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Jean Genet | L’art de la fugue, « L’envers du monde » (4)

France Culture, par Nedjma Bouakra

mercredi 27 août 2025


Une série de quatre épisodes autour de la vie et l’œuvre de Jean Genet pour France Culture, par Nedjma Bouakra – été 2025.


Épisode 4, « L’envers du monde »


Les Paravents : Mes gants ! Blanc ! À bloc, gonflé à bloc, gonflé et dur, bordel. Vos lits d’amour, c’est le champ de bataille. À la guerre comme à l’amour, pour les combats parés de toutes vos parures, messieurs. Je veux qu’on renvoie à votre famille des bracelets, montres et des médailles tachées de sang caillé, et même de foutre. Je veux – Preston, mon révolver –, je veux vos visières de képis plus luisants que mes bottes, plus vernis que mes ongles. Vos boutons, boucles, agrafes, crochets, comme mes éperons, chromés. La guerre, l’amour. Je veux cousu dans vos doublures des images de gonzesses à poils et des immaculées de Lourdes, autour de vos coudes et chaînettes d’or, ou de plaqué or. Sur vos cheveux de la brillantine, des rubans dans vos poils du cul, pour ceux qui en ont. Mais nom de Dieu, un soldat doit être poilu et beau.


(Sous les cris, un manifestant de l’OAS) : Eh bien, nous, anciens combattants d’Algérie, nous sommes certains et nous sommes fiers d’avoir fait partie d’une armée qui n’était pas l’armée de Courteline.

Avril 1966. Manifestation devant l’Odéon, des membres de l’O.A.S., organisation secrète et terroriste défendant l’Algérie française. Un scandale attendu et orchestré depuis de longs mois par l’extrême droite…

Voix d’actualité — Ils sont, pour le moment, plusieurs centaines de manifestants sur la place de l’Odéon. Ils sont venus avec des drapeaux, des banderoles sur lequel il est écrit, « Gloire à l’Armée », « mouvement Occident »…

Jean-Louis Barrault. — Et, subitement, hier soir, d’une façon tout à fait concertée, car ça se passe exactement comme un assaut de village…

« Des manifestants ont jeté dans la salle des bombes fumigènes et des rats. À l’issue de la représentation d’hier soir, Claude Guirini a rencontré Jean-Louis Barrault, directeur de théâtre de l’Odéon… »

 

— C. Gurini. – Il n’y a pas eu de comédien blessé, tout va bien de ce côté-là ?
— J.L. Barrault. — Non, non, il n’y a personne de blessé, du tout. Mais… ça n’a pas de sens. Vouloir imposer ses idées par la force et par des sévices, c’est se mettre dans son tort.

— Roger Blin. — Genet avait pris soin de me faire promettre que je ne gauchirais pas sa pièce. C’est-à-dire que, sur un sujet brûlant, il voulait garder à sa pièce l’ambiguïté, qui est le caractère principal de tout son théâtre : le jeu de miroir.
[…]
— Journaliste : Peut-être voudriez-vous citer quelques mots de Genet qui vous hantent ?
— Roger Blin. – C’est-à-dire que je ne devrais pas avoir le droit, c’est une lettre personnelle qu’il m’avait écrite. Enfin, je pense qu’il ne m’en voudra pas.

« Il faut que la fête soit si belle que les morts aussi la devinent et qu’ils en rougissent. Si vous réalisez Les Paravents, vous devez aller toujours dans le sens de la fête unique et très loin en elle. Tout doit être réussi afin de crever ce qui nous sépare des morts, tout faire pour que nous ayons le sentiment d’avoir travaillé pour eux et d’avoir réussi. »

Mais quel malentendu. Les Paravents, la pièce la plus manifeste de son travail pour Jean Genet — car il est la plupart du temps mécontent — a été travaillée dès55, et durant toute la guerre d’Algérie, mais elle sera revue et corrigée jusqu’en 1971, puis encore en 1979. Elle déborde la guerre d’Algérie. Certes, Jean Genet soutient le combat des anticolonialistes et des Algériens, les porteurs de valises trouvent refuge pour leur colis grâce à lui, mais la pièce évoque moins une réalité historique qu’une fresque au rire fracassant, crevant les paraître, les paravents, les bulles creuses du langage, la néantisation des uns et des autres. Jean Genet s’accroche au geste poétique, à un élan vital.

