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Elfriede Jelinek | « À l’écart »

Discours du Prix Nobel, 2004

mardi 19 septembre 2023


Quand elle reçoit le Prix Nobel de Littérature, en octobre 2004, Elfriede Jelinek avait déjà décidé de tenir le monde à distance. Sortant de chez elle rarement, et jamais pour de telles mondanités, l’autrice avait décidé malgré tout d’adresser son discours, sous forme de discours : debout devant un pupitre, elle lit, face à la caméra, le texte qu’elle a écrit. Aucune mise en scène — une façon simple et brutale de témoigner, par cette adresse à la fois frontale et lointaine, une position à l’égard de la vie réelle, une facon de retrait qui est aussi un assaut. Son texte tramé de cette rage tranquille témoigne à lui seul d’une éthique de cet écart. À l’écart, c’est le titre de ce texte, en forme de manifeste trouble, inexemplaire et insoutenable, composant dans le flot qui lui est propre un poème troublant, terrible et calme : comme est calme le geste lent d’égorger la réalité.



À l’écart

Écrire, est-ce la faculté de se plier à la réalité, de se blottir contre ? On aimerait bien se blottir, mais que m’arrive-t-il alors ? Qu’arrive-t-il à ceux qui ne connaissent pas réellement la réalité ? Elle est tellement décoiffée. Pas de peigne qui pourrait la lisser. Les poètes passent à travers et rassemblent désespérément leurs cheveux en une coiffure, qui très vite les hante la nuit. Ça ne va plus avec l’apparence. De sa maison des rêves, bien rassemblée, la chevelure peut être encore chassée, mais ne se laisse plus apprivoiser. Ou est à nouveau effondrée et maintenant s’accroche comme un voile devant le visage, à peine peut-elle être maitrisée. Ou se dresse sur la tête, effrayée par ce qui se passe sans arrêt. Elle ne se laisse simplement pas peigner. Elle ne veut pas. Aussi souvent qu’on passe le peigne avec quelques dents arrachées — elle ne veut tout simplement pas. C’est encore pire maintenant. L’écrit quand il parle de ce qui se passe, s’enfuit sous la main comme le temps, et pas seulement le temps, pendant lequel il a été écrit, pendant lequel il n’a pas été vécu. Personne n’a raté quelque chose, quand ça n’a pas été vécu. Ni le vivant, ni le temps tué, et le mort, pas du tout. Le temps, quand on écrivait encore, a pénétré dans les œuvres des autres poètes. Puisqu’il est le temps, il peut tout en même temps : pénétrer dans son propre travail et dans celui des autres, dans les coiffures arrachées des autres, il passe comme un vent frais, même s’il est mauvais, qui s’est levé, soudain et inattendu, à partir de la réalité. Lorsqu’il s’est levé une fois, il ne se calme peut-être pas si rapidement. Le vent de rage souffle et arrache tout avec lui. Et il arrache tout, peu importe où, mais plus jamais ne revient à cette réalité qui doit être représentée. Partout, sauf là. La réalité est ce qui va sous les cheveux, sous les jupes et justement : arrache vers quelque chose d’autre. Comment le poète peut-il connaître la réalité, si c’est elle qui passe en lui et l’arrache, toujours vers l’écart ? De là, il voit d’une part mieux, d’autre part lui-même ne peut pas rester sur le chemin de la réalité. Là, il n’a pas de place. Sa place est toujours à l’extérieur. Seul ce qu’il dit de l’extérieur peut être reçu, et ce, parce qu’il dit des ambiguïtés. Et là, surgissent déjà deux adéquations, deux vérités aussi qui rappellent que rien ne se passe, les deux l’interprètent dans des directions différentes, le triturent jusqu’à son fondement instable, qui lui manque depuis longtemps comme les dents arrachées au peigne. De deux choses l’une. Vrai ou faux. Ça devait bien finir par arriver, puisque le sol comme terrain à bâtir était quand même très insuffisant. Comment bâtir sur un trou sans sol ? Mais l’insuffisant, qui tombe dans leur champ visuel, suffit toujours aux poètes pour produire quelque chose qu’ils pourraient aussi bien laisser tomber. Ils pourraient laisser tomber, et ils laissent aussi tomber. Ils ne le tuent pas. Ils le regardent seulement de leurs yeux troubles, mais il ne devient pas arbitraire par ce regard peu clair. Le regard touche avec précision. Ce qui est touché par ce regard dit encore en s’écroulant, bien qu’il ait à peine été regardé, bien qu’il n’ait même pas encore été exposé à la vue aiguisée du public, ce qui est touché ne dit jamais qu’il aurait aussi pu être autre chose, avant qu’il ne soit victime de cette description. Il signifie précisément ce qui serait mieux resté non-dit (parce qu’on aurait pu mieux le dire ?), ce qui devrait toujours rester trouble et sans raison. Trop se sont déjà enlisés jusqu’au ventre dedans. Ce sont des sables mouvants, mais ils ne meuvent rien. C’est sans fond, mais pas sans fondement. C’est arbitraire, mais ça n’est jamais aimé.

