, ultime incarnation d’un récit monde recouvrant tout.

Puissance matricielle de Mama, elle pourrait être envisagée comme le punctum apte à dévisager à travers elle l’ensemble de l’écriture de Koltès — non comme application d’un programme, mais dans la recherche toujours fuyante d’un corps désiré et échappé, lignes fuyantes du nom et de sa blessure : deuil qui commence tous les deuils. La femme serait l’espace de la perte, perdue comme femme, comme corps désirant. L’expérience de ce deuil ouvre à l’écriture et au récit de ce manque qui se creuserait à mesure qu’il se dira : Orphée, dans la joie et la douleur d’une perte toujours recommencée pour être pour toujours désirée, écrite sur tous les murs de la ville.

Regards d’Orphée

Ainsi, mama est une rencontre de la nuit, dans la nuit et de cette nuit : rencontrée au milieu d’un pont, au milieu de la nuit, aimée toute cette nuit, puis perdue le lendemain, mama n’existe que dans le temps de cette nuit (non celle qui entre dans le temps du discours, mais celle qui est racontée dans le récit) : les jours suivants, le locuteur aura beau écrire son nom sur tous les murs et tous les noms, la nuit de mama ne sera que l’expérience de la perte, vécue pour cela avant tout — pour être en retour restituée et racontée. Le récit de mama enclôt en lui le fonctionnement du récit nocturne : fonctionnant par le système de l’adresse qui structure l’ensemble du discours, il relate l’expérience de la perte et fixe dans la carte en mouvement du texte le point sublime, situé en dehors de lui mais autour duquel chaque point gravite. Après mama, c’est le récit de la troisième femme : « la pute morte d’avoir avalé de la terre »du cimetière. Une même formule revient quand il s’agit de rappeler ce récit : une histoire qui « sape le moral ». Cette fois, la femme n’est qu’un objet de récit, car le locuteur ne la rencontre pas : on lui a raconté son histoire, qu’il relate. Mouvement du récit après mama : la perte est celle qui permet la relation narrative, et le partage d’un monde.

Le statut de l’évocation de mama, point central et rayonnant autour duquel s’articulent toutes les autres expériences, centre véritable de l’œuvre car immobile, est ainsi le centre de gravité du récit (« Le centre bouge peu » pour reprendre la formule d’Heiner Müller), mais aussi dans le même temps le point de fuite de la parole, pôle d’attraction et de silence vers lequel le récit est appelé, contre lequel il viendra s’échouer, et s’achever, littéralement, quand son évocation / invocation finale, en brouillant l’adresse et confondant mama avec l’homme à qui le locuteur s’adresse — comme s’il en était la réincarnation (et le fantasme) — annoncera, ou déclenchera ? la fin du texte et l’interruption de la parole :

[…] mama mama mama, ne dis rien, ne bouge pas, je te regarde, je t’aime, camarade, camarade, moi j’ai cherché quelqu’un qui soit comme un ange au milieu de ce bordel, et tu es là, je t’aime […]

Le regard que lance le locuteur à mama quand il devient le conteur de cette histoire s’apparente à celui d’Orphée – « ce point, l’œuvre d’Orphée ne consiste pas cependant à en assurer l’approche en descendant vers la profondeur. Son œuvre, c’est de le ramener au jour et de lui donner, dans le jour, forme figure, et réalité », écrivait Blanchot. C’est le regard qui à travers la nuit, la mort, embrassant cette vie, la perd, ne peut l’embrasser qu’en la perdant — et la vivre qu’en redonnant dans le jour de la parole, une présence : c’est pourquoi l’adresse finale fait advenir à nouveau son nom, et avec lui, va accomplir la mort de la parole. Expérience exemplaire de la perte, épreuve orphique du temps, le récit de mama représente une centralité fuyante, comme un trou noir du texte que la parole ne cesse de revenir fouiller, et ce faisant, la regardant, la perd davantage. En ce sens la nuit de mama, et après elle toutes les nuits, est-elle pour Koltès à la fois toujours là, et toujours perdue, elle est « toujours-déjà, la nuit perdue, perdue comme telle, perdue comme nuit . »

« Tu es là » : la présence de mama, nocturne, se déploie dans la nuit qu’invente le locuteur en s’adressant ainsi au passant, sans qu’on sache si dans le délire de cette parole, il ne vient pas confondre le passant avec mama : « ne dis rien, ne bouge, je te regarde, je t’aime » — n’est-ce pas en effet à mama qu’il s’adresse ici, à son rêve ? (Mama n’est-elle pas l’expérience aussi d’un rêve, tant sa disparition paraît aberrante ?). Ce qu’a trouvé le locuteur dans le passant, c’est une figure qui était capable de supporter en elle ce rêve, de le porter, de le figurer. Homme, femme, enfant, peu importe finalement, si l’autre est cet inconnu que l’on rêve, et susceptible d’être dépositaire des rêves qu’on ne peut raconter que si on les a oubliés, et donc perdus. « Je te regarde » : ainsi Orphée regarde-t-il Eurydice, en la perdant, pour la perdre — la perdant dans le mouvement même de la regarder ; ainsi l’écriture ne peut s’établir sur un objet regardé que s’il fait l’expérience aussi de sa perte dans l’écriture qui la raconte. Ce qui se regarde, c’est à la fois mama et le passant et cette expérience : tous figures de projection et d’invention, de reconnaissance et de joie — figure de l’amour. « … Je t’aime, camarade, camarade ». La répétition pourrait s’entendre finalement comme une reprise qui adresse l’amour aux deux camarades que sont mama et le passant : et la quête de l’ange, que le présent rend infinie (« je cherche quelqu’un… ») alors même qu’il semblerait que celui-ci ait été trouvé montre bien à quel point cette quête est celle que le récit appelle, à laquelle le récit est appelé, dans son recommencement à venir.

3. Récits des corps minoritaires.
Problèmes scéniques, enjeux éthiques

L’écriture des corps « non-blancs » et non masculins (corps négatifs du majoritaire) traverse ainsi une violence qui se fonde sur un renversement des axiomes moraux : renversement du maudit en figure élue ; de la souffrance en puissance d’être ; du viol en libération. Elle impose un déplacement de nos habitudes de penser, et invite à reconsidérer ces implications sur nombre de plans de la représentation, qu’elle soit théâtrale ou philosophique. Le récit de ces corps permet de comprendre l’éthique de l’écriture de Koltès au lieu où il s’efforce de refonder un paradigme de représentation et de perception du monde, de l’être, de l’autre, à rebours, ou à l’écart, de l’axiologie dominante.

La représentation théâtrale du Noir

C’est tout d’abord une violence faite à la représentation dramatique : faire supporter au théâtre ce qu’il ne peut endosser, avait-on rappelé, avec François Regnault. Le corps noir et le corps féminin sont pour Koltès injouables — non pas irréprésentables, mais au contraire, corps qui ne peuvent être représentés par autre chose que ce qu’ils sont. C’est ici qu’il nous faut combattre le préjugé du théâtre de la minorité comme militant (et donc subordonné à un discours en amont du personnage qui ne serait qu’un support illustrant ce discours pour le « besoin de la cause »). Ce militantisme (tiers-mondiste, par exemple) est en fait un contre-sens sur l’une des plus grande force novatrice de l’écriture de Koltès : une redéfinition de la notion même de personnage. Celui-ci n’est pas figure de représentation, mais corps endossant la charge singulière de son histoire — non plus signe d’un corps social, mais trace d’un corps propre. Ce qu’a travaillé Koltès, c’est une manière éthique d’envisager le nature de la représentation : s’il lui paraissait scandaleux, honteux, sordide même, qu’un acteur Blanc jouât le rôle d’un Noir, ou un homme celui d’une femme, ce n’est pas par fétichisme texto-centré, mais au contraire, selon un rapport spécifique entretenu à l’égard de la scène. Le corps noir ou féminin ne peut se réduire à des jeux de représentation et de convention sans être annulé par elles : c’est la frontière infranchissable du sexe et de la couleur de la peau au théâtre, théâtre qui cesse là où commence le corps : « On ne ‘joue’ pas plus une race qu’un sexe ». Les guillemets qui entourent le terme théâtral dit bien combien Koltès met à distance la vie du jeu, et pose le corps comme barrière infranchissable contre laquelle le théâtre ne peut rien, et surtout pas jouer avec lui, pour le truquer, contourner sa matérialité, faire fi ou semblant de ce qui le constitue de part en part ; la couleur d’un visage, et le genre. On ne fait pas semblant d’être un corps. Jouer avec eux, se jouer d’eux, c’est réduire l’altérité du corps à du connu majoritaire, c’est annuler la singularité de ces corps en les rabattants sur un corps qui ne raconte en fait rien : le corps du Blanc, celui du pouvoir (celui de l’auteur). Il ne peut y avoir récit que dans une invention d’inconnu.
Demander à un acteur Blanc de jouer le rôle d’un Noir, n’est donc pas trahir seulement le drame écrit, mais c’est ne pas comprendre que le corps noir est précisément ce qui manque au Blanc pour rejoindre le rôle : donnée physique et métaphysique d’une conception où la minorité est autant politique qu’éthique. On ajoutera aussi, en fonction de ce que l’on a avancé plus haut, que ce geste de redéfinition du statut du personnage n’est pas dénué d’érotique — que cette érotique de l’altérité radicale n’a de sens que dans la mesure où elle s’érige en contrainte dramaturgique, comme les anciennes règles classique permettait l’unité de l’œuvre, rendant l’écriture possible.
Il me semble que [les Noirs] seront, inévitablement, présents, jusqu’à la fin, dans tout ce que j’écris. Me demander d’écrire une pièce, ou un roman, sans qu’il y en ait au moins un, même tout petit, même caché derrière un réverbère, ce serait comme de demander à un photographe de prendre une photo sans lumière .

Contrainte dramaturgique, évidence politique, exigence éthique, relation érotique : le corps noir n’est pas symptôme de la marginalité mais ce qui donne sens et perspective à cette écriture, et, aux yeux de Koltès, légitimité à ce théâtre. Il est une sorte de minorité de désir comme le sens même du corps : inscrit dans une sorte de cosmogonie rêvée, l’homme Noir est une source posée au-delà, au lointain de toute humanité possible qui recueillerait vies passées et défaites traversées — l’ultime stade de développement de l’humanité, ainsi que le rêve Léone : le Noir est la minorité terminale de l’homme et de son histoire en devenir.

C’est en cela qu’on peut envisager le devenir de ces devenirs : ou comment jouer Koltès au-delà de ses propres comédiens. En saisissant cette trajectoire, insister sur le fait qu’elle traverse les corps de la vie et ceux du théâtre permet de montrer que ce corps est d’une matérialité infranchissable, et partiellement pétri du fantasme qui l’a fait naître. De son vivant, l’auteur a eu l’occasion de s’exprimer sur les reprises à l’étranger de ses pièces : et il se scandalisa des mises en scène qui faisaient jouer des rôles de Noirs par des acteurs blancs. Il accepta finalement que le rôle des arabes dans Le Retour au désert soit joué par des Turcs en Allemagne par exemple, mais on sait combien pour lui la question était épineuse.

Je me suis aperçu que, s’il semblait évident à tout le monde qu’un rôle d’homme devait être joué par un homme, un vieillard par un vieillard, une jeune femme par une jeune femme, il est d’usage de considérer que le rôle d’un homme noir peut être joué par n’importe qui ; on l’affuble alors soit d’un masque ou de peinture, soit d’une "raison" d’être noir et bien entendu, quand on a trouvé la "raison", on peut la contourner. Or à y regarder d’un peu près, compte tenu de la manière dont on le nomme, et la tache qu’il faisait sur la neige à sa première apparition, il me semble bien qu’Abad est noir de peau, absolument, qu’il n’y a pas besoin de raison qu’il le soit, et c’est pourquoi il l’est absolument. Et si on fait l’économie de cela, on peut aussi bien faire l’économie de l’eau, du hangar, de Rodolfe, du soleil et de la pièce. […] .

Elle rejoue en fait les termes du débat qui l’opposa à Chéreau pour sa reprise de Dans la solitude des champs de coton. Ce ne fut pas à proprement parler une rupture, plutôt une déchirure, qui demeurera — en dépit de concession de la part de Koltès, et des retours, suivis d’éloignements plus grands encore. C’est que le choix de Chéreau touche ici à une question centrale : il ne s’agit pas d’un caprice de distribution, ou d’un attachement narcissique à la lettre du texte, question de fidélité qui n’est pas celle de l’auteur, mais concerne la conception éminemment décisive quant à la portée de la pièce, du corps, de la résistance charnelle du comédien à l’épreuve du rôle.

En 2007, ces questions furent l’objet d’une vive polémique à l’occasion de la mise en scène du Retour au désert à la Comédie Française. Le spectacle fit ainsi davantage parler de lui pour une polémique touchant à la distribution, que pour la qualité d’un spectacle qui reçut un fort mauvais accueil . Le fait que l’ayant-droit a fait savoir qu’il regrettait que le rôle d’Aziz ne soit pas joué par un comédien arabe, déclencha une vague de protestation de la part de Muriel Mayette, admistratrice de la Comédie-Française et metteur en scène, qui mobilisa autour d’elle une partie du monde du spectacle contre une supposée censure — alors qu’il n’en était rien —, généralisant le propos au nom de la liberté du créateur, et délaissant la question spécifique posée par le texte de Koltès. Sur les enjeux de cette polémique, ces questions juridiques et mémorielles, on renverra aux articles de Cyril Desclés , et de Christophe Bident . Cette polémique est le symptôme d’un hiatus entre l’éthique défendue par Koltès et les présupposés esthétiques du théâtre aujourd’hui. On taxa François Koltès — et par la même occasion l’auteur — de « racisme à l’envers » : après tout, les frères, disait-on, insistaient sur les origines, pointaient les différences ethniques et culturelles. Puis, finalement, ajoutait-on, l’acteur (Michel Favori) pouvait bien apprendre quelques phrases en arabe, et jouer à la perfection son rôle. Les frères Koltès confondaient l’acteur et son personnage dans une vision régressive, réactionnaire, « simpliste »du paradoxe du comédien qui est capable de faire croire à tout, même et surtout à ce qu’il n’est pas. Georges Lavaudant, tout en résumant les positions de chacun, prit position pour celle de Koltès, dans une tribune au Monde daté du 3 juin 2007 :

Je trouve stimulant ce que dit Denis Podalydès sur la possibilité au théâtre de tout jouer (et c’est en effet extrêmement important dans une période où l’imagination risque de se réduire comme peau de chagrin). Qu’une femme puisse jouer un homme, un grand un petit, un Grec un Suédois, un Noir un Blanc, cela produit une richesse et une relativité d’interprétations extraordinaires qui embellissent l’art du théâtre. "L’acteur peut tout jouer." Aujourd’hui, cette idée semble acquise. […] Naguère, l’auteur de Combat de nègre et de chiens disait pourtant tout le contraire : « On ne "joue" pas plus une race qu’un sexe. » […] C’est sans doute pourquoi, à l’heure où nous nous réclamons de la diversité, « nous trouvons que les indications rétrogrades et scolaires de Bernard-Marie Koltès sont dépassées. Pourquoi pas ? Mais je dois avouer que je ne partage pas cet enthousiasme. […] Si le rôle d’Aziz est joué par un homme blanc, pourquoi ne pas faire jouer Marthe par une Chinoise et Mathieu par une fille, ou faire interpréter l’ensemble de la pièce par de jeunes garçons enfermés dans un centre de rééducation, ou encore par des pensionnaires d’un hospice qui se souviennent de l’Algérie française ? Il y aurait là un geste excessif mais lisible. Mais, comme par hasard, c’est toujours l’Arabe (le rôle) de service qui est sacrifié. Et cela, Bernard-Marie Koltès ne le veut pas.

La question posée par Koltès ne porte pas sur l’essence plastique et libre de l’art dramatique, mais sur la place spécifique et singulière du Noir au théâtre et dans le monde, au théâtre dans la mesure du monde et sa place qu’il y occupe. La question de la fidélité esthétique à une œuvre se pose moins en termes de respect (ou en fonction de la « liberté » qu’offrira le théâtre de rêver à partir de tel corps d’acteur sur le corps du personnage) qu’en termes de justesse sensible d’un rapport politique à l’éthique. Le théâtre cesse quand commence la présence, de chair et de sang, d’un acteur qui ne peut jouer en dehors de son corps et de son expérience. En ce sens le corps de l’acteur fait écran au rôle, il l’arrête et le fixe ; on ne rêve pas au-delà du corps représenté. La présence en chair et en os de ce corps rend présent le corps du personnage : aucun artifice ne pourrait faire croire à une relation symbolique, à une apparence d’être.

Surtout, c’est une violence politique de nier le droit à un corps noir d’être représenté au théâtre, quand il est partout dans le monde effacé, ou tend à l’être : qu’on le considère peuplant un monde tiers, ou « pas assez entré dans l’Histoire », l’homme africain voit sa place dans le monde refusé, comme si l’Histoire lui était au mieux illégitime, au pire concédée.

Des recherches approfondies ont cependant mis à jour une civilisation datant du V° siècle avant J.C. jusqu’au III° de notre ère, la civilisation Nok, dont la perfection des techniques, de l’art et du système de gouvernement équivaudrait à celle de l’ancienne Grèce .

Pour Koltès, impossible de faire jouer (dans le cas de ses pièces) un Noir par un Blanc, une femme par un homme — non pas à cause des limites du théâtre, mais de celles qu’exige la vie : un Noir n’est pas un Blanc, ni une femme, un homme. En effet, le personnage que joue un acteur n’est pas l’idée d’un rôle, mais son incarnation — Koltès conçoit l’acteur dans sa chair vive qui le détermine. C’est dans la mesure de cette détermination — absolue concernant les questions de sexe, de couleur de peau, mais aussi d’âge, et relative touchant à tout le reste — que se joue Koltès, c’est là que l’on peut situer la possibilité d’existence de ces textes en leur justesse, et ainsi lui-même refusait avec une certaine fermeté les allégations sur les prétendus pouvoirs du théâtre et les appels à l’imagination qu’il proposerait aux spectateurs.

Renversements des valeurs et inventions de soi

La violence infligée à la représentation n’a ainsi de sens que rapportée à la place du corps minoritaire dans le réel — si le récit venge le réel, c’est dans l’assomption de la figure du Noir que ce retour vengeur joue. Justement, le Noir et la femme sont tellement l’objet d’une violence de l’histoire que ne pas les jouer sur scène redouble, insiste, atteste de la minorité de corps négligeable : qu’un Blanc (ou qu’un homme) puisse le jouer, et c’est le Noir (ou la femme) en tant que tel qui devient accessoire : c’est cela que ne peut accepter Koltès, parce que précisément le corps minoritaire renverse dans la fable la position historique à laquelle on le réduit. Il ne s’agit cependant de truquer le réel, de faire croire à une contre-histoire le temps ludique de la représentation, mais de s’appuyer sur le fondement socio-historique de la mise en minorité du corps Noir et féminin pour ensuite opérer le renversement.

Évidemment, ce renversement implique implique malgré tout une conservation de ces valeurs, qui demeurent le critère du rapport au monde — le récit prend acte des valeurs qui fondent la hiérarchie des hommes et les bouleverse . Sans doute ce renversement trouve-t-il un appui dans la conscience de la place qu’occupait Koltès dans le monde, fruit d’une expérience traversée dans son corps, et non d’une théorie et d’une perception conceptuelle du monde. Car ce renversement, c’est dans le corps même de Koltès qu’il se joue et que le récit produit, inflige à l’identité de celui qui écrit. Koltès se rêvait Noir parce qu’il se voulait autre. Sur ce point tant de lettres le disent et le répètent, et toutes ces pièces fabriquent ce trajet de l’invention de soi en autre, de la naissance défigurée d’un autre que soi en soi. Dans une lettre à Madeleine Comparot, il écrivait, avec distance et humour — humour qui est la formulation de cette distance de soi à soi, dans la confidence d’un secret plus profond —, depuis le Nicaragua où il venait d’arriver : « J’ai déjà la peau pleine de couleurs, et j’espère bien que quand tu me reverras, je serai plus noir qu’un nègre  ». Ce rêve d’être Noir avait été celui de Rimbaud déjà : « Oui, j’ai les yeux fermés à votre lumière. Je suis une bête, un nègre. » :

[…] ‘‘Je suis de la race lointaine : mes pères étaient scandinaves : ils se perçaient les côtes, buvaient leur sang. — Je me ferai des entailles par tout le corps, je me tatouerai, je veux devenir hideux comme un Mongol : tu verras, je hurlerai dans les rues. Je veux devenir bien fou de rage. Ne me montre jamais de bijoux, je ramperais et me tordrais sur le tapis. Ma richesse, je la voudrais tachée de sang partout. Jamais je ne travaillerai …’’ 

Parce que le Noir conjoint la double nature de l’altérité et de la condamnation, de sa malédiction, il devient la figure de projection et d’écriture qui vise à retourner sur le réel ses paradigmes contre lesquels l’écriture dans sa férocité va s’accomplir, doit s’effectuer. Au sujet de ces rêves d’un corps neuf, corps glorieux de ce qu’il n’est pas et dont le récit devra être l’espace d’expansion, François Regnault évoque cette inversion comme invention :

La malédiction qu’on trouve toujours dans Faulkner, dans la lettre où il me parle de « je poursuis ma malédiction », sa malédiction, elle concerne à la fois la religion, la sexualité, et la race… On pourrait le dire. ‘‘J’ai eu une éducation catholique, mais qu’en est-il de Dieu ? Je suis homosexuel alors que c’est…’’ mal vu, non ce n’est pas cela, il l’a vu comme quelque chose dont il était affecté lui-même et donc avec ses propres yeux, et non pas comme ce qu’on aurait dit de lui, etc . […] Et puis d’autre part ‘‘je ne suis pas noir’’… Alors évidemment, si on va chercher la source religieuse de cela, on ne peut pas s’empêcher de penser que c’est la vision que les Noirs, religieux, ont depuis les negro-spirituals… d’où la fascination qu’il avait pour Nat Turner, parce qu’il s’agissait d’histoire de révoltes, et aussi pour Bob Marley, c’est-à-dire pour toute la musique reggae …

C’est avec Faulkner que Koltès lit et découvre cette malédiction comme quête que l’écriture accomplit, et renverse. Faulkner dont l’extrait de Lumière d’Août qu’évoque François Regnault a permis l’achèvement de Quai Ouest, et la prise de conscience plus profonde de l’assomption des condamnés, ou comment la « race Noire » est élue parce qu’elle est maudite.

« De tous temps j’avais vu, j’avais connu des Nègres. Pour moi, ils étaient quelque chose comme la pluie, les meubles, la nourriture, le sommeil. Mais après cela, il me semble les voir pour la première fois non comme des gens, mais comme une chose, une ombre, dans laquelle je vivais, dans laquelle nous vivions, nous les Blancs et tout le monde… et il me semblait voir l’ombre noire prendre la forme d’une croix. Et il me semblait voir les bébés des Blancs lutter, avant même d’avoir pu respirer, lutter pour échapper à l’ombre, qui était non seulement sur eux, mais sous eux, étendue, comme l’étaient leurs bras, comme s’ils étaient cloués à la croix… Je vois cela, maintenant, … échapper , tu ne le pourras pas. La malédiction de la race noire vient de Dieu, mais la malédiction de la race blanche, c’est le Noir qui, éternellement, sera l’élu de Dieu parce qu’un jour il l’a maudit. »

Ceci pour te dire que mes journées d’été à Central Park se passent dans l’inlassable adoration de ma malédiction sur patins à roulettes ; et que, de même qu’aux pires moments de la malédiction divine le Nègre dans les plantations inventait le spiritual et le blues et tapait imperturbablement dans ses mains, pour la gloire de son tortionnaire invisible, de même mes tortionnaires terriblement visibles et communiables à gogo, m’inspirent-ils des blues éhontés auxquels, une fois rentré à Paris, il me faudra impitoyablement donner l’apparence d’une pièce de théâtre.
Je t’embrasse. J’ai hâte de te revoir.

Bernard-M. K.

P.-S. Du coup après avoir décidé de mettre ce machin de Faulkner en exergue, toute la construction de ma pièce est venue toute seule. Et puis, je dois te dire que passer quelques heures par une nuit chaude, sur la jetée tout au bout du Pier donnait sur le New Jersey, avec des petites brumes bizarres, et des sirènes de bateau, et une main qui vous prend l’épaule brusquement et la lâche, et le bruit d’un plongeon dans l’eau, tous ces trucs-là, a réveillé des souvenirs mythologiques même dans une cervelle aussi inculte et grossièrement taillée à coup de reggae comme la mienne, des histoires de fleuves à passer et de mort et de retour sur le rivage, possible ou impossible, etc .

En ce sens peut se comprendre cette élection du corps Noir par le récit, non pas selon les considérations subordonnées au politique, mais parce que cette élection est plus généralement celle du corps étranger, au sens le plus haut et dans toutes les acceptions de ce terme. En lui se trouve l’origine et la fin de toute possibilité d’écriture, car en lui se fonde la possibilité d’appartenir à ce monde en tant que l’auteur sera étranger aux étrangers, et fera mouvement de les rejoindre (non de s’y confondre).

L’étranger est l’alpha du recommencement ; l’être secret, sacré, caché, crypté, l’alpha de la renaissance par l’autre (autre manière de fuir et de nier l’origine, sexuelle et maternelle). « Le seul sang qui nous vienne, qui nous nourrisse un peu, c’est le sang des immigrés », déclare encore Koltès en 1988. L’étranger comme paternité sans père, maternité sans mère, comme garant d’une fraternité métaphorique et mélancolique : dont il est donc possible, comme par fuite empathique, d’habiter la mélancolie. Habiter la mélancolie de l’autre s’impose comme issue au sein même de l’absence d’horizon : au sein de la sexualité, au sein de l’ écriture .

Cette mélancolie dont parle Christophe Bident qui est en effet au cœur affectif de plusieurs de ces personnages de la minorité habite aussi l’exigence d’un accroissement de l’être. Le désir étranger, le devenir autre est dès lors le mouvement qui tend à augmenter la puissance d’exister, à accroitre les limites de l’identité, si ce n’est à les pulvériser : elle est en ce sens, et selon cette perspective spinoziste, une joie. Joie de s’inventer autre, de se raconter comme autre, joie de se révéler l’autre de soi, d’éprouver son corps ailleurs que dans son corps : telle serait aussi l’expérience du récit, comme corps accru de soi, pour celui qui l’écrit comme pour celui qui le lit, ou y assiste.

Fardeau du corps féminin

La femme (blanche) est l’autre race maudite qui ne jouit d’aucun salut — c’est l’autre face de la malédiction quand le corps appartient à mi-chemin du Blanc et du Noir, mais que dans cet entre-deux, elle ne peut accomplir qu’une malédiction minimale, et donc un salut relatif. Combat de nègre et de chiens pièce oppose Alboury et les Noirs, qui portent « une condamnation sur leur visage, au sens propre »et Horn et Cal, Blancs pour qui le monde est dû, et la terre et ses hommes, et l’histoire. Léone ne peut que se tenir dans le feu croisé des forces — elle porte ainsi sa condamnation, mais « de manière beaucoup plus secrète et individuelle, elle ne peut pas s’appuyer sur l’idée d’être le morceau d’une âme, comme disent les nègres. Avec sa condamnation, elle se retrouve seule, et incapable d’exprimer son sens ou sa nature : cette condamnation et dessinée derrière elle de façon immémoriale et apparemment précise. Celle des Noirs lui semble plus enviable, elle voudrait échanger, elle est jalouse, elle trouve son fardeau plus lourd, et plus con, plus con surtout . » C’est pourquoi elle ne peut rejoindre ni Horn, qui lui est promis par contrat, ni Alboury, qu’elle désire par reconnaissance. Aux cicatrices formées par les plis de la bouche de Cal, elle préfère celles dessinées par le rituel tribal d’Alboury : elle n’obtiendra qu’une défiguration de son visage sous les dessins de son couteau.

Les premières pièces portaient déjà une certaine conception de la femme comme enjeu d’un impossible salut, pour elle et pour les autres. C’est d’ailleurs bien souvent sur ce point que peuvent se lire les réécritures comme des processus de déplacement de l’œuvre première, et non comme des tentatives de reformulations. Si la critique a souvent remarqué qu’il s’agissait là de formes d’hommage que rendait Koltès à une littérature qu’il lisait et admirait, on n’a pas assez dit la part de subversion de ces textes, de contre-lectures, d’attaques même que ces réécritures constituent. Pour Procès Ivre, le traducteur André Markovicz a pu ainsi parler de contre-sens :


— Florence Bernard. — Mais […] ce qui est frappant, c’est que l’ivresse est étendue à tous les personnages dans Procès ivre, y compris Catherine Ivanovna, Dounia ou Sonia. Ce n’est pas le cas dans Crime et châtiment. Leur image est noircie par rapport à celle du roman…
— André Markowicz. — Mais bien sûr, puisqu’il ne peut pas y avoir du tout de transcendance.
— F. B. — Il n’y a rien pour sauver.
— A. M. — En ce sens-là, c’est évidemment une adaptation fausse, parce que ça trahit l’idée de Dostoïevski. C’est absolument clair et net .

Plus qu’un simple « noircissement » des personnages féminins, c’est à un renversement que procède Koltès : Sonia, qui est la figure de la rédemption de Raskolnikov, n’est plus qu’une pâle errante en arrière fonds du drame. Là où le récit de Lazare, à de nombreuses reprises évoquées dévoile dans l’œuvre de Dostoïevski la clé d’interprétation, il n’y a dans la pièce de Koltès aucun Lazare ici, ni littéraire ni réel. La rédemption par l’amour présent dans l’oeuvre de Dostoïevski est renversé, retourné, subverti dans Procès ivre, et ce au sein même du processus de réécriture — comme si Koltès proposait là une anti-écriture, une proposition qui prend acte du texte source et qui s’y oppose, de l’intérieur.


— A. M — D’un côté à la fois exactement ça d’une façon surprenante, quasiment miraculeuse par rapport à l’état de la connaissance de Dostoïevski à l’époque. [Markowizc a relevé certaines intuitions de Koltès sur la langue de Dostoïevski, sur quelques réseaux métaphoriques qui étaient absents des traductions de l’époque, mais que Koltès a, de façon inexplicable, sur retrouver dans l’écriture, notamment sur la question de l’ivresse et de la puanteur], Et de l’autre côté, absolument le contraire. Une façon de considérer le texte de Dostoïevski comme un pur matériau à partir duquel construire ses propres obsessions. » 

C’est là une grande violence infligée à l’idéologie rédemptrice par l’amour capable de transcender l’être coupable et de racheter la faute — le pur matériau de Dostoïevski n’est là que pour être pétri et remodelé, et le sens déplacé : ce n’est pas une lecture de Crime et châtiment que propose Koltès, ni même sa version de l’intrigue : mais davantage une invention de cette intrigue par les moyens propres de sa scène, sur des fondements idéologiques distincts, voire opposés. Dans un paradigme spirituel dénué de portée transcendante, la femme n’est plus l’outil d’une rédemption, mais l’instrument de sa propre malédiction.

Vies et morts des corps minoritaires

Le sens du renversement, qu’il soit celui qui opère une assomption du corps du Noir, ou une relative dégradation du corps féminin, permet de saisir une trajectoire de réécriture du réel dans le corps. L’ultime violence que construit le récit du corps minoritaire, au-delà de la représentation théâtrale, au-delà de la représentation morale ou idéologique, touche la représentation de la vie et de la mort dans ce qu’elle pourrait avoir de plus radicale. Le corps Noir et féminin occupent une place irremplaçable, et c’est en cela peut-être que le récit de Koltès, si simple peut-être, est aussi si complexe à appréhender. Là où la simplicité est une prise directe sur le monde commence l’élaboration d’une pensée qui décape les attendus les plus admis. Le récit d’Alboury à Horn est à ce titre exemplaire. Récit allégorique, il raconte une fable dans sa simplicité la plus nue, mais peut nous permettre de comprendre les épaisseurs de sens de l’espace du corps minoritaire :

HORN. - Qui était-il, Alboury, et vous, qui êtes-vous ?
ALBOURY. - Il y a très longtemps, je dis à mon frère : je sens que j’ai froid ; il me dit : c’est qu’il y a un petit nuage entre le soleil et toi ; je lui dis : est-ce possible que ce petit nuage me fasse geler alors que tout autour de moi, les gens transpirent et le soleil les brûle ? Mon frère me dit : moi aussi, je gèle ; nous nous sommes donc réchauffés ensemble. Je dis ensuite à mon frère : quand donc disparaîtra ce nuage, que le soleil puisse nous chauffer nous aussi ? Il m’a dit : il ne disparaîtra pas, c’est un petit nuage qui nous suivra partout, toujours entre le soleil et nous. Et je sentais qu’il nous suivait partout, et qu’au milieu des gens riant tout nus dans la chaleur, mon frère et moi nous gelions et nous nous réchauffions ensemble. Alors mon frère et moi, sous ce petit nuage qui nous privait de chaleur, nous nous sommes habitués l’un à l’autre, à force de nous réchauffer. Si le dos me démangeait, j’avais mon frère pour le gratter ; et je grattais le sien lorsqu’il le démangeait ; l’inquiétude me faisait ronger les ongles de ses mains et, dans son sommeil, il suçait le pouce de ma main. Les femmes que l’on eut s’accrochèrent à nous et se mirent à geler à leur tour ; mais on se réchauffait tant on était serrés sous le petit nuage, on s’habituait les uns aux autres et le frisson qui saisissait un homme se répercutait d’un bord à l’autre du groupe. Les mères vinrent nous rejoindre, et les mères des mères et leurs enfants et nos enfants, une innombrable famille dont même les morts n’étaient jamais arrachés, mais gardés serrés au milieu de nous, à cause du froid sous le nuage. Le petit nuage avait monté, monté vers le soleil, privant de chaleur une famille de plus en plus grande, de plus en plus habituée chacun à chacun, une famille innombrable faite de corps morts, vivants et à venir, indispensables chacun à chacun à mesure que nous voyions reculer les limites des terres encore chaudes sous le soleil. C’est pourquoi je viens réclamer le corps de mon frère que l’on nous a arraché, parce que son absence a brisé cette proximité qui nous permet de nous tenir chaud, parce que, même mort, nous avons besoin de sa chaleur pour nous réchauffer, et il a besoin de la nôtre pour lui garder la sienne.
HORN. — Il est difficile de se comprendre, monsieur. (Ils se regardent.) Je crois que,quelque effort que l’on fasse, il sera toujours difficile de cohabiter. (Silence.)