Les Paravents. . — Léila. — : … assieds-toi, et ne bouge plus, souveraine… Saïd, mon bon Saïd…


Ce qui est resté d’un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes. : (Dans un train). Son regard n’était pas d’un autre. C’était le mien que je rencontrais dans une glace, par inadvertance, dans la solitude et l’oubli de moi. Ce que j’éprouvais, je n’ai pu le traduire que sous cette forme : je m’écoulais de mon corps et par les yeux, dans celui du voyageur, en même temps que le voyageur s’écoulait dans le mien. Le monde soudain flottait. Une si méthodique désintégration. Tout homme en vaut un autre.

« Le talent, c’est la politesse à l’égard de la matière. Il consiste à donner un champ à ce qui était muet. » [1]

En 1954, Jean Genet rencontre un autre homme, tout en politesse avec la matière, le sculpteur Giacometti, et ils décident de se donner rendez-vous à son atelier. Le détachement de Jean Genet, sa manière à lui seul et à personne d’autre d’être, cède en la présence de Giacometti. Lui qui décline les rendez-vous et préfère s’inviter et choisir le moment, répond présent. Et puis Giacometti déroute Jean Genet.

L’Atelier d’Alberto Giacometti. Il a sculpté des hommes qui traversent une place sans se voir. Ils se croisent irrémédiablement seuls et pourtant, ils sont ensemble. Ils vont se perdre pour toujours, mais ne se perdraient pas s’ils ne s’étaient cherchés.

Lui qui voulait ne ressembler à personne, Alberto Giacometti lui dit : « Tu es vraiment, tu es très beau, et puis tu as un visage comme tout le monde. Tu es quelqu’un du monde. »

— Agnès Vannouvong [2]. — Rencontrer Giacometti pour Genet, c’était s’ouvrir à quelqu’un qui allait enfin le comprendre. Il a cette phrase dans ce très beau texte, L’Atelier d’Alberto Giacometti, il écrit que quand on a su que Giacometti allait faire son portrait – il explique qu’il avait le visage rond, épais –, quand on lui dit que Giacometti allait le regarder finalement, il se dit — et là je cite Genet : « il va vous faire une tête en lame de couteau. » Et en fait, pas du tout. Le buste en terre n’est pas encore fait. Il voit des lignes qui semblent fuir en partant de la ligne médiane du visage : le nez, la bouche, le menton, vers les oreilles, et si possible jusqu’à la nuque. Il dit : « À mesure que je m’éloigne, le visage vient à ma rencontre, fond sur moi et se re-précipite dans la toile, d’où il partait, devient d’une présence, d’une réalité et d’un relief terrible. »

Voix d’Alberto Giacometti : « J’ai envie de peindre pour tâcher de savoir ce que je vois. C’est-à-dire, je ne prends pas le monde extérieur comme prétexte pour faire une belle toile, mais la toile comme moyen pour mieux voir ce qui m’entoure. »

— Albert Dichy [3]. — Et donc Genet, pour la première fois — Genet qui déteste poser, il a beaucoup « posé » pour l’administration pénitentiaire — accepte de le faire pour Giacometti. Giacometti a un art qui consiste à ne jamais capturer ses modèles. C’est-à-dire que les tableaux qu’il fait, ils n’arrêtent pas de le dire, sont toujours inférieurs à la réalité, sont toujours en dessous de la beauté d’une personne, d’un visage, d’une chose. Et donc Genet, justement, dans cet échec proclamé de Giacometti devant les êtres qu’il peint, ou devant le monde, devant les choses, n’est plus capturé. Il est libre et donc ils peuvent engager entre eux une relation d’égalité. Neuf portraits de Genet par Giacometti, et un portrait de Giacometti, qui est le livre de Genet L’Atelier d’Alberto Giacometti, qui est un des plus beaux livres de Genet.