L’extérieur sert à la vie qui ne se trouve précisément pas là, sinon nous ne serions pas tous en plein milieu, dans le plein, dans la vie humaine pleine, et il sert à l’observation de la vie qui se trouve toujours ailleurs. Là, où on n’est pas. Pourquoi insulter quelqu’un, parce qu’il ne retrouve pas le chemin du voyage, de la vie, du voyage de la vie, s’il a été déporté — et déporter n’est pas déporter avec quelqu’un d’autre, ni même emporter, tout simplement déplacé par hasard comme la poussière aux chaussures pourchassée inexorablement par la ménagère, quoi qu’un peu moins inexorablement que l’étranger par les autochtones. Qu’est-ce que c’est comme poussière ? Est-elle radioactive ou simplement active d’elle-même, je demande seulement, parce qu’elle laisse cette traînée lumineuse étrange sur le chemin ? Est-ce ce qui court là à côté et ne se réunit jamais plus avec l’écrivant, le chemin, ou l’écrivant est-il celui qui court à côté, dans cet écart ? Différent, il n’est pas encore, mais dans l’isolement il est déjà. De là, il voit ceux qui sont différents de lui, mais entre eux aussi, dans leur diversité, pour les représenter dans la simplicité, pour les mettre en forme, car la forme est le plus important, de là-bas il les voit mieux. Mais on lui en garde rancune, alors sont-ce des traces de craie et pas des particules de matière lumineuse qui marquent le chemin de l’écriture ? En tous les cas, c’est une marque qui montre en même temps et à nouveau voile et efface soigneusement la trace qu’elle a elle-même laissée. On n’est pas du tout présent. Mais on sait malgré tout, ce qui s’est passé. Ça a été dit du haut de l’écran, par des visages déformés de douleur, barbouillés de sang, des bouches riantes maquillées, gonflées pour le maquillage ou d’autres bouches qui ont répondu correctement à une question du Quiz, ou des gens nés bouches, femmes qui n’y peuvent rien et n’ont rien à ajouter, qui se sont levées et ont enlevé leur veste, pour montrer à la caméra leur poitrine fraîchement durcie, déjà durcie et qui a appartenu aux hommes. De quantité de gorges s’exhalent des chants comme une mauvaise haleine, mais encore plus fort. C’est ce qui pourrait être vu sur le chemin, si on s’y trouvait encore. On va son chemin hors du chemin. On le voit peut-être de loin, là où on reste seul et bien volontiers, car le chemin on veut le voir, mais pas le prendre. Ce sentier a-t-il donné maintenant un bruit de lui ? Ne veut-il pas à travers les bruits, pas seulement les lumières, rendre des gens qui crient, des lumières criardes, attentifs à lui ? Le chemin qu’on ne peut pas prendre, a-t-il peur de ne d’être pas emprunté, lui que pourtant tant de péchés ont emprunté sans arrêt, tortures, crimes, vols, contraintes dures, dureté, contrainte, pour la création de destins mondiaux remarquables ? Peu lui importe au chemin. Il porte tout sur lui, dans la fermeté, même si c’est infondé. Sans fondements. Sur le sol perdu. Mes cheveux se dressent sur ma tête, comme je l’ai dit, et aucune permanente, qui pourrait les forcer encore à s’aplatir. Aussi pas de permanence en moi. Pas sur moi, pas dans moi. Si on est à l’écart, on doit toujours être prêt à sauter encore et encore, dans le Rien qui se trouve à côté de l’écart. Et l’écart a tout de