C’est l’unique fois où sera évoqué le frère mort : or, il ne le sera que dans la place relative qu’il occupait dans la communauté. Alors que Horn demande qui il était, Alboury répond où il était, et en quoi son absence est préjudiciable pour l’équilibre même de tous. Ce n’est donc pas du frère, Nwofia, qu’il s’agit en tant que tel, de sa personnalité si précieuse, de ses qualités en tant qu’individu, de l’amour que pouvait lui porter Alboury ou sa mère, mais de l’espace qu’il occupe. Ainsi l’être est-il conçu en fonction de la communauté qu’il rend possible : corps essentiel sans lequel l’équilibre se rompt (on a pu parler plus haut d’éco-système au sujet de Quai Ouest). Parce que le Noir représente ici le monde conçu comme une communauté cosmique, l’équilibre des astres, des nuages et du monde habité, il est l’idéal utopique (impossible et allégorique) d’un monde où les vivants et les morts trouvent place les uns en fonction des autres, les uns par rapport aux autres, dans un jeu de non-subordination, mais au contraire, par association, coordination des êtres sur un plan non hiérarchisé. C’est cela que ne peut comprendre Horn, dont le monde fonctionne sur des logique si différentes. Horn se conçoit « patron », et pour lui, le statut social dit sa place dans le réel : lui ordonne et se fait obéir, appelle à lui une femme pour l’épouser, ne possède autour de lui que des clients ou des salariés : des subordonnés. Ainsi ne peuvent-ils pas cohabiter. « Il est difficile de se comprendre », depuis ces deux bords opposés de l’ordre du monde.

Pour Alboury, il n’est ni classe sociale ni raciale : un communisme plus radical encore, celui de la place qu’occupe le corps dans l’espace du monde et sur lequel peut s’appuyer l’autre, qui est l’appui à l’autre. Un communisme des esprits et des corps, donc, s’invente dans le récit — trouve dans l’écriture du récit, l’articulation du réel et de l’imaginaire pour que s’oppose à l’ordre politique et historique, un ordre poétique, fabulaire, qui lui ferait face. C’est à l’écriture que revient le rôle d’inscrire cet espace de la dualité, parce que la littérature est territoire de la coupure et de la jonction : de l’articulation.

NOIRS ET BLANCS

De même que Baba s’oppose à Tony, comme deux métaux inalliables ; de même que Gourian est comme l’ombre des deux, un terrain de mélange à côté d’eux ; de même le scénario est écrit en noir et blanc, et gris, bien sûr.

Et si la couleur, rarement, fugitivement, intervient, rouge ou dorée, c’est non pas comme couleur d’objets, mais, au singulier, comme la couleur, un moment de l’image .

À la conjonction du noir et du blanc, du récit et du monde, l’écriture se situe pour les mettre en relation : l’écriture comme image, ou plutôt comme un « moment de l’image » appelée ensuite, à son accomplissement, à se retourner sur le monde pour le colorer de sa propre teinte. À l’image en noir et blanc d’un film passé se substitue la volonté de travailler la couleur traversée des choses et des êtres — celle qui, en racontant, saura nommer le monde et arracher sa beauté.


« Belle comme ce n’est pas possible »

[ RÉCIT DU MONDE ]

Éthique de la beauté


Chapitre VII.

Raconter l’ailleurs

Seul, l’auteur fait l’expérience d’une déchirure qui consiste à fabriquer sa langue en propre dans la langue du commun — déchirure que rejoue l’adresse, où la communauté choisie ne s’invente qu’au prix d’une violence consistant à s’arracher d’abord d’une autre communauté, celle des appartenances normées du pouvoir, de la race, du sexe. Le récit tel que Koltès le trouve, l’invente à mesure et le creuse serait l’espace où cette déchirure est éprouvée, non pour être résorbée, mais désignée comme territoire d’une communauté nouvelle et impossible ; positive mais transitoire ; imaginaire et en partie indicible — « seul, comme on ne peut pas le dire […], il faudrait être ailleurs […] ». Ces déchirures du récit, dont on a pu dégager les forces motrices, les inconciliables processus d’organisation et de déconstructions, les variations et les développements, n’ont de sens que disposées dans un monde qui serait en retour l’espace de cette déchirure. Car Koltès ne fait pas de la littérature une finalité — ce qui se joue dans l’art n’est pas un jeu de l’art, une blessure esthétique qui ferait de l’écriture à la fois le moyen et la fin : au contraire. Ce dont témoigne l’œuvre est une expérience du monde dans laquelle l’œuvre s’inscrit, et le récit une manière de raconter cette expérience et ce monde. En cela se joue l’ultime blessure du récit koltésien qui donne sens à l’éthique de l’écriture : là se joue la contemporainéïté intempestive de l’auteur ; son appartenance à un monde en ses fractures ; l’inscription de cette œuvre dans une culture en son hostilité même. Cette blessure porte un nom : l’ailleurs.

Si on a pu travailler cette question de l’ailleurs en termes de structuration poétique — et voir notamment comment la dynamique des récits était celle, centrifuge, d’une pulsion de fuite des personnages, d’une sortie de scène impossible, d’une aimantation extérieure —, on ne saurait comprendre les enjeux éthiques de cette structuration sans la considérer dans un rapport au monde qui se fonde sur la blessure éthique de l’ici et de l’ailleurs, où il s’agit de trouver des moyens de sortir de la familiarité comme on s’inventerait autre, comme on ferait du récit l’espace d’un monde neuf. Considérant la genèse de son écriture, on a pu également noter combien la question des voyages avait constitué l’espace de la composition : un espace problématique, puisque toujours en mouvement. 

L’expérience de l’incitation de l’écriture pouvait avoir lieu dans un endroit du monde ; son écriture dans un autre endroit ; sa reprise et sa création, dans un troisième endroit : entre l’Afrique, l’Amérique, et l’Europe, une sorte de trinité schématique d’écriture pouvait se dégager — manquerait l’Asie, espace imaginaire où Koltès n’est jamais allé, sauf à travers les films de kung-fu, qui lui donnaient sans doute une vision suffisamment altérée et esthétisée de ce « monde »pour satisfaire en lui l’expérience de cet ailleurs, et occulter tout désir de s’y rendre. L’expérience de l’ailleurs est ainsi une épreuve de l’ici qui est travaillée par de multiples contradictions que le récit met en œuvre. Expérience d’arrachements successifs, de voyages internes, d’ancrages aberrants, l’ailleurs est à la fois l’espace de l’écriture et son impossible : dès qu’on s’y établit, l’ « ailleurs » devient un « ici ». Dès lors comment le maintenir dans sa dynamique ? Comme poursuivre son mouvement ? Il faut par conséquent nécessairement tricher contre lui, le truquer, l’inventer au prix de certaines violences.
Ce sont ces procédures, qui ne ressortissent plus ni d’une construction poétique, ni d’une description biographique, que l’on se propose ici d’étudier — parce qu’ils permettent de comprendre l’expérience du monde qui se joue dans le récit, et nous donnent la possibilité de se saisir du récit comme expérience du monde. Au centre de la question, ce terme de « monde », dont Koltès propose une approche singulière ; à la fin de celle-ci, son expérience qui lui donne sens, celle d’une appartenance recherchée : appartenance à ce monde que Koltès choisit, appartenance de ceux qui l’éprouvent.

1. Le conteur ou l’expérience du monde

Il est de plus en plus rare de rencontrer des gens qui sachent raconter une histoire.
W. Benjamin

Disparition du conte et mélancolie

Tâchant de qualifier les dynamiques structurelles de l’écriture du récit, on a auparavant eu recours à la notion d’ « aura » telle que le proposait Walter Benjamin. Si on l’a travaillée dans une perspective différente de celle où, strictement, il l’entendait, on a vu qu’en l’articulant à la question de l’espace de l’œuvre de Koltès, symbolique et concret, elle pouvait en partie permettre de décrire ce qui était en jeu dans les mouvements de la fable et les désirs des personnages koltésiens, la structuration d’un arrière-monde au sein de la matérialité du plateau comme processus de fabrication paradoxale du récit. Ici, l’aura, comme dynamique du proche et du lointain, peut également nous permettre d’envisager la question du récit cette fois au-delà de sa composition, mais comme expérience du monde et de l’écriture, comme nature de l’articulation de ces deux expériences. Bien sûr, de nouveau, on verra que l’œuvre de Koltès est loin de proposer l’application concrète de la pensée de Benjamin — et même, sous bien des aspects, elle peut paraître en déplacer les enjeux, voire s’y opposer. Mais il nous semble que Benjamin situe sa réflexion à l’endroit où Koltès fait l’expérience du monde et son écriture : et là où Benjamin interroge la fracture de son temps, Koltès y travaille l’écriture en récit.

C’est dans Le Conteur — Réflexions sur l’œuvre de Nicolas Leskov que Walter Benjamin interroge le récit dans une perspective anthropologique, et propose dans le même temps une mise en réflexion critique de son époque, dont la nôtre — celle de Koltès — est le prolongement. Benjamin commence son propos par un constat : le conteur et l’art de conter s’appauvrissent et tendent à disparaître , indéniablement, et irrémédiablement — le conte n’est plus qu’une forme ancienne, quasi archéologique, que les auteurs désormais ont délaissé pour dire le monde.

Vue avec un certain recul, la figure du conteur se réduit à quelques grandes lignes élémentaires. Plus exactement : celles-ci s’en dégagent, comme une tête d’homme ou un corps d’animal peuvent se dessiner dans un rocher, lorsque le spectateur se place à la bonne distance et sous l’angle convenable. Cette distance et cet angle nous sont dictés par une expérience que nous avons l’occasion de faire presque chaque jour. Elle nous apprend que l’art de conter est en train de se perdre .

La dégradation de l’art de conter depuis le début du XXe s. va de pair avec la dégradation de l’expérience — comme si l’aura du monde comme expérience ne nous parvenait que de loin en loin, avec déperdition. L’image qu’utilise Benjamin est frappante : il considère le conteur depuis une position de regard qui reproduit en fait la position du regard de l’homme sur le conte. Or, cette position de regard (ce théâtre des apparences, dans une scénographie théâtrale où sont disposés spectateurs et décor que l’on devine), entre proche et lointain, nous semble être assez justement celle que Koltès, on le verra, recherchera pour faire l’expérience du monde. La recherche de l’angle juste, c’est la position de l’écriture, celle qui permet à l’auteur la distance et la perception, afin de fabriquer du jeu entre tête d’animal et tête d’homme à partir d’un rocher, c’est-à-dire d’élaborer des constructions miroitées de sens à partir d’un récit donné. On verra comment l’aura peut être, dans sa dégradation même, saisie par Koltès en dynamique féconde de production d’un sens ouvert, et l’insaisissable mire entre le proche et le lointain la puissance de diffusion optique du récit.

Dans son article, Benjamin établit ce constat : le monde ne se dit plus, ni ne se lit, sous la forme du conte. L’auteur déplore la brutale dévaluation du récit (comme on dit d’un indice à la bourse) — car si la côte du récit est dépréciée, c’est notre expérience du monde qui s’appauvrit. Ce constat mélancolique repose sur une définition assez souple du conte, entendu comme art d’un récit qui partagerait une expérience en offrant à la fois une histoire et sa leçon. Disons-le d’emblée : Koltès n’est pas le conteur que décrit Benjamin, pour des raisons formelles et pour ainsi dire anthropologiques. Cependant, on verra aussi que Koltès appartient au temps que décrit Benjamin, qu’il écrit dans les fractures que ce dernier dégage, et que ses récits sont enveloppés par cette mélancolie du conte, comme si les textes de Koltès nous offraient une vue mélancolique sur cette mélancolie — ce qu’on appellera le « deuil » —, doublant l’écriture du conte de l’impossibilité historique d’en écrire, puisque, soucieux de dire le monde qu’il habite, Koltès peut seulement le rejoindre dans sa disjonction historique.

Deux manières de faire l’expérience du monde

Pour Benjamin, deux figures de conteur permettent d’en définir les formes et les enjeux — deux figures qui pourraient déterminer la position singulière que Koltès finalement a cherché à occuper, dans une tension qui pourra expliquer les blessures éthiques de cette position. Ces deux figures, ce sont celles du « laboureur » et du « navigateur », ou du « compagnon itinérant »et du « maître sédentaire ». Ils sont deux instants d’un devenir qui prend sa source au Moyen Âge : l’artisan parcourt d’abord le monde pour apprendre son métier, avant de se fixer dans un atelier où viendront d’autres artisans compagnons apprendre de lui les ailleurs qu’il a parcourus, dans un échange à la fois immobile et toujours en déplacement. L’expérience est celle de la mouvance, son récit celle d’un ancrage.

Le maître sédentaire et les compagnons itinérants, en effet, travaillaient côte à côte dans les mêmes ateliers, et chaque maître avait lui-même voyagé comme compagnon, avant de se fixer dans son pays d’origine ou sous d’autres cieux. Si les paysans et les marins furent les maîtres anciens de l’art de conter, l’artisanat fut sa haute école. En lui la connaissance des contrées lointaines, que rapporte celui qui a beaucoup voyagé, s’alliait à la connaissance du passé, que recueille plus volontiers le sédentaire .

Or, ces « deux types fondamentaux » recouvrent deux images que Koltès a cherché aussi à incarner : le voyageur de l’Afrique, de l’Amérique Centrale et du Sud d’une part, celui qui à la recherche d’ailleurs, fait l’expérience de sa propre relativité dans le monde ; l’artisan du récit d’autre part, à la table de travail, qui concevait sa tâche comme un cordonnier, ou un tisserand chargé de « raconter bien » ce qu’il avait rencontré, et non d’inventer. C’est comme si Koltès avait conjoint en lui les deux statuts évoqués par Benjamin.

Dans une lettre à sa mère, le dramaturge énonce même le statut de ces deux conteurs. C’est en juillet 1977, au moment de la création de La Nuit juste avant les forêts, l’auteur répond à sa mère qui, on le devine, craint de ne plus comprendre son fils — ce qui est faux aux yeux de l’auteur. Celui-ci soutient l’idée qu’il y a deux manières de vivre et de faire l’expérience du monde, deux manières différentes mais non pas opposées : l’une, dans le confort affectif d’un abri (celle de la mère) ; l’autre, dans le risque d’une exposition à l’âpreté du monde (celle de l’auteur). Ces deux dispositions peuvent être tout aussi riches l’une que l’autre. C’est ici que Koltès développe l’image du voyageur et du philosophe :

C’est l’éternelle opposition entre le grand voyageur et le « philosophe en chambre » ; chacun a sa manière de connaître le monde, mais tous les deux le connaissent, même s’il n’est pas facile de les faire se rencontrer. Aristote a pensé et connu le monde sans quitter le coin de sa cheminée ; Lawrence d’Arabie a parcouru physiquement l’univers pour le comprendre : voilà les deux extrêmes de la connaissance ; voilà ce qui se reproduit un peu partout ; voilà (toutes proportions gardées !) la seule différence entre nous, la seule entre papa et toi, et, si elle est fondamentale, si elle exige, pour qu’on puisse se parler, un effort de compréhension énorme, elle est pourtant moins importante que toutes les autres, et ces deux types « d’explorations » sont plus proches l’un de l’autre à cause du même désir (ou « amour » en termes chrétiens) fondamental. C’est ce qui me fait penser que, pour peu que tu connaisses le monde dont je parle, tu le comprendrais de la même manière que moi .

Entre Aristote et Lawrence d’Arabie, le « maître sédentaire » et le « compagnon itinérant », la mère de Koltès et l’auteur (ou son père — auquel ici, singulièrement, il s’associe), deux éthiques du réel distinctes se font face mais ne s’opposent pas : l’une dans l’immobilité de la pensée ; l’autre dans la mouvance et la rencontre de l’ailleurs. « J’ai l’impression de vivre sur deux plans, l’un bruyant et peuplé de monde – et sans communication aucune –, et l’autre totalement isolé, avec le froid qui s’installe ». Ce sont sur ces deux plans de l’existence que Koltès affronte l’expérience, successivement, mais aussi nourri de l’un et de l’autre, faisant même affronter ces plans, « comme deux bateaux posés chacun sur deux mers en tempête ». Sur chacune de ces deux mers, seule importe l’exigence d’un mouvement plus profond, qui peut s’éprouver au « coin d’une cheminée » ou dans le voyage. Ce que Koltès nomme « désir », ou « amour » (transposant en vocabulaire chrétien ce qu’il éprouve plus fondamentalement à la conjonction des perspectives mystiques et politiques), c’est cette quête d’une altérité, la volonté de rejoindre l’autre. L’amour serait ici cette force de compréhension, violente épreuve intérieure qu’elle soit intime ou éprouvée au grand large. En cela, le critère de la vie, plus que l’ailleurs, est ce mouvement intérieur qui est l’appréhension amoureuse du monde : c’est elle que l’on nomme, ici, expérience. Le récit naît de ce mouvement, il prend la forme pour Koltès d’une rencontre au-devant du réel, mais ce n’est pas le voyage qui est la fin — on a vu qu’il détestait l’idée d’être un touriste, renonça rapidement aux séjours en Afrique pour cette raison que tout lui renvoyait l’image d’être un voyageur, statut qu’il récusait. Car le voyage n’est qu’un moyen, pour lui vécu ainsi, de l’expérience plus intime d’appréhension du monde.

Se proposant de prolonger le texte de Benjamin, Giorgio Agamben a montré, dans Enfance et Histoire (sous-titrée « Destruction de l’expérience et origine de l’histoire » ), combien notre époque contemporaine était devenue rare en expérience. Dans les musées, il y a ceux qui ne regardent que des toiles qu’ils ont déjà vues en images pour en vérifier la réalité ; il y a ceux qui se photographient devant les toiles pour rapporter l’image de leur image, la preuve qu’ils ont vu. Se projetant dans le futur où ils regarderont cette image, ils ne font pas l’expérience première et immédiate de la toile. Cette dissociation de l’expérience et du monde annule toute possibilité du récit : il n’y aurait qu’une image, immobile, et non pas une histoire, dynamique.

Alors qu’on lui demande son avis sur une photo issue du spectacle de Dans la Solitude des champs de coton, Koltès récuse à tous points de vue celle-ci : trop floue, elle ne raconte pas, puisqu’on ne voit pas les visages. C’est l’image d’une image, plus que la représentation de la vie devant laquelle cette image, lorsqu’elle fut prise, se trouva. « Un dialogue, ce sont des visages  », soit la rencontre matérielle, concrète, en acte et en présence de deux corps, non pas l’impressionnisme abstrait de l’idée d’une rencontre. Surtout, Koltès termine ce court texte par une phrase lapidaire, définitive, qui aurait pu être la première et seule de l’ensemble : « De toute façon, il faut choisir entre le plaisir de voir les choses ou de les photographier ; moi, je préfère le premier  ». Entre l’expérience et sa réflexivité, Koltès a choisi, parce qu’il n’est de récit possible que dans le branchement au plus vif du monde, de compréhension du réel que dans un face-à-face sans médiation, de désir que dans l’affleurement au monde, et d’amour que dans ce mouvement dynamique qui n’arrête pas les choses dans une image. À l’aura dégradée — qui ne fait que dévoiler ostensiblement sa dégradation — de l’image, Koltès préfère son expérience directe, sans souvenir, sans mémoire : ce sera au récit ensuite de porter cette mémoire, on le verra. L’image est mise à mort de l’expérience. Ainsi, on comprend pourquoi c’est la photographie qui met à mort Ali :

Ali va finir par mourir, et c’est idiot, il était bien parti pour que cela ne lui arrive pas. J’ai bien dit moi-même aux touristes, quand ils ont commencé à débarquer dans cette rue-là : pas de photographies, je vous prie ; Ali, lui, ne savait pas. Il regardait les appareils sans méfiance, il n’a rien ressenti au premier clic. Je lui ai demandé plus tard, très récemment : mais n’as-tu vraiment rien ressenti, une décharge nerveuse, un avertissement, quelque chose par intuition ? Mais c’est un garçon trop habitué à voir mourir ordinairement les gens pour se méfier qu’une chose pareille puisse lui arriver. Alors il s’est laissé photographier par les touristes, sans savoir ce que photographier veut dire […] Or la première fois qu’ils [les touristes] ont freiné et se sont mis à tourner, Ali s’est seulement arrêté de jouer du bongo, et, sur toutes les épreuves que j’ai pu récupérer, on le voit la main en l’air, l’air d’une vache, il ne savait pas qu’il allait mourir finalement lui aussi. Et c’est idiot. Ali n’avait pas besoin de cela .

Ali n’est-il pas la figure par excellence (et par exagération…) d’un conteur sans repos, d’un Lawrence D’Arabie aux mille et une vies, d’un compagnon itinérant qui a fini par s’établir, comme maître sédentaire, dans son hammam pour y pratiquer son art (du massage et du conte) ? Pour Benjamin, la vertu du conte est de faire du récit une « sagesse », de dégager à partir des expériences rencontrées une morale, une règle de vie qui a pour elle la garantie d’être délivrée par celui qui l’a éprouvée. Ainsi s’exerce l’art d’Ali auprès de Mann, jamais avare de conseils — même si ces morales sont déliées d’un contexte qui pourrait leur donner tout le sens. Car en fait Ali, pas plus que Koltès, n’est le conteur que décrit Benjamin : charge au conteur pour ce dernier de répondre du réel et poursuivant l’Histoire, c’est-à-dire en tâchant de l’entretenir et d’en garder mémoire, d’être le vecteur d’une histoire collective capable de libérer les hommes de la fatalité de leur destin. Ali a perdu ce qui l’attachait à l’Histoire en marche — Koltès n’est pas dupe de la construction qu’il met en œuvre, à la fois dans la joie de ce personnage et dans la douleur de son histoire, lui qui sait combien l’Histoire comme croyance n’est justement plus qu’une fable, un mythe. Quand les touristes le prennent en photo, ils transforment le Conteur en image, opèrent une distance entre l’expérience du conte et sa représentation : entre les touristes et Ali, tout un lointain mélancolique se constitue alors ; et Ali, qui aurait pu être éternellement vivant, commence à mourir, d’une mort qui n’en finira pas, puisqu’elle n’aura jamais lieu dans le récit.

Ainsi je jure d’être innocent de la divulgation de secrets qu’Ali m’eût maudit de livrer ; et si Ali doit mourir, ce n’est point moi qu’on peut accuser d’en être la cause première, puisque tout lecteur est un homme pressé et oublieux, plus prompt à s’émouvoir d’un conte qu’à vérifier scientifiquement la réalité, prompt aussi à prendre la réalité pour un conte ; quant à Ali, il ne peut souffrir de mots écris, puisqu’il en ignore l’existence même .

Documenter le monde ou le raconter ?

Si l’art de raconter se perd, écrit Benjamin, c’est toute une expérience du monde qui disparaît. La rupture épistémologique qui permet de dater cette disparition, Benjamin la situe au début du vingtième siècle : c’est avec la Première Guerre mondiale, l’expérience de l’impossibilité de partager l’expérience que vécurent les soldats rentrés du front. Là où le conte jadis témoignait du monde, les hommes ne pouvaient plus que témoigner de la blessure de ne pas le faire. Une forme dès lors supplanta le conte : l’information. La diffusion en masse de la propagande, et la naissance de sa forme commerciale dans l’après-guerre (la publicité), ne tardèrent pas à recouvrir l’exigence de récit que portait le conte : mais il s’agissait d’un récit qui ne disait rien d’autres que la prétention objective à dire le réel, sans pouvoir en tirer aucune leçon, ou ce que Benjamin appelle « sagesse ». Non que l’homme n’avait pas vécu une expérience profonde, mais plutôt la profondeur de l’expérience avait été telle qu’elle détruisit jusqu’à la possibilité même de lui donner forme et sens. Un langage neuf survint, et se diffusa en masse, celui du journal ; seulement, on ne partage pas un fait, on ne peut que le recevoir.

Une génération qui était encore allée à l’école en tramway hippomobile se retrouvait à découvert dans un paysage où plus rien n’était reconnaissable, hormis les nuages et, au milieu, dans un champ de forces traversé de tensions et d’explosions destructrices, le minuscule et fragile corps humain.

Lorsque Koltès partit au Nicaragua, ce n’était pas seulement pour écrire sa « pièce africaine », mais, on l’a évoqué, pour aller au plus près des événements révolutionnaires, et avec l’idée d’en témoigner : partager le récit du monde quand il se fait Histoire, les relater dans sa forme la plus directe. Et pourtant, Koltès n’écrira pas sous forme informative cette Histoire. Un double recul se fait en lui et dans l’écriture : recul spatial, puisqu’il fuit rapidement les lieux des combats qu’il ne verra pas directement ; recul littéraire, car il renonce au compte-rendu au profit de la nouvelle, celle qui s’intitulera II., racontant le destin tragique de Victor assassiné par la Garde Nationale.
Je comptais t’envoyer d’ici, ma nouvelle que j’ai écrite à Managua, mais je vais la garder encore huit jours pour corrections. Je pensais qu’il était urgent de te la faire parvenir, dans la mesure où, oh l’héroïsme, j’étais l’un des rares étrangers au Nicaragua au moment des « événements », et que cette circonstance pouvait intéresser la presse. Ceci dit, sans doute rêve-je, et il vaut mieux plus de qualité et moins d’actualité .

Ce rêve — et Koltès en a conscience d’emblée — dure moins de dix jours : peut-être a-t-il existé un premier état, journalistique, de cette nouvelle ? Toujours est-il que peu après, Koltès réalise la distance qui s’est opérée en lui et dans son écriture (malgré lui), entre le projet et le récit, entre le fait et la nouvelle.

Ce texte est-il proposable à un journal ou non ? (j’aurais pu, bien entendu, écrire une affaire sur le coup d’état proprement dit et les choses qui intéressent les gens, mais vraiment, je ne me sens pas l’âme d’un journaliste ).

Il semble qu’il y a là comme un trajet inverse à celui que lit Benjamin, qui disait combien l’Histoire en marche allait dans le sens d’un retrait du conte au profit du « journalisme ». C’est comme si Koltès œuvrait à rebours — là se situe la tension. Posant comme idéal politique le récit factuel, mais se heurtant à l’impossibilité de l’écrire en d’autres termes que littéraires, il trouve du récit fictif au lieu où il cherchait la récitation du réel. Cette déchirure entre l’histoire et son écriture, Koltès le raconte comme une blessure politique qui l’affecte.

Quand on est au Guatemala pendant la guerre civile, ou au Nicaragua pendant le coup d’État, on se trouve devant une telle confusion, devant une telle complication des choses, qu’il n’est plus possible d’écrire […] sous un angle politique. Tout devient plus irrationnel. En découvrant la violence politique de l’intérieur, je ne pouvais plus parler en termes politiques, mais en termes affectifs, et en même temps cet état de fait me révoltait .

Formulation une fois de plus inverse à ce que dégage Benjamin, elle dit l’expérience de l’expérience : Koltès rejoint le geste du conte à travers l’Histoire, comme s’il s’agissait pour lui dans la rencontre des secousses de son temps, de la rejoindre pour mieux s’en dégager — le récit reproduirait ce mouvement même, de jonction et de disjonction. Que ce soit dans cette nouvelle, ou dans Combat de nègre et de chiens, ou même dans Quai Ouest, et les textes suivants, on aurait à chaque fois en creux l’inscription d’un questionnement historique raconté sous une forme qui empêche qu’il soit relaté en termes « journalistiques », ou factuels. Un chantier européen en Afrique (qui est né d’abord d’un projet de reportage sur les multinationales néo-coloniales), des docks désaffectés (qui pouvaient lui offrir le matériau d’une enquête sociologique sur les bas-fonds de New York), les refoulés provinciaux de la Guerre d’Algérie (qui auraient pu donner lieu à un compte-rendu historique sur des enjeux mémoriels), ou la trajectoire d’un serial-killer (qui présentait la possibilité d’une œuvre documentaire sur une figure symptôme) : tous ces sujets possèdent un substrat journalistique, mais le réalisme du point de départ est à chaque fois l’objet d’un décollement narratif. Le récit né donc pour Koltès d’une expérience du réel que l’écriture transforme en expérience d’écriture, par superposition, et dans une certaine douleur (une révolte) de la jonction politique impossible, puisque l’auteur éprouve en conscience le risque de l’esthétisation, c’est-à-dire d’un usage littéraire du monde qui prend prétexte de lui pour le tromper, qui utilise les violences du réel à des fins qui d’une certaine manière le trahissent.

Le théâtre de Koltès, la communauté blessée du conte

Benjamin fait dès lors du roman le signe et le symptôme du déclin de l’art de conter (et le corollaire de la dégradation de l’expérience) — au conte délivré dans l’oralité de sa transmission commune a succédé un roman qui coïncide avec l’avènement de l’individualisme. Le conte sombre dans l’archaïsme, ou pire, dans l’enfantillage, quand le roman triomphe, seulement concurrencé par le journal, auquel finalement on finit par ne plus le distinguer.

Si l’art de conter est devenu chose rare, cela tient avant tout aux progrès de l’information. Chaque matin, on nous informe des derniers événements survenus à la surface du globe. Et pourtant nous sommes pauvres en histoires remarquables. Cela tient à ce qu’aucun fait ne nous atteint plus qui ne soit déjà chargé d’explications .

C’est ici peut-être que Koltès — soucieux, on a vu à quel point, de faire expériences du monde et de les raconter —, se situe dans une série de nouvelles tensions. Benjamin déplore le fait que le récit des lointains soit désormais occulté par les nouvelles qui expliquent le monde proche : « Autrement dit : dans ce qui se produit, presque rien n’alimente le récit, tout nourrit l’information  ». Dans l’ambition de Koltès, une telle séparation entre le monde proche de l’actualité journalistique , et récit lointain du merveilleux n’existe plus. C’est au lointain que Koltès va chercher des expériences qui pourront dire, dans la transformation opérée par le récit, l’ici et maintenant d’une appartenance commune au monde. Le récit koltésien est bien cette opération de transformation de l’expérience du monde en expérience esthétique : dans le changement de nature, une même volonté de reconnaissance du monde. C’est au lointain que Koltès trouve les espaces qui sauront le mieux dire le présent et la présence : un coin de rue, un hôtel des confins, un dock, un chantier africain, sont toutes des images d’expériences de notre monde contemporain qui la transcendent — solitudes partagées ; désir intégral de la vie jusqu’à l’extrême limite du possible ; volonté de naissances. Ces expériences incarnées sont puisées aux bouts du monde qui sont des extraits du réel ; le récit les saisit dans leur ponctualité, leur localité, pour les redonner en acte, les pulvériser. Par des procédures d’écriture fantastique, la création d’espaces à la lisière du réalisme et de l’onirisme, le lointain devient proche, mais c’est un lointain inapprochable qui jamais ne laisse croire qu’il est pauvrement réaliste, journalistique : lointain qui dit le proche, proche qui ne cesse de dénoncer son lointain. L’aura de Koltès est une prise de distance qui permet qu’on le voie : un écartement du proche par le lointain ; et un rapprochement du lointain. L’aura est la faille où le récit se situe, où il est restitué. Or, cette mise en regard, n’est-elle pas celle précisément qui se joue et se représente dans l’expérience théâtrale ?

Car en dépit de ce qu’il disait de son idéal romanesque, ce n’est pas dans le roman qu’il a fait œuvre de récit, et le choix du théâtre pourrait de nouveau s’expliquer. N’est-il pas finalement le dernier lieu où le conte peut être entendu dans le silence d’une communauté assemblée autour de lui ? Il ne s’agit évidemment pas de faire du théâtre de Koltès un renouement du théâtre rituel par exemple. Le choix du théâtre s’est imposé à lui pour des raisons d’ordres poétiques, financières aussi. C’est un fait que ce choix ne s’est pas démenti quand Koltès s’est affranchi de l’une et de l’autre de ces contraintes. Le théâtre est l’espace du récit au sens où il est le territoire de son expérience immédiate : le récit comme expérience est vécu directement, au lieu où elle a lieu, dans la commune présence de sa profération. Expérience éphémère qui ne souffre d’aucune interruption, bloc d’émotions et de sensations, l’œuvre théâtral en tant que récit se dresse comme une coupure du réel, mais puisée à elle comme expérience, le théâtre peut devenir sa propre expérience ainsi. Or, le théâtre n’est pas le conte solitaire levé dans le vide, mais la co-présence de ce récit et de son expérience ; nul théâtre sans spectateur ; nul spectateur sans le récit qui le constitue tel.

Tout au long de son article, Walter Benjamin s’appuie sur la figure de l’écrivain russe Nicolas Leskov (1831-1895), présenté comme conteur non pour « le rapprocher de nous, mais bien plutôt pour augmenter la distance qui nous sépare de lui. » Voyageur de commerce, il rencontra dans ses voyages toutes sortes de gens, ouvriers, vagabonds, fous, puissants. Quand il se retira, Leskov écrivit les histoires qu’il entendit, plaçant au centre de chacun de ces contes, la figure d’un personnage que Benjamin nomme « le juste » — homme simple et laborieux, qui fait l’expérience de la sainteté au terme d’une existence parfois excessive. Cherchant à dégager une morale de chacun de ses Récits des temps anciens, Leskov parvient à l’idéal d’un proverbe qui peut résumer chacun de ses contes.