Voix de Genet. — « Oui, parce que j’ai encore dans les fesses la paille de la chaise de cuisine sur laquelle il m’a fait asseoir pendant quarante et quelques jours pour faire mon portrait. Il ne me permettait ni de bouger, ni de fumer, un peu de tourner la tête. Mais alors, une conversation, de sa part, tellement belle. Alberto m’a appris la sensibilité devant la poussière – devant des choses comme ça. »


Le Funambule. « Le fil te portera mieux, plus sûrement qu’une route. Décidé à toutes les beautés, capable de toutes. Plus rien ne te rattachant au sol, tu pourras danser sans tomber. »

— Albert Dichy. – Genet, autour de 1964, après le suicide de son compagnon Abdallah qui a été la figure du funambule — pour qui il a écrit Le Funambule – avait fait une sorte de vœu de silence. Il avait décidé de ne plus écrire. Et ça allait très loin, jusqu’à s’interdire de porter sur lui un stylo ou un crayon, de signer un chèque, de signer un contrat, et évidemment de ne plus écrire de livre. Quelques temps après, il fait même une tentative de suicide dont il sort in extremis. C’est après cette tentative de suicide, à partir de 1967, qu’il revient à la vie et qu’il s’intéresse de plus en plus à la politique. Mais en même temps, on voit aussi qu’un écrivain, c’est quelqu’un, même s’il l’a décidé, ne peut pas s’empêcher d’écrire.

Jean Genet. — En 1968, précisément après la guerre israélo-arabe, j’étais à Tunis. C’était l’âge d’or de Ben Salah. Je sus par hasard que des détachements de troupes algériennes et marocaines traversaient le nord et le sud, sur le chemin du Caire, pour aller rejoindre la résistance palestinienne. C’est dans le train qui allait de Gabès à Sfax que j’en fus informé pour la première fois.

— Albert Dichy. — Genet n’arrêtait pas de se déplacer. C’est quelqu’un qui ne tient pas en place. Donc il est tout le temps en train de partir.

Hôtel… Grand Hôtel Espana, deux étoiles ; Hôtel Equinoxe trois étoiles…

— Albert Dichy. — Par exemple, ce petit texte où Genet s’interroge sur ce qui fait l’origine de la guerre, il est écrit sur une sorte de papier déchiré dans un magazine, sur un texte publicitaire qui porte pour titre « À quoi ça sert ? »
— Nedjma Bouakra. — Pourquoi celui-là, Albert Dichy ?
— Albert Dichy. — Ce bloc-notes est assez fascinant parce qu’il est couvert d’annotations. La couverture est couverte d’annotations, vous le voyez. Mais en même temps, si on ouvre le bloc-notes, on voit qu’il est entièrement vide. C’est-à-dire que Genet n’a pas voulu commencer un texte, il n’a pas voulu s’installer dans la posture de l’écrivain. Mais comme il ne peut pas s’empêcher d’écrire, il griffonne sur la couverture. Et c’est tout de suite des choses importantes. Par exemple, je lis une ligne griffonnée sur cette couverture : « Il n’y a pas d’autre virilité que celle-ci : la trace noire sur la nation blanche. »

Voix de manifestations, en anglais

Chicago, août 1968, lors du congrès démocrate.

Genet voit ceci : « Samedi soir, vers 22h, les jeunes ont allumé une sorte de feu de joie dans Lincoln Park. Tout près, à peine visible, dans l’obscurité, une foule assez consistante s’est rassemblée sous les arbres pour écouter un orchestre de Noirs : flûte, tambour, bongo. »

Le mardi soir suivant, dans le Chicago Coliseum, pour fêter le non-anniversaire de Lyndon Johnson, auquel assiste aussi Genet, 3000 personnes danseront, devant une scène où se tiennent deux guitaristes et un batteur avec dix tambours. Les musiciens, dont les cheveux tombent sur la poitrine, ressemblent à des femmes. Ils jouent fort. Au même moment, Jalal crée les Last Poets.