suite apporté son piège d’écart prêt à tout moment, l’entrouvre, pour attirer quelqu’un encore plus loin. Attirer, c’est tirer à l’intérieur. S’il vous plaît, maintenant je ne voudrais pas perdre de vue le chemin, sur lequel je ne suis pas. Je voudrais le décrire quand même, bien et surtout correctement et précisément. Si je le décris déjà, il faut que ça serve à quelque chose. Mais ce chemin ne m’épargne rien. Il ne me laisse rien. Qu’est-ce qui me reste alors ? Même en chemin, c’est bloqué pour moi, je peux à peine me déplacer. Je suis loin pendant que je ne pars pas. Et là je voudrais par sécurité être protégée de ma propre incertitude, mais aussi l’incertitude du sol sur lequel je me trouve. Elle court, par sécurité, pas seulement pour me protéger, ma langue, à côté de moi, et contrôle que je le fais correctement, que je le fais correctement faux, décrire la réalité, car elle doit être décrite toujours faussement, elle ne peut pas autrement, mais si faussement que chacun qui la lit ou l’entend, remarque immédiatement sa fausseté. Elle ment ! Et cette chienne de langue qui doit me protéger, c’est pour ça que je l’ai, elle qui me happe maintenant. Ma protection veut me mordre. Mon unique protection contre le fait d’être décrite, la langue qui, à l’inverse, est là pour décrire quelque chose, que je ne suis pas — c’est pour ça que je remplis tant de papier, mon unique protection se retourne contre moi. Je l’ai peut-être seulement pour que, sous prétexte de me protéger, elle se jette sur moi. Parce que j’ai cherché la protection dans l’écriture, cet être en chemin, la langue, qui dans le mouvement, la parole, me semblait être un abri sûr, se retourne contre moi. Aucun miracle. Pourtant, je m’en suis tout de suite méfiée. Qu’est-ce que c’est que ce camouflage qui est là, pour qu’on ne devienne pas invisible, mais toujours plus lisible ?

La langue arrive par erreur parfois sur le chemin, mais elle ne va pas hors du chemin. Ce n’est pas un processus arbitraire, la parole d’une langue, involontairement arbitraire, qu’on le veuille ou non. La langue sait ce qu’elle veut. Ce qui est bon pour elle, je ne le sais pas en effet, et je ne sais pas les noms. Le verbiage, le discours discourt maintenant toujours plus, car c’est toujours un flot de discours, sans début et fin, mais ce n’est pas une parole. Ça discourt de l’autre côté, là où toujours les autres sont parce qu’ils ne veulent pas y être, ils sont très occupés. Là de l’autre côté, elle. Pas moi. Elle, la langue qui s’éloigne parfois de moi, pour les gens, pas les autres gens, mais les réels, les vrais, éloignés là-bas sur le chemin bien balisé (qui peut s’égarer ici encore ?), elle les suit comme une caméra dans tous leurs mouvements pour qu’au moins elle, la langue, apprenne, comment et ce qu’est la vie, parce qu’à ce moment précis, ce n’est pas la vie, ce qu’elle est, et en plus il faut décrire ce qu’elle n’est pas. Discourons sur le fait que nous devions aller une fois de plus à l’examen prophylactique. Mais d’un seul coup, nous parlons soudain, en toute rigueur, comme quelqu’un qui a le choix de ne pas parler non plus. Quoiqu’il arrive, seule la langue part de moi, moi-même, je m’absente. La langue va. Je reste, mais loin. Pas en chemin. Je suis coupée de ma langue.