Le conteur, c’est l’homme qui pourrait laisser la mèche de sa vie se consumer entièrement à la douce flamme de ses récits. De là l’atmosphère incomparable qui, chez Leskov comme chez Poe ou Stevenson, environne le conteur..

On voit tout ce qui pourrait rapprocher un tel conteur d’un auteur comme Koltès, on voit surtout tout ce qui l’en sépare. S’il y a, chez Koltès, la volonté de faire expérience de tout (« l’amour »), de se brûler au réel pour en arracher des fragments qui pourront faire l’objet d’un récit, le récit n’y est jamais quête d’une sagesse ou d’une morale qui finit par la recouvrir, comme le tailleur de pierre œuvre dans la matière pour à la fois la réduire et l’exprimer, faire sortir d’elle une forme qu’elle porte en elle, et que l’imagination et l’art du tailleur fait naître. « Le conteur est la figure sous laquelle le juste se rencontre lui-même », écrit Benjamin. Aucune rencontre de ce type dans l’art du récit de Koltès : aucun repli de l’œuvre sur la pensée, mais une ouverture indécidable du sens, des gestes qui cherchent plutôt la sidération du sens, la plaie ouverte de la signification. Comment faire du meurtre d’Abad la morale de l’histoire ? « Alors, quelle arme ? », demande infiniment le Client — question suspendue parce que le récit de Koltès, dans son temps où l’Histoire ne saurait elle-même se rencontrer comme telle, est une question aux adresses nombreuses. C’est un récit sans morale, relatif, non par défaut, mais comme ouverture incessante de son expérience appelée à être rejouée, hors d’elle-même. C’est enfin un récit sans borne ni terme qui pourrait lui assigner un rôle, une place : une phrase sans point, « et puis toujours la pluie, la pluie, la pluie, la pluie »
 

2. Étranger la langue


— Leslie. — Où tu as appris ce langage, le Rouquin ? Personne ne parle comme cela, chez nous.
— Rouquin. — Moi, je parle comme cela, pauvre con, bon dieu de merde, putain, putain, putain.
Salinger

Récits des lointains du monde ainsi approché, les textes de Koltès éprouvent aussi la tension de l’ailleurs au lieu privilégié qui le constitue comme récit, dans la trajectoire de son écriture et de sa transmission : la langue. La langue comme réceptacle, comme vecteur, comme tenseur est le territoire d’une fabrication singulière sur le plan de la poétique, on l’a vu. Mais il nous faut revenir sur la conception même de la langue pour Koltès : la dimension politique de son usage qui révèle une éthique.

Cette langue est l’objet d’approches critiques aussi nombreuses que contradictoires, on a pu l’évoquer : langue classique ou langue neuve, rhétorique formelle ou mise en mouvement de masses sensibles… Lorsqu’on l’aborde sur le strict plan de sa production interne, le risque est grand de s’en tenir à des catégories, voire à des normes. Or, si le récit est un rapport au monde, il revient à la langue de porter celui-ci, d’en être le signe et la motricité. C’est ici que les enjeux d’altération, d’altérité, de minorité prennent tout leur sens, là que ce sens peut s’entendre et se révéler.

Langue mineure

Les enjeux de la littérature mineure, telle qu’on a pu la déterminer pour l’œuvre de Koltès — récits de corps et d’espaces mineurs par opposition aux corps de la majorité, aux zones tracées par le pouvoir — se situent en effet avant tout dans la langue qui l’érige. Dans leur ouvrage sur Kafka, Deleuze et Guattari déterminent la littérature mineure non dans ses thèmes ou ses ambitions militantes, mais dans la langue au sein d’une articulation problématique avec le majeur : « une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure ».

Nous devons être bilingue même en une seule langue, nous devons avoir une langue mineure à l’intérieur de notre langue, nous devons faire de notre propre langue un usage mineur. Le multilinguisme n’est pas seulement la possession de plusieurs systèmes dont chacun serait homogène en lui-même ; c’est d’abord la ligne de fuite ou de variation qui affecte chaque système en l’empêchant d’être homogène. Non pas parler comme un Irlandais ou un Roumain dans une autre langue que la sienne, mais au contraire parler dans sa langue à soi comme un étranger.

Proust dit : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux. »
C’est la bonne manière de lire : tous les contresens sont bons, à condition toutefois qu’ils ne consistent pas en interprétations, mais qu’ils concernent l’usage du livre, qu’ils en multiplient l’usage, qu’ils fassent encore une langue à l’intérieur de sa langue. « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère... »
C’est la définition du style. Là aussi c’est une question de devenir. Les gens pensent toujours à un avenir majoritaire (quand je serai grand, quand j’aurai le pouvoir...).
Alors que le problème est celui d’un devenir-minoritaire : non pas faire semblant, non pas faire ou imiter l’enfant, le fou, la femme, l’animal, le bègue ou l’étranger, mais devenir tout cela, pour inventer de nouvelles forces ou de nouvelles armes.

Alors, quelle(s) arme(s) ? C’est la langue qui est ce devenir et cette arme, l’usage du monde et l’espace de son expérience — dans l’écriture, dans sa transmission, sa lecture ou sa réception. L’éblouissement dans la langue devient le moyen de la reconnaissance.

Par la force des choses, selon un langage qui vous fait reconnaître comme celui qui a peur… moi, j’ai le langage de celui qui ne se fait pas reconnaître .

En cette perspective, ce qui importe, ce n’est pas de se demander si Koltès représentait des marginaux et parlait leurs langues, mais de voir comment il a investi la majorité dans la langue majeure qu’est pour lui le français, une autre langue pour mieux s’en arracher, se défaire des enjeux sociologiques, écrire la relation au-delà des races et des classes, atteindre la minorité en chacun de nous que ne saurait réduire aucune approche socio-politique.

Koltès, on l’a vu, ne fut ni un marginal ni l’incarnation d’une classe minoritaire : issu de la petite bourgeoisie de province, sa « marginalité », s’il en fut une, était celle que constitua la volonté de ne vivre que d’écriture. Le choix, radical, à vingt ans, de ne jamais travailler « pour un patron » exprima cette exigence révolutionnaire — celle d’écrire dans cet affranchissement aux normes sociales du monde. C’est bien l’espace de la langue (de son écriture) qui constitua pour Koltès une non-condition sociale, un statut social privatif : écrivain, n’obéissant aux lois d’aucun marché, ne relevant d’aucune véritable catégorie socio-professionnelle. Koltès paya le prix, matériel, les premières années, de cette insoumission. Mais jamais l’auteur n’éprouva le souci d’un « déclassement », puisque c’était précisément contre toute idée de classement que cette vie fut choisie et traversée, dans l’unique préoccupation d’écrire sa propre langue.

Mineur ne qualifie plus certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande (ou établie). Mais celui qui a le malheur de naître dans le pays d’une grande littérature doit écrire dans sa langue : écrire comme un chien qui fait son trou, un rat qui fait son terrier. Et, pour cela, trouver son propre patois, son tiers-monde à soi, son désert à soi .

Trouver la minorité en / de soi — inventer son origine —, est une conquête d’un désert à peupler, bruissant du désert de l’autre aussi, en soi, de la minorité de l’autre qu’on habite aussi, solitude traversée pour se dire et se livrer, solitude de se dire et de se partager : travail du singulier et du collectif quand un écrivain choisit les valeur et les origines qui seront capables de raconter, d’être racontées. « Mes racines, elles sont au point de jonction entre la langue française et le blues ». La véritable expérience minoritaire, Koltès l’a avant tout conçue dans et par la langue. Il ne s’agit pas de renoncer à sa langue française, mais de l’écrire contre elle, de lui inventer des greffons inacceptables. Koltès n’a pas cessé de construire son origine comme un rapport minoritaire, un désir d’origine. L’invention de ces racines, après la fondation d’un désert en propre, d’un vide radical à partir duquel se fonder, s’est conçue ainsi dans une sorte de rêve peuplé à Barbès entre les films de kung-fu et le reggae, mais aussi les chants sacrés des liturgies russes de la rue Daru et Jean-Sébastien Bach. L’expérience totale du métissage est ainsi surtout celui d’un brassage du majeur dans le mineur, de la culture la plus noble à la contre-culture la plus active. Le seul critère de cohérence semble être celui d’une quête d’énergies capables de mettre en mouvement l’être affectif et de la brancher aux énergies du monde. Ce rêve de racines étrangères et mêlées se formule loin de ses origines officielles, mais fonde plus sûrement un rapport au monde. Ce rêve, c’est celui précisément que font Deleuze et Guattari autour de Kafka (et celui de Kafka sans doute aussi ; celui en somme de toute littérature mineure) : « Faire le rêve : savoir créer un devenir-mineur . »

N’habiter que le déracinement impossible puisqu’il n’y a d’histoire possible que dans le déracinement , l’invention d’origines étrangères, l’expérience qui fait de l’altérité sa nature propre : ce serait là le devenir-minoritaire — la musique reggae comme joie de la racine fuyante, impalpable, fulgurante —, ce serait aussi éprouver de langue seulement dans le refus de la langue majoritaire comme norme : chercher les contretemps, les désaccentuations essentielles du majeur et du mineur pour désaxer le rapport aux figures imposées du récit.

En mettant en avant ces rythmes propres au reggae, battement mineur contre accent majeur, Koltès a bâti une littérature de la minorité, non pas strictement dans le sens défini par Deleuze et Guattari pour Kafka, mais au sein de ce rêve-là, assaillant toute figure d’autorité et de pouvoir où qu’elles se trouvent, et dans la langue singulièrement.

Altération et rehaussement : aux limites de la langue

Si on devait suivre les trois caractères de la littérature mineure dégagés par Deleuze et Guattari, on verrait qu’ils pourraient proposer une approche possible de l’œuvre de Koltès, mais qu’ils ne suffiraient pas à dire la spécificité de cette écriture. Ces trois caractères (la déterritorialisation de la langue majeure dans un usage mineur ; l’immédiat-politique ; l’agencement collectif) sont affrontés dans l’écriture de Koltès, mais rendus impossibles par une succession de nouvelles blessures qui affectent la langue même, sa relation au monde. Car la blessure, qu’on a envisagé d’abord sur le plan politique, est aussi et surtout celle qui affecte la langue, blessure infligée par l’auteur lui-même à la langue.

Le premier caractère de la littérature minoritaire, c’est celui d’affecter la langue d’un fort coefficient de déterritorialisation : « L’allemand de Prague est une langue déterritorialisée, propre à d’étranges usages mineurs. (Dans un autre contexte aujourd’hui, ce que les Noirs, peuvent faire avec l’américain) ». Cet usage mineur de la langue est un aspect complexe de la poétique koltésienne, fort différente de ce qui se passe chez Kafka. Il s’agit d’habiter une langue et de la miner de l’intérieure. Non pas parler une langue étrangère, mais écrire l’étrangeté de la langue familière. Cette exigence prend chez Koltès la forme de l’altération. Déterritoralisée, la langue française telle qu’il l’écrit ne cesse pas d’être contaminée par de multiples étrangetés, des métissages qui la rendent, en retour, étrangère. Cette étrangeté n’a pas pour vocation de colorer la langue d’un exotisme mimétique : il puise sa nécessité dans l’expérience même de l’écriture, celle de son étrangeté.

J’ai dû subir un phénomène d’osmose à force d’entendre parler des Blacks. C’est plus qu’une manière de penser : c’est une manière de parler. Je trouve très belle la langue quand elle est maniée par des étrangers. Du coup ça modifie complètement la mentalité et les raisonnements. On commence à sentir l’odeur des gens quand on est avec des étrangers, quand on parle une langue qui n’est pas la sienne .

Vivant entre Paris et New York, écrivant la plupart de ses pièces à l’étranger, pour éprouver sa langue hors de ses propres frontières, pour écrire français dans une langue étrangère, Koltès n’eut de cesse de chercher à « être dans sa propre langue comme un étranger » : Il suit ici à la lettre la formulation de Proust jusqu’à l’extrême : « écrire dans une langue étrangère » : au milieu d’une langue étrangère.
La langue française, comme la culture française en général, ne m’intéresse que lorsqu’elle est altérée. Une langue française qui serait revue et corrigée, colonisée par une culture étrangère, aurait une dimension nouvelle et gagnerait en richesses expressives, à la manière d’une statue antique à laquelle manquent la tête et les bras et qui tire sa beauté précisément de cette absence-là. […] Cela apporte une modification profonde dans la langue, comme lorsqu’on fait un long séjour dans un pays étranger dont on ignore la langue et que l’on retrouve la sienne modifiée, de même que ses propres structures de pensées .

L’altération joue ainsi sur différents niveaux. Le premier est celui de l’étrangeté. C’est ce qu’on nommera l’exigence d’étranger la langue, en faisant du mot étranger un verbe pour souligner qu’il s’agit là processus. Blesser la langue, étranger la langue, c’est autant la mêler à d’autres que de la faire parler par des étrangers : ainsi dans Quai Ouest, tous les personnages parlent le français sans qu’il soit la langue maternelle d’aucun d’eux — exceptés sans doute, dans la fiction, Monique et Charles, qui sont eux, « d’ici », évidemment pour renforcer le fait, par contraste, que les autres sont d’ailleurs. Cette étrangeté n’est pas un thème de la pièce, mais une dynamique qui produit des événements, que raconte l’histoire et qui permet à l’histoire de se réaliser et de se raconter.
Quand on ne peut plus parler son propre langage, la pensée elle-même change, de petits incidents qui se déroulent sans langage prennent une importance nouvelle.

Cependant, l’étrangeté de la langue ne demeure pas seulement une question de poétique, elle devient un enjeu majeur de la reconnaissance des êtres : elle pose la question simple mais violente de la relation — comment rejoindre l’autre dans sa minorité essentielle ? La déterritorialisation de la langue réside dans cet usage décentré qui fait qu’on va atteindre la minorité de la langue en soi-même et qu’on va chercher la part mineure de la langue de l’autre — en la défigurant, on pourra l’entendre différemment, s’entendre différemment et se reconnaître. Entre Léone, l’alsacienne, et Alboury, l’africain, dont la langue maternelle est le Wolof (et qui parle français), chacun parle étranger — quand ils parlent français, c’est une langue à eux-mêmes étrangère. Léone se met alors à parler étranger (en allemand), pour parler la même langue que l’autre (puisque’à ses yeux, Alboury parle étranger…) : peu importe ainsi ce qu’elle dit — et qu’elle récite le Roi des Aulnes en allemand dans la langue de Goethe ou une leçon apprise par cœur —, seul compte le fait de parler étranger.

L’autre usage de l’altération, c’est celui, paradoxale qui consiste à la sur-qualifier de l’intérieur : exhiber une littérarité excessive de la langue – jusqu’à la faire paraître comme littéraire, mais d’une impossible littérarité puisque destinée à être parlée, au théâtre, et non lue, en silence. L’étrangeté de la langue vient ainsi d’une défiguration à la puissance : sorte de raffinement qui altère et rehausse violemment la valeur d’usage de la parole par un rythme extrêmement précis et musical, par une rhétorique d’une rigueur et d’une violence désarmante. Blesser la langue, c’est la parler dans sa beauté la plus impensable, la plus inouïe : c’est déjà par exemple la violence qu’inflige Genet à la langue française.

Tout au long de Dans la Solitude des champs de coton, les personnages échangent dans une langue d’une extrême rigueur, accordée à la tenue impeccable de la syntaxe — langue qui, ici plus qu’ailleurs, paraît sur-écrite, participe de l’illusion syntaxique d’une pièce qui joue, avec humour, sur sa pseudo-référence réaliste. La langue que les protagonistes parlent est en effet loin d’être celle d’un client et de son dealer, mais dans la surenchère d’images, le réseau métaphorique travaillé jusqu’à la préciosité (la métaphore animale notamment) que les deux figures creusent jusqu’à les épuiser, il y a comme un jeu avec la langue qui s’affiche, s’exhibe avec provocation, poussant la syntaxe jusque dans les limites de l’interlocutoire, limites de la langue elle-même. L’ouverture de la pièce en ce sens exemplaire de l’étrangeté travaillée qui produit le récit interne du discours : prose somptueuse pour traiter de deal. L’étrangeté est dans l’usage de la langue, non en elle-même. Or, la beauté est blessée à l’intérieur : plusieurs commentaires l’ont souligné, la première réplique du Dealer est marquée par une faute de syntaxe que les Éditions de Minuit ne pouvaient ignorer : 
Le Dealer —. Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi .

Que Koltès ait insisté pour maintenir la reprise incorrecte des pronoms relatifs « quiconque » […] « qui » relève paradoxalement de cette approche précise d’une langue ciselée jusqu’à la limite des possibles de la langue. Ce qui prend le pas sur la correction orthodoxe de la langue, c’est le rythme d’une période où domine le balancement binaire de l’homme et de l’animal, couple de termes qui reviennent des dizaines de fois dans la pièce, et qui forment comme un tout, ici mis en valeur par cette déchirure de la relative en deux segments dont le second s’appuie sur la béquille qui pour mettre en relief l’apposition : dialectique de la faute et de la maîtrise, où l’incorrection se loge dans l’apparence de rigueur syntaxique, en surenchère. À Madeleine Comparot, qui était sa première lectrice et correctrice, il avait confié son souci de pousser la grammaire jusque dans ses retranchements : manière de rendre hommage à la langue aussi, en l’altérant, la blesser pour la rehausser au deuxième degré, quand la perfection recherchée trouve place dans l’incorrection voulue. C’est cette altération — à la fois étrangeté radicale et rehaussement spectaculaire, rigueur fautive qui ne se laisse pas entendre immédiatement comme une faute — qui est pour Koltès sa manière de « devenir le nomade et l’immigré et le tzigane dans sa propre langue ».

Là réside la portée éthique de l’artisanat du récit, qui n’est pas un « bien écrire »selon les standards de la langue normée (majoritaire), mais une façon de repousser la langue pour lui faire supporter ce qu’elle ne peut endosser, ce qui excède sa puissance, ce qui la dépasse : là agit l’écriture.
J’ai écrit en effaçant sans cesse. Je suis persuadé que là est notre seul travail, savoir supprimer. Trois personnes sur dix savent bien écrire, c’est la grammaire, cela n’a aucun intérêt. Nous, notre vrai boulot, c’est de savoir enlever les mauvaises choses. Quand le matin, je parviens à gommer ce que j’ai écrit comme un cochon la veille, je me dis que ma réussite — si réussite il y a — est dans cet instinct-là .

L’écriture n’est pas la grammaire, il est force de rétraction de la parole et de fabrication d’un verbe autre, neuf, qui se produit par négativité productrice : arracher la langue écrite, effacer ce qui appartient à la langue, atteindre le nerf de la langue maternelle et rejoindre « le sang, et la carcasse osseuse, et les muscles, tout cela qui vient du père » : langue paternelle contre langue maternelle.
Le deuxième caractère de la littérature mineure que décèlent Deleuze et Guattari, c’est le fait que tout y prend dès lors une dimension politique. C’est le branchement de l’individu sur l’immédiat-politique :

Dans les grandes littératures l’affaire individuelle (familiale, conjugale) tend à rejoindre d’autres affaires non moins individuelles, le milieu social servant d’environnement et d’arrière-fond. (…) La littérature mineure est tout à fait différente : son espace exigu fait que chaque affaire individuelle est immédiatement branchée sur la politique. (…) C’est en ce sens que le triangle familial se connecte aux autres triangles, commerciaux, économiques, bureaucratiques, juridiques, qui en déterminent les valeurs

Cette postulation travaille, en partie et différemment, les pièces de Koltès, pour qui la localisation extrême des espaces représentés n’a de valeur que par métonymie globalisante, métaphorique. Le microcosme, par exemple du hangar de Quai Ouest n’a de valeur que dans sa faculté à déployer souterrainement un macrocosme qui saurait fonctionner en termes politiques : les relations entre Charles et la sœur ne s’effectuent pas sur le plan de l’affectivité, mais dans le commerce du corps — et quand Fak vient marchander le prix du désir auprès de Claire, c’est moins l’illustration d’une « petite affaire privée » que l’élaboration d’une langue où les relations entre les êtres sont dictées selon les lois d’un marché. Dans Combat de nègre et de chiens, le chantier (européen) entouré de mirador pour protéger les colons est ce branchement politique capable de « représenter »(théâtralement et idéologiquement) les relations de l’Europe et de l’Afrique — la localisation de l’espace et de l’intrigue ne peut avoir de sens que si elles sont travaillées dans la globalisation d’enjeux politiques qui construisent sa violence, sa nécessité poétique au sein de la langue.
Il s’agit de la même langue, mais parlée différemment par chacun. Alboury la prononce de l’extérieur, langue française issue du viol de sa langue : impeccable donc. La langue blanche, surface sans profondeur, transparence nette et évidente du tranchant dit dès la première réplique le programme du récit que Alboury ne fera que répéter tout au long de la pièce, cette nuit terrible dans les cris qu’il ne veut que faire taire :

Je suis Alboury, monsieur ; je viens chercher le corps ; sa mère était partie sur le chantier poser des branches sur le corps, monsieur, et rien, elle n’a rien trouvé ; et sa mère tournera toute la nuit dans le village, à pousser des cris, si on ne lui donne pas le corps. Une terrible nuit, monsieur, personne ne pourra dormir à cause des cris de la vieille ; c’est pour cela que je suis là .

Face à lui Cal ou Horn énoncent leur français maternel, nerveux, souillé comme ceux qui se savent tous permis chez eux ; et au milieu, le français de Léone, qui appartient à l’un et à l’autre des usages, dans le précipice de la langue où elle va finalement s’abîmer.

Alboury, le Noir, est le seul qui se sert des mots dans leur valeur sémantique : parce qu’il parle une langue étrangère, pour lui un chat est un chat. Les autres s’en servent comme tout homme français se sert de sa langue maternelle, comme d’un véhicule conventionnel qui trimballe des choses qui ne le sont pas. Et ces choses-là peuvent se trouver assez proches de la surface, mais parfois au troisième sous-sol. Je ne crois pas qu’au théâtre, on puisse parler autrement .

Faire parler des personnages étrangers n’a ainsi pas pour but de colorer le texte, ou d’en faire un thème, mais de se saisir de l’usage théâtral de la parole en son cœur, son étrangeté essentielle qui n’est pas affaire de nationalité mais de langage. On comprend en ce sens que « C’est le langage qui est le véritable sujet de la pièce ; le langage qui vous désigne, vous enferme, ne vous permet pas de communiquer » — le récit de Combat de nègre et de chiens comme de toutes les pièces de Koltès est cet agôn de la langue, ces questions de transferts et de déplacements, de territoires, de marginalités, d’assaut comme on investit une place, ou une part de ses ressources sur telle position boursière. Récit du langage, il raconte ainsi les multiples manières de l’affronter, de l’écrire et de l’entendre : de lui résister. En cela reproduit-il l’expérience du monde. Car l’écriture rejoue l’expérience étrange que l’on fait du réel quand on est étranger à un lieu : position essentielle pour pouvoir le raconter.
J’ai eu envie de parler de ce petit endroit du monde, exceptionnel, et pourtant, qui ne nous est pas étranger ; j’aimerais rendre compte de cette impression étrange que l’on ressent en traversant ce lieu immense.

Force de branchement du local sur le politique par la reconnaissance étrange de ce qui ne nous est pas étranger : paradoxe et jeu contradictoire avec le mot « étranger » sur lequel repose précisément la reconnaissance de ce théâtre, la familiarité que l’on possède avec l’altérité la plus radicale.
Le troisième et dernier caractère de la littérature mineure, c’est le processus qui fait que tout s’élève à une valeur collective : il s’agit de l’« agencement collectif d’énonciation. »
L’état de la rareté des talents est en fait bénéfique, et permet de concevoir autre chose qu’une littérature des maîtres : ce que l’écrivain dit tout seul constitue déjà une action commune, et ce qu’il dit ou fait est nécessairement politique, même si les autres ne sont pas d’accord. Le champ politique a contaminé tout énoncé. (…)

C’est là que se joue véritablement l’enjeu de l’éthique minoritaire et blessée de l’écriture de Koltès. « Action commune de la parole » — sans doute le théâtre est-il ce lieu commun de l’action : il est l’action commune dans son lieu même, politique (et non dogmatique, non idéologique). C’est ainsi finalement la littérature qui produit une solidarité active, et si l’écrivain est en marge ou à l’écart de sa communauté, fragile, en son dehors, cette situation le met d’autant plus en mesure d’exprimer une autre communauté potentielle, de forger les moyens d’une autre conscience et d’une autre sensibilité.

Éblouissement

Dans Quai Ouest, le trajet linguistique de Cécile — et à travers lui, sa trajectoire dramatique — pourrait figurer le paradigme de cette déterritorialisation, de l’immédiat-politique et de l’agencement collectif : juste avant de mourir, celle-ci cesse de parler français pour parler espagnol, sa langue maternelle, avant de retrouver le langage immémorial du quechua. L’écriture du personnage de Cécile énonce avec clarté le mouvement interne et externe de beaucoup de personnages de Koltès qui chercheront ainsi en eux-mêmes leur propre langue, mineure en regard des langues centrales. Immédiatement politique, mais hors du cadre de la polis, dans l’agencement hors du temps et de l’espace des communautés sans âge, la parole se branche ainsi immédiatement à l’impossible communauté : c’est là encore la blessure de la parole désœuvrée de ces personnages. Il s’agit moins pour eux d’une langue seulement originaire, mais davantage d’une utopie de parole — l’espace où mourir à la majorité pour naître à sa minorité essentielle. L’étrangeté de la langue que Koltès travaille, ou plutôt élabore-t-il une étrangéification de la langue, qui peut rendre compte du processus et de son effet. C’est elle qui pourra dire, en termes dynamiques, potentiels, et narratifs, la construction, la pensée et la réception de cette langue.

Parce que je suis l’étranger qui ne connaît pas la langue… et qui agit comme ébloui .

Cette étrangeté n’est donc pas celle que l’on pourrait croire : non une bâtardise faite d’emprunt à l’anglais, de tournures étrangères, de greffons hétéroclites, mais éblouissement. Koltès demeure attaché assez rigoureusement à une haute tenue dans la langue, non comme un étranger parlerait la langue française, mais comme s’il s’agissait de la saisir depuis son dehors. Le dehors de la langue, c’est ce qui permet de la voir comme langue, ce qui la dévoile en tant que parole.
Je trouve aussi que le rapport que peut avoir un homme avec une langue étrangère – tandis qu’il garde au fond de lui une langue « maternelle »que personne ne comprend – est un des plus beaux rapports qu’on puisse établir avec le langage ; et c’est peut-être aussi celui qui ressemble le plus au rapport de l’écrivain avec les mots .

Dehors de l’étranger par rapport à la langue d’usage, dehors de l’écrivain qui écrit les mots en leur envers, sur le ventre des mots parce qu’il n’utilise pas la langue pour transmettre une information mais pour raconter la fiction d’une parole. L’auteur agit ainsi par « éblouissement » de la langue sur des personnages qui ne sont pas censés la parler ainsi. De là l’effet d’étrangeté d’entendre un Dealer et un Client parler la langue de Bossuet par exemple : étrangeté qui ressortit à la langue théâtrale elle-même, qui affiche l’aberration de sa valeur d’usage, non la réduction à des formules étrangères. Chauffant à blanc la plaque impressionnée de ses personnages par la langue, l’auteur aveugle ceux qui la parlent (qui la parlent donc malgré eux), tout en rendant visible cette parole : c’est cela que l’on nomme éblouissement. Il donne au récit cette puissance d’étrangeté qui la constitue comme dehors : comme envers d’une forme habituelle de discours. C’est l’éblouissement du discours et de l’échange qui élève la communication en dialogue, et l’histoire anecdotique, en récit ainsi rehaussé par l’étrangeté.

Il est certain qu’une plante sauvage qu’on coupe brutalement, et à qui l’on tâche de faire prendre racine dans un terreau étranger, s’y refuse et dépérit. Mais si, avec la patience d’un horticulteur, on persiste, et que, sur des générations, inlassablement, on coupe tôt les racines, on marcotte, on hybride, on taille, on bouture, il finit par apparaître, comme l’hétérosis dans l’hybridation, chez les nouveaux plants, une faculté phénoménale d’adaptation, une folie de survie telle qu’un bon jardinier mutilera une fleur par le bas, par le haut, de tous les côtés à la fois, sans que jamais l’instinct de vie soit mis en défaut, bien au contraire .

Si le récit est un artisanat, il serait donc aussi, sur le territoire de la langue, une technique d’hybridation horticole. Ces branchements, connexions et greffes, issues des patiences du labeur, n’ont ainsi qu’une finalité : celle de fabriquer de la vie, cette « folie » de la création qui résiste, insiste, s’obstine à naître sur des plants qui ne se sont pas censés lui donner naissance. Là réside la vitalité de l’écriture, dans une langue qui invente à sa mesure des forces capables de la mettre en mouvement, racontant ces naissances comme autant de victoire sur la stérilité des terres mille fois irriguées : ce qu’invente l’écriture de Koltès, c’est dans la conquête de nouvelles terres de fiction, des nouvelles manières d’y faire répandre des pluies, de la travailler pour y faire naître des formes nouvelles de langage et de vie, ces « inventions d’inconnu » qui réclament des noms qui ne sont pas dans le dictionnaire, et que le récit prend en charge.

Il tomba dans la nuit une petite pluie fine et silencieuse ; dès le matin suivant apparut, dans une boulette de terre oubliée au fond d’un pot, au coin de la terrasse, le germe vert d’une fleur qui, en quelque jours, sans soin, sans eau, malgré un ciel couvert et pesant, s’épanouit cependant sur le rebord de ma terrasse, fleur bâtarde et inconnue même de l’Encyclopedia Universalis, innommable, à mi-chemin de la marguerite et du cattleya. Je m’installai à côté, dans un peignoir de coton, et je la regarde tranquillement .

3. Home et lointains

Ailleurs.
1. Dans un lieu autre que celui où l’on est.
Ailleurs qu’au théâtre.
Nulle part ailleurs.
Littré

Le monde comme expérience physique

De décentrements en fuites, de sorties de soi à la jonction impossible de l’autre, des poussées aux limites de la langue jusqu’à l’invention des origines, le mouvement du récit tend à rendre impossible tout ailleurs menacé d’être à son tour un point fixe, une origine, un lieu central — à l’image d’une blessure intérieure, qui fait de l’impossible origine le mouvement de la vie même, comme le formule cette lettre dont le destinataire est, singulièrement, inconnu.

Je pars pour le Sénégal (retourner voir où devraient être mes racines pour découvrir une nouvelle fois qu’elles n’y sont pas, et revenir ici pour prendre le temps de me les réinventer là-bas).

Alors je pense à toi et je me dis qu’il serait bon qu’à mon retour, on se retrouve dans un restaurant polonais ou chinois, un soir, pour parler de l’Australie. 

Dans cette tension entre ici et ailleurs que raconte le récit, interstice de déploiement de l’écriture et relation au monde, il faut cependant tenter de saisir ce qui constitue l’ailleurs en tant que tel — situer le lieu de cet ailleurs non plus comme utopie idéale, mais comme expérience. L’expérience du monde dont on a parlé ne pourrait en effet avoir de sens que si l’ailleurs a été, d’une certaine manière, éprouvé, et perdu, pour pouvoir être raconté. Les textes de Koltès ne racontent en effet pas la visée d’un hypothétique règne des fins idéal, mais la perte de ce qui a été atteint, vécue et arrachée. C’est ici qu’il faut tenter de dessiner la géographie narrative de l’éthique de l’écriture.

Le monde, qu’est-ce à dire ? Il n’est ni le dehors, qu’on a tenté de définir comme ce tout enveloppant par la parole la relation à l’autre ; ni l’autre qui est plus simplement le corps de celui qui est dressé face à soi, comme inconnaissable et livré à la reconnaissance. Le monde est pour Koltès l’objet de l’expérience, et toujours l’enveloppe de sens dans lequel l’écriture s’inscrit : monde comme temps du contemporain ; monde comme espace politique d’une appartenance commune à un même fragment ; monde plus généralement comme champ du sens.

Le monde, dans son extension, est donc présent dans l’œuvre de Koltès. Mais si j’ose, à son endroit, parler de sens du monde, c’est en un sens très léger du mot sens : ni celui de la signification, ni celui de la direction ou de l’orientation mais plutôt celui de l’intuition, de la disposition, comme on dit de quelqu’un, par exemple, qu’il a le sens des affaires. Avoir le sens des affaires, c’est, justement, avoir des dispositions, des intuitions efficaces, un mélange de savoir, de savoir-faire et de flair qui permet de réussir dans toutes les entreprises. Face au monde, ou dans le monde, Koltès eut et développa des intuitions efficaces, en vertu, peut-être, de ce qu’on appelle en théologie la grâce efficace, une grâce souvent évoquée par Pascal et que Koltès, on l’imagine, devait connaître. Je ne veux pas dire que c’est par l’intercession de Dieu, par une grâce de « première naissance », pour reprendre les termes pascaliens, qui assure à l’homme d’accomplir ses œuvres, que Koltès accomplit la sienne. Mais je dirai volontiers que Koltès a réussi cette œuvre avec une grâce personnelle qu’il a su acclimater, ou convertir, en chacune ou presque de ses tentatives dramaturgiques ou plus généralement littéraires et artistiques, en vertu d’une croyance dont l’horizon, ou les horizons, se dégagent mieux aujourd’hui .