Non, elle est encore là. A-t-elle été là tout le temps, a-t-elle réfléchi à quoi elle pourrait réfléchir ? Maintenant elle m’a remarqué et m’a tout de suite rappelée à l’ordre, cette langue. Elle s’est risquée à cette arrogance de maitre contre moi, elle lève la main sur moi, elle ne m’aime pas. Elle aurait bien aimé les gens gentils sur le chemin, à côté desquels elle court comme le chien qu’elle est, simulant l’obéissance. En réalité, elle est désobéissante, pas seulement à moi, mais à tous les autres aussi. Elle est pour elle-même. Elle crie dans la nuit, car on a oublié de placer au bord de ce chemin des lumières, qui n’ont pas de soleil pour les alimenter et n’ont plus besoin d’aucun courant, pour donner un nom de sentier convenable au sentier. Donc, il a tellement de noms qu’on n’arriverait pas à suivre les dénominations, si on l’essayait. Je crie dans ma solitude, en marchant à pas lourds sur les tombes des morts, car puisque je cours à côté, je ne peux pas aussi faire attention à ce sur quoi je marche, ce que j’écrase, je voudrais seulement arriver là où ma langue est déjà et, moqueuse, ricane de moi. Elle sait que si j’essayais une fois de vivre, elle me le ferait payer immédiatement. Elle me le ferait payer d’abord, mais quelque chose de salé. Bien. Si je répands encore du sel sur le chemin des autres, je le jette de l’autre côté pour que leur glace fonde, le sel à répandre, pour que soit pris le plus sûr fondement de la langue. Alors qu’elle n’a plus de fondements depuis longtemps. Une insolence insondable d’elle-même ! Si je ne me trouve pas sur un fondement sûr, ma langue non plus ne doit pas l’être. Bien fait pour elle ! Pourquoi n’est-elle pas restée près de moi, à l’écart, pourquoi s’est-elle séparée de moi ? Elle voulait voir plus que moi ? Sur le grand chemin, là, de l’autre côté, où il y a plus de gens, avant tout plus agréables, qui bavardent ensemble gentiment ? Elle voulait savoir plus que moi ? Elle savait, déjà plus que moi, mais il faut toujours plus. Elle se suicidera encore en se bouffant elle-même, ma langue. Elle se goinfrera de la réalité. Bien fait pour elle ! Je l’ai crachée, mais elle ne crache rien, de toute façon, elle ne grossit pas. Ma langue m’appelle à l’écart, elle appelle volontiers à l’écart, là elle n’a pas besoin de viser juste, elle n’en a pas besoin, car de toute façon elle atteint son but en ne disant pas n’importe quoi, mais en parlant avec la « rigueur du Laisser-être », comme le dit Heidegger de Trakl [1] Elle m’appelle, la langue, tout le monde le fait aujourd’hui, car tout le monde a toujours sa langue avec lui dans un petit appareil, pour pouvoir parler — pourquoi donc l’aurait-il apprise ? — elle m’appelle là, dans le piège où je suis et crie et gigote, non, ce n’est pas vrai, ce n’est pas ma langue qui m’appelle, elle loin de moi, j’ai été coupée de ma langue, elle doit donc appeler, elle me crie dans l’oreille, peu importe l’appareil, ordinateur, mobile, cabine téléphonique, elle me hurle dans l’oreille que ça n’a pas de sens d’exprimer quelque chose, elle le fait elle-même, je dois simplement répéter ce qu’elle me souffle ; car ça aurait encore moins de sens de vider son sac auprès d’un être cher, qui tombe à pic et auquel on peut se fier, parce qu’il est tombé et ne peut se relever tout de suite et ne peut me poursuivre pour causer un peu. Ça n’a pas de sens. Les paroles de ma langue là-bas sur le chemin agréable (je sais qu’il est plus agréable que le mien qui n’est pas vraiment un chemin, mais je ne peux pas le voir distinctement, pourtant je sais que j’y serais bien aussi), les paroles de ma langue, en se séparant de moi, sont devenues tout de suite des expressions. Non, pas des explications pour quelqu’un. Des expressions. Elle s’écoute elle-même en s’exprimant, ma langue, elle se corrige elle — même parce que l’expression peut être améliorée toujours et encore ; oui, elle peut toujours être améliorée, elle est même là pour être améliorée et trouver de nouvelles règles de langue, mais uniquement pour les bafouer ces règles. Alors elles deviennent la nouvelle voie vers une dissolution, bien sûr je pense solution. Une voie sans issue. S’il te plaît, chère langue, tu ne veux pas écouter au moins une fois avant ? Pour que tu apprennes quelque chose, pour que tu apprennes enfin les règles de l’expression… Que cries-tu là-bas, que rabâches-tu ? Fais-tu cela, langue, pour revenir en grâce auprès de moi ? Je pensais que tu ne voulais plus revenir à moi ! Tu n’as donné aucun signe de ta volonté de revenir à moi, cela aurait été absurde, je n’aurais pas compris le signe. Tu serais devenue langue rien que pour t’échapper de moi et me rassurer comme ça sur mes progrès ? Ce n’est pas sûr. Surtout de toi, telle que je te connais. Je ne te reconnais pas du tout. Tu veux vraiment revenir à moi ? Je ne te reprends plus. Que dis-tu maintenant ? Le chemin est loin. Loin n’est pas un chemin. Donc si ma solitude, si mon manque permanent, mon écart continu venaient personnellement pour ramener la langue, afin que bien installée chez moi, enfin à la maison, elle arrive à un joli son, qu’elle pourrait émettre, elle me repousserait encore plus, toujours plus à l’écart avec ce son, ce hurlement perçant, strident d’une sirène, dans laquelle l’air pénètre. Par la réaction de cette langue que j’ai produite moi-même et qui s’est enfuie de moi (ou l’ai-je produite dans ce but ? Pour qu’elle s’enfuie immédiatement devant moi parce que je n’ai pas réussi moi-même à me fuir à temps ?), je serai chassée toujours plus loin vers cet espace à l’écart. Ma langue se vautre avec plaisir dans sa bauge, la petite tombe provisoire sur le chemin, et elle regarde en haut vers la tombe dans les airs, elle se vautre sur le dos, un animal confiant qui voudrait plaire aux gens comme toute langue convenable, elle se vautre, écarte les jambes, probablement pour laisser caresser, sinon pourquoi. Elle est droguée aux câlins. Ça l’empêche de regarder les morts dont je dois m’occuper, c’est toujours à moi que ça incombe. C’est pour ça que je n’avais pas le temps de maitriser ma langue qui se vautre maintenant effrontément dans les mains du caresseur. Il y a simplement trop de morts que je dois regarder pour m’occuper d’eux, c’est le terme technique autrichien pour ça, les bien traiter, mais nous sommes connus pour bien traiter tout le monde. Le monde s’occupe déjà de nous, pas de souci. Ne nous en soucions pas. Mais plus forte résonne cette invitation à les regarder, les morts, moins je peux contrôler mes mots. Je dois regarder les morts, pendant que les promeneurs caressent et cajolent la chère bonne langue, ce qui ne rend pas les morts plus vivants. Personne n’est coupable. Moi aussi, ébouriffée comme le sont moi et mes cheveux, je ne suis pas coupable que les morts restent morts. Je veux qu’enfin la langue cesse de se faire l’esclave de mains étrangères, même si elles lui font du bien, je veux qu’elle commence à ne poser aucune exigence, mais soit elle-même une exigence à se poser enfin, qu’elle revienne vers moi, non pour câliner, mais par exigence, car la langue doit toujours se poser, elle ne le sait pas souvent et ne m’écoute pas. Elle doit se poser, car les gens qui veulent l’accepter, à la place d’enfant, elle est si mignonne quand on l’aime aussi, les gens ne se posent jamais, ils décrètent, mais ils ne se posent pas, beaucoup ont immédiatement détruit leur ordre d’appel à la sociabilité, l’ont déchiré, ont brûlé le drapeau. Plus il y a de gens pour accepter l’invitation de ma langue à lui gratter le