Pour Christophe Bident, le sens du monde porte directement l’exigence d’une relation sensible aux mouvements du monde — ce que Jean-Luc Nancy, dans l’ouvrage qui porte le même titre, nommait « l’entrée dans le sens » , qui n’est pas affaire d’interprétation mais de transformation . « ‘‘Transformer le monde’ a dit Marx. ‘Changer la vie’ a dit Rimbaud. Ces deux mots d’ordre, pour nous, n’en font qu’un  ». L’injonction de André Breton peut aussi avoir des échos avec cette position de Koltès dans le monde, au monde, à condition (la condition est d’importance) qu’on ne fasse pas de cette transformation l’enjeu d’une action directe sur les forces agissantes du mouvement. Koltès tiendra à distance le monde dans son action militante : l’engagement politique est, dès 1978, de pure forme : action minimale, mais non pas anodine, elle se réduit à l’exercice d’une citoyenneté, celle qui voit Koltès voter lors de toutes les élections (au Parti Communiste), il se trouve que c’était sur ce point que se terminait la ‘Lettre d’Afrique’ à Gignoux, comme si cette fin signait aussi la fin d’un type d’engagement.

À bientôt.
Je rentre début mars, quelques jours à Paris, puis je vais voter dans mon village.
Bernard .

Le souci du monde n’est pourtant pas tenu à distance, au contraire même. L’action sur le monde n’aura d’espace désormais pleinement seulement dans l’écriture, et disposera comme moyens, du récit, essentiellement : le récit serait ce mouvement d’entrer dans le monde et de mise en chantier de son intuition. Mais cette entrée dans le monde revêt une approche plus littérale encore. C’est que, dès lors que Koltès renonce à agir dans le monde comme dynamique de l’Histoire, il se rétablit en lui plus prosaïquement, plus simplement, dans la surface physique du réel : le monde comme matérialité sensible. C’est ainsi qu’on définira finalement, pauvrement, le monde : l’espace étendu de la terre. Si l’éthique du récit est un usage du monde, c’est ainsi dans l’expérience concrète, physique, sensible de sa rencontre qu’il peut avoir lieu, et prendre sens.

On avait déjà évoqué cette relation physique au réel, lorsque dans la « Lettre d’Afrique », Koltès disait se repérer dans l’ordre du monde en goûtant la terre salée, pour savoir où il était par rapport à la lagune, la terre ou la mer. Image ? Elle semble dire assez littéralement que l’inscription dans le sens du monde est un repérage quasi sensoriel, et question d’appartenance sensible, de goût, de sueur, de sang (séché), d’os rongé. Aucun récit de Koltès qui ne tire parti, comme au combat, de la situation géographique de son lieu pour disposer des forces en présence, aucun qui n’occulte l’enjeu du territoire comme conquête de terrain — parce que l’espace du monde est la situation du récit, et qu’il le détermine, il est nécessairement le lieu où l’ailleurs est cette conquête et cette force d’expansion par la langue, cette puissance d’occupation, cette présence à laquelle Koltès se branche, et vient brancher l’écriture.

Lorsqu’il se rend au Nicaragua — juste après la nuit et son enfoncée dans la plaie de sa blessure mystique et politique —, ce qu’il découvre est précisément l’ailleurs en sa présence, un arrière-monde devenu présent. Le Nicaragua comme miraculeusement trouvé sous ses pieds :

À Évelyne Invernizzi
Le Nicaragua existe, je le touche de mes deux pieds, fume ses cigarettes, et transpire toute l’eau de mon corps qui va se perdre dans sa sacrée terre sèche.
Un merveilleux cauchemar  !

à Josiane et François Koltès
Mes amours,
Le Nicaragua existe. Je le vois, je le touche, j’y crève de chaleur, j’y ai eu les plus belles peurs de ma vie, et je le quitte bientôt, rassuré qu’il n’y a pas, finalement, à cet endroit du monde, un immense trou .

« Le bonheur, écrivait Kafka, c’est de comprendre que la place que tu occupes ne peut être plus grande que ce que peuvent recouvrir tes deux pieds . » Cette présence du monde rencontrée déterminera l’écriture de tous les textes à venir et leur joie. La question de l’ailleurs ne sera plus, comme sous le regard de Pahiquial dans L’Héritage, une triste étendue derrière une fenêtre, où la fenêtre est à la fois le cadre qui permet de voir le monde et ce qui en sépare. Le monde désormais touché, atteint en son ailleurs, sera comme une joie de lui appartenir, d’être relié à lui par la sueur : ou l’écriture. L’éthique de l’ailleurs puise sa nécessité d’abord dans cette joie, qui ne se dit jamais aussi bien que dans les lettres à son neveu, qui venait de naître. Lui écrire est une manière de biais de donner de ses nouvelles à son frère, François. C’est aussi l’occasion d’écrire dans une langue qu’un enfant pourrait comprendre : « avec les mots les plus simples », raconter ce bout du monde qui appartient autant à l’auteur qu’à l’enfant, lorsque Koltès l’écrit.

à Emmanuel Koltès.

Guatemala, le 10 Sept. 78.

Petit mec,

Cette fois, c’est d’Amérique que je t’écris, c’est plus loin que la dernière fois ; j’ai traversé tout l’océan Atlantique pendant douze heures (d’ici, on voit la mer qu’il y a de l’autre côté, le Pacifique), et les gens, il faut leur parler en espagnol, ou alors ils ont des langues bizarres et ce sont des Indiens. […]
Ici, c’est un tout petit bout de terre entre deux mers, avec des pays aussi petits que le Jura, qui se chamaillent tout le temps entre eux parce qu’ils ne sont pas d’accord pour savoir si tel champ appartient à l’un ou à l’autre. Pour aller d’un côté à l’autre, c’est tellement court que, quand j’étais au Nicaragua, je pouvais aller me baigner le matin dans l’océan Atlantique (celui qu’on voit en Bretagne), et le soir dans l’océan Pacifique (celui où il y a des requins). Au Nicaragua, aussi, j’ai vu un volcan : un gros trou dans la terre dans lequel la terre brûle, fait des explosions, et des fois, la lave sort complètement et va brûler les maisons ; on peut approcher tout près, il fait très chaud, il y a plein de fumée, et on a un peu peur. Aujourd’hui ici, il y a un petit tremblement de terre. Tu es assis dans un parc, à lire, et tout d’un coup, tu sens que le banc est secoué dans tous les sens ; tu te retrouves par terre, tu te retournes pour voir qui t’a poussé, et il n’y a personne ; tous les autres gens sont aussi par terre et ils rigolent. Ils regardent simplement le clocher de l’église, pour voir si il a tenu le coup ; ça leur arrive comme ça souvent.
Les Indiens font des choses très bizarres. Par exemple, quand ils viennent de leur village à cheval pour aller au marché, ils font bien attention pour voir où tombent les crottins de chevaux ; et puis, huit jours après (exactement), ils repassent par le même chemin, enlèvent tout doucement les crottes, et, en dessous, il a poussé de tout petits champignons qu’ils ramassent et ramènent chez eux ; ils les coupent en morceaux, les mélangent avec du sucre, et après, on les mange ; et alors, quand on les a mangés on fait des drôles de rêves : on voit le soleil tout noir, on voit les gens devenir bleus, on voit les arbres et les maisons qui se tordent dans tous les sens et ce rêve dure des heures et des heures, c’est très drôle, et quand on se réveille, on ne se rappelle plus de rien. Ce sont des champignons magiques. Quand tu viendras avec moi en Amérique, tu en mangeras un petit bout, un tout petit bout pour ne pas rêver trop longtemps, tu verras. […]
Dans quelques jours, je vais voir une tribu qui s’appelle les Mayas, et après, je vais aller dans un port des Caraïbes, où il y a plein de marins, des bagarres, des bateaux pour partir dans les îles, et peut-être que j’irai voir une île, et je t’écrirai après pour te dire comment c’est.
Je t’embrasse très fort.
Il fait très chaud, ils font tous la fête dans la rue avec des guitares et des accordéons, et cela va durer toute la nuit.
Embrasse aussi Frédéric, et Josiane et François.
Salut, petit mec.
Bernard

Rapporter l’inconnu à du connu, faire du Nicaragua, une sorte de « Jura », et des plages d’Amérique Centrale les mêmes rives que la Bretagne, ne servent qu’à souligner finalement la différence radicale entre les terres : l’ailleurs est d’autant plus neuf qu’il ressemble au famillier, et ne s’y indentifie pas. Dès lors, raconter l’ailleurs, c’est décrire dans une simplicité nue un volcan et un tremblement de terre, et dans cette simplicité-là, dire aussi la distance qui permet qu’on la voit, décalage du regard d’un européen en Amérique redoublé par le regard d’un enfant écrit par un adulte. Le monde existe sous le regard qui témoigne d’une distance entre l’objet et le corps ; et le récit une façon d’attester de cette distance et de l’habiter. On peut ainsi raconter la drogue à un enfant, les champignons hallucinogènes ne sont que des sucreries qui produisent des rêves : l’ailleurs est aussi un goût, une morsure ; il n’a de sens aussi que si on propose de la partager.

Où habiter le monde ? La musique reggae comme foyer, l’hôtel comme chez soi

Mais il est impossible évidemment de s’établir dans l’ailleurs — après l’expérience de l’étrangeté dans lequel le monde se retrouve en présence, le quitter est autant une nécessité matérielle qu’une exigence éthique : celles de conserver le mouvement et la nature étrangère du lieu. L’instinct d’ailleurs, qui ouvrira la possibilité de le raconter on le verra, provient donc d’une impossible situation en son sein. Comment habiter l’ailleurs en tant que tel ? Ce ne sera pas dans un pays particulier, donc, mais dans la sensation de cet ailleurs qui fera de n’importe où un chez soi, et de chez soi, la possibilité d’un n’importe où. Cette expérience sensible de l’ailleurs et du chez soi, Koltès la trouve dans une langue qui se passe de mots (puisque la langue sépare ceux qui l’ignorent et fédère ceux qui la connaissent déjà : deux mouvements qui sont le contraire de l’expérience du monde qu’il cherche) — un langage plutôt qu’une langue : la musique. Pas n’importe quelle musique : non pas la musique européenne, classique, normée (qui restera cependant toujours pour lui expérience sacrée de la beauté en tant que telle), mais dans une musique métissée, mondialiste , impure : le reggae.

J’ai longtemps cherché à ressentir cette émotion dont j’avais entendu parler, qui est celle qu’éprouve l’homme qui rentre à la maison. Bien sûr, je ressentais vaguement quelque chose dans le genre, en rentrant à Paris après un voyage, mais je trouvais ce sentiment plutôt con et superficiel, en tous les cas, il n’y avait pas de quoi en faire des histoires. Un jour — je ne sais vraiment plus où, très loin de Paris, dans un milieu plutôt hostile et fermé —, tout à coup, venant d’un bar ou d’une voiture qui passait, étouffées, lointaines, j’ai entendu quelques mesures d’un vieux disque de Bob Marley ; j’ai alors poussé une sorte de soupir, comme les propriétaires terriens, dans les livres, en poussent en s’asseyant le soir dans un fauteuil, près de la cheminée, dans le salon de leur hacienda. Et n’importe où maintenant, à entendre, même de loin, Rat Race ou War, je ressens l’odeur, la familiarité, et le sentiment d’invulnérabilité, le repos de la maison .

Avec le reggae, Koltès éprouve la sensation physique de l’ailleurs n’importe où : d’habiter l’ailleurs comme foyer. Le monde, qu’on a défini comme étendue sensible trouve ici l’enveloppe qui le fait se dresser immédiatement (et provisoirement, donc, le temps d’une chanson, moins qu’une chanson même, l’espace d’un air). Le monde n’est pas pour Koltès affaire de frontières, mais d’absorption affective à ce qui enveloppe l’être qui arpente telle terre : ainsi, pour l’écrivain, la musique du monde (ainsi qu’on appelle ces musiques en Occident : World Music — toute musique qui n’est pas West Music) permettra l’appartenance au ici et au maintenant quel qu’il soit. Formulation problématique : elle dit cependant la simplicité de ce fait, qu’un voyageur qui n’est nulle part quelque part, parvient à se situer chez lui en écoutant une musique familière, qui colore l’espace du sentiment du foyer. L’usage du monde est ainsi cette manière particulière de l’habiter. Ainsi peut s’expliquer cette attraction excessive qu’il éprouvera pour la musique reggae, musique de l’ailleurs, de ses rêves d’une identité noire impossible, d’un métissage aux confins des mondes, croisement des continents.
Le texte cité provient d’un recueil de courts textes intitulé Home — titre qui ne saurait dire mieux cette tension radicale entre l’ailleurs et le foyer : nommer « chez soi » par la langue étrangère. Dans ce texte au statut singulier, prose brève entre la fiction et le récit autobiographique, le narration est à la fois précise et volontairement floue : si le narrateur ne sait plus où a eu lieu l’expérience, c’est sans doute pour dire qu’elle a pu se dérouler n’importe où, tant qu’il se trouvait loin de Paris : ce qu’il n’oublie pas, c’est le disque de Bob Marley & The Wailers, Rastaman Vibration, où figurent les deux titres évoqués. Koltès décrit ici assez parfaitement ce qu’était le sound system — ce que lui-même nommait « système musical » est en fait une pratique singulière et précise pour la diffusion du reggae, dans les années 1960 et 1970, à Kingston en Jamaïque. La musique était alors diffusée depuis des camions qui faisaient le tour de la ville, l’enveloppant d’un rythme et d’une mélodie à la fois continuelle et parcellaire, puisque jamais on ne pouvait entendre la totalité du morceau, mais seulement ces bribes, l’air en mouvement de l’air, ces mesures perçues toujours « lointaines » et « étouffées », d’une musique qui ne faisait que passer, circulation de la musique qui était en fait son fonctionnement même, sa puissance d’expansion, et rendait tel morceau peu important en regard de l’ambiance, toujours semblable dans les musiques de reggae, que l’ensemble faisait régner.
C’est dans cette enveloppe que Koltès habitera désormais : partie de ce tout, non pas citoyen de tel pays ou homme de tel continent, mais auditeur comme d’autres de ses semblables d’une musique qui fait de ceux qui l’écoutent les semblables, habitants d’une même terre circulant dans sa mélodie. L’appartenance au ici et maintenant est un sentiment : il dépend de ce qui entoure l’homme qui n’est pas, dans ce monde de plus en plus globalisé, lié à une terre dont il est issu — alors la musique seule peut être cette action qui réalise l’appartenance, performative : elle produit la relation, et c’est ainsi que deux hommes aux antipodes de l’espace et du temps peuvent se trouver reliés par la simple émotion d’écouter ensemble cette même musique, et ce qu’elle charrie, politiquement, sensiblement.
La revendication reggae n’est en effet pas seulement affaire de goût — mais de posture politique d’affranchissement aux normes libérales qui traversent les textes de Burning Spear par exemple ; de positionnement idéologique tiers-mondiste ; de choix éthique surtout pour une musique aux confluences de l’Afrique et de l’Amérique, entre le blues, le soul et le rock, entre le jazz et le chant d’esclave. Le reggae est pour Koltès une manière aussi de formuler métaphoriquement nombre de considérations, poétiques ou politiques, tant il lui semble pour lui un « système musical » avec des lois propres qui sont comme un reflet des lois d’un monde qu’il partage, qu’il a choisi tel pour ces lois et pour ce partage.

J’ai trouvé dans la musique du reggae un équivalent esthétique de tout ce qui m’attire chez mes écrivains préférés. Le reggae, à cause de son système rythmique (une inversion radicale du temps fort et du temps faible), est à mon avis une musique qui transcende sa propre qualité musicale. De la même manière que je suis plus intéressé par un drame ordinaire qui se joue à l’intérieur d’un cyclone que par un drame sublime qui se joue dans une villa, je préfère une musique de reggae moyenne à beaucoup de morceaux de la musique contemporaine .

On a vu combien le reggae n’était pas seulement un goût musical : mais portait en lui une conception poétique. On voit désormais qu’il est l’espace d’un usage du monde par lequel raconter devient possible. Le reggae témoigne d’une appartenance mouvante à un espace du monde qu’il occupe en relation avec la musique : la musique, si importante à ses yeux, construit un territoire plus que le lieu qu’on habite. Pour l’homme qui voyage, le reggae est une relation directe qui le met en prise à une émotion qui recentre, dans le décentrement de ses voyages, au cœur essentiel d’une vie choisie et non plus héritée d’origines forcément arbitraires. Le reggae est un foyer — espace déplacé de solitude et de partage, espace traversé qui ancre à chaque fois qu’on est environné de cette musique dans un territoire qu’on reconnaît être le sien, au-delà des frontières, comme un resaissement dans les frontières intérieurs de l’origine décidée hors toutes contingences extérieures.
Il existe un équivalent concret du reggae, un autre espace d’appartenance problématique entre l’ailleurs et le chez soi, ou plutôt un chez soi qui demeurerait ailleurs : c’est l’hôtel. En étudiant spécifiquement le récit de la Nouvelle III., centré sur l’Hôtel Del Lago, on a vu comment l’hôtel pouvait être une allégorie en même temps qu’un territoire propice à une narration concrète et métaphorique . Mais le texte qui précède cette nouvelle évoquait déjà la question de l’hôtel, situé cette fois avant le départ au Nicaragua : c’est au début de La Nuit juste avant les forêts, lorsque le locuteur confie l’usage qu’il fait des chambres d’hôtels où il vit.

[…] car je vis à l’hôtel depuis presque toujours, je dis : chez moi par habitude, mais c’est l’hôtel, sauf ce soir où ce n’est pas possible, sinon c’est bien là qu’est chez moi, et si je rentre dans une chambre d’hôtel, c’est une si ancienne habitude, qu’en trois minutes j’en fais vraiment un chez-moi, par de petits riens, qui font comme si j’y avais vécu toujours, qui en font ma chambre habituelle, où je vis, avec tous mes habitudes, toutes glaces cachées, et trois fois rien, à tel point que, s’il prenait à quelqu’un de me faire vivre tout à coup dans une chambre de maison, qu’on me donne un appartement arrangé comme on veut, comme les appartements où il y a des familles, j’en ferais, en y entrant, une chambre d’hôtel, rien que d’y vivre, moi, à cause de l’habitude — on me donnerait une sorte de petite chaumière, comme dans les histoires, au fond d’une forêt, avec de grosses poutres, une grosse cheminée, de gros meubles jamais vus, cent mille ans de vieillesse, lorsque j’y entrerais, moi, avec rien du tout et en un rien de temps, je t’en fais une chambre comme celles des hôtels, où je me sente chez moi, je cache la cheminée derrière les meubles en tas, j’escamote les poutres, je change le goût de tout, je vire tous ces objets que l’on ne voit jamais et nulle part, sauf dans les histoires, et les odeurs spéciales, les odeurs des familles, et les vieilles pierres, et les vieux bois noirs, et les cent mille ans de vieillesse avec, parce que je suis comme cela, je n’aime pas ce qui vous rappelle que je suis étranger, pour je le suis un peu, c’est certainement visible, je ne suis pas tout à fait d’ici […] 

« Séjour dans un lieu où l’on ne fait pas sa demeure habituelle » telle est la définition que propose Littré du « voyage » — telle pourrait être aussi celle de la chambre d’hôtel. Dans ce passage le locuteur ne cesse de renverser les positions : des chambres d’hôtel, il aime en faire un foyer, et d’une chambre qu’on lui prête, une chambre d’hôtel. Ce qu’il a le plus en horreur, c’est la mémoire attachée aux lieux familiers, familiaux. C’est contre cette mémoire qu’il lutte — or, rien de plus dépouillé de souvenirs, d’histoires (mais les histoires mortes des contes qui ne racontent plus rien, et surtout pas le présent, seulement des archétypes plus ou moins moraux), qu’une chambre d’hôtel où toutes les histoires sont désormais possibles, puisqu’aucune ne pourrait les déterminer. Seule la chambre d’hôtel permet qu’on se sente chez soi : c’est-à-dire nulle part, et surtout pas chez quelqu’un : espace neutre qui est celui de toutes les ouvertures à son usage.

Villes-mondes : New-York, Babylone, Tikal

L’ailleurs n’est ainsi pas pour Koltès l’inaccessible, un autre monde ou un outre-monde. Il s’éprouve, il s’habite, il se voit. Il est même incarné par des villes qui sont, d’une manière ou d’une autre, des villes-mondes : des villes totales, qui sont des expériences de la ville, et des villes comme expérience. En elles se révèlent finalement l’espace du récit comme relation : villes atteintes et villes perdues, villes mythiques ou trop vastes, villes incompréhensibles auxquelles on ne ferait que participer, un peu, à sa vitesse, à sa beauté, en la racontant. Parmi toutes celles qui ont fasciné Koltès, et elles furent nombreuses — on a évoqué l’importance de Strasbourg, Moscou, Paris, Prague, Lagos, ou Bahia… — trois d’entres elles surtout disent un rapport à la ville comme relation au monde.
La première de ces villes-mondes, c’est évidemment New-York. On a déjà souligné combien elle s’était imposée comme la ville de l’écriture, à partir de la fin des années 1970. Dès 1968, Koltès en avait perçu l’allure, la démesure, une ville monstre. En l’habitant, il a fait l’expérience de son étrangeté : ville cosmopolite, enclaves enchaînées par concaténation, mélange de langues que le film Last Dragon avait su, à ses yeux, merveilleusement saisir.

Leroy Green, héros noir admirateur d’un héros chinois, tranquillement, sans violence, sans raisonnement, mais absolument, rejette l’image du Noir : il s’habille d’une tunique de soie, mange avec des baguettes et salue par une révérence en joignant les mains. De leur côté, les habitants de Chinatown parlent anglais avec l’accent de Harlem, dansent dans la rue sur la musique funky, et s’appellent “ Brother ” en se tapant sur les mains. La confusion est totale lorsque Leroy se “ déguise ” en Noir pour s’introduire chez les Chinois. Plus personne ne ressemble à rien, on mélange tout, et quand on demande à Leroy de jouer aux dés « comme les frères de Harlem », il joue à la marelle, et on s’étonne à peine. […] Quant au père, lui, il ne dit rien et ne peut rien dire […] : il n’est lui, ni Chinois, ni de Harlem ; habillé aux couleurs italiennes, il vend des pizzas avec un accent du Sud. Dans toute cette bizarrerie, à quelle racine mystérieuse Leroy doit-il sa sérénité ?

New-York récuse l’identité comme image conforme à l’idée que l’on se fait d’une communauté. Précipité du monde, elle est la ville du déracinement vécu sans douleur et qui n’étonne pas, parce qu’il est moins transgression ou subversion qu’usage joyeux de tout ce qui fonde les identités, ici éparpillés. Le récit de Koltès prend appui sur ces métissages mouvants pour s’y connecter et les parler. Dans une lettre adressée à Michel Guy pendant la rédaction de Quai Ouest, Koltès s’enthousiasme : « Je suis en train d’écrire ma meilleure pièce. New York était exactement l’île Babylone qu’il me fallait pour y parvenir ». Ce n’est pas l’écriture qui transforme New York en Babylone, mais c’est parce que Koltès fait l’expérience de New York comme d’une ville monstre et totale, d’une ville baroque, sans âge et sans histoire en ce qu’elle peut les figurer toutes, centre du monde et son extrême marge, c’est parce que ce nom de New York recèle et est recouvert par celui de Babylone que Quai Ouest peut devenir possible.

Babylone, justement, est la seconde ville-monde. C’est la ville maudite, la ville du deal biblique, maudite parce que dealeuse, fondé sur la marchandisation des corps et des échanges : ville koltésienne dans son mythe, lointain idéal passé, préfiguration d’un avenir aussi ; son élection (en raison de sa malédiction) est une manière de constituer ainsi une eschatologie négative : c’est la Ville Noire, dont on a vu combien elle pouvait être un idéal politique.

D’elle, on a également évoqué le mythe qu’elle constitue pour l’auteur — de Nickel Stuff (Baba est le pseudonyme de Babylone) à Prologue (qui se déroule dans Babylone, c’est-à-dire dans Barbès : on ne sait plus quelle est ville est la métaphore de l’autre), ce brassage des langues et des races est la ville que Koltès a éprouvée dans sa puissance la plus libre : pas une pièce qui n’évoque, même dans la précision du lieu de sa diégèse l’appel à cette ville. Combat de nègre et de chiens et Le Retour au désert par exemple, qui se déroulent explicitement l’une en Afrique l’autre à Metz, installent en leur sein un brassage ethnique et de langues et de cultures qui vise à miner la centralité et l’unicité du lieu de départ. Dans chacune des autres pièces, Babylone est une puissance de ville, c’est-à-dire un devenir, et un dehors. Devenir intérieur, Babylone travaille les aspects de la ville donnée pour l’éclater en figures hétéroclites, en tour de Babel où chacun des personnages est maçon de la ville, et marchand, vendeur ou acheteur. Dehors bruissant, elle est aussi ce qui entoure l’espace de la scène : de La Nuit juste avant les forêts à Dans la Solitude des champs de coton (une rue), de Quai Ouest (un hangar) à Tabataba (une cour de maison), de Nickel Stuff à Roberto Zucco, la ville est un bruit qui entoure, une rumeur à la fois lointaine et proche — que l’on mette un pied en dehors du théâtre qui figure comme un abri, et l’on pourrait s’y retrouver. Tabataba (qui est le nom de la ville) en explicite la structure, que Prologue amplifie à l’échelle plus ample. Un hangar, un hammam, une basse-cour, ce sont à la fois des espaces retranchés et enveloppés de la ville, dans la ville. Tout autour, c’est Babylone qui commence, dès le début de la pièce et pour le temps de sa représentation, « tout Babylone [qui] devin[e], sans oser le regarder carrément, sous l’arbre, le corps recroquevillé » de l’acteur qui va jouer le récit. Babylone est le regard porté sur la pièce : la place du roi, en quelque sorte. Babylone, c’est ainsi, aussi, par la force des choses, nous, spectateurs (ou lecteurs) de ces pièces : objet regardant, et regardé, flux croisés des regards au milieu desquels se situe le récit, et où il se raconte.

Une ville nous offrirait une synthèse de New York, son âpreté réelle, sa démesure « démente », et de Babylone, son mythe Noir, son énigme de ville inconnue : c’est au fond de la jungle centraméricaine, les ruines Mayas de Tikal. Tikal est un sanctuaire qu’on ne rejoint pas facilement : il exige une route pénible, des jours de traversée, d’abord « vingt heures de voyage en bus tapecul pour arriver à Florès […] où on attend une journée dans un décor d’Eden », temps de jonction qu’on dirait symbolique, avant de s’enfoncer dans la chair épaisse du monde qui revêt déjà valeur d’initiation, où la route fraie une remontée dans le temps comme dans les récits métaphoriques de Conrad. Tikal enfin, lorsque Koltès en fait l’expérience, est un mystère pur. Des colonnes de pierres dressées au milieu de nulle part qui tiennent du temple et de l’autel sacrificiel, du palais ou des tombeaux : de tout cela à la fois peut-être, et donc du théâtre, surtout.

Je ne parle pas du lieu, qui est magnifique : une forêt complètement baroque — qu’aucun décorateur du Moulin Rouge n’aurait jamais le culot d’inventer — pleine de bruits bizarres, d’animaux fantastiques (j’ai vu un tamanoir) de singes et de bêtes poilues qui vous passent devant le nez, sorties tout droit de Bosch. Vous vous promenez comme cela pendant une heure dans ce décor, et tout d’un coup, sans s’y attendre, en plein silence, on tombe sur cette Métropole démente, avec des escaliers qui montent à des hauteurs invraisemblables de tous les côtés, des enfilades de pièces qui conduisent à des terrasses qui conduisent à des escaliers qui conduisent à devenir fou.

C’est pour l’auteur une métaphore de ville, dont la perception est avant tout sensible, physique, olfactive. Deux lettres en témoignent directement, et toute l’œuvre y plonge ses racines mystérieuses et lui doivent sa « sérénité ». Il s’agit d’abord d’un post-scriptum (le troisième…) à une lettre de Évelyne Invernizzi :

P.S.3 Je viens de voir les ruines Mayas de Tikal, j’en suis fou, mais fou vraiment, je t’en parlerai plus tard, je ne peux pas croire qu’il existe au monde un lieu plus dément.

On se souvient que c’était aussi une rapide note, un télégramme à ses parents, qui avaient jeté dans la vitesse de l’impression, les lignes qui disaient la découverte de New-York : débordement qui impose l’écriture, récit minimum d’une révélation qui ne peut attendre d’être raconté pour que l’auteur en témoigne. Koltès racontera ensuite en détails Tikal, dans une lettre à Josiane et François Koltès :

Chers trésors,

À présent, je sais où il faut que vous alliez sans tarder. Je vous écris depuis le fin fond de la forêt, sous un toit de chaume, et un clair de lune ! — dans une petite case pleine de moustiquaires, à 600 kilomètres de Guatemala-City, aux ruines mayas de Tikal. Dès maintenant, prostituez-vous, louez votre maison et logez dans la grange, faites-vous Bonnot, mais il faut absolument que vous voyiez cela. Évidemment, la seule carte trouvée dans le coin ne donne qu’une faible (et verdâtre) idée de la chose, mais je vous assure que moi-même avec l’inculture (archéologique) que vous me connaissez, j’ai éprouvé là une de mes plus grandes émotions esthétiques. […] J’ai passé des heures là-dedans sans rencontrer âme qui vive, à regarder les inscriptions, me coucher sur les stèles, faire d’interminables ascensions de pierres. À peine rentré, je suis reparti aussitôt, puis encore ce soir les voir sous la lune, et demain j’y passerai le jour entier, et j’y passerai bien ma vie. Alors, je ne présume rien de ce que peuvent éprouver ceux qui s’intéressent à l’archéologie (car il y a aussi un musée, des jades, des poteries, des bijoux), mais il y a une atmosphère d’une telle épaisseur depuis la traversée de la forêt jusqu’au centre des temples qu’on en est complètement stone. […]
Aucune contrainte on peut se balader comme on veut. Mais ce n’est pas le principal ; le principal, c’est cette révélation de se trouver devant quelque chose qui ne fait pas une minute penser à nos ruines de châteaux ou à nos cathédrales, quelque chose de tellement sophistiqué, de tellement secret, qu’on croit assister à un retournement du sens du temps, et qu’on est devant l’élaboration interminable et progressive d’un projet d’avenir très lointain .

Cette ville est une « émotion esthétique » — c’est sur le terrain affectif, poétique, comme devant une œuvre, que l’expérience se joue. Il s’agit d’une « révélation », non pas d’une vérité, mais d’une énigme plutôt, de quelque chose qui appartient au passé dans la mesure seulement où la ruine est un projet d’avenir — beauté qui tient peut-être à ce fait tout aussi secret : cet avenir, nous en sommes encore le passé, et l’avenir qu’elles dessinent, nous l’ignorons. Les ruines Mayas inventent un espace qui n’a pas encore eu lieu, mais rejeté dans l’ère mythique qui n’appartient qu’à la légende. Cette légende possède un avantage sur les châteaux du Moyen Âge, qui avaient pourtant déjà tant fascinés Koltès au moment du tournage de La Nuit perdue : c’‘est qu’elle échappe la reconnaissance historique. À la perte nocturne répond peut-être ce jour plein de ruines aux soleils, dont le cri des animaux plonge loin à la fois en arrière et en avant. L’hallucination qui provient autant de la fatigue du voyageur, des odeurs de la jungle ou de la beauté du lieu est finalement la qualité même de la perception de ces vestiges intacts, sans légende dont on sache le devenir : Koltès se tient là, en conscience, devant une Histoire qui n’a pas produit un présent, qui n’est la cause d’aucune conséquence perceptible. Ces impressions, ces perceptions, ne sont pas restées lettres mortes. S’est jouée ici de manière décisive l’expérience d’un monde dans son ailleurs le plus radical : un monde éprouvé, charnellement, sur lequel on peut dormir, touché la pierre, respirer les poussières et entendre les bêtes qui l’environnent ; un monde cependant absolument coupé du monde, déchirure dont l’épaisseur de la jungle peut figurer comme un rideau de théâtre, ou comme la couverture d’un livre, qui disjoint et opère la jonction. C’est ainsi que l’expérience de Tikal, si brève, si intense, peut se lire comme une métaphore à la puissance d’une expérience du monde et d’un geste d’écriture. Les récits de Koltès porteront cette signature, de l’étrangeté manifeste et de la concrétude physique ; de l’hallucination palpable et de l’architecture précise ; d’un passé proche et d’un lointain progressivement élaboré jusqu’à nous.

P.S. J’ai découvert le drame de ma vie : je suis déchiré entre mon rêve de confort avec bibliothèque, courtepointe, grille-pain, quatuor à corde et vue sur paysage familier — et de violentes visions métaphoriques comme un escalier maya sous la pleine lune, montant jusqu’au vertige ! 

Blessure évoquée en conclusion de la lettre avec humour : une joyeuse déchirure entre l’ici parisien (bourgeois) et l’ailleurs esthétique, théâtrale, fantastique (sauvages). « Épouse et n’épouse pas ta maison »avait écrit René Char . Dans son « drame », comme il s’amuse à l’appeler (et qui recouvre, on l’a vu, une vraie déchirure), se dit la confrontation d’un rêve d’écriture et de vie, d’un rêve d’ici et d’ailleurs, d’un rêve de soi et d’autre. Il n’y a pas de dépassement dialectique à cette déchirure, celle-ci ne peut s’éprouver seulement dans la contradiction dynamique et féconde qui fait de l’un et l’autre rêve, la pulsion de l’autre, et son instinct de vie.