ventre, quelque chose à ébouriffer, pour accepter affectueusement sa confiance, plus je continue à trébucher, je leur ai abandonné ma langue définitivement, ils la traitent mieux, je vole presque, où était ce chemin dont j’ai besoin pour courir après ? Comment je viens pourquoi où ? Comment j’en viens à l’endroit, où je déballe mon outil, mais en réalité je peux aussi l’emballer ? Là-bas miroite quelque chose de clair sous les branches, est-ce l’endroit, où ma langue les flatte, les berce en sécurité, juste pour être bercée elle-même affectueusement une fois, enfin ? Ou veut-elle encore mordre ? Elle veut toujours mordre, seulement les autres ne le savent pas encore, mais moi, je la connais bien, ça fait longtemps qu’elle est chez moi. Avant, on a donc câliné et bécoté cet animal apparemment apprivoisé qu’ils ont, de toute façon, tous à la maison, pourquoi devraient-ils se chercher un animal étranger à la maison ? Pourquoi cette langue devrait-elle être autre que ce qu’ils connaissent déjà ? Et si elle était autre, il ne serait peut-être pas sans danger de la prendre chez soi. Peut-être, elle ne s’entend pas avec celle qu’ils ont déjà. Plus il y a de gens étrangers aimables, qui savent vivre, et pour autant ne comprennent pas leur vie puisqu’ils suivent des projets de caresses, car ils doivent toujours poursuivre quelque chose, moins mon regard devine le chemin du retour à la langue. Miles and more. Qui d’autre devinerait, sinon le regard ? La parole veut aussi assumer le regard ? Parlerait-elle avant même de regarder ? Elle se vautre là, tâtée par des mains, mugie par des vents, câlinée par des tempêtes, offensée par l’écoute jusqu’à ce qu’elle n’entende plus du tout. Alors : que tout le monde écoute ! Celui qui ne veut pas entendre doit parler sans être entendu. Presque tous ne sont pas entendus bien qu’ils parlent. Je suis entendue, bien que ma langue ne m’appartienne pas, bien que je puisse à peine la voir. On dit beaucoup de choses d’elle. Comme ça elle n’a plus beaucoup à dire d’elle-même, très bien. On l’écoute se répéter lentement pendant que quelque part un bouton rouge est pressé qui déclenche une terrible explosion. Il ne nous reste qu’à dire : notre père, qui êtes. Elle ne peut pas me penser ainsi, bien que moi, enfin, père de ma langue, donc : je suis mère. Je suis le père de ma langue maternelle. La langue maternelle était là dès le début, elle était dans moi, mais il n’y avait pas de père à qui elle aurait appartenu. Ma langue était souvent inconvenante, on me l’avait bien fait comprendre, mais je ne voulais pas le comprendre. Ma faute. Le père a quitté cette petite famille avec la langue maternelle. Il avait raison. À sa place, je ne serais pas restée non plus. Ma langue maternelle a suivi le père, elle est loin maintenant. Elle est, comme j’ai dit, là-bas, de l’autre côté. Elle écoute les gens sur le chemin. Sur le chemin du père qui s’en est allé trop tôt. Maintenant, elle sait quelque chose que tu ne sais pas qu’il n’a pas su. Mais plus elle sait, plus elle devient insignifiante. Elle n’arrête pas de dire quelque chose, mais elle est insignifiante. La solitude prend son congé. Elle n’est pas utilisée. Personne ne voit que j’y suis encore, dans la solitude. On ne fait pas attention à moi. On m’estime, peut-être, mais on ne fait pas attention à moi. Comment j’arrive à ce que tous ces mots disent quelque chose de moi qui pourrait nous dire quelque chose ? Pas pendant que je parle. Je ne peux pas du tout parler, ma langue n’est malheureusement pas à la maison. Là de l’autre côté, elle dit quelque chose d’autre que je ne lui ai pas non plus confié, mais dès le début elle a oublié ce que je lui ai commandé. Elle ne me le dit pas, bien qu’elle m’appartienne. Ma langue ne me dit rien, comment alors, pourrait-elle dire quelque chose aux autres ? Pourtant elle n’est pas insignifiante, reconnaissez-le ! Elle dit d’autant plus qu’elle est loin de moi, alors seulement elle ose dire quelque chose qu’elle veut dire, alors elle ose ne pas m’obéir, s’opposer à moi. Quand on regarde, plus on regarde longtemps, plus on s’éloigne de son objet. Quand on parle, on le saisit, mais on ne peut pas le retenir. Il se dégage et veut rattraper sa propre désignation, tous ces mots que j’ai faits et que j’ai perdus. Assez de mots échangés, le cours du change est affreusement mauvais, et alors, il n’est plus qu’affreux. Je dis quelque chose et c’est oublié dès le début. Ça a été aspiré, ça se voulait loin de moi. L’indicible est dit tous les jours, mais ce que je dis, ça ne doit pas être dit. C’est injuste de la part du Dit. C’est très injuste. Le Dit ne veut même pas m’appartenir. Il veut être fait pour qu’on puisse dire : aussitôt dit — aussitôt fait. Je serais contente, si elle niait m’appartenir, ma langue, mais encore devrait-elle m’appartenir. Comment puis-je l’atteindre pour qu’elle s’attache au moins un peu à moi ? Aux autres, rien ne l’attache, donc je m’offre à elle. Reviens ! Revenez, s’il vous plaît ! Mais non. Elle entend de l’autre côté, sur le chemin, des secrets que je ne dois pas savoir, ma langue, et elle leur redit aux autres ces secrets, qu’ils ne veulent pas entendre. Moi, j’aimerais bien, ça serait mon droit, ça me ressemble, si on veut, mais elle ne s’arrête pas et me parler, elle ne le fait pas non plus. Elle est dans le vide qui se distingue justement par cela et diffère de moi parce que beaucoup s’y trouvent. Le vide est le chemin. Je suis même à l’écart du vide. J’ai quitté le chemin. Je n’ai jamais fait que répéter. On dit beaucoup de choses de moi, mais presque tout est faux. J’ai seulement répété, et j’affirme maintenant que c’est ça, ma parole. Comme j’ai dit — trop dit ! On n’a pas dit tant de choses depuis longtemps. On n’arrive plus du tout à écouter bien qu’il faille écouter pour pouvoir quelque chose. À ce sujet, qui est en réalité le fait de détourner les yeux, même de détourner les yeux de moi-même, on ne peut rien dire de moi, puisqu’il n’y a rien, ça ne donne rien. Je regarde toujours la vie passer, ma langue me tourne le dos pour pouvoir tendre son ventre à d’autres qui le cajolent, effrontément, à moi elle tourne le dos, si jamais elle tourne quelque chose. Trop souvent, elle ne me donne aucun signe et ne dit rien non plus. Parfois je ne la vois plus du tout, là, de l’autre côté, et maintenant, je ne peux même pas dire « comme je l’ai dit », je l’ai déjà dit très souvent, mais maintenant, je ne peux pas le dire, les mots me manquent. Parfois je vois leur dos ou le dessous de leurs pieds avec lesquels ils ne peuvent pas marcher correctement, les mots, mais plus vite que moi, depuis longtemps et toujours encore. Que fais-je là ? Est-ce pour ça qu’elle s’est allongée à une certaine distance de moi, la chère langue ? Ainsi elle sera plus rapide que moi, bondira et partira en courant, quand je viendrai de mon Écart pour la chercher. Je ne sais pas, pourquoi je devrais la chercher. Pour qu’elle ne me cherche pas ? Peut-être, le sait-elle, elle qui m’a fuie ? Qui ne me suit pas ? Qui suit maintenant le regard et la parole des autres, et qui ne peut pas vraiment les confondre avec moi. Ils sont autrement parce qu’ils sont les autres. Sans autre raison que d’être les autres. Cela suffit déjà à ma parole. Le principal, moi je ne le fais pas : parler. Les autres, toujours les autres, pour que je ne le sois pas, celle à qui elle appartient, la douce langue. J’aimerais aussi la caresser, comme les autres, là, si seulement je pouvais l’attraper. Mais elle est là-bas, pour que je ne puisse pas l’attraper.