Quelques mois avant sa mort, au moment où il savait celle-ci proche, il tenta de rejoindre Tikal, et le lac près de Florès où il avait écrit Combat de nègre et de chiens peu après les visions de cette architecture sophistiquée. Trop affaibli, il ne retrouva pas ces ruines. Dix ans durant cependant, c’est de les avoir perdues en quelque sorte qui a permis qu’elles s’écrivent : non sous la forme de la restitution de ces ruines, de description de cette forme, mais dans la relation à la perte et à l’ailleurs, à l’ailleurs comme perte. Si la nuit est pour Koltès perdue, c’est dans la mesure où le rêve l’est, et nul plus que Tikal ne semble avoir figuré ce rêve, à partir duquel écrire. On sait bien qu’écrire un rêve, c’est avant tout en consigner l’oubli. Perdues, les ruines peuvent se raconter comme rêve d’un ailleurs atteint, ou plutôt rejoint, et dont il fallait bien se séparer pour l’écrire. À l’écriture ensuite de prolonger (ou de s’inscrire) dans le projet interminable et progressif des ruines du monde : avenir lointain que le présent de l’écriture, appelé à résister et à exister au-delà de la mort de son auteur, commence déjà, et lui aussi rejoint.


Chapitre VIII.

Dans la fin, ou le temps de la beauté

1. La mise à mort de la vie par l’écriture

De l’ailleurs, Koltès éprouve l’étrangeté essentielle qui est finalement la seule familiarité qu’il concède au monde : l’expérience d’être étranger à soi, à l’autre, et au monde permet d’habiter l’écriture depuis un dehors qui permet de renouveler un regard sur soi, l’autre, et le monde — les découvrir comme à neuf, les inventer, s’inventer soi, l’autre et le monde dans une langue (autre, c’est-à-dire, littéraire). Mais il faut nécessairement faire l’expérience aussi de la perte, d’une rupture avec l’ailleurs pour, de nouveau, l’envisager depuis son dehors même. Cette opération de jonction profonde et de sortie lointaine est celle qui permet la saisie de ce qu’on avait pu approcher en termes optiques (l’angle de perception) — il est aussi, plus fortement, un mouvement en regard de la vie et de l’art qui révèle le processus éthique de l’écriture. Ce mouvement, Koltès ne cesse de l’exercer ; il le nomme « mise à mort ».

La vie se vit d’un côté et elle s’écrit à l’inverse, c’est-à-dire que j’ai le sentiment que les choses, les expériences que je vis et les gens que je côtoie à partir du moment où je les écris, je les mets à mort en quelque sorte. C’est d’ailleurs un peu le problème, le seul problème que je me pose en tant qu’écrivain : c’est que quand je vis des expériences et quand je rencontre des gens, je sais qu’un jour ou l’autre, ils vont me servir… [sourire] de pâture… Enfin, je vais m’en servir pour les écrire, si je peux dire. Et à partir de ce moment-là, je ferai une œuvre de mort, vis-à-vis de cette expérience vécue et vis-à-vis de ces gens que j’ai rencontrés. Non pas que j’éprouve un sentiment de culpabilité vis-à-vis de cela. Mais disons que j’éprouve une certaine difficulté à doser l’existence d’une part et à lui garder son indépendance par rapport à l’écriture, et d’un autre côté à continuer à écrire. Et je sens des deux côtés, à la fois du côté de l’existence et à la fois du côté de l’écriture, une attirance pour vivre l’un et l’autre d’une manière entière et je sais très bien que ce n’est pas possible .

Ici, la génétique du geste d’écriture de Koltès peut nous paraître à la fois utile et insuffisante ; on a pu dégager en effet dans un premier temps les dynamiques qui faisaient de la vie l’appui toujours premier de l’écriture — raconter prend naissance de l’expérience dans la mesure où elle l’incitait. Mais jamais l’écriture n’établissait le réel dans sa restitution, jamais l’anecdote ne pouvait suffire à rendre compte de la portée du texte, de son sens comme de sa valeur. C’est là que la notion de récit a pu intervenir pour qualifier la nature du décollement entre expérience et écriture — « récit » non comme une forme littéraire, ou genre, mais comme cette opération même de reprise et de formulation, de déprise et de déplacement, où il s’agissait de peupler une histoire, de la déployer dans un temps et un espace, d’en saisir la force et lui attribuer une forme qui pouvait l’accueillir. Cet ensemble de procédures complexes, paradoxales, Koltès l’envisage comme une « expérience de mort »de part et d’autre de la vie et de l’écriture.

Avant d’expliquer plus avant le sens de ces propos, d’une grande richesse, il faut avant tout les situer au moment où ils sont tenus. 1981, c’est l’année où Koltès commence la rédaction de Quai Ouest — et encore, l’écriture sera entreprise à l’automne, plus véritablement au printemps suivant. 1981, c’est donc le moment où l’auteur fait l’expérience de ce qui deviendra sa pièce : ce hangar dans lequel il rôde, les rencontres nocturnes, le regard à distance et de l’intérieur, où faire l’expérience de la vie jusque dans ses limites implique le risque de s’y brûler. Ce qu’il décrit, c’est ce moment en amont de la rédaction. Il l’a déjà éprouvé pour La Nuit juste avant les forêts, et Combat de nègre et de chiens, et c’est donc en conscience qu’il travaille la vie par provocation en fonction de l’œuvre, où l’œuvre est la visée de la vie. Ensuite le temps viendra où, dans la solitude, le retrait, et le silence, il s’agira de confier à la langue la vie pour la mettre à mort — de se confier au langage. Mais pour l’heure, c’est le moment de l’être aux aguets qui cherche sa proie.

Dans cet extrait d’entretien radiophonique, Koltès hésite sur le mot, et emporté dans son propos, il semble lâcher ces paroles (uniques dans tous ses entretiens) comme malgré lui : que la vie « serv[e] de pâture »et c’est aux yeux de l’auteur lui-même, évidemment, une forme de scandale. Vivre l’expérience non en tant que telle, mais dans une secondarité, c’est accorder à la vie le statut de prétexte, chercher à la provoquer pour en retirer de la vie — vampiriser l’existence en quelque sorte. De cela, Koltès a conscience, et c’est depuis cette prise de conscience du scandale ontologique qu’il écrit aussi. Parce que cela implique une mise en réserve, une réflexivité de la vie et de l’écriture qui empêche l’absorption pleine dans la vie et dans l’écriture, elle est une double mise en arrêt : la mise en examen de la vie empêche l’existence de se dérouler pleinement et librement, et celle de l’œuvre revient sur la vie sans cesse pour l’envisager, la dévisager, la dire et la détourner tout à la fois. Ce que Koltès nomme ici « impossible », on a essayé de le montrer, traverse l’œuvre et l’existence comme un mode d’être sur tous les plans — il permet aussi que soit renversée la négativité que pourrait impliquer ces termes de « mises à mort », de « pâture », d’ « œuvre de mort », en positivité joyeuse qui donne naissance, met en œuvre justement, exerce l’impossible en pulsion de vie sur l’espace de la page, ainsi que l’écrit Christophe Bident :

Vivre la vie ou vivre l’écriture, c’est toujours vivre. Et « doser l’existence » ne se décrète pas. « Doser l’existence » n’est qu’appelé par le mouvement de l’œuvre qui arrête le mouvement de la vie, mouvement que seul le théâtre, sur la scène, peut à nouveau manifester. C’est donc parce que le sens du monde est toujours, au moins, double, ou doublé, parce qu’il ne peut se reconnaître qu’une fois les choses mortes (éprouvées, vécues, vaincues), que le langage commun ne peut le saisir .

Ce qui est impossible justement, c’est ce « dosage » juste entre l’expérience pleine et entière de la vie, et celle de l’écriture. Le « double sens du monde », celui qui appartient à l’existence vécue et celui qui ressortit à l’écriture éprouvée, est un jeu subtil entre la mort et la vie, la mise à mort de la vie dans la naissance de l’œuvre. Koltès se reconnaissait volontiers banquier, capitalisant sur tout ce qu’il pouvait voir, notant phrases, manières de parler, faits, ambiance. Tâche d’écrivain somme toute banale, ce pillage de la vie rejoint peu ou prou ce que décrivait Faulkner :

Non, un écrivain n’a pas à établir consciemment une analogie quelconque avec quoi que ce soit, parce qu’il vole, dérobe quelque chose à tout ce qu’il a lu, vu ou écrit. J’ai simplement écrit un tour de force et, comme fait tout écrivain, j’ai pris tout ce qu’il me fallait partout où je pouvais le trouver, sans aucun remords et sans avoir le sentiment de violer aucune morale ou de choquer les sentiments de quiconque, parce qu’un écrivain sent que ceux qui le suivront auront parfaitement le droit d’employer tous les trucs qu’il a appris, tous les arguments qu’il a employés ...

Mais là où l’approche de Koltès se singularise, c’est d’abord dans sa réflexivité, et dans ses renversements. L’éthique de 1981 ne sera pas définitive : et on pourrait lire la trajectoire de l’écriture comme un lent et long (et raisonné) dérèglement du dosage, où le scandale tend à se retourner. Il fallait pour cela que le récit vienne se faire d’abord sur la vie, pour que la vie s’éprouve en retour. En effet, une fois vécue, la vie devient expérience d’écriture, mais l’écriture ensuite devient une expérience de vie : le retournement qui joue au moment de Quai Ouest surtout, opère une révolution dans la mise à mort. Car ensuite, la littérature peut servir à intensifier l’expérience. Ce n’est plus la vie qui est mise à mort, mais l’écriture ensuite qui est en tant que telle œuvre de mort capable de renouveler la vie.

On a évoqué dans le chapitre précédent cet entretien (en fait un texte écrit par l’auteur ) sur la photographie : entre le plaisir de l’existence et celui de l’art, Koltès choisit, en 1987, le premier — la mise à distance de l’expérience esthétique quand elle fait face à l’art est elle-même mise à distance. L’écriture a servi à fabriquer de la vie, qui en retour devient la visée de l’art. C’est ce retournement qu’il importe de comprendre dans l’éthique du récit, puisque, dès lors, ce que le récit raconte est un appel à faire de l’expérience de la vie un récit capable en retour de donner les preuves de l’art. Le dosage est finalement fait en fonction de la vie, et l’impossibilité trouve ici une formule qui sera celle des dernières pièces. « L’impossible », c’est aussi le titre de l’avant-dernier chapitre d’Une Saison en enfer de Rimbaud , celui qui précède le départ. Dans ce chapitre, Rimbaud dit comment, avant de se libérer des entraves spirituelles, il est passé par l’illusion religieuse, puis l’illusion philosophique, celle de la sagesse de l’Occident, alors que c’est un rêve d’Orient (« cette pureté des races antiques ! ») qui l’anime, et le pousse à « l’évasion », quand bien même tout l’attache en Occident : « Déchirante infortune ! »L’impossible est pour Koltès l’épreuve sur le plan de la vie et de l’œuvre d’une libération de sa puissance : une joie donc, qui traverse la mort, qui met la mort en arrière.

L’éthique de l’écriture est cette mise à mort répétée qui fait œuvre, et le récit un moyen de ne jamais faire de cette mise à mort un arrêt de la langue, mais au contraire, une mise en mouvement qui incite à la vie.

Mourir veut dire : mort, tu l’es déjà, dans un passé immémorial, d’une mort qui ne fut pas la tienne, que tu n’as donc connue ni vécue, mais sous la menace de laquelle tu te crois appelé à vivre, l’attendant désormais de l’avenir, construisant un avenir pour la rendre enfin possible, comme quelque chose qui aura lieu et appartiendra à l’expérience . 

Ces propos de Blanchot permettent de situer le plan de la mort ainsi dégagé par cette écriture (non que cette écriture ressortisse d’une éthique blanchotienne, on dira plutôt que son mouvement s’inscrit dans un même horizon de sens). Non pas pour la mort, selon la pensée de Heidegger, mais issue d’elle, l’expérience radicale de cette éthique est bien l’établissement de la déchirure et le premier mouvement de la vie, de sa conquête.

Écrire, c’est ne plus mettre au futur la mort déjà passée, mais accepter de la subir sans la rendre présente et sans se rendre présent à elle, savoir qu’elle a eu lieu, bien qu’elle n’ait pas été éprouvée, et la reconnaître dans l’oubli qu’elle laisse et dont les traces qui s’effacent appellent à s’excepter de l’ordre cosmique, là où le désastre rend le réel impossible et le désir indésirable .

Ce qui a lieu (prend lieu) dans ce réel impossible est le désir de l’œuvre, l’œuvre comme désir non pas issu d’un manque, mais dans sa volonté de s’arracher de l’existence donnée. Cela n’est pas sans conséquence dans le récit même de Koltès, dont chaque pièce tire naissance semble-t-il d’une mort en instance, ou d’une mort qui inaugure le récit. La perte de mama, le suicide du Rouquin, la mort de Nwofia, le suicide imminent de Koch, la mort de Marie (la première femme d’Adrien), le meurtre du père de Zucco : dans la plupart des pièces la mort est le geste augural, la catastrophe qui précède l’histoire. Mais la mort est aussi ce qui clôt l’histoire. Barba dans La Fuite à cheval très loin dans la ville ; Le Rouquin dans Salinier ; Nwofia Cal dans Combat de nègre et de chien ; Koch, puis Charles dans Quai Ouest ; Gourian dans Nickel Stuff ; Aziz dans Le Retour au désert ; et d’une façon plus ambiguë Zucco dans Roberto Zucco — la mort d’un personnage est bien souvent le geste qui recouvre la pièce et la termine. Personnages secondaires ou principaux, la mort affecte moins l’agent du drame que l’action elle-même, qu’elle termine en empêchant toute continuation impossible. Exceptée la fin cyclique (et donc recommencée) de La Nuit juste avant les forêts, qui signe plus sûrement la mort de la parole dans son recommencement , et Dans la Solitude des champs de coton, qui s’arrête juste avant l’affrontement (à mort ?) des protagonistes, toutes les pièces s’arrêtent sur la mort, cessent sur l’arrêt de mort qu’impose la fin .

Mais de même que la mise à mort est un processus d’écriture, la mort du contre-champ augural est un processus narratif. Dans ces pièces, les morts résistent à la mort, et là se noue un des enjeux dynamiques de la mise à mort, rejoué dans le récit en tant que tel. Nombre d’articles reviennent sur ce fait singulier de la présence des morts dans les textes de Koltès, des fantômes dont l’existence n’est pas séparée des vivants, mais qui interagissent avec eux, et dont on se demande finalement ce qui les différencie. « On ne cohabite pas avec les morts sous peine de voir ici s’effondrer dans l’insondable nulle part », écrit Blanchot. C’est ici précisément que l’œuvre de Koltès vient s’inscrire en faux avec cette pensée : la cohabitation avec les morts (le Rouquin, Marie, les spectres de La Nuit perdue, les ombres de mama et de la prostituée morte d’avoir avalé de la terre, tous les morts de Zucco comme autant de rémanences du spectre de son père) est signe d’une persistance de la mort dans la vie, l’espace d’un nœud qui fonde l’ici en nulle part : l’œuvre en fabrication, et la création comme repli sur sa fondation exige une mise à mort incessante pour se produire.

Éthique singulière de la mort comme source de vie, de mise à mort plutôt, où les expériences de la vie et de l’œuvre demeurent indépendantes, parce que liées par un pacte secret avec la mort comme expérience de vie, et de la vie comme collusion avec la mort. De cela, Koltès accepte de payer le prix :

Ne t’inquiète pas de la « tristesse » qu’à juste titre tu as devinée chez moi : c’est je prix que je paie lorsque j’écris, obligé que l’on est de remuer des choses qui, le reste de la vie, restent soigneusement enfouies. J’ai le sentiment de laisser, dans chaque pièce, dix ans d’âge et les espérances de dix vies… Peut-être est-ce pour cela que j’en écris si peu .

Car ce prix concédé à la tristesse, la solitude, et d’une certaine manière à la mort de soi dans les expériences traversées pour être écrites, n’est qu’une manière d’en arracher plus de vie. Finalement, dans ce jeu « impossible », l’écriture d’un récit pourra seul permettre que du côté de la vie et de la mort s’établisse une positivité capable d’augmenter la puissance de la vie et paradoxalement de la mort. Écrire, c’est ajouter à la mort de la vie, et à la vie, un compte de morts qui, s’il ne « change rien à l’affaire »est souvent la tension de chaque récit qui souvent met à mort la vie qu’il a levé : Le Rouquin (mort déjà, et dont la mort est rejoué) ; Koch, Cécile, Charles ; Gourian ; Aziz ; la mère de Zucco, l’Inspecteur, l’Enfant. Mais ce qui meurt avec la pièce, ce ne sont pas tant les personnages que la pièce elle-même d’avoir été accomplie, écrite : une mise à mort de soi pour l’auteur à chaque fois.
Mais si tu n’as tué qu’un seul homme, tu es seulement à égalité avec ta putain de mort, ta mort ne laissera aucune trace, rien, comme si tu n’étais même pas mort ; il faut en avoir tué deux, pour la gagner ; avec deux hommes tués, tu laisses obligatoirement une trace de toi, quelque chose en plus, quoi qu’il arrive ; on ne pourra jamais te tuer deux fois .

Mourir deux fois à la vie et à son écriture — ce serait là, peut-être, survivre à sa mort dans le refus de l’œuvre, celui de l’origine, et celui de la mort. « Laisser une trace derrière [soi] » : c’est-à-dire « férocement assommer le bongo », ou écrire ; et sous la forme d’un récit (de vies, même mises à mort), écrire serait une manière de se tuer et de faire de cette mort un ajout de soi, de se fabriquer un corps qui ne serait sujet ni à la vie ni à la mort, mais à cette forme d’existence particulière de l’art, qui n’est vivant que provisoirement, le temps de son exécution.

Dès lors, l’idéal de l’œuvre serait celui de raconter un enterrement, sa joie, la célébration de la vie qui l’a produite — un rite sans rituel, un spectacle branché directement à la vie (non à son institution), un sacré immanent à la vie même ; post-scriptum de l’œuvre, ce récit de Mexico :

P. S. Je viens d’assister à la fête des Morts. Une grande fête dans le village. Le cimetière était transformé en kermesse ; un orchestre y était installé et tout le monde a dansé toute la journée. Les gars, armés de bêches, creusent les vieilles tombes pour en sortir les ossements, pour qu’ils participent à la fête. Tant d’irrespect et tant de tendresse, surtout, font plaisir à voir. Je crois que si tu avais vécu avec un tel rapport envers les morts, tu n’aurais plus de crainte. J’ai pensé, pour ma part, que j’aimerais être enterré dans un lieu comme cela, loin de la froideur, des larmes et du sinistre des cimetières occidentaux .

2. Un art qui se termine

La mise à mort de la vie a son miroir : une mise à mort plus profonde encore qui touche à l’art théâtral lui-même, et sur un plan encore supérieur, à l’histoire. Le théâtre se termine, avec lui une certaine histoire, et avec elle, l’Histoire de la production de certaines forces qui avaient permis l’élaboration de cet art et de ce monde. Ces mises à mort ne sont cependant pas des arrêts, une butée sur laquelle le langage vient s’échouer : au contraire, même. Cette fin est pour Koltès le moment privilégié du récit : c’est, de son point de vue, depuis cette fin qu’il écrit, dans cette fin, et c’est cette fin même qui se raconte. De nouveau ici s’explique le choix problématique, existentiel, éthique du théâtre en tension avec le monde d’une part et les autres arts : le cinéma ou le roman ; en regard de ce monde et de ces arts et contre eux, ou avec eux — le théâtre qui demeurera, en conflit, l’espace pourtant privilégié de l’art et de l’expérience de saisie du monde.

Venant se brancher à la fin de l’art et d’une certaine histoire, l’auteur fait de cette fin l’espace ultime du récit, puisque c’est là seul selon lui que le récit peut se faire, là qu’un récit pourra raconter l’art et l’histoire. Cette dimension élégiaque du récit (de sa position en regard du théâtre tel que le conçoit Koltès) et d’une histoire (de sa situation dans l’histoire révolutionnaire surtout) traverse l’écriture dans sa construction et sa finalité.

Je crois très sincèrement que le théâtre est un art qui finit, tranquillement. Et c’est pour cela que ça devient intéressant. C’est un art qui ne peut pas prendre en comptes les autres arts, un art qui doute de lui-même, donc, qui reconnaît mieux ce qui lui est propre .

Propos en partie paradoxal pour un auteur de théâtre, mais au fondement même de son geste : propos double surtout, il n’établit pas pauvrement la faiblesse du théâtre comme horizon, mais en fait un moyen de son élaboration : en somme, il se saisit de la faiblesse radicale du théâtre pour y fonder sa force essentielle — méthode de combattant d’art martial. En quoi est-il un art qui finit ? Pour Koltès, le théâtre est devenu un art qui réfléchit en lui-même ses propres conditions d’émergence et de fabrication, parce qu’il fait de la reconnaissance un retour sur ses moyens : or, cette reconnaissance le désarme. Elle agit par comparaison avec d’autres arts de la représentation qui s’élaborent au même moment et font œuvre d’une plus grande souplesse, d’un ancrage évidemment plus apte à dire le monde comme il est. Le roman et le cinéma par exemple s’ajustent aux yeux de Koltès plus profondément au monde en ce qu’ils font usage de la syntaxe technique du monde en leur sein : celle de la vitesse, du déplacement, de la succession, en un mot de la liberté plastique dans le traitement de l’histoire. « Je suis certain que, puisque le cinéma existe, le théâtre n’a plus la même fonction que jadis ; sans doute se spécifie-t-il, sans doute s’oppose-t-il au cinéma aujourd’hui comme il s’est opposé au roman . » Si le théâtre continue de raconter les histoires comme si le cinéma lui-même n’en faisait pas (meilleur) usage, alors autant aller au cinéma, disait-il. Il ne s’agit pas ici d’un mouvement d’humeur, d’une préférence, mais d’une position ancrée sur la conception même du rôle du théâtre dans le monde et dans ses facultés techniques, et sur le temps où il s’inscrit. Lorsqu’il singe le cinéma pour raconter une histoire, le théâtre mime une plasticité qu’il ne saurait avoir — du fait de sa « pesanteur » qu’il considère comme intrinsèque —, faisant par exemple croire aux ellipses sans les justifier de l’intérieur : « alors, si on a vraiment le droit de faire cela au théâtre, le théâtre sera toujours inférieur aux autres techniques. Et dans ce cas là, moi, je préfère aller au cinéma : les moyens sont mieux maîtrisés, on ne met pas cinq minutes à changer de bobine, et on n’entend pas les acteurs se cogner dans l’obscurité contre les meubles . » Cela rejoint en somme un peu le jugement lapidaire de Deleuze qui confiait ne pas aller au théâtre, « un art pas vraiment porté sur notre époque ». Le théâtre est semble-t-il à la fin de son histoire parce que c’est l’histoire (des formes et des usages) qui l’a débordé.

Le doute que Koltès perçoit dans le théâtre recouvre le doute que le théâtre nourrit à son propre égard : d’où vient ce doute, et comment est-il ensuite mise en œuvre ? Koltès, en dépit d’un engagement premier, à Strasbourg, dont on a vu qu’il avait pu être total « au service du théâtre », n’a plus foi en ses ressources. Peut-être ce doute qu’il entretint provient-il justement de ces premières années, après l’expérience du Théâtre du Quai et l’échec relatif qu’il rencontra, alors qu’il s’était exercé à éprouver dans ses possibles les ressources « théâtrales » du théâtre. Après cette expérience, au sujet duquel on a pu soulever le prix des enseignements décisifs, et le sens de quelques unes de ses impasses, c’est comme lavé de cette foi qu’il affronte le théâtre, nourri aussi surtout d’une conscience politique plus affirmée qui fait de l’art et du théâtre en particulier, on le verra, une futilité en regard de l’histoire, gratuité qui fonde en partie ce doute du théâtre lui-même.

Là où Deleuze fait le choix de renoncer au théâtre et de ne plus s’y rendre , Koltès au contraire, s’appuie sur cette raison même pour continuer d’en écrire. Seulement, il ne s’agit plus, on le comprend, de s’attacher à l’écrire comme si le cinéma n’existait pas, ou comme avant, de raconter de la même manière des histoires (quand bien même elles seraient d’ici et de maintenant), mais — sans non plus y raconter des histoires comme au cinéma — de travailler dans cette fin de l’art pour la dire, et inventer dès lors de nouvelles manières, théâtrales, de raconter. Ce serait ainsi en raison même d’une contemporanéité qu’on dirait excessive du cinéma sur le théâtre, que le choix du théâtre se fait. Le cinéma serait à ses yeux, et à l’opposé du théâtre, un art qui commence (qui commence à s’imposer comme art) ; prend en compte les autres arts et formulerait même une sorte de synthèse d’actions et de formes, réalisant le rêve ancien d’un art total — art en pleine possession de ses moyens et de sa confiance en sa suprématie, culturelle, financière, idéologique. Et ce serait donc pour ces raisons précisément qu’il faudrait choisir le théâtre, art mourant : choix de la survie sur la vie, la survivance davantage en ses terminaisons ultimes propices à l’émergence d’un chant du cygne arraché à la mort. C’est en somme un peu à l’image du choix de l’espace de Quai Ouest, image du théâtre : celui-ci conçu comme un dock à l’abandon sur le quai de l’Occident, bientôt détruit (promesse que fit le pouvoir en place pour s’assurer de sa réélection, on l’a vu : l’Histoire s’affermit par évacuation des lieux imaginaires du théâtre), dont l’écriture seule bientôt portera trace, signe, mémoire déposée dans des récits qui raconteront les histoires de son histoire, celle de sa production et de sa réalisation, c’est-à-dire accomplissant sans cesse sa fin en la jouant. L’écriture permet à certains lieux choisis du monde de durer, dans leur fin même, et même après elle.

Ainsi Koltès offre-t-il une réponse ouverte aux questionnements sur la crise présumée du théâtre qui menace d’être le discours théorique dominant sur les dramaturgies contemporaines : crise du personnage, crise du discours, crise du drame, etc. La crise est pour Koltès une chance, la dynamique féconde même qui permet d’écrire — en elle réside aussi la singularité de cet art qui fait qu’on l’entende. Car si le roman et le cinéma peuvent se réaliser dans le mode de formulation même du monde, dans la vitesse, la globalisation, la totalisation, le théâtre jouit d’une position toute autre, d’un angle de regard décalé, ou retardé, d’une perception à l’écart ou en regard. C’est bien parce qu’il n’est pas art de la syntaxe du monde qu’il peut s’en saisir comme par revers : on reconnaît là un processus qui fabrique certaines positions poétiques de composition. La contemporanéïté problématique du théâtre permet un récit altéré du contemporain, déplacé, décentré : un dégagement qui offre la possibilité d’une vision autre, neuve, capable de dire autre chose, autrement. Cette opération de décalage, de décentrage et de déplacement, on a pu la nommer « récit », et c’est cela aussi qui s’y joue : le récit que permet le théâtre ne sera pas identification, ou image (photographique) du monde qui l’enregistre, mais reformulation désaxée.

Le théâtre, qui n’est pas encore une forme archéologique de l’art, ni documentaire de ce que sera l’art, mais qui n’est plus la formulation contemporaine en miroir de son monde — comme elle l’a pu l’être dans l’histoire — se situe dans cet entre deux qui permet au récit tel qu’on a pu l’approcher de s’établir au plus juste de ses ressources. Walter Benjamin construisait son propos sur le conte à partir de cette dégradation de l’art de raconter, déclin qui participait du mouvement de l’Histoire, celui de l’évolution des forces de production, et de l’affirmation de l’individu sur la communauté. Mais cette fin dans laquelle se situe l’art de conter (un certain art de conter) favorise une portée plus grande de l’exercice de cet art. Benjamin évoque Valéry et l’image décrite par le poète du mourant qui, touchant au terme de son existence, entre en relation avec celle-ci dans sa forme à la fois la plus communicable et la plus accomplie. C’est aussi, de manière réflexive, la dynamique de tout récit qui inscrit la mort de ses protagonistes comme horizon de sens : le début n’y est autorisé que par la fin, qui est l’initiale de la plupart des contes — ceux-ci souvent ne font que marcher à leur propre rencontre, s’accomplissant dans le fait même de se rejoindre, de se parfaire .

Non, vous ne pourrez rien atteindre qui ne le soit déjà, parce qu’un homme meurt d’abord, puis cherche sa mort et la rencontre finalement, par hasard, sur le trajet hasardeux, d’une lumière à une autre lumière, et il dit : donc, ce n’était que cela .

Le théâtre se termine, donc : position qui pourrait faire évidemment l’objet de multiples controverses. L’important est que celle-ci, défendue par Koltès, engage une réflexion sur l’usage même de cette fin par l’auteur. L’écriture du récit pour lui est élégiaque dans la mesure où elle s’inscrit dans le deuil de cet art en train de mourir : la mort n’est ici pas un passé, ou un avenir probable, mais un processus au sein duquel le dramaturge se tient, et dans lequel il se saisit du théâtre pour raconter des histoires, et en partie l’histoire de cette forme et de cette fin.

Cependant, et c’est là évidemment le point central et décisif, la dimension élégiaque de l’art ne revêt aux yeux de Koltès aucune importance considérable : il ne s’agit ni d’un drame absolu, ni d’une perte aux lourdes conséquences. Cette mort « tranquille »du théâtre est un effacement imperceptible, que Koltès ne déplore ni ne souhaite, mais à laquelle, tout aussi tranquillement, il assiste — qu’il assiste aussi dans une certaine mesure, à laquelle il prête assistance. Le théâtre ne manquera pas, précisément parce qu’on ne saura pas ce qui manquera. Il n’est pas arraché à l’ordre du monde par une puissance extérieure, mais s’efface parce qu’il ne s’ajuste pas, toujours selon le point de vue de l’auteur, à son temps. Sans doute l’expérience politique du monde a-t-elle favorisé cette prise de conscience, et la relativité qu’il éprouva, quant à sa place occupée dans l’histoire, se déporte sur la place de l’art elle-même dans le monde en regard de secousses plus considérables. De là cette conception du théâtre : art qui doute et sur lequel Koltès doute ; art sur le point de s’éteindre imperceptiblement ; art qui n’est finalement pas essentiel ; art relatif : futilité. 

Je n’ai pas la confiance qu’ont beaucoup de gens du métier dans le théâtre — l’idée que ça peut marcher tout seul : un plateau nu, des comédiens… J’ai un grand doute à l’égard du théâtre. Ce que j’aime, c’est le spectacle. On demande habituellement au spectateur de théâtre une patience infinie. Je n’ai pas envie de me pencher pour entendre un acteur me chuchoter une phrase essentielle. On n’écrit pas pas des phrases essentielles ; on n’a rien d’essentiel à dire. Je n’en sais pas plus sur la vie que n’importe qui. Un écrivain sait mieux comment raconter des histoires, c’est tout .

Quelques mois plus tard, il redira ceci dans les mêmes termes ou presque — plus denses.

J’ai envie de ne pas dire des choses essentielles, j’ai seulement envie de raconter de mieux en mieux des histoires. .

Ces propos synthétisent une position qui joint positionnement éthique et proposition poétique : la relativité du théâtre et l’art de raconter des histoires. C’est parce que le théâtre est en train de mourir et qu’il est futile, qu’il faut raconter les histoires le plus parfaitement du monde. Bien sûr, il faut en retour relativiser ces paroles : le jeu avec l’interlocuteur, à l’heure où Koltès devenait une figure importante de la scène française, est évident, et la part de provocation importante. On ne saurait suivre jusqu’au bout l’auteur dans le sens qu’il ouvre — on a vu combien il était aussi éloigné d’un art purement ludique ou « commercial », que si le plaisir du public devenait de plus en plus central dans ses préoccupations, il n’était jamais concédé à un goût démagogique qui aurait consisté à plaire, et que l’œuvre qu’il laisse non seulement donne à penser, mais se présente comme une œuvre qui donne à penser. Au juste, « l’envie de ne pas dire des choses essentielles », ce n’est pas l’envie de dire des choses qui ne sont pas essentielles. L’important réside ici pour Koltès dans la volonté d’afficher l’extrême d’une position pour, sans doute, qu’on détourne le regard de ce que profondément il se donne tâche de dire (comme on a pu le voir sur l’écriture du secret, du miroitement des profondeurs et des surfaces) ; mais aussi afin qu’on conçoive son théâtre en regard du monde comme un geste secondaire, à l’heure peut-être où on avait tôt fait de considérer les écrivains en penseurs considérables. Koltès se méfie de ce prestige accordé selon lui en mauvaise part. C’est de cette manière qu’il défend la futilité de l’art comme une force, non un retrait : minorité qui est, de nouveau, une puissance.

La seule chose qui aurait un sens, ce serait d’aller en Afrique soigner des gens, mais il faudrait être un saint ; tout le reste n’ayant aucun sens, prenons la chose la plus futile qui soit, le faux, la fiction et faisons la parfaitement. C’est-là ma grande entente avec Chéreau : ce n’est pas tant sur les mises en scène que sur le fond. Savoir que le théâtre est totalement inutile et qu’à partir de là il faut le faire le plus parfaitement du monde. Je prends un plaisir fou à le faire et à voir le public y prendre du plaisir. Le problème, c’est que la plupart des gens qui font des métiers comme le mien prennent ça très au sérieux, ils pensent que c’est décisif dans l’histoire du monde, et ça c’est terrible .

Double stratégie une fois encore, elle lui permet à la fois de se situer relativement dans l’Histoire, et de faire signe vers l’exigence absolue de bien raconter des histoires. Affirmer sa position d’artisans du récit minimise le sacré de l’art et son importance — c’est sur ce point précis de la relativité du théâtre que l’alliance avec Chéreau se conclut . Elle a permis d’aller outre les différences esthétiques, certes majeures et de plus en plus marquées après Combat de nègre et de chiens, mais qui furent traversées, parce que la pierre de touche de la conception de l’art théâtral demeurait acquise, intangible, et soudait les deux artistes. Depuis ces « deux bateaux posés sur deux mers distinctes », le choc des machines se réalisaient ainsi, et même au-delà du profond désaccord entourant la deuxième version de Dans la Solitude des champs de coton.


— Pourriez vous définir cette justesse où excelle Patrice Chéreau dans la compréhension de votre écriture ?