Quand décampera-t-elle doucement ? Quand décampera-t-elle un peu pour que le silence soit ? Plus la langue décampe là-bas de l’autre côté, plus on l’entend fort. Elle est dans toutes les bouches, il n’y a que dans ma bouche qu’elle n’est pas. Je suis folle. Je ne suis pas inconsciente, mais je suis folle. Je suis épuisée de vérifier ma langue comme un phare sur la mer qui doit éclairer et n’est pas dans la lumière, qui en tournant révèle toujours autre chose de l’obscurité qui est la, qu’on l’éclaire ou non, c’est un phare qui n’aide personne bien qu’on souhaite tellement ne pas mourir dans l’eau. Plus j’essaie de l’éteindre, plus elle s’obstine à ne pas s’éteindre, la langue. Maintenant, j’éteins mécaniquement cette flamme de parole, je commute sur la flamme d’épargne, mais plus j’essaie de mettre sur elle un éteignoir au bout d’un long bâton, avec lequel on éteignait les cierges de l’église dans mon enfance, plus je cherche à étouffer cette flamme, plus elle semble avoir d’air. Plus elle crie fort, se vautrant entre des milliers de mains qui lui font le bien, que je ne lui ai malheureusement jamais fait, je ne sais pas moi-même ce qui me ferait du bien, maintenant donc elle crie pour rester loin de moi. Elle crie aux autres pour qu’ils donnent un coup de cor et crient comme elle, pour que ça soit plus fort. Elle crie que je ne dois pas m’approcher d’elle. Personne ne doit donc s’approcher de l’autre. Et ce qui est dit ne doit pas non plus trop s’approcher de ce qu’on veut dire. On ne doit pas trop être lié à sa propre langue, c’est un Affront, elle est capable facilement de se répéter quelque chose à elle-même, très fort pour qu’on n’entende pas que ce qu’elle dit, lui aura été soufflé d’avance. Elle me fait même des promesses, pour que je reste loin d’elle. Elle me promet tout, si je ne m’approche pas d’elle. Des millions peuvent l’approcher, pas moi ! Pourtant elle est mienne ! Comment vous trouvez cela ? Je ne peux pas vous dire, comment je trouve cela. Cette langue a oublié son commencement, autrement je ne peux pas me l’expliquer. Elle a débuté modestement chez moi. Et comme elle a grandi ! Je ne la reconnais pas du tout. Je l’ai encore connue, quand elle était siiii petite. Quand c’était si calme, quand la langue était encore mon enfant. Maintenant, elle est devenue immense d’un seul coup. Ce n’est plus mon enfant. L’enfant n’a pas grandi, mais il est grand, il ne sait pas qu’il n’est pas encore assez grand, mais, éveillé il l’est déjà. Il est si éveillé qu’il se couvre lui-même avec son cri, et aussi les autres qui crient plus fort que la langue. Alors, elle monte à des hauteurs incroyables. Croyez-moi, ça, vous ne voulez pas du tout l’entendre ! Je ne suis pas fière de cet enfant, croyez-moi, je vous prie ! Au début j’ai voulu qu’il reste, aussi silencieux qu’avant, quand il ne parlait pas. Maintenant, je ne veux pas aussi qu’il balaye tout comme une tempête, amène les autres à hurler encore plus fort et lever les bras et jeter des objets durs que ma langue ne peut plus du tout attraper, car elle n’a jamais été sportive, par ma faute. Elle n’attrape pas. Elle jette, certes, mais ne peut pas attraper. Je reste attrapée même si elle n’est pas là. Je suis la prisonnière de ma langue qui est mon gardien de prison. Comique — elle ne me surveille pas ! Parce qu’elle est si sûre de moi ? Parce qu’elle est si sûre que je ne vais pas fuir, est-ce qu’elle pense qu’elle peut me fuir ? Mais arrive quelqu’un, déjà mort, et il me parle bien que ce ne soit pas prévu pour lui. Il le peut, maintenant beaucoup de morts parlent de leurs voix étouffées, maintenant ils osent parce que ma propre langue ne me surveille plus. Parce qu’elle sait que ce n’est pas nécessaire. Bien qu’elle me fuie, elle ne me perd plus. Je suis à sa disposition, mais je l’ai perdue. Je reste. Mais ce qui reste n’est pas le fait des poètes. Ce qui reste est loin. L’envolée est arrêtée. Rien et personne n’est arrivé. Et si, pourtant, contre toute attente, quelque chose qui n’est même pas arrivé, aimerait rester un peu, ce qui reste le plus fugitif, la langue, disparaît. Elle a répondu à une nouvelle offre d’emploi. Ce qui doit rester est toujours loin. Il n’est pas là en tout cas. Qu’est-ce qui nous reste ?


[1In Heidegger : La parole dans le poème. Traduit de l’allemand par J. Beaufret, W. Bockmeier et F. Fédier. Traduction de l’allemand par Louis-Charles Sirjacq Copyright © The Nobel Foundation 2004.