— Non, cela m’est impossible si ce n’est par des définitions négatives. Avec lui, par exemple, il y a un nombre considérable de problèmes que je ne me pose pas dans le travail ; de même des choses qu’il n’est nul besoin d’expliquer. Quand je rencontre d’autres metteurs en scène à l’étranger, je suis obligé d’éclaircir ce qui me paraît précisément tellement évident et élémentaire. Avec Patrice, l’avantage est que le terrain de recherche est déjà énormément déblayé avant l’aboutissement même de la réflexion. De plus, maintenant, il commence vraiment à comprendre mieux encore ce que j’écris ; il travaille plus vite aussi ; il éprouve peut-être plus de plaisir à s’investir dans cette action. J’aime le travail de Patrice, malgré toutes les différences qui peuvent exister avec mon propre travail car nous sommes loin de nous ressembler ; nous ne nous ressemblons même pas du tout. Il monte simplement très bien les pièces que j’écris .

L’accord profond immédiatement obtenu porte justement sur ce point d’une futilité de l’art. Comme il le dira joyeusement à Lucien Attoun au moment de l’un de ses derniers entretiens en 1988, si l’art est futile, alors le théâtre est « la futilité de la futilité ». C’est pourquoi Patrice Chéreau monte, mieux que quiconque pour Koltès, ses pièces — il n’est question ni vraiment de technique (même si, on l’a vu, l’auteur avait admiré son travail au milieu des années 1970, et continuera de voir dans son travail une puissance esthétique unique, comme en témoigne le jugement de Koltès sur sa mise en scène d’Hamlet en 1988), mais d’entente sur une éthique du théâtre, sa relation au monde et sa place dans l’histoire. « Il n’y a aucune sorte de malentendu entre nous. Nous sommes différents. Il est plus pessimiste, je suis plus désespéré . » Différents, les deux artistes le sont : tant d’éléments pourraient les opposer ; mais c’est au lieu même de la place relative du théâtre, sa faiblesse essentielle, qu’ils se rejoignent, et le souci qui en découle de raconter des histoires. Nul entretien de Chéreau où cette obsession de l’histoire ne soit absente. C’est que, puisque le jeu est gratuit , il faut le faire le plus parfaitement du monde — précisément parce qu’il ne tient qu’à sa perfection interne de se réaliser, non à un propos extérieur, idéologique, qui pourrait le justifier.

Il faut préciser : cette gratuité n’est pas vacuité — et le jeu, s’il se pose comme arbitraire, obéit à des règles précises sans lesquelles il n’existe pas, mais surtout, construit sa nécessité comme un geste éthique en tant que tel. Il ne s’agit pas de miner le théâtre, d’en faire une arme contre lui-même, spectacle vain de son propre spectacle retourné sur sa vacuité, sa vanité. Le don qu’il propose porte en lui l’infinie ouverture d’un rapport au monde lui-même essentiel, celui qui s’efforce, par tous ses moyens, de fabriquer du présent : de se rendre présent au monde, de dresser la présence du monde comme sens de cette fin. La gratuité de sa présence rejoue en un sens, au niveau spéculaire — mais non méta-théâtrale, comme peuvent l’être certaines dramaturgies anti-théâtrales, qui n’est pas celle de Koltès. Ce qui est en jeu dans l’échange, notamment du deal, c’est le don du rien. Il ne consiste pas à ne rien donner, mais à donner quelque chose qui est le don même.

Le don du rien est le titre d’un ouvrage de l’anthropologue, hériter de Mauss, Jean Duvignaud, dont certaines des conclusions sur l’économie de ce don semble pouvoir nommer cette éthique du théâtre élégiaque, la position de son récit. « Le sacrifice est un jeu, et l’on y fait don inutile du rien qu’on possède », écrit-il notamment, avant de conclure : « Donner, c’est perdre. Bousiller. Sans idée de retour ou de restitution. Sans image économique… Donner parce que l’on n’est rien et que l’on donne à rien, surtout pas à cette image divine qu’interpose la société entre le donneur et le vide » Aucune négativité en jeu ici par conséquent, au contraire : l’économie n’est pas celle de la monnaie qui marchande, mais la force somptuaire qui ouvre à l’espace du récit, l’échange sans valeur indexée sur un cours en dehors de lui ; l’échange enfin qui ne débouche sur aucune plus-value, mais fait se lever l’espace d’un temps provisoire un monde qui n’est pas le monde.

« J’ai toujours un peu détesté le théâtre, le contraire de la vie mais j’y reviens toujours et je l’aime parce que c’est le seul endroit où l’on peut dire que ce n’est pas la vie » — le théâtre ne possède aucune efficacité sur le réel, hors celle de s’inscrire en son sein pour le rompre, et le donner, l’échanger. Le don ne connaît d’autre visée que de s’ériger tel, et d’inventer, on l’a vu, appartenance et espaces neufs d’une communauté choisie que le récit aura produit comme récit, comme métaphore du monde qu’il s’agira ensuite de peupler, d’inventer en retour : « Le don [avec le symbolisme, le jeu, la transe, le rire] est bien le “sacrifice inutile”, le pari sur l’impossible, l’avenir – le don du rien. La meilleure part de l’homme » Le théâtre de Koltès se fonde sur cette coupure fondamentale de la vie, dans la vie, séparation qui atteste de sa mort sans doute, parce que le théâtre est délié de ses anciennes fonctions, sacrificielles, rituelles, ou « simplement » politiques ; il n’a plus pour tâche de renouer aux énergies élémentaires, de souder la communauté. Il est un lointain du monde, approché certes mais comme lointain, capable de densifier les expériences ou de les concentrer . Le théâtre est surtout, comme coupure, comme futilité, et comme fin de l’histoire, le moment de l’écriture, celui de la beauté.

3. Le secret de la beauté

Or c’est peut-être dans ces moments-là qu’on produit les choses les plus belles .

Le temps de la fin est un espace, celui qui fait ouverture dans le monde ; il est surtout propice à la diction de la beauté, qui est finalement ce que cherche le récit, ce que raconte l’histoire et ce qui est raconté dans les histoires. La beauté est la visée de l’écriture du récit, de l’écriture comme récit, du récit qui cherchera à se saisir dans cette fin. « La littérature est comme le phosphore : elle brille le plus au moment où elle tente de mourir ». De même, Walter Benjamin dans le texte du Conteur terminait son propos sur cette conjonction des forces : s’il disparaît dans nos temps modernes, l’art de conter revêt une beauté neuve qui est celle des choses finissantes. Aux yeux de Koltès, plus que le cinéma ou le roman, le théâtre, parce qu’il se termine, porte en lui une beauté que ne possède aucun de ses arts Dès lors, c’est d’une mort à la puissance qu’il s’agit, car si la littérature se retire du monde, le théâtre dans la littérature est l’art qui se retire de ce retrait. cette puissance se redouble de nouveau, puisque pour Koltès, c’est l’histoire même d’une partie de l’Occident qui vit ses dernières heures :

Donne-moi à l’occasion des nouvelles du spectacle. J’ai vu une merveille : Les chasseurs, mais personne autour de moi n’a aimé... Lu aussi : La ville et les chiens de Vargas Llosa !!! (avais-tu lu : Conversation à la cathédrale ? Sinon, ne perds pas une minute, prends ton souffle et fonce à la librairie la plus proche en laissant tout tomber). On se demande après cela, les soirs de spleen, ce qu’une foutue civilisation occidentale, une foutue situation politique et notre culture de merde peut produire en littérature. Malgré cela, à bientôt .

L’Occident a le visage de ce Philip Lambert, néocolonialiste et raciste, VRP de la culture française en représentation, au chantier Dumez — et et même incarnation de cette culture, de cet Occident, visage de son abjection :
La culture française a trente-deux ans et en paraît cinquante, elle est grosse, suante, myope, ne dit pas de gros mots, et a une étoile de rides tout autour des yeux. Le néocolonialisme donne à tous ces hommes et à toutes ces femmes un certain nombre de rides particulières, que je n’ai jamais vu ailleurs, et qui se dessinent à la verticale, du bord extérieur des yeux jusqu’au milieu de la joue, comme une traînée de larmes écartée par le vent.

Cette description sera reprise pratiquement telle quel pour servir à Koltès, dans les Carnets de Combat de nègre et de chiens, à dessiner le visage de Cal : les rides forment sur lui une vieillesse prématurée qui ressemble à de la tristesse, larmes coulées sur une mort déjà commencée, engagée sur le corps de ce personnage, de la culture française, de l’Occident :

Si légers qu’on dirait deux traces de doigts salis, deux plis partent de l’extrémité extérieure de chaque œil jusqu’au creux de la joue ; puis, très profondément, presque une fossette, verticale, du côté droit, près des lèvres, une ride .

Koltès mourra l’année de la chute du Mur de Berlin, mais son écriture s’inscrit dans ce monde sur le point de basculer et de changer de paradigmes — pas seulement occidentaux, ces enjeux occidentaux ne sont de toute manière pas ceux qui constituaient ce que l’on a appelé le souci du monde de Koltès. Du moins, l’histoire, à ses yeux, est sur le point de clore une partie de son histoire, sur les questions des rapports Nord/Sud, du néo-colonialisme, ou de la mémoire, de la mondialisation… Comme la beauté est le critère qui fonde l’exigence de l’écriture, objet de la quête, et élément dans lequel l’écriture se déploie, et puisque c’est dans la fin des choses que peuvent se révéler le plus la beauté, c’est par sorte d’attraction, comme la pierre tombe, que l’auteur vient se déporter au lieu du récit.
On avait pu définir le monde comme territoire physique de la sensation — c’est en ces termes aussi que s’éprouve la beauté, non pas comme image, mais expérience sensible de l’âpreté du réel, expérience du monde en tant qu’expérience sensible, en tant que monde :

Sois à Londres quand tu es à Londres : c’est le seul moyen de faire quelque chose. Pense à Rimbaud, pense à Shakespeare, regarde la Tamise sans t’imaginer la Seine ou l’Ill. Touche les vieilles maisons, parcours les rues grises, promène-toi dans les parcs moites sans penser ni à la Verrière, ni à la Petite-France, ni à l’Orangerie. Ce qu’il y a de plus beau, que ce soit en France, en Angleterre, en Allemagne ou au Canada, c’est ce qu’on a sous la main, et qu’on peut toucher, et qu’on peut sentir ; c’est une beauté qui ne trompe pas, qu’elle soit grise, jaune ou bleue ; et c’est une beauté qui ne tolère pas qu’on l’étreigne en pensant à autre chose ! Et les personnes, c’est pareil .

On retrouve là, avec des termes similaires, la description de la lagune qui servait à chercher le sens du monde, en le goûtant. La beauté est une présence au monde, une mise en présence de ce monde en soi, dans le temps de son expérience. Si l’histoire est dans sa fin et si c’est ici que peut se dire la beauté, ce ne sera pas en tant que fin agonisante de ses formes, mais au vif de sa présence : penser à Rimbaud, à Shakespeare, ne revêt ainsi aucune nostalgie de ce qui a eu lieu, mais c’est donner lieu à leur pensée au présent. Être là et co-présent au monde, à ce qu’il expose comme lieu du présent. Nul hasard si le théâtre est l’art, le seul à ce point d’intensité, d’être au présent le lieu de son présent et de l’art : espace qu’on n’étreint au lieu où il se formule — fabrique du présent.

Raconter une histoire, c’est essayer d’arracher ainsi dans le même geste le monde et sa beauté, parce que la beauté est l’arrachement sensible du monde, qu’il est son épreuve aussi, qu’il est une tâche : une écriture. Épreuve, il n’est pas contentement et satisfaction d’une forme admirable, capable de satisfaire l’être dans sa jouissance esthétique : la beauté est une violence aussi, quelque chose qui ébranle certitudes et décentrent les attendus, disposent à neuf les cartes du réel.

Je savais bien que tant de beauté réunie me ferait perdre pied, et si je la consomme à doses infinitésimales, en France, ici, où elle s’offre à mon regard, et à mon regard seulement, dans une telle proportion, je sens la fermeté de mon jugement être ébranlée, je sens sourdre en moi des éléments obscurs et douteux, enfin… 

Se rejoue en elle les formes/forces idéales du récit, qui doit dans le décalage permettre une vision et appréhension nouvelle des êtres et des faits : la beauté porte en elle le récit même du monde, non pas seulement dans son aspect sensible, mais dans l’épreuve qu’elle fait subir à l’être qui s’attache à la trouver, la provoquer, l’arracher.

J’y suis, et, par votre faute, j’y souffre toutes les souffrances qu’un homme sensé est forcé d’endurer devant trop, trop de beauté (celle dont je parle, bien sûr ; il paraît qu’il y a aussi des cathédrales). Voici clos le Triangle des Ténèbres : New-York – Lagos – Salvador de Bahia ; territoire dans lequel j’ai grande envie et hâte de mourir.
De Salvador de tous les Saints et de tous les Péchés, je vous remercie pour les Saints, et pour les Péchés .

Territoire de la mort, c’est-à-dire de l’endroit où se confier aux énergies les plus féroces, la beauté en tant que telle est une épreuve donc, mais aussi, comme épreuve, espace d’émancipation des mondes, de libération des identités, de travail immense contre soi— ici, avec humour, objet d’un sacrifice — : il s’agit de rejoindre la beauté, sa tâche, sa violence, en tant que tâche et violence. La beauté est aussi l’espace d’une blessure, blessure qui est même pour Koltès, sa condition, comme elle l’a été pour Jean Genet

Il n’est pas à la beauté d’autre origine que la blessure, singulière, différente pour chacun, cachée ou visible, que tout homme garde en soi, qu’il préserve et où il se retire quand il veut quitter le monde pour une solitude temporaire mais profonde .

Deux lettres écrites, l’une à sa mère, l’autre à Michel Guy, au même moment — lors de la réaction de Quai Ouest, à New York, au printemps 1981 — disent cette tâche de la beauté, cette épreuve d’écriture à laquelle se voue Koltès en conscience, et dans ces termes même de vocation.
Je vois aussi de si belles choses, si invraisemblables de beauté, que j’espère avoir un jour assez de talent pour m’en approprier une parcelle ; si j’y arrivais, je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération. Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience .

J’ai vu des choses si belles, si belles — à Harlem, dans le West-Side, du côté des docks de l’Hudson ; ô la nuit à New-York ! — et si j’avais le talent de piquer une parcelle de cette beauté-là, je sais que je serai le meilleur écrivain du siècle ! (mais pour l’instant, le trésor est bien gardé, et si secret ! ; et je me contente de le regarder et d’en jouir tout seul, en calculant vaguement les moyens d’en détourner quelques éclats...)
Suis-je superficiel ? Bien sûr, et je vois bien que c’est le seul moyen d’aimer cet endroit. Alors je veux trahir momentanément la Sauvagerie et l’Occident (le vieux) en échange de tant d’inconséquente beauté  !

Dans cette expérience de la beauté — nocturne, mais lumineuse cette fois — se joue ainsi en condensé toute une manière de concevoir le rôle de l’écriture, de l’écrivain, du monde et du sens du récit : la place de tout cela relative à chacun, et surtout comme en gravitation autour d’une centralité fuyante et secrète qu’est la beauté. Lointaine, la beauté est non seulement enclose dans des lieux du monde aux limites de l’expérience, mais elle est le lieu même du monde en son danger, qu’il faut approcher pour pouvoir en faire l’expérience radicale qui seule pourrait donner lieu à l’œuvre : zones excessives qui mettent en péril l’être qui l’approche, « voyage dont on ne revient pas intact » — expériences corrosives de la mort de soi où la beauté est ici seulement, en cette mort atteinte, ou plutôt approchée, capable d’être dévisagée, saisie, emportée et « appropriée » ou « détournée ». Car la mise à mort touche évidemment la beauté en tant que telle, qui n’a lieu qu’au présent de son accomplissement : l’écriture n’est pas la photographie, qui fige en image et anéantit, mais pour éviter de la figer, le détournement de la beauté doit se produire dans un éclat du détournement en tant que tel qui permette de conserver son dynamisme : c’est cela, aussi, le récit comme élaboration de la beauté en sa saisie, détournement, par éblouissements successifs. Il s’agit de la redonner sur l’espace de la page, dans une élaboration lente, secrète et patiente parce que c’est ainsi qu’elle s’est donnée comme spectacle, c’est ainsi qu’elle pourra sur le plateau se donner à voir, enjeu d’une jouissance. Ainsi, la beauté n’est pas la qualité esthétique d’un objet, elle est sa propre expérience, une relation : ce que Koltès nomme une morale.

Je crois que la seule morale qu’il nous reste, est la morale de la beauté. Et il ne nous reste justement que la beauté de la langue, la beauté en tant que telle. Sans la beauté, la vie ne vaudrait pas la peine d’être vécue. Alors, préservons cette beauté, gardons cette beauté, même s’il lui arrive parfois de n’être pas morale. Mais je crois justement qu’il n’y a pas d’autre morale que la beauté .

Cette morale est cependant sans morale, une relation au monde dénué d’ontologie et de transcendance, sans autre jugement qu’esthétique, sans autre loi que celle qui donne mesure à la vie et à l’œuvre : une éthique. Cette éthique, Koltès l’éprouva tôt, dans l’épreuve de sa langue d’abord et de la réécriture, de l’appropriation de cette beauté donnée pour en redevenir maître, la parler en son nom. Quand il s’est agi de donner forme à cette beauté, le récit a pu fournir une structure capable de la porter et de l’emporter. Mais parce que ni le récit ni la beauté ne se réduisent à un système, une forme ou une structure, c’est dans la conjonction de ces deux exigences que s’est fondée une vie d’écriture, c’est-à-dire une vie portée à chercher dans la vie les énergies susceptibles de la raconter pour l’éprouver davantage.

Cette éthique de la beauté, on peut en trouver racine dans un recoin secret, caché, et patient d’une lettre où pour la première fois (et seule), il évoque sa lecture de Proust.

Proust, un repoussoir ? Non. Car ce sera étrangement (mais d’évidence) toujours dans les termes proustiens qu’il formulera ces questions de l’éthique de la beauté, par exemple dans les lettres éblouissantes de New-York où se formule cette conception d’une beauté « jalouse » et « patiente », « secrète » et « parcellaire » (tous termes si proustiens), fragments spatiales ou fragrances de temps — la beauté comme une amante qu’il s’agit de détourner, de pervertir aussi, d’emporter avec soi pour remplacer sa mémoire par son expérience et faire de la mémoire une expérience de la sensation : 

Je vois aussi de si belles choses, si invraisemblables de beauté, que j’espère avoir un jour assez de talent pour m’en approprier une parcelle ; si j’y arrivais, je pourrais être le plus grand écrivain de ma génération. Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience .

J’ai vu des choses si belles, si belles — à Harlem, dans le West-Side, du côté des docks de l’Hudson ; ô la nuit à New-York ! — et si j’avais le talent de piquer une parcelle de cette beauté-là, je sais que je serai le meilleur écrivain du siècle ! (mais pour l’instant, le trésor est bien gardé, et si secret ! ; et je me contente de le regarder et d’en jouir tout seul, en calculant vaguement les moyens d’en détourner quelques éclats...)

C’est dans ces lettres de New-York que Koltès écrit le roman proustien du temps et de la beauté éprouvée de sa traversée. Il arrive que ce roman proustien fasse retour dans l’œuvre même, comme dans Nickel Stuff, au moment du récit mélancolique de Tony à Baba :

Qu’est-ce que ça t’apprend de gagner un concours ? Ça ne te montre pas que tu es le meilleur, ça te fait découvrir que les autres sont plus mauvais que toi. Ça te dit : tu n’as plus rien à espérer, plus d’échelon à monter, plus d’ambition à avoir, plus personne à admirer ou à envier, plus personne ici qui te vale et qui pourra t’admirer. […] Gagner un concours, ça veut dire : plus d’espoir dans ce domaine, mon vieux, va chercher ailleurs.

Rejointe, la beauté se détruit ; accomplie, elle se résorbe — processus qui est celui des tensions du voyage lorsque l’ailleurs devient l’ici, ou de l’intimité du langage, lorsqu’un secret prononcé se transforme en son contraire qui l’anéantit pour toujours en tant que secret. « Il faudrait être ailleurs », de nouveau : la beauté n’est plus simplement un lieu du monde, ou sa perception sensible, sa sensation, mais un mouvement dans le monde qui en déplace les formes et anime le désir, appelle à son expérience littéralement infinie sans quoi il n’est plus de beauté, et la vie qui s’y absorbe se métamorphosera en existence tranquille, morte d’avoir été réalisée. Espace de la beauté sans nul doute, en tant qu’elle met en œuvre sa recherche, et qu’elle la déployait dans une langue qui pouvait être aux yeux de Koltès la beauté en tant que telle, La Recherche du temps perdu est l’espace aussi de cette tension, où si le calme de la vie est envisagé, le mouvement même de la vie et de l’œuvre viendront en démentir la possibilité. L’éthique de la beauté, parce qu’elle se fait et s’éprouve comme récit, ne peut se réaliser que dans son extension, son évolution, dans le temps et l’espace : jamais elle ne trouve le repos, ou seulement dans son mouvement, comme le cocher assoupi et éveillé du fragment de Home, dans le demi-jour de la conscience, à la lisière du rêve et de la vie, qui continue d’aller.

La position la plus humaine, il me semble, c’est celle du cocher qui attend, celle de l’assoupissement.
On n’est définitivement pas assez bien fait pour se sentir bien debout, et couché, à la longue, on s’énerve ou on devient idiot.
En position assise, avec le menton sur la poitrine, les yeux fermés — aux trois quarts ou tout à fait —, l’oreille en état de marche, les bras un peu écartés pour l’équilibre, comme ça, ça me plairait assez de passer la vie .

Position — la métaphore décrit une position littérale pour évoquer un positionnement en regard de la vie et son activité. De la vie la plus humaine à la préférence personnelle finale, un trajet narratif, qui passe par l’impersonnel « on »et un présent indéfini, Koltès dégage ici, dans un texte au plus court, au plus simple de son énonciation, au sein d’un recueil qui se présente comme mineur, l’éthique essentielle et complexe d’une existence en mouvement et dans l’immobilité d’un inconfort travaillé en confort ; position d’humilité, d’une exigence simple, le cocher traverse le sommeil et la veille, fait du passage de la vie son trajet sans destination ici évoquée, comme si la position était la finalité du voyage — et la beauté l’enveloppe et son horizon, horizon en recul incessant, approche infinie, pulsion en avant : « L’air est immobile. Que les oiseaux et les sources sont loin ! Ce ne peut être que la fin du monde, en avançant . »


Chapitre IX.

Alexis (et Roberto Zucco)

Raconter : donner naissance au nom

Raconter une histoire serait ainsi pour Koltès le geste consistant à se saisir de la beauté du réel, chercher dans les fins du monde les espaces où elle pourrait s’éprouver, et être mise à mort dans l’opération qui donnera naissance à l’œuvre. L’expérience intensifiée — produite par de multiples procédures, dont la principale est son isolement dans la coupure de l’art — vise à retrouver et renouveler l’énergie puisée à la source du réel, pour y renaître. L’écriture est cette opération, et le texte l’espace de ce renversement, la scène ou le livre le moment de cette beauté : le récit, l’élément de son déploiement dans un temps et un espace créés de toutes pièces pour l’accueillir et lui donner sens sans la réduire, sans la résoudre, sans l’absorber. En tout, l’enjeu de la présence (de la mise en présence) irrigue chaque strate, chaque seuil d’un processus dont la finalité est de faire du monde une appartenance neuve.

Ces enjeux s’incarnent. Ils sont même puissamment appelés à une incarnation, en corps levés (dans la fiction) pour pouvoir faire de ce geste d’invention une éthique en acte, une saisie de l’intérieur de ce mouvement. C’est même ce qui est à l’impulsion et la finalité de l’écriture de Koltès : donner naissance, faire de la mise à mort une levée des corps. Ce mouvement peut permettre ultimement d’approcher l’éthique du récit, et le récit comme éthique de l’écriture et de l’expérience. En lui se confond le processus du récit et la tâche à laquelle s’astreint l’écrivain. Ce mouvement consiste à naître, faire naître : s’il est vrai qu’il s’agit en partie d’une métaphore, la naissance est aussi une véritable impulsion dans l’être qui donne sens au récit. Sur le plan de l’écriture, cette naissance possède son équivalent, tout aussi radical et ultime : celui de la nomination.

Les tâches de naître et de nommer sont conjointes, on le sait : les mythes et les religions associent les deux notions, et singulièrement dans notre civilisation greco-romaine, et judéo-chrétienne. Mais en tant que tâche, ils sont usages du monde et de la langue pour tout écrivain. Donner naissance à ses fictions par la lettre, inventer un verbe qui saura prendre chair de ses personnages, et finalement se donner naissance en s’inventant un nom : l’ensemble des œuvres de Koltès et cette œuvre comme ensemble peuvent se lire comme une lente élaboration de ces tâches, où il s’agit à chaque fois de naître et de trouver son nom, pour chaque personnage, et dans la trajectoire de l’écriture, d’un personnage à l’autre, d’un récit à sa fin. C’est que, contrairement au plan transcendant, la naissance et le nom ne se situent pas à l’origine de l’être : dans l’œuvre de Koltès, c’est au terme d’un parcours que s’arrache ou s’acquiert le nom, et où naître à soi est avant tout naître au-devant de soi, laissant en arrière la naissance biologique, les liens familiaux, les identités attribuées. Ce que le récit raconte, finalement, c’est, dans la beauté, la recherche d’un nom, son invention. Geste minimal d’écriture : nommer, écrire, un mot après l’autre, la naissance d’un récit qui raconterait sa mise au monde. Dans l’idéal, un texte voudrait nommer chacun de ses mots, raconter chaque phrase l’histoire de sa naissance, et le nom de son appartenance donnée par le nom même et son invention.

Au sein de ce parcours de la naissance et du nom, deux figures s’imposent, dans la singularité de leur exemple mais aussi dans l’arbitraire essentiel que propose l’œuvre close. Il s’agit de l’alpha et de l’oméga du récit que raconte l’œuvre de Koltès, le premier et le dernier personnage : Alexis et Zucco. Deux figures essentielles de naissance, deux processus problématiques : Alexis n’est un personnage que dans une certaine mesure, celle de son silence, d’une présence retranchée au texte ; Zucco est une figure ultime et non pas dernière, puisque d’autres textes furent ébauchés et d’autres projets lui succédèrent, du moins fut-il écrit comme dépôt terminal — provisoire — d’un geste en mouvement auquel il ne revenait pas de signer la fin, fin qui ne pouvait se rencontrer qu’au dehors de soi, dans la mort de l’auteur. Aujourd’hui, Alexis et Zucco s’imposent malgré tout comme les deux termes d’un alphabet, le nom des naissances, et les deux figures d’une naissance aux noms multiples, qui racontent en elle le geste de l’écriture, et la tâche qui consiste à naître en elle.

1. Alexis.

Naître

Placé en trait d’union entre le spectacle et les spectateurs, le personnage d’Alexis, dont l’interprétation est libre et doit être profondément personnelle, n’est en fait qu’un spectacle de plus mais qui, en extériorisant sa réceptivité, stimule celle des autres éléments du public.
Voilà ce que je voudrais réaliser, en dépit des difficultés que je rencontrerai ; ce ne sont d’ailleurs pas tellement celles-ci qui m’effraient, mais plutôt l’angoisse de ne pas atteindre le but et de demeurer inefficace .

La première pièce de Koltès est un dispositif, presque une installation : un jeu entre le spectacle représenté, et son propre spectacle. Ce jeu est celui d’une mise en regard du drame et d’un personnage, d’un corps plutôt, celui qu’interpréta le metteur en scène lui-même. Ce dispositif fut le moyen de la transposition de l’œuvre de Gorki, qui jouait déjà de cette mise en regard de situations face à un enfant qui ne les saisissait pas, et dont l’auteur adulte tentait de rendre compte. Le geste de Koltès n’est pas celui de Gorki, on l’a vu. Le regard adulte est effacé dans la réécriture spectaculaire, alors qu’il était le sens du projet du romancier. Le jeune dramaturge se saisit plus frontalement des violences sur le champ de l’expérience radicale de l’enfant. Quelle est-elle ? Celle-ci vise une émancipation, une sortie de l’enfance, une libération.

Comme toujours dans ces moments de tension extrême, j’avais l’impression que des yeux et des oreilles me poussaient sur tout le corps, ma poitrine se gonflait étrangement et j’avais envie de crier .

Cet extrait du texte de Gorki formule le mouvement général d’Enfance, mais aussi en partie celui des Amertumes : face aux violences devant lesquelles il ne peut rien, l’enfant accroît son être aux limites de son corps, développe en lui une puissance qui excède l’enveloppe de son être, jusqu’au cri muet qu’est le surgissement final d’Alexis dans la pièce de Koltès. Ces situations extrêmes le font naître progressivement comme un corps autre, neuf, glorieux. Si le récit se clôt, comme on l’a évoqué, par l’injonction du Grand-Père qui l’envoie « par le monde », c’est que l’espace du récit, celui de l’enfance, est désormais clos, que le corps qui outrepasse désormais les limites de cet espace exige d’autres territoires d’expansion, un autre « monde »au dehors de cette œuvre, qui pourra être d’autres œuvres, même si Gorki évoque évidemment ici plus concrètement l’apprentissage qu’il fit dans la Russie impériale où ses errances adolescentes l’entraînèrent.

Mais ce mouvement métaphorique et physique de croissance est aussi celui des Amertumes, et la clôture se fait au même point où l’enfant arrivé au terme de son expérience peut enfin se libérer de l’espace premier : si la pièce s’achève, c’est parce que le corps de l’enfant n’est plus le même, qu’il doit trouver un autre espace à sa mesure. Cette métamorphose de l’enfant est celui que produit le théâtre lui-même, celui de l’œuvre en tant que telle, formulée comme défi.

Essai de mise en scène, d’un part d’un « élément impressionnant », et d’autre part d’un « élément impressionné » : l’élément impressionnant étant les personnages en situations, et l’élément impressionné étant Alexis. […]
Les spectateurs restent, minute après minute, au côté d’Alexis, jusqu’au moment final où celui-ci se retourne contre eux pour leur lancer le défi – ou leur proposer le choix schématique – de l’adhésion à l’un ou l’autre des éléments .

Se retrouvent tout entier dans l’image photographique ces jeux d’impression qui constituent à la fois la mise en scène de la pièce et l’expérience recherchée. La dialectique de l’installation, dont on a décrit la matérialité réglée avec précision par le metteur en scène / auteur, met en situation ce « développement » photographique, qui est le développement de l’enfant en croissance, de l’être à son altérité : la pellicule prend la lumière dans la violence intense d’un dehors qu’il perçoit et reçoit, laisse durer en lui suffisamment cette lumière pour l’absorber et se produire, vitesse d’obturation par séquences successives ou simultanées.

L’essai que je vous propose m’a été suggéré à la lecture d’Enfance, de Gorki : la succession gigantesque de scènes, d’images, de mots, empreints de démesure et qui impressionnent un Gorki réceptif, comme la lumière un papier photographique. Loin de m’attacher à la lettre, j’ai cherché à transposer cette série de chocs, mettant les spectateurs à la place de l’enfant, dans l’attente de la même réceptivité .

Alexis sera, dans la mise en scène de Koltès, le seul élément mouvant de l’installation, se déplaçant, de praticables en praticables, circulant librement entre les spectateurs, allant sur le plateau et le quittant : le but étant que l’on comprenne que tout se déroule devant lui et comme pour lui — en ce sens rejoue-t-il le rôle du spectateur. La représentation du spectateur sur le plateau est processus d’inclusion spectaculaire qui permet à la pièce une plus grande efficacité. Elle dit aussi combien ce qui est en jeu dans la naissance d’Alexis, c’est la naissance du spectacle lui-même.

Arraché, brûlé, debout enfin, il a arrêté les éléments comme on souffle une bougie.
Et sa voix a cloué le silence .

La trajectoire de la pièce est par conséquent celle du spectateur et d’Alexis : elle va de la sidération première face aux scènes proprement insensées qui se déroulent sur le plateau, jusqu’à la révolte, évidente, et la colère — c’est l’érection finale du personnage qui met fin à l’expérience dans le défi qu’Alexis propose aux spectateurs : le rejoindre ou non. Dans ce texte de présentation, Koltès écrit le véritable récit de sa pièce, en surplomb de celui de Gorki, et même au-delà de l’intrigue des Amertumes. Il se saisit des images écrites par Gorki pour se les approprier et les traverser. Ce récit, c’est celui de l’arrachement à la brûlure, la constitution d’un visage à soi propre, la révélation chimique et physique de l’être à travers les épreuves empoisonnées de la vie qui conduisent au surgissement ultime d’Alexis. Celui-ci finit par s’élever métaphoriquement de la pièce, en sort, en ressort à la fois lavé par le spectacle et détruit par lui puisque désormais, il s’échappe de l’irréalité où il s’est tenu pour advenir.

Et puis enfin, et surtout, Alexis ! La clé, c’est de prendre ce personnage avant : avant l’entrée en effervescence des forces qui l’entourent, vide, mort, inexistant ; et d’assister au travail des puissances, de le voir se faire, se broyer, s’accoucher, naître enfin, et, tout en dernier, vivre. C’est, en assistant à la composition d’un être réel, assister à la décomposition de la psychologie .

L’on pourrait ainsi lire la pièce comme une lente délivrance du personnage : délivrance dans le double sens d’un personnage délivré de lui, et délivré à nos yeux — naissance d’un personnage depuis les limbes d’une enfance muette, spectatrice du monde avant de se dresser, et d’acquérir son nom en propre. La pièce est le mouvement qui fait advenir le monde à l’enfant, celui d’un accroissement sensible de l’être à la dimension de ce dehors hostile qu’il faut cependant rejoindre pour exister, celui enfin d’un affrontement de l’expérience au terme duquel l’enfant doit naître à lui-même, par lui-même. Le texte n’évoque Alexis qu’à son terme, dans le cri de son nom lancé sur la page, en majuscule, et qui n’est même pas prononcé dans le spectacle. Comme s’il revenait au silence lui-même de dire le nom de ce nom, retranché de la scène spectaculaire, mais en allée par le monde.
Seizième Tableau

Les personnages sont fixes, éclairés par des flashes de plus en plus rapides sur les trois différents lieux. Soudain, la lumière est violente et rouge sur l’ensemble et c’est

ALEXIS.

En faisant de la scène un passage de l’enfance à la vie, et du silence parlé des autres à la parole muette du plateau, hurlée sur la page (car l’enfant est l’infans, celui qui ne parle pas), Les Amertumes font advenir également la vie à l’écriture. C’est pourquoi en partie Koltès s’attribua le rôle d’Alexis dans sa mise en scène.

C’est le témoin, celui sans lequel l’action ne serait qu’un vain et écœurant gigotement, […] celui dont la révolte finale et irrationnelle est l’accomplissement de tout ce qui (extérieurement) à lui l’a précédé. […]
Il est sans âge, sans pesanteur encore, situé loin de l’irréalité, mais plus loin encore du grouillement brûlant et coloré dans lequel il est placé.

Alexis, sa position intermédiaire, son recul et son engagement final, sa révolte irrationnelle mais qui donne tout son sens à la pièce — ce n’est pas celle de Gorki, ni celle des Amertumes ; elle appartient à quelque chose qui articule le plateau et la vie, et permet de nommer la figure de l’écrivain, ou de l’auteur (dont le sens premier, venant de augere, est celui qui augmente, qui accroît les possibilités du sens et de l’être) : celui qui produit les visions et dénonce l’illusion du plateau pour mieux en signaler la présence.

Démonteur du mécanisme, explorateur des règles du jeu, origine et aboutissement du jeu lui-même, le personnage d’Alexis se situe hors de l’action, puisque l’action n’existe que par opposition à lui. Mais c’est par lui que le spectateur peut entrer dans les limites de l’expérience, découvrant avec lui et au fur et à mesure de son « grandissement » autant l’essence du jeu que la fragilité des conventions sur lesquelles il est établi .

Sous la lumière rouge qui l’enflamme au dernier tableau, lumière qui sert de révélation photographique au film de la chambre noire, Alexis survient à lui-même et au monde. Il est témoin de la scène et de lui-même, témoin pour les spectateurs qui trouvent là figure de passeur et de projection interne — témoin de l’écriture, et figure de l’écrivain car ce que raconte la pièce est bien, en profondeur, le récit qui fait advenir l’écriture, fait naître l’écrivain à son monde ; il est le témoin de solitude face à la communauté rassemblée du théâtre qui l’assiste, témoigne de lui-même face à tous pour un événement qui dépasse la portée de tout témoignage. De là l’évidence qui fait des Amertumes plus qu’une simple ébauche servant de tremplin pour des pièces futures, et davantage qu’une tentative maladroite, mais rien moins qu’une manière de formuler la possibilité de l’écriture et de sa réception, et d’énoncer les termes présidant à la naissance d’une figure d’auteur, de se donner la possibilité de surgissement d’un nom.

2. Roberto Zucco

Tuer

À l’autre extrémité de l’œuvre et de la vie, près de vingt ans plus tard, une autre figure de la naissance et de la violence s’écrit, en des termes bien différents d’Alexis, qui peuvent cependant être reliés grâce à cette question de la naissance et du nom.

[Le meurtrier] s’appelait Roberto Succo, et je garde le nom. J’ai voulu changer parce que je n’ai jamais fait de pièce sur un fait divers, mais je ne peux pas changer ce nom. Et puis après, l’idée m’est venue que le titre de la pièce sera évidemment Roberto Succo. Ainsi, j’aurai le plaisir de passer dans la rue et de voir sur les affiches le nom de ce mec. .

Le désir de la pièce viendrait de là : voir le nom du meurtrier écrit sur un mur pour l’arracher à la vie et le redonner dans la vie, à la surface de ces murs réels recouverts par l’affiche du théâtre. Pourtant, ce ne sera pas Succo sur ce mur, mais Zucco. D’un nom à l’autre, à peine le changement d’une consonne, à peine une cicatrice de l’écriture sur le réel, et pourtant, c’est bien tout le geste du récit qui s’y inscrit, empêche justement l’identification de l’art et du réel. Si le projet portait le désir de conserver le nom, l’écriture de fait imposa le changement, parce qu’elle l’opération même de ce déplacement. Via le décalage, ce décentrement qui pourrait paraître anodin et qui évidemment défigure absolument le réel, le métamorphose, l’élève et déchire. Ce qui s’écrit sur le mur, c’est l’autre nom — le contraire du premier, qui le porte néanmoins, charrie avec lui le souvenir d’un état antérieur et effacé du nom, comme son fantôme, le spectre qui vient le doubler et le prolonger : si c’est le contraire de ce nom, du moins est-il le seul nom au monde qui est capable de dire que celui-ci est le contraire de l’autre.

Le nom — seul titre de Koltès qui porte le nom de son personnage principal — portera avec lui une figure destinée à être exposée aux regards. Le théâtre devient la scène non du spectacle mais de la trajectoire de cette geste héroïque (dans le trajet du nom du réel à l’art) qui se trouve justifiée par la littérature : le fait que Koltès trouve dans l’objectivité (objectivité comme processus, comme mise en place scénique et spatiale des regards) ce qui fonde le théâtre n’est pas nouveau — déjà, dans le texte liminaire des Amertumes une telle approche était esquissée. Mais ici, cela va plus loin encore. Objectivant sa présence sur scène, Zucco n’est pas héros par ses actes, ou par le texte seul qui le donnerait tel : c’est le spectateur qui le constitue en héros. Le théâtre, étymologiquement, c’est le lieu d’où l’on voit et c’est ce que l’on voit — or, ce que l’on voit ici, sur chaque scène ou presque et dès le titre, dès l’affiche rêvée, c’est Zucco. Le théâtre a donc le même sens qu’un héros, défini par Koltès comme « le regard admiratif que les autres posent sur lui ». Le nom est le théâtre, le recouvre, s’y superpose. Articulée étroitement avec le sens de la littérature, la définition du héros touche à la conception même de l’histoire :

Ce qui distingue un homme comme Samson du commun des mortels, ce n’est pas tant une quelconque mission, une quelconque tâche, c’est sa force extraordinaire et le regard admiratif que les autres posent sur lui ; c’est cela qui fait de lui un héros. Autrement qu’à l’ordinaire, et pour la première fois, j’ai vu que la littérature pouvait avoir un sens .

L’espace littéraire de Roberto Zucco et de son histoire, est celui qui le donne comme figure impressionnée (« comme l’acide sur le métal, comme la lumière dans une chambre noire »), objet offert aux regards. Dans la scène finale, ce dispositif de regard est explicitement formalisé, avec la constitution d’un chœur. La première et la dernière scène, si elles se font écho dans la mise en place de l’espace, s’éloignent ainsi grandement sur ce point. À l’horizontalité de l’exposition (Zucco cheminant sur le faîte des toits de la prison), répond la verticalité de la fin (la chute ou l’envol) ; à la personnalisation des paroles au début (les deux gardiens), répond l’anonymat des voix finales. Ce chœur ne possède pas la fonction épique d’expliquer l’action, ou celle, tragique de participer au partage des passions, mais souligne de manière tautologique ce qui se passe sur scène et qui reste invisible, rendant audible l’inouï, possible l’impossible d’une chute suspendue dans le silence — on a vu combien un hiatus s’opérait entre ce que dit le chœur et l’action de Zucco. Dans cette déliaison là se situe aussi l’envol (le décollement) de l’art sur le réel : Succo tombe, Zucco s’élève. C’est le chœur qui, devenu spectateur énonçant la fin sans terme de la trajectoire performe l’envers de l’acte même qu’il énonce, regard autant que voix qui dit le héros parce qu’il le donne à voir, et constitue, en spectateur d’un drame qui s’initie dans la dernière scène, la figure héroïque de Zucco comme nom.

L’éclat de « bombe atomique » qui clôt la pièce remplace le noir attendu à la fin d’un spectacle, mais produit le même effet : celui d’un aveuglement qui fait écran à la visibilité de la représentation et ménage la transition pour le retour d’une lumière autre sur le plateau, qui sanctionnera le retour à la vie. Le noir et la lumière ont le même rôle : faire éclater le finale, absorber le héros qui rejoue la scène d’une transfiguration mystique, empêcher que le sens de l’œuvre ne se réduise à la mort (ou à la chute ridicule de Succo), démentir le réel. Ce finale est l’ultime opération d’aveuglement que l’on retrouve dans de nombreux aspects de l’écriture : aveuglement de Y. Ferry lors de la mise en scène de La Nuit juste avant les forêts, aveuglement de Dealer par le désir du client (« mon désir, s’il en est un, si je vous l’exprimais,vous brûlerait votre visage … »), aveuglement de la nuit ou du jour dans le hangar de Quai Ouest, des feux d’artifice sur le chantier africain, du sens sur le secret, du mystère sur la beauté. Ici, il touche au point incandescent de la fin même et du code théâtral. Il porte sur le nom du théâtre au lieu où il se fait, et au nom du théâtre. Le finale de Roberto Zucco, qui remplace le noir attendu par une lumière tout aussi épaisse qu’un « mur d’obscurité » est l’ultime transgression d’une pièce qui aura renversé jusqu’à son terme les syntaxes dramaturgiques, morales et cosmiques.

De quoi Zucco est-il le nom, à travers cet aveuglement qui concentre et détourne, récit qui met l’accent sur ce qu’on ne saurait voir sans se brûler ? Si Roberto Zucco est le point de fuite impossible de cette dramaturgie, c’est que l’aura (ce lointain dégradé qui nous parvient comme un proche inaccessible) dont il a charge, qu’il endosse et fait résonner, est la blessure même de la communauté, une communauté qui ne peut s’établir ici, monde de pères, de mères, d’enfant, de « flic », monde de l’héritage. Zucco serait cette ouverture, bien sûr complexe, et à bien des égards insupportable, cette déchirure irrévocable de l’ici et maintenant — parce qu’ici et maintenant sont à la fois insuffisants et mortels ; parce qu’il y manque tout ce qui pourrait justifier la vie. Précisions ce point : il ne s’agit de faire une lecture noire (sombre) de la pièce, ni au contraire de faire de Zucco un personnage positif — précisément, Koltès renverse ces vieilles catégories, investit une autre axiologie qui serait suspendue. C’est que l’ailleurs de Koltès ne témoigne pas d’une noirceur complaisante, par exemple à l’égard d’un sordide ici et maintenant dérisoire, nourri d’une fascination par les meurtriers. Utopie politique : politique en ce qu’elle invente une communauté dans cette blessure, élection impossible ; écriture non pas adossée à la mort, mais à la vie, qui essaie de s’en échapper ; appuyée sur une vitalité puissante dont l’arrachement conduit à cette en-allée. Ce que disait, en un sens (affectif, sensible, empathique) Yves Ferry à ce propos.

Ô les mamans, ô les tout-petits qui dorment dans leur lit, anges orphelins quand reviennent de la guerre les pères qui les en chassent, reprenant leur bien… Ô soldats… Zucco tue sa mère et se revêt d’un treillis, et tout s’embrouille… Qui a tué, qui est l’enfant, qui est le père ? Il y aurait, dans ce meurtre, comme un désir de n’être plus l’enfant et d’être enfin le père, enfin un homme… peut-être… celui qui a des couilles, qui en a, et qui tue, et qui tue… Alors, aller dans le soleil qui a un sexe, à l’Orient où il se lève, et fuir l’Occident où il retombe, impuissant et fini. Je ne sais pas. Mais il y a quelque chose, devant, qui arrive et qu’on attend, et qu’on entend, les yeux fermés, les yeux ouverts, mi-clos…

À la fin de sa vie Koltès en a fini avec l’amour adolescent, risqué, celui qui se cherche, qui demande comment et où, qui alambique et complique et mêle les anges aux voyous, les chiens, les putes, les familles et le commerce qui crée les liens qui épuisent… À la fin de sa vie, Koltès n’a plus d’attachements, il est dans le lieu qui fait peur, celui des origines et de la fin, où les mots sont là pour dire où semble aller la terre elle-même, dans l’horizon aveugle …

Les repères de la lagune sont ici, à ce point de confusion, tant mêlés qu’il ne s’agit pas de distinguer la mer du fleuve, mais d’embrasser toute cette complexité en tant que telle. Ainsi, est-il le nom de son geste : héros de théâtre uniquement défini par son action, qui est celle du théâtre même.


— Premier policier : Qui êtes-vous ?
— Zucco : je suis le meurtrier de mon père, de ma mère, d’un inspecteur de police et d’un enfant. Je suis un tueur.

C’est lui, l’Exécuteur que rêvait d’être le locuteur de La Nuit juste avant les forêts, lui aussi la répétition de — ou figure répétée par — Rodion de Procès ivre, le Rouquin de Salinger, Cal ou Alboury de Combat de nègre et de chiens, la Garde Nationale de Nouvelle II, Mariju de Nouvelle III, Abad de Quai Ouest, Tony de Nickel Stuff : tous figures de criminels, nonobstant leur cause, légitime ou non — tous instruments d’une tragédie . Il porte en lui cette mémoire d’un théâtre meurtrier qui s’exécute dans la mort pour se réaliser, comme la peste : « Le théâtre, comme la peste, est à l’image de ce carnage, de cette essentielle séparation. Il dénoue des conflits , il dégage des forces, il déclenche des possibilités et ces forces sont noires, c’est la faute non pas de la peste ou du théâtre, mais de la vie . » Force de vie par la mise à mort, Zucco est l’instrument du théâtre, son bras armé. L’identité (« qui êtes vous ? ») se réduit à l’acte, et l’acte se superpose aux actes théâtraux qu’a raconté le récit, et l’intrigue à cette trajectoire : pure et injustifiée, sans que rien ne l’étaie ni n’explique, hormis cette simple évidence : « je suis un tueur ». Là se résume ce qu’il est, son métier , et il le dira avec défi, sans se justifier.

« Trajectoire d’étoile filante » en ce que celle-ci n’est arrêtée par rien (l’arrestation par la police n’est à ce titre qu’une partie de cette trajectoire, nullement son arrêt mais une sorte d’accomplissement permettant l’envol final), cette vie est exemplaire aussi en ce qu’elle ne connaît aucun exemple, est par définition exceptionnelle : exemplaire car essence du commun en puissance, et hors du commun dans sa réalisation en actes. Cette conjonction paradoxale semble à bien des égards une définition possible de la figure mythique. Épure et presque hypothèse incompréhensible, Zucco est un mythe parce qu’il tue « pour rien », en cela est-il exemplaire, c’est-à-dire, sans exemple.
Exemplaire, dans la mesure où si vous voulez, je pense qu’il ressemble à tout le monde. Dans la mesure où il suffit d’un tout petit déclic pour tuer, simplement il n’a pas tué pour une rayure à sa voiture, ni pour… (sourire) Vous voyez ? Il a tué pour rien : rien. Sans raison. Comme ça. Un petit déclic, un déraillement ; c’est un train qui déraille .

Cette histoire rend emblématique pour une large part un comportement qui vaut pour autre chose que lui-même : exemplaire en tant que l’écriture saura tracer une ligne capable de croiser celle déjà dessinée de l’homme sans raison, ni vengeur ni justicier. Zucco serait une postulation en actes de l’homme en puissance : paradoxe d’un homme qui ressemblerait à tout le monde, mais qui demeurerait exceptionnel parce que lui seul d’une part accomplirait les désirs inavoués de tous, et d’autre part parce que lui seul agirait sans raison, toute raison étant nécessairement basse parce qu’extérieure au geste pur de tuer. Il est bien en ce sens le double de Raskolnikov, lui aussi tueur expérimental, tueur pour l’expérience, et qui tue semble-t-il pour la seule raison de donner son nom. C’est sur ce geste, qui consiste à livrer son nom à la police, que s’achève ainsi Procès ivre, là où Dostoïevski offrait un épilogue rédempteur à Crime et Châtiment.

Nom du théâtre, nom de son exécution et du mythe, il est aussi, et c’est le sens de son écriture, le nom de son nom, celui qui s’arrache à la vie pour se mettre à mort. Comme Koltès met à mort Succo en donnant naissance à Zucco, Zucco lui-même se met à mort en révélant le secret de son nom. On a vu que sur le plan de la génétique d’écriture, cela servait l’auteur à intituler sa pièce : mais plus profondément, il s’agit ici de donner nom, s’inventer nom contre le réel.


— La Gamine : Zucco. Succo. Roberto Zucco.
— L’inspecteur : Tu en es sûre ?
— La Gamine : Sûre. J’en suis sûre.
— L’inspecteur : Zucco. Avec un Z ?
— La Gamine : Avec un Z, oui. Roberto. Avec un Z.

« Je suis agent secret », avait d’abord menti Zucco. Mais ce mensonge n’en était finalement pas un : agent secret de son nom, vecteur de la blessure qu’il renferme et qui conduira à sa mort, puisque son nom sera l’indice de sa présence, l’outil de sa trahison, l’instrument de sa reconnaissance. Et pourtant, dans le dialogue de la révélation, se dévoile quelque chose qui traverse ce qu’on pourrait croire tout d’abord, en termes moraux, comme une trahison ou un dévoilement : un nom secret qui ne se réduit pas au nom donné, mais à l’acte même qu’effectue le don.


— La Gamine : Dis-moi ton nom.
— Zucco : Je l’ai oublié.
— La Gamine : Menteur.
— Zucco. Andréas
— La Gamine : Non.
— Zucco : Angelo
— La Gamine : Ne te moque pas de moi ou je te crie. Ce n’est aucun de ces noms là.
— Zucco : Et comment le sais-tu, puisque tu ne le sais pas ?
— La Gamine : Impossible je le reconnaîtrai tout de suite.

La Gamine et Zucco rejouent la scène de Fak et de Claire, où on sait qu’on ne sait pas, parce que savoir annulerait la question, et dissiperait le mystère : enjeu de reconnaissance. La mort du nom ici est mise en œuvre contre le nom de Zucco, et l’assaut ne saurait avoir de fin sans cette mise à mort du mystère, c’est-à-dire du nom : de sa beauté. Zucco le pressent, ce qu’il perd avec son nom est sa vie même, le secret de sa beauté, c’est-à-dire sa vie.


— Zucco : Je ne peux pas te le dire.
— La Gamine : Même si tu ne peux pas le dire, dis-le-moi quand même.
— Zucco : Impossible, il pourrait m’arriver malheur.
— La Gamine : Cela ne fait rien. Dis-le-moi quand même.
— Zucco : Si je te le disais, je mourrais.
— La Gamine : Même si tu dois mourir, dis-le-moi quand même.
— Zucco : Roberto
— La Gamine : Roberto quoi ?
— Zucco : Contente-toi de cela.

Ce que la Gamine cherche à obtenir, ce n’est pas seulement la mort de Zucco — celle que voudront les Inspecteurs, ou son frère. Son désir à elle cherche à traverser le malheur, à l’arracher à sa fatalité pour le rejoindre là où se trouve le nom même. C’est pourquoi la capitulation de Roberto n’en est pas une : et s’il accepte sa mort ici, fatalement, il sait qu’il ne la concède qu’au prix d’une beauté plus grande encore, qui est le mystère de leur relation, et le secret caché au monde de ce qui l’unit à la Gamine, et qui ne porte pas de nom.


— La Gamine : Roberto quoi ? Si tu ne me le dit pas, je crie, et mon frère, qui est très en colère, te tuera.
— Zucco : Tu m’as dit que tu savais ce que c’était qu’un secret. Est-ce que tu le sais vraiment ?
— La Gamine : C’est la seule chose que je sais parfaitement. Dis-moi ton nom, dis-moi ton nom.
Zucco : Zucco.

Réponse qu’on pourrait croire insensée de la Gamine : un secret, on ne peut savoir parfaitement ce que c’est en général, on ne sait que l’objet du secret. Mais la Gamine use du mot secret différemment, c’est peut-être là aussi l’enjeu de la reconnaissance dont elle parlait au début. C’est un secret intransitif qu’elle évoque. Le secret comme mystère en tant que tel, et dont le nom serait un mot de passe, et la voie du passage, non pas la révélation de ce qui réduit la beauté à une vérité.


— La Gamine : Roberto Zucco. Je n’oublierai jamais ce nom. Cache-toi sous la table ; voilà du monde .

Le geste de la Gamine arrache Zucco à la vue de tous et conserve le secret de sa présence, ce qui est plus précieux que tout. Si elle livrera son nom aux Inspecteurs, ce sera ensuite, finalement, pour sa gloire et l’ériger finalement en mythe, non pour le trahir seulement : ce sera une trahison du sens qui permet qu’il soit désigné. Toujours demeurera la tendresse de ce geste de conserver le secret, de le cacher pour l’habiter.

Ce qu’elle porte surtout en elle désormais est la mémoire du nom. Après cette scène, Zucco évoluera dans l’obsession de le perdre : à la Dame notamment, il confiera cette pensée, sa mélancolie de perdre son nom. « Je ne l’oublierai pas. Je serai votre mémoire. »répond-elle. Zucco égrène les cadavres derrière lui et répand son nom qui s’efface de lui, mais toujours d’autres seront là pour le garder. Quand Zucco s’éloigne et quitte la Dame de la Gare, les reproches qu’elle lui adresse sur l’oubli de son nom ne font qu’affirmer combien elle demeure, elle, malgré elle, mémoire de son nom : le monument de sa mémoire, le memento mori de sa vie. C’est aussi le rôle du théâtre que de rappeler le nom, d’être le dépôt de la langue où puiser dans l’oubli du verbe et s’y replonger.
L’ultime nom de Zucco est celui qui a incité à son écriture, et qui est à la racine de l’écriture de chaque nom et de leurs mémoires, la condition qu’on les garde en mémoire : la beauté.

Non, je ne fais pas d’enquête, je ne veux surtout pas en savoir plus. Ce Roberto Succo a le grand avantage qu’il est mythique. C’est Samson, et en plus abattu par une femme, comme Samson. C’est une femme qui l’a dénoncé. Il y a une photo de lui qui a été prise le jour de son arrestation, où il est d’une beauté fabuleuse. Tout ce qu’il fait est d’une beauté incroyable .

C’est à son propos que Koltès évoque la morale sans morale de la beauté : l’éthique de la mise à mort peut se comprendre comme force vitale d’inscription d’images qui sont saisies comme un récit édifiant la beauté comme bouleversement émotionnel — du sublime en somme. La beauté d’un corps, d’un visage, d’une langue, d’une étrangeté qui fonde le désir dans son mystère, la beauté de la parole qui viendra dire ses mots, d’actes sans raison, d’amour mêlé de mort, de retournement de la mort sur soi de la même manière qu’il avait tué son père : tout ce qui entoure Succo / Zucco est pour Koltès d’une beauté excessivement esthétique parce qu’elle délivre une nécessité touchant à la composition d’une œuvre. L’écriture de Zucco doit se faire en vertu d’une même dynamique : le mettre à mort pour lui donner naissance — le récit dira à la fois la mise à mort et la naissance dans son parcours et ses images, jusqu’à dépouiller le réel de son atrocité et ne laisser paraître que la splendeur désarmée, nue, d’un corps de théâtre surgi comme au jour de la création.

Zucco, torse et pieds nus, arrive au sommet du toit.

(…)

— Une Voix. — Par où as-tu filé ? Donne nous la filière.
— Zucco. — Par le haut. Il ne faut par chercher à traverser les murs, parce que, au-delà des murs, il y a d’autres murs, il y a toujours la prison. Il faut s’échapper par les toits, vers le soleil. On ne mettra jamais un mur entre le soleil et la terre .

La beauté finale de Zucco réside dans son émancipation totale, une naissance qui joue contre tout : contre le théâtre, contre le réel, contre les lois de la physique ou du cosmique. Son échappée conjoint l’exigence d’une métamorphose et d’une renaissance, d’un effacement et d’une splendeur ; de la mort et de la vie . Ce que cherche Zucco, c’est d’habiter l’espace situé entre le soleil et la terre — et c’est un corps neuf qu’il trouve, invisible et inouï, un corps solaire et terrestre, affranchi des lois du corps, de la vie, et de la mort ; un corps d’écriture.

3. Nommer.

D’Alexis à Zucco, via Rodion, Dantale, ou Abad, Fatima, mama, Baba, l’enjeu de la nomination est central : il est au fondement du récit et à sa fin. Le geste koltésien de la nomination recouvre tant de réalités que chaque personnage et chaque texte semble en éprouver un aspect, différent, impossible à unifier. La nomination est une tâche qui donne naissance à un personnage, une œuvre, une phrase : en ce sens elle est une opération dynamique, et revient à chaque personnage, à chaque œuvre, à chaque phrase de se nommer eux-mêmes, dans la fiction de cette écriture, qui inscrit en son sein cette trajectoire de l’écriture comme naissance de l’être à lui-même. C’est cela que raconte le récit dans sa perspective la plus haute et large, son ambition la plus démesurée : nommer les êtres qui la peuplent, les œuvres qui les portent, la langue qui la nomme en retour.

… et, avec leur goût baroque pour les majuscules, ils nommèrent aussi la nuit elle-même : la Nuit triste ; et encore, le tilleul au milieu du boulevard : l’Arbre de la Nuit triste ; et ainsi de suite. En vertu de la règle selon laquelle il convient de donner un nom propre à ce qui a déjà un nom commun, puis un surnom au nom propre, et superposer indéfiniment les appellations qui, se renvoyant l’une à l’autre, finissent par vivre leur vie et rejeter l’objet dans un âge muet et barbare où tout se désigne à l’odorat et au toucher, et où tout ce qui n’a ni parfum ni forme n’existe pas .

Tous les récits de Koltès suivent ce programme mythique. Ainsi, on ne séparera noms propres et noms communs que dans une certaine mesure, et une tension qui porte le nom propre vers le nom commun, le nom commun vers le nom propre. Le récit lève un monde de mots et d’images qui cherchent à gagner une autonomie esthétique en regard du monde : le mot propre sera le garant de cette autonomie — elle seule pourra permettre ensuite les relations et les échanges avec le monde, comme on a pu le montrer. Mais cette séparation entre les mots et les choses, et le développement du mot dans l’espace de la fiction est fondamental pour saisir l’enjeu du récit. Celui de fabriquer une réalité organique, avec ses lois, ses politiques, ses règles d’échanges et d’attribution. Nommer le nom, c’est l’arracher à son usage commun. Donner un nom propre au nom, c’est le singulariser absolument, faire de l’espace du récit un lieu de la singularité : de la beauté levée pour elle seule, parce qu’elle seule nous défend — « moi, je suis pour la défense ».

Koltès, s’il doute du théâtre, et même en partie de la littérature, possède une foi immodérée dans le langage. Ainsi peut se comprendre cette faculté à prendre certaines expressions de la langue française au pied de la lettre, à l’image du secret dans le placard de Marie que Fatima vient déposer. Il y a d’autres exemples, on en a cité quelques uns, de cette confiance dans les ressources du langage, qui porte en lui une mémoire et une force d’usage, la beauté qu’il nous reste : « Et il ne nous reste justement que la beauté de la langue, la beauté en tant que telle . » Koltès ne fait plus peser sur le langage de soupçon, ni n’entretient de méfiance — toute une part de son travail consiste à en rehausser sa valeur. Si l’articulation des choses et des mots est brisée, il s’agit non plus d’attester de cette brisure, mais de renouer avec la tâche de nomination. On dirait qu’il n’y a pas chez Koltès d’innommable, mais de l’innommé : c’est-à-dire une fêlure qui engage à la nomination, un désir de nommer qui est le geste même de l’écriture, qui prend corps dans le récit. Cette tâche de la nomination par le récit est justement le propos, l’enjeu de Prologue. Le nom des personnages, dans la fiction ou par la fiction, est même la structure dynamique de l’œuvre : « Et si j’ai pris la peine de nommer Mann, mon objectif était de nommer Ali . » Nomination par rebond et ricochet, elle formule le mouvement de l’écriture, qui d’une phrase à l’autre nomme son récit. Les personnages sont comme une image de celui-ci, et nul hasard si l’attribution du nom de Mann est à la fois au début du récit, et signe sa fin — puisqu’il s’agit d’une prolepse.

Au début du récit, il est d’abord ce corps recroquevillé sous l’arbre, sans nom : homme barbare, littéralement, parce qu’était appelé ainsi, sous l’Antiquité grecque et par l’onomatopée barbaros, l’homme appartenant à des peuples qui, ne parlant pas la langue de l’homme libre, ne pouvait que balbutier des sons incompréhensibles échappant à l’ordre humain – âge « barbare où tout se désigne à l’odorat et au toucher, et où tout ce qui n’a ni parfum ni forme n’existe pas . » Cet homme pourrait ne pas exister, mais c’est un autre mal qui l’affecte dans son être : celui d’avoir tous les noms possibles. N’avoir aucun nom ou tous revient finalement au même, puisqu’il ne possède aucun nom en propre.

(…) au cours de son existence, il fut pourtant nommé d’une quantité considérable de noms, propres, communs, dignes et familiers, vulgaires, à double et triple sens, une moitié qu’il ignora toujours, et une moitié qu’il fut seul à connaître ; mais aucun ne le désigna jamais lui en particulier . 

Cet homme a d’emblée une valeur mythique, et le récit se nimbe de l’aura fabuleuse des contes, jusqu’à l’évocation d’une scène, cette fin anecdotique et urbaine, moderne à bien des égards par la présence d’une américaine maquillée — mais par contamination du mythe sur le récit banal, ce dernier va se parer d’une puissance que la scène en elle-même ne porte pas. Là se joue l’humour du passage, là aussi tout le sérieux de cet enjeu de la nomination qui fait soudain exister l’homme qui reçoit son nom, quand bien même ce nom est issu d’un malentendu, ou de l’arbitraire du hasard.
Or voilà qu’un matin, par pur hasard, à une heure où pourtant il n’avait pas coutume d’être dehors, un matin où il traversait le boulevard — où seule l’heure, à vrai dire, était inhabituelle, mais non pas le claquement de ses semelles, ni le balancement de ses bras —, une grande femme maigre, de couleur — qu’il n’avait jamais vue et qu’il ne revit jamais —, déjà toute maquillée et dressée sur ses talons, et qui le regardait passer, l’appela de ce nom étrange et commun — assez bas pour la beauté de la voix et cependant assez fort pour qu’elle se mêlât au léger vent de dix heures ; et Mann, ainsi baptisé, qui se contenta de sourire sans la regarder, traversa rapidement l’air chargé de cette syllabe et continua sa promenade . 

Cette longue phrase, comme en monade de l’écriture, semble à elle seule contenir l’ensemble du texte, à la fois sur le plan stylistique et quant à l’enjeu même du récit. De cette phrase, balancée, à la fois interrompue et prolongée par des tirets qui ne cessent d’arrêter le texte pour le relancer, mimant la foulée de cette femme, étirant le suspens du nom, tirant toujours plus l’écriture vers ce qui l’achèvera et l’initiera dans ce nom, ne reste à la fin que l’éparpillement diffus d’une syllabe dans l’air, lui-même finalement nommé du nom de l’homme : Mann. Ce nom est une reprise ironique de ce qui en anglais (c’est-à-dire, dans une certaine mesure, dans la langue commune de l’humanité actuelle, dont la Babylone du récit semble sinon symbolique, du moins emblématique) se dit homme. Dans le récit, il est probable qu’il ne soit que l’interjection américaine, en passant, de la touriste — on se souvent que dans Nouvelle III, l’interjection était nécessairement anglaise : « hey, man ! ». Cette interjection traverse la ville et le récit du désœuvrement antérieur de cet homme (de cet home ?) pour rejoindre le corps qui va être ainsi nommé : man, Man, Mann. De l’homme à l’Homme se lève un homme doublement étranger au nom anglais qui devient le terme allemand, pour un individu de Babylone / Barbès où le redoublement de la consonne finale en fait peut-être un lointain (proche) neveu de mama : « le nom qu’elle m’a dit n’était pas vraiment le sien ».

Mann : terme générique, nom d’espèce, et analogique de sa condition : tout ce qui avait été refusé auparavant sert ici à refonder son nom. Est appelé ‘nom propre’ ce qui, par opposition au ‘nom commun’, désigne toute substance distincte de l’espèce à laquelle elle appartient, qui ne possède en conséquence aucune signification, ni aucune définition : vide, donc, de toute référence ; mais plein, ainsi, de sa seule évidence, de sa seule présence au monde. Mann apparaît comme un nom « étrange et commun » : commun en ce qu’il n’est que la désignation d’un quelqu’un, anonyme dans le partage d’un tel nom ; et étrange en ce que désigner un homme de ce mot, élevé par la majuscule au nom propre, singularise ce qui ne saurait l’être : unifie en un corps ce qui ne pourrait l’être. Mais le nom commun donné, issu d’une altérité radicale (la femme étrangère de couleur, la beauté passante confondue avec la ville, son parfum mêlé avec l’air du matin) devient un nom propre pouvant élever l’inconnu d’un personnage à la réalité d’une figure ; capable de transformer dans le récit l’anecdote en expérience : le récit en mythe. Violent paradoxe d’un nom générique qui soudain l’épouse et s’ajuste à lui comme jamais. À partir de ce nom peut se développer toute une anthropologie imaginaire et chaotique, Mann devenant l’image d’une race où se cristallisent tous les fantasmes d’ailleurs (l’Afrique, l’Amérique, ou la Russie) et d’ici (Barbès), de toujours (les mythes de Charon, du Minotaure et de Lesbie) et de maintenant, une certaine idée de la fin de l’histoire.

Probablement sa forme la plus exacte fut-elle celle dont cette syllabe unique fut plusieurs fois, en ce temps-là, et avant cette nuit, murmurée et jetée aux téléphones publics ; et la forme écrite la plus juste, ce M que l’on peut voir encore sur un mur du boulevard .

Figure de la malédiction, Mann ce maudit est la figure d’élection du récit pour cette raison même, il porte avec lui la maladie que lui a transmise à sa naissance Ali, celle qui plonge ses racines aux cœurs ténébreux des premiers hommes, celles qui le relient à tous. Mann serait le personnage ainsi de tous les baptêmes : celui d’abord de son premier nom, qui restera tu, et que Mann récusera, fuira comme une Faute. Si Prologue est un récit mythique, il tient surtout de la Bible et du Coran son arrière-monde culturel qu’il tend à renverser : la Chute de l’Homme au pied de l’Arbre rejoue et renverse le récit religieux : la Chute n’est écrite que parce que le récit se chargera de raconter comment il se relève. L’Arbre de Vie est celui de la Tristesse, évoquant celle de la Chair : « La fin de toute chair m’est venue à l’esprit »disait l’épigraphe biblique de Quai Ouest. Cette fin est un début, l’espace ouvert de la beauté et du récit qui commence. « La chair est triste, hélas ! Et j’ai lu tous les livres / Fuir ! Là-bas fuir ! Je sens que les oiseaux sont ivres … » — pour renouveler le corps de chair, c’est dans l’anti-culture, ou la contre-culture que se fera le deuxième baptême du récit : l’interjection lancée par la touriste américaine, baptême immédiat, non rituel. Tel est le mouvement de nomination du récit : arracher à la vie un nom que l’écriture endossera, en le déplaçant, et le déploiera comme récit. On a vu que ce mouvement était celui de l’expérience de l’écriture pour Koltès, il est aussi celui qui dans le récit est le processus de l’écriture.

Dès lors (et pour le temps de son récit), Prologue peut manifester comme une réflexivité à l’échelle du récit de cette écriture et de ce processus. Ici, on ne réécrit pas seulement un lieu, on le pose d’emblée comme réécriture du réel : Babylone, c’est Barbès et c’est New York, c’est l’Afrique aussi, c’est la cité cosmopolite qui est le rêve réalisé par l’écriture d’un New York-Barbès, que l’écriture pose en avant de soi, comme dans le futur qui l’accomplirait : ville qui serait l’écho lointain des ruines de Tikal : « quelque chose de tellement sophistiqué, de tellement secret, qu’on croit assister à un retournement du sens du temps, et qu’on est devant l’élaboration interminable et progressive d’un projet d’avenir très lointain . » Du début qui donne naissance au langage (en nommant chaque objet, attribuant à chaque chose un nom propre, en propre), à la fin, qui l’éternise dans le chant du bongo, ces soixante pages décrivent une courbe fuyante, un cercle total du temps et de l’espace. On perçoit un retournement dans ces quelques pages : c’est comme si le réel et la vie étaient destinés à réécrire en retour la littérature : et ce Mann, cet homme « dont la nuit, tout Babylone devinait, sans oser le regarder carrément, sous l’arbre, le corps recroquevillé », c’est à la fois cet homme et l’homme, non en tant qu’abstraction, mais comme corps sur lequel s’écrirait, se réécrirait l’histoire (on rappellera sa naissance et son destin, et la légende autour de son nom et son mouvement de fuite à chaque fois qu’on est sur le point de le saisir : mais cette vie se donne comme exemplaire, allégorique, mythique). Le dosage de l’existence et de l’écriture trouve une solution (un précipité) dans ce court texte au filtre du roman, mais d’un roman fait tout entier de paroles. Si on appartient à ce bout de monde que décrit Prologue, ce n’est pas parce qu’il évoque un coin du monde réel, mais parce qu’il en décrit sa condition et la lumière, les bruits, les désirs d’une ville dans laquelle la vie est possible.

La dernière page de ce début évoque l’instrument du père de Mann, Ali, maître dans l’art du bongo. Et c’est finalement le battement de ce bongo auquel rêve l’écriture de Koltès, que ses récits tentent toujours de réécrire. Prologue affirme la primauté musicale du langage, son antériorité. Cette musique est un rythme, une vibration qu’il s’agit de transposer en langage. Réécrire cette vibration, c’est se brancher au fondement et à la finalité des histoires que le monde s’échange au-dessus du précipice de l’histoire.

Car ce qui fait du bongo l’instrument supérieur et absolu d’un langage illimité et dans le temps et dans l’espace, c’est son origine antérieure à toute pensée et à tout mouvement : les battements de cœur de la mère écoutés neuf mois dans l’assourdi et liquide tranquillité de l’utérus, et qui demeurent au fondement de la mémoire, suivent, habitent secrètement, l’homme déraciné .

La faculté de ces pièces à dire le déracinement et à l’habiter, c’est celle de se brancher aux histoires du monde pour les réécrire et témoigner, non pour l’histoire, mais pour ceux qui l’éprouvent. Le triomphe du bongo, c’est celui d’une langue sans mots qui commence avant les mots et se termine après eux, qui raconte l’histoire de l’homme, habite son déracinement secret que l’écriture va en retour occuper. Il se confond avec le battement de cœur de l’homme, avec le tempo d’une histoire. En somme, le rêve d’une telle écriture est de réécrire le battement du bongo, parce que celui-ci est déjà la réécriture du battement incessant de la vie :

C’est pourquoi ne voulant parler d’Ali, je ne parlerai donc plus de rien, laissant la parole aux chroniqueurs des apparences et de l’éphémère, sachant de toute évidence que ce Mann, et toute cette population de Babylone, et moi-même, et vous bien sûr, serons autant de fois oubliés que l’on nous a connus, davantage peut-être même, oubliés au point que notre souvenir à nous ne sera plus nulle part, ni même sur un bout de pavé battu par la pluie, ni même sur un bout de papier porté par le vent ; tandis que celui d’Ali existe dans le battement du bongo et dans celui du cœur de l’homme, dans le claquement des feuilles contre les branches, dans le bruissement des vagues sur les falaises, dans le silence glacial du vide avant la création et dans les explosions du cosmos qui empliront peut-être l’éternité . 

Nommer est une tâche en apparence simple, modeste : c’est le geste de Charles qui recouvre le corps d’un homme trouvé sur le sol d’une couverture et d’un nom ; c’est le geste du Dealer de faire de l’autre son Client ; c’est le geste du récit de nommer Charles Charles (et non Carlos, comme le désire sa mère — l’origine est une fois encore bafouée pour être mieux inventée), et Abad, Abad par Charles, et un dealer, le Dealer.

Nommer, c’est arracher le nom au temps qui entoure, c’est capter l’air qui enveloppe le personnage et qui viendra le nommer : l’appartenance signe une relation à la terre, non au père : « Un prénom, ça ne s’invente pas, ça se ramasse autour du berceau, ça se prend dans l’air que l’enfant respire. Si elle était née à Hong-Kong, je l’aurais appelée Tsouei Taï, je l’aurais appelée Shadémia si elle était née à Bamako, et, si j’avais accouché à Amecameca, son serait Iztaccihualt . » Nommer, c’est ensuite appartenir à son nom, à l’autre, à la race d’hommes morts (ceux qui ont porté ce nom), d’hommes vivants (ceux qui portent ce nom), à soi-même aussi — tous les personnages peuvent s’appeler Abad, « celui qui appartient ». Abad est bien le personnage en négatif de l’œuvre, dans la mesure où l’œuvre est son négatif, paradigme d’énonciation d’une présence et d’un corps, et d’un nom avant tout : en cela le geste de Charles figure-t-il à la puissance le geste d’écrire, comme en retour celui d’Abad à l’égard de Charles à la fin de la pièce : donner naissance et mettre à mort. (mettre à mort celui qui a donné naissance). Nommer est se tuer et perdre son nom est mourir ; nommer est écrire : « j’ai écrit sur les murs : mama je t’aime mama je t’aime, sur tous les murs, pour qu’elle ne puisse pas ne pas l’avoir lu […] j’ai écrit comme un fou : mama, mama, mama … ». Nommer est l’autre nom de raconter, parce qu’il n’est pas l’héritage d’un nom, mais son invention, sa recherche, sa fabrication lente et patiente, et secrète : « Mais les choses belles sont secrètes et jalouses, et il faut de la patience . »

Quelquefois je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie. Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons multicolores sous les brises du matin. J’ai créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames. J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d’artiste et de conteur emportée  !

Gloire de Rimbaud. L’emportement est son mouvement propre, et sa langue, les fêtes et les drames inventés, les fleurs, les astres et les corps levés sur l’espace de pages rapides, entraînées toujours ailleurs sont ces illuminations de phrases sitôt évanouies par la force même qui les a fait surgir. Là où Rimbaud fut conduit, l’émergence neuve d’une langue qui voulait inventer la langue, il ne revient à personne de s’y porter, parce que l’expérience de Rimbaud a en un sens accompli la tâche d’avoir réalisé aussi l’abîme vers lequel elle tendait. Mais ce que Koltès a lu dans Rimbaud fut sans doute, dans cette exigence féroce d’accueillir la langue et de la faire porter là où elle ne pouvait porter, de fabriquer exprès pour elle des corps capables de doubler le corps du monde pour mieux en retour l’habiter, marcher sur elle pour prolonger la marche et le monde. Si l’on s’est saisi du geste d’écriture dans sa radicalité, il importe peu que Rimbaud fût poète et Koltès dramaturge — ni l’un ni l’autre ne l’était, catégories formées pour des statuts sans pertinence. Là où l’un comme l’autre, dans leur propre solitude, leur singularité d’écriture et dans leur monde, à leur propre mesure d’homme, ont accompli leur existence et leur œuvre, c’est dans la conquête de territoires neufs : de mots, ou de fictions ; réinvention de corps et d’amour. Le désir d’être autre, Noir, ou ailleurs, porte celui de renverser les identités, de faire de l’invention de soi une invention du monde : « On a peint le monde sur soi, et pas soi sur le monde ». Là où Rimbaud s’est tu, a commencé l’expérience du monde pour lui, et l’âpre réalité. Si Koltès ne s’est pas résolu à ce silence, c’est dans l’articulation de l’expérience d’écriture et du réel, qui est le lieu du récit. Lieu coupé du réel certes, et épreuve de violence de la langue, le récit est cependant un espace où la vie et l’écriture ne sont pas l’envers l’une de l’autre, mais comme la condition de l’une et de l’autre. Raconter une histoire, c’est nommer cette appartenance à l’écriture, et le désir d’appartenir à la vie.


CONCLUSION GÉNÉRALE


À la droite, c’est le reflet du photographe et à la gauche, le reflet du reflet de je ne sais qui ou quoi. Avec tant de reflets mélangés à travers le miroir, que reste-t-il de l’homme ?

Multiple et rapide, profuse et dense, secrète, éclatée, à bien des égards insaisissable, l’œuvre de Koltès n’est cependant pas de celles qui font de son mystère une opacité intimidante qui tient à bonne distance son lecteur. Au contraire. Il y aurait comme une ouverture généreuse au seuil de chaque texte et dans la langue, une force d’accueil où, à l’image d’une main qui saisit celui qui passe, la relation critique d’emblée se fait comme une entrée consentie immédiatement par l’œuvre, parce que tout dans l’œuvre l’y invite et règle son passage. Mais d’une image à son reflet, et du reflet de son reflet sur les surfaces d’un miroir mélangés de tant de reflets, ce premier pas dans l’œuvre établit le lecteur dans le trouble d’un miroitement singulier : « Il fait bien trop noir là-dedans pour que je passe », dit Claire à Fak à la porte du hangar de Quai Ouest. Réponse de Fak, définitive : « Il ne fait pas complètement noir ici puisque je te vois ». Claire peut résister, c’est avec l’arme même du miroitement et du reflet que l’œuvre réplique toujours : « Si tu passes là-dedans avec moi, je te parlerai de quelque chose à propos de quelque chose dont je te parlerai si on passe tous les deux là-dedans. »

Si la relation critique est cet affrontement entre le désir de savoir et le miroitement infini de ce qui se laisse voir pour mieux se dérober, ce jeu de reconnaissance et d’échange entre ce qui est promis et ce qui est obtenu prend chez Koltès l’allure d’un puits sans fond où ce qui se deale entre le sens et le mot réside dans ces jeux de miroirs, où ce qui se reflète ouvre à une image plus lointaine et moins sûre : et la voix que l’on perçoit est peut-être un écho, mais de quelle voix ? Bien sûr, on dispose de quelques ruses. « Il y a des trous dans le plafond et dans les murs, il fait moins noir dedans que dehors à cause des lumières du port qui viennent de l’autre côté. » Il y aurait d’une part l’œuvre qu’on interroge, d’autre part la vie aux lueurs de laquelle on l’interroge et qui vient s’interroger en elle, et de chaque côté le miroir d’une langue qui appelle et fore, et creuse dans ses propres profondeurs pour dire davantage ou autre chose que ce qu’elle dit. Mais les moyens qu’elle utilise pour se dévoiler la voilent encore plus quand il s’agit de faire d’une image, d’une fiction (d’un rêve égaré), les formes d’interrogation du monde. « Si tu fermais les yeux, comment c’est dehors noir ou pas noir, ça te serait égal, tu peux faire comme si c’est plein de lumière, que tu as simplement les yeux fermés, que je te conduis, qu’on passe tous les deux là-dedans, que tu les ouvrirais quand je te le dirais, et ce n’est même plus la peine de les ouvrir jamais. » — ou comment la fiction narre elle-même l’argument de sa séduction, et le jeu avec sa perception.

Du mouvement premier de la lecture quand on pénètre dans l’œuvre de Bernard-Marie Koltès, on peut dire cette force d’entraînement par laquelle précisément on entre avec la confiance des repères posés assez rigoureusement pour qu’on s’y guide, et qu’on considère les lieux, avec le jugement sûr de celui qui va « d’une fenêtre éclairée, là-haut, à une autre fenêtre éclairée, là-bas, selon une ligne bien droite qui passe à travers ». Mais est-ce quelque altération secondaire, ou précisément ce qui vient à travers, ou ce qui passe plus loin, ou plus haut, et dans la phrase une résistance, ce qui se refuse et accroît à la fois le désir et sa violence. « Pourquoi alors tu ne commences pas à me dire ici ce que tu as dit que tu avais à me dire ? »La réponse ne se fait pas attendre :


—  Pas ici, là-dedans je te le dirai et je te donnerai quelque chose ensuite.
—  Quoi ?
—  Ensuite je te le donnerai .

C’est le change de l’objet en temps, du désir en durée différé, de l’espace en profondeur soudain redoublée, et des reflets qui se multiplient quand il s’agit de faire la lumière sur ce qui s’est joué, se joue, se déjoue. Plus tard, peut-être, l’œuvre délivrera quelque chose, ensuite, à celui qui se sera fait, peu à peu, au lieu, et, comme Claire à Fak, à celui qui aura concédé aussi quelque chose au lieu. Jamais pourtant le regard ne pourra s’accoutumer a ces lumières noires, ces trouées frayées par des rayons de lune ou de réverbère au pied duquel un homme accroupi attend. Si la perception de l’œuvre est saisie dans ce miroitement, ce double mouvement d’accueil et de trouble, c’est seulement en interrogeant aussi cette perception que le miroitement pourra être perçu comme tel, et l’œuvre approchée.

Aborder l’œuvre de Bernard-Marie Koltès dans son ensemble, œuvres théâtrales, romanesques, cinématographiques, proses brèves, nouvelles, articles, et péritextes, mais aussi paratextes, entretiens et correspondances — considérer comme œuvre, tout ce que Bernard-Marie Koltès a écrit, et qui été publié —, c’est entrer dans une telle relation critique. C’est accepter ce miroitement non pour s’y perdre mais pour le faire jouer, et travailler celui-ci non comme un piège dressé mais comme un outil capable de déceler dans l’œuvre ses mouvements, ses agissements, le déplacement comme puissance d’engendrement.

Puisque l’œuvre est désormais établie comme telle, masse de textes que la critique depuis plus de vingt ans désormais a su baliser en dégageant quelques-unes des orientations les plus importantes, œuvre établie aussi dans sa totalité, offrant une vue sur un panorama maintenant déterminé avec quelques précisions, le temps de son appréhension globale est venu et avec lui celui qui permettrait d’organiser ces orientations. Mais, précisément, maintenant que tous les textes sont édités, il a fallu se défaire de deux discours sur l’œuvre : celui de la critique, et celui de l’auteur. Parce que la première a reçu cette œuvre dans un temps construit par les contingences des créations, elle s’est le plus souvent établi selon une chronologie de la réception : considérant dans l’ordre d’abord les pièces montées par Patrice Chéreau, d’une fulgurance accomplie ; puis les textes publiés aux éditions de Minuit, écriture qui pouvait informer les spectacles ; enfin, les éditions régulières des premières pièces, qui documentaient l’œuvre à venir, c’est-à-dire, passée. Dans cette appréhension où les pièces anciennes devenaient publiques après les œuvres récentes, c’est tout un regard biaisé qui se faisait, mais dont le biais portait en lui une justesse inestimable, celle qui accueillait des essais de jeunesse comme tels, celle qui surtout construisait le statut d’auteur de Koltès, qu’aujourd’hui personne ne conteste. Le deuxième biais portait sur le regard de l’auteur lui-même, qui dans les entretiens joue avec ce statut qu’il bâtit aussi, de l’intérieur de son œuvre, et contre elle aussi en partie. Jeu sur les origines déplacées, jeu sur un discours déplacé de l’œuvre, jeu enfin sur tout ce qui pouvait permettre de lui faire échapper à une assignation : Koltès écrivit là, peut-être, avec les journalistes, l’une de ses pièces les plus réjouissantes, les plus secrètes.

S’il a fallu remonter ces biais et essayer de les mettre à nu, ce n’était pas pour invalider l’un et l’autre regard, au contraire : ces constructions de l’œuvre par la rétrospection et depuis le point de vue des années 1983-1988 possède non seulement sa cohérence, mais aussi sa pertinence. C’est là que l’œuvre sans doute se saisit au plus juste d’elle-même, au plus près de ses forces, au plus vif de ses armes. Mais en choisissant de se placer, comme on l’a fait, au niveau du geste d’écriture, à sa racine d’impulsion, c’est une autre œuvre qu’on a voulu mettre au jour, et sinon dévoiler, du moins explorer les mouvements de sa création. Le choix de la radicalité du geste, fait en conscience contre l’élaboration d’un point de vue en surplomb, nous a permis de replacer les discours critique et auctorial à leur place : en biais.

Dans ce dégagement, et ce positionnement, les catégories formelles et génériques devenaient inaptes à pouvoir rendre compte de l’œuvre. Ce qu’il importait de saisir, puisqu’on prit le parti d’embrasser l’ensemble de la production, c’était la transitivité du geste d’écriture, quelle que soit la forme. Koltès écrit. S’il écrit du théâtre, c’est aussi dans la mesure où il écrit du roman, des nouvelles, et des proses libres. Et si l’on considère ce geste sur ce plan de transitivité, chaque composition occupe une place relative à toutes les autres, et c’est ce territoire relatif qu’il fallait envisager, dont il fallait comprendre les champs de force et d’énergie. L’approche ne pouvait qu’être trans-générique, et pluri-disciplinaire.

Mais comment dès lors l’unifier ? Le risque était de faire de chaque texte l’œuvre isolée de l’œuvre, et si Koltès a travaillé la singularité de chacun de ses textes jusqu’à épuiser l’expérience qui les conduisait, comment en parler ensemble ? Deux éléments finalement les réunissent. La première, c’est le nom sur la couverture de ces livres, identique : le nom propre de l’auteur, qui décide par ce geste d’accueillir cette totalité en son nom, et c’est au nom de la littérature comme geste qu’il les endosse, et de la vie comme expérience qui les a produites au lieu de son corps et de sa langue, qu’il en accepte l’unité. La seconde ne pouvait être fournie que par un outil de lecture extérieur à tous les genres : ni dramatique (au risque d’imposer une grille de lecture dramaturgique sur des œuvres qui ne sont pas théâtrales), ni romanesque, ni thématique. Ce ne pouvait être qu’un levier poétique, appartenant au champ de la poétique de composition. Or, il est un enjeu qui appartient à la fois au discours de l’auteur et qui cependant est discuté par l’œuvre, une question qui traverse chacune des pièces différemment et dans une même puissance, une structuration qui irrigue à travers les thèmes et les motifs l’exigence de composition et qui est l’épreuve même de l’écriture. C’est la notion de récit.

Notion, et non concept ou structure conçue a priori, le récit, simplement, pauvrement entendu comme le fait de raconter une histoire (et l’histoire ainsi racontée) est cette prise d’entrée qui a pu nous permettre de parler de tous les textes, au-delà de la question de genre, et in fine d’en examiner le mouvement. Soit qu’il faisait violence à la question du récit, soit qu’il la rétablissait tout aussi violemment, chacun des textes pouvait être sujet à cette prise de vue, susceptible de recevoir cet éclairage et d’être visible à son développement, parce que Koltès, comme tous les romanciers qu’il admire, ne reçoit pas le récit comme une donnée, plutôt comme un usage qu’il faut travailler aussi contre lui. C’est parce que le récit est pour l’auteur une question, et en même temps l’outil du questionnement, qu’il a pu paraître essentiel pour rendre compte de l’œuvre et des œuvres, pour l’interroger, les interroger.

De là, la nécessité de commencer le travail en établissant le territoire d’écriture de l’œuvre, en cartographiant au plus précis son champ d’expansion. On ne pouvait le faire qu’en suivant, texte par texte, leur écriture. Car pour comprendre dans quelle mesure la question du récit affectait chaque texte, il fallait voir comment chaque texte s’inventait, d’où il prenait naissance et sur quel espace il se déployait. Ce qu’on a appelé la génétique de l’écriture du récit était la saisie de ces naissances, successives. Le paradoxe qui se dégageait pouvait ainsi avoir quelque cohérence : chaque texte obéissait à des lois propres d’organisation, à une ambition formelle différente, à un enjeu existentiel singulier, mais d’un texte à l’autre une articulation essentielle pouvait se lire aussi, et dessinait comme une trajectoire narrative, un récit de l’écriture qui était celui de la réécriture, d’une écriture continuée.

En suivant, une année après l’autre, un texte après l’autre, l’écriture, c’est l’articulation de la vie et de la littérature qu’on a cherché à interroger, et des expérimentations à Strasbourg, avec le Théâtre du Quai, aux premiers voyages, des impasses et des errances à l’invention de la langue, d’abord contre soi dans le monologue de La Nuit juste avant les forêts, puis contre le monde avec la trouvaille de « l’illusion de l’hypothèse réaliste » pour Combat de nègre et de chiens, via l’itinérance africaine et américaine, et jusqu’à l’élaboration dans le compagnonnage avec Patrice Chéreau des cinq chefs-d’œuvres de la décennie 1980, soutenue par l’écriture souterraine et secrète de textes en apparence mineurs, mais qui racontent aussi le désir profond d’une écriture affranchie, de cinéma et de roman. Une trajectoire qui n’est pas une ligne claire, mais qui possède, dans ses hasards, une volonté farouche de s’imposer comme écrivain, et de tout sacrifier à cela, dès la décision prise à vingt ans d’accepter d’en payer le prix, de consentir à certaines morts pourvu que soient arrachées certaines naissances. Dès lors, comme écrivain, c’est la vie même qui devient matériau de l’écriture, c’est à elle qu’il vient puiser les ressources pour en faire récit — ainsi que le disait Faulkner :

Je dirais que l’écrivain a trois sources : l’imagination, l’observation, l’expérience. Lui-même ne sait pas ce qu’il prendra à chacune et à quel moment, parce que chacune de ces sources ne sont pas elles-mêmes très importantes pour lui. Il peint des êtres humains et emploie ses matériaux en les prenant à ces trois sources comme le charpentier va dans son cabinet de débarras pour y prendre une planche qui doit faire l’affaire pour un coin de sa maison .

Impossible ainsi de se poser la question du récit sans interroger la reformulation de sa source — car chez Koltès, il ne saurait y avoir d’écriture sans une contrainte forte qui l’exige : le récit est toujours contraint parce que ce qui l’a provoqué ne pouvait demeurer sans réponse. Réponse à la littérature, d’abord — trouver sa langue en travaillant celle des autres —, réponse au monde ensuite — les premiers voyages imposent un retour à soi qui permet de raconter ce rapport au monde dans la langue ainsi trouvée. Pour lui, il ne s’agit jamais de raconter une histoire, son histoire, mais « un désir, une émotion, un lieu, de la lumière et des bruits » : des cris des gardes autour des chantiers coloniaux du Nigeria au visage de Roberto Succo placardé dans le métro , du jeune ouvrier rencontré à Paris en 1976 au dealer-mendiant croisé quelques secondes à New-York en 1983 , des secousses de la guerre autour du quartier arabe du Metz de l’enfance à la lumière traversant les hangars désaffectés de l’Hudson River , chaque texte trouve sa solution (chimique) dans une image (ou bruit, lumière, lieu, émotion : désir) qui fixe la nécessité ensuite et de la raconter à distance (mais à quelle distance ? C’est au récit à chaque fois de la mesurer et de la rejoindre en partie). Raconter cette image vécue, ce n’est pas la redire dans les termes de l’expérience, c’est la dérouler ou la reprendre, non pas la comprendre, mais l’habiter surtout pour, en la mettant à mort dans l’écriture, la revivre infiniment. Cela passe par des procédures de déplacements et d’intensification, de décentrement et d’articulation entre continuités et discontinuités.

C’est donc dans un deuxième temps de l’étude qu’on a pu dégager ces poétiques de l’écriture du récit : sa fabrique, son artisanat de charpentier, ou plutôt de cordonnier, pour reprendre une image chère à Koltès. Avec Paul Ricœur, dans sa lecture d’Aristote, on a cherché à déceler les logiques propres à cette écriture. Dynamiques de mise en durée contre condensation de présence ; dialogisme contre monologisme ; matérialité d’un ici contre désir d’un ailleurs — ce sont des jeux d’oppositions ou de tensions qui fabriquent une poétique, non pas contradictoire, mais traversée par de féconds hiatus, des brisures qui toutes peuvent sembler rejouer la coupure fondamentale que Koltès érige entre l’art et la vie. Le récit, chacun de ses textes le répète, ne s’identifie pas au réel, et ne peut se faire qu’en travaillant une multitude de processus de désidentification, de déréalisation, de déliaison. Déchiré fondamentalement, le récit ne se contente pas de n’être pas la vie, il ne cesse de dire qu’il ne l’est pas, qu’il ne saurait l’être sans cesser d’être récit.

Les poétiques des textes de Koltès obéissent ainsi plus ponctuellement à des dynamismes de mouvement interne, qu’on a pu déterminer en termes de rapports : rapports de vitesse, rapport d’échelle, rapports d’intensité. Ce sont ces rapports qui permettaient le franchissement de certains seuils, comme on parle de rapport dans la mécanique automobile, métaphore privilégiée pour parler de désir et d’amour. Quand on change de rapport, on passe un seuil : on bascule sur un autre plateau. Les poétiques du récit sont travaillées par cet enjeu du franchissement, ou du passage : peu importe d’où l’on vient, et où va — il faut passer. C’est à la fois le mouvement propre des personnages et celui de la structure des récits, qui organisent ces basculements comme « les lois éternelles en mécanique », qui sont autant de « conneries provisoires » — lois de poétiques qu’on pose comme intangibles au moment où les corps mis en mouvement obéissent à leur principe, mais qui, dès la prochaine pièce, seront bouleversées.

Enfin, si le récit est essentiel, ou plutôt incontournable, ce n’est pas seulement pour des raisons autobiographiques d’écriture de soi, même dans l’écart opéré par la fictionnalisation, mais c’est parce qu’il est la forme essentielle de la perception du monde, qui n’apparaîtrait sans cela qu’en images purement affectives, et la formule principale de sa représentation, qui est une manière de se l’approprier. L’outil technique du récit est donc lui aussi un rapport du monde, une manière de l’envisager, une façon sensible de le voir et de le vivre. Le récit serait donc une élaboration et une formulation d’une position par rapport au monde, une localisation symbolique des enjeux du réel et de ses forces d’affrontement : une technique d’approche permettant de situer le monde en même temps que de se situer par rapport à lui. En cela, il engage un espace nécessaire qui permet son usage — usage du monde qu’intensifie l’écriture et qui ouvre à la possibilité d’une éthique.
C’est cette éthique du récit qui a été finalement travaillée, parce qu’elle est le sens même de cette écriture. Dégager une anthropologie de son geste permet d’en déterminer les appuis, les puissances, et les désirs. C’est sur le champ de l’altérité qu’on l’a envisagée parce qu’en tout cette tension anime le récit. Autre, l’auteur s’est rêvé pour écrire, et c’est autre qu’il écrit : autre se pense-t-il politiquement, et autre se conçoit-il dans sa langue, dans son corps, dans sa culture. C’est confier enfin la parole à l’autre, investir des territoires autres, traquer dans la langue son autre langue, qui fait du récit cette force d’invention d’un autre possible. Mais c’est précisément en tant qu’il n’est pas autre, qu’il habite un corps, un pays, et une langue qui ne sauraient être l’autre corps, pays et langue, que Koltès éprouve son écriture. Si ces déchirures sont évidemment source de violences intérieures, de scandales même, d’une interrogation profonde et non dénuée de noirceur sur ce qui fonde l’être de l’auteur, il n’y a pas d’écriture hors de cette déchirure. C’est moins pour la réduire qu’elle s’écrit, et au contraire, le récit vient se placer au lieu même de cette déchirure, pour la localiser, la fouiller, la raconter — et raconter dans le même mouvement les déchirures d’un temps.

Car Koltès fait du récit l’instrument qui lui permet à la fois de dire sa singularité et de confronter son époque à elle-même. Œuvre qui porte le souci du monde, elle renonce cependant à faire du contemporain un thème — nouvelle déchirure, elle lui offre la possibilité cependant d’échapper à l’assignation temporelle : récit de son temps, mais qui ne s’identifie pas à son actualité, elle travaille un contemporain problématique, intempestif, inactuel. Le récit de Koltès se saisit pourtant du monde dans un temps privilégié, celui qui lui apparaît comme une fin : ce qu’il raconte n’est pas tant le monde en tant que tel, que cette appartenance à ce temps, dans lequel l’art vient s’achever infiniment, et l’art théâtral singulièrement. C’est en cette fin que Koltès fait du récit une question politique et une scansion esthétique, et donne à son théâtre pour tâche d’affronter plus directement ces fins inachevables, de rassembler autour de lui des communautés qui ne le sont plus, ne croient plus au mythe de la communauté politiquement réalisée. Car, selon lui, le théâtre lui-même est dans la fin de son histoire : art « futile » désormais, en regard du monde, art coupé d’un rôle politique ou religieux, et qui n’a pour lui que la force de ses histoires pour se nommer et nommer le monde qui se sépare de lui.

C’est ici que l’on peut comprendre pourquoi Koltès revient malgré lui presque vers le théâtre, et pourquoi aussi il s’en détourne, tout aussi malgré lui, et sans ordre, mais dans un mouvement de balancier qui ne cessera pas. Parce que le théâtre est l’espace qui rejoue toutes les coupures, il est impossible d’y rester assigné — parce qu’il est la langue d’une communauté perdue, il est dangereux de vouloir la refonder comme auparavant. Mais parce que la blessure est l’endroit qui donne possibilité au récit, et parce que la communauté peut se fonder ailleurs et différemment dans l’instant d’un don et d’une présence, alors il est aussi le territoire toujours en conquête de l’écriture. Celle-ci cherche à s’éprouver ailleurs, dans d’autres formes littéraires, peut-être pour faire du théâtre un espace sans cesse retrouvé, qui fera ensuite de l’écriture de roman ou de prose, l’objet d’une autre conquête.

En tout, ce qui importe, et c’est l’éthique ultime, est de dégager la possibilité d’un récit de la beauté. Non la beauté nue, exsangue à bien des égards, d’un verbe lancé purement sur l’espace de la page, mais la beauté déployée en durée, capable de mondes susceptibles à elle seule de renouveler les corps, les langues, ces mondes. Raconter la beauté, c’est lui trouver des histoires qu’elle pourrait peupler, c’est surtout dresser pour elle seule des champs de force. Finalement, ce que cherchera à dégager Koltès, ce sont ces nouveaux territoires d’appartenance : ceux que l’on reconnaît sans les avoir jamais vus, des fictions qui nomment le monde comme il l’est trop et comme il ne doit pas être, comme il ne l’est pas assez et comme il pourrait être.

Alors, « avec tant de reflets mélangés à travers le miroir, que reste-t-il de l’homme ? » Ce qui reste, c’est peut être le secret du corps qui a produit ses reflets, mais la recherche des origines n’aboutit qu’à la mise en examen de causes arbitraires, et l’on risque de se retrouver au mieux face au mystère de son évidence, au pire devant un tas de cendre qui ne raconte rien. Ce qui reste, c’est peut-être plus sûrement la fuite des images de cet homme, images multiples émanées de lui qui le doublent, le redoublent, l’évanouissent dans des images qui finissent par ne plus lui ressembler, mais à peupler l’espace d’un dehors qui raconterait leur surgissement et leur mouvement.

Mais plus que des images éparpillées, ce qui reste est un récit d’appartenance, où sont désignés au lieu où s’avance le récit des territoires reculés de soi et du monde soudain mis à portée, et qui, ainsi nommés, peuvent permettre que soit nommé aussi le fait d’y prendre part. Et dans la langue qui dresse ces espaces, le récit qui les déploie, il y aurait alors ce qui se partage, ce qui se donne et s’échange, ce qui au lieu du récit nomme le lieu où nous sommes.