« Nous étions donc les derniers poètes. »

Le philosophe Jacques Derrida dit de Genet : « Il saute partout où cela saute dans le monde. » Et Genet observe qu’une fois sorti de prison, il ne s’est retrouvé réellement qu’avec ces deux mouvements révolutionnaires : les Panthers et les Palestiniens. « Et alors je me soumettais au monde réel. J’agissais en fonction du monde réel, et plus en fonction du monde grammatical. »

Jean Genet entre sans permission par le Canada aux États-Unis. Il donne une série de conférences dans les universités pour collecter des fonds pour les Black Panthers et payer les cautions des militants pour leur liberté provisoire. Il rencontre Angela Davis qui le connaît depuis la circulation de sa pièce Les Nègres aux États-Unis. Elle traduit ses interventions. « Il faut maintenant affronter directement la vie, et non plus dans de confortables aquariums où l’on cultive des poissons rouges capables seulement de faire des bulles. »



Angela Davis, sur un campus étudiant en 1970, raconte :

Angela Davis. — « Je ne me sens pas très bien aujourd’hui. Je ne me sens pas très bien parce qu’en descendant ces escaliers, j’ai vu des gens sauter de joie, lancer des frisbees. Alors que la guerre est là, en ce moment même, je veux juste savoir : qu’est-ce que les gens célèbrent là-bas ? Qu’est-ce qu’il y a à célébrer ? Et je ne veux pas être rabat-joie. Mais tout ce à quoi je pouvais penser pendant cette heure, c’était l’image de trois hommes noirs entrant dans une salle d’audience silencieuse, avec des chaînes autour de leur taille et des entraves à leurs pieds. Ils sont accusés du meurtre d’un garde blanc à la prison de Soledad. Alors j’aimerais finir. J’espère que les gens sur ce campus réalisent que le temps est venu. S’ils ne le réalisent pas, le temps ne viendra jamais. Le pouvoir au peuple. »

En Californie, Angela Davis remarque la délicatesse de Jean Genet. Jean Genet savait exprimer des émotions qui n’étaient pas de de la pitié. « On pouvait immédiatement le reconnaître. Les Noirs ont observé les Blancs silencieusement pendant des siècles », dit-elle.

— Emmanuelle Lambert. – Angela Davis évoque la délicatesse de Genet. Il est lui-même dans une position délicate tout de même, parce qu’il est le seul blanc au milieu de ces activistes, de ces militants noirs. Il représente, par sa couleur de peau, l’instance de domination et d’oppression. Mais je pense que quand elle parle de délicatesse, j’imagine que ce qu’elle évoque, c’est la fragilité de ce qu’il les lie, de ce sentiment de s’être fait dérobé sa place. Et ça, c’est ce qu’il trouve ailleurs aussi. C’est ce qu’il commence à travailler dans ces années-là. C’est ce qui va le mener jusqu’à sa mort, au fond : aller vers ceux qui n’ont pas leur place, ou dont la place a été refusée, niée. C’est assez beau que ça parte d’un sentiment délicat.

— Jean Genet. (Archives Carole Roussopoulos.)– C’est aux libéraux blancs, c’est à la nation blanche américaine que je m’adresse. Nous connaissons votre ordre. Vous vous êtes aperçus que les Noirs américains sont intelligents. depuis que vous savez qu’ils vous dépassent dans la réflexion révolutionnaire. Vous avez décidé — et je redis le mot « décidé » — de les annihiler entiers. Bobby Seale, vous le réservez pour la chaise électrique du Connecticut. Jackson sera conduit à la chambre ç gaz en Californie. Vous essayerez de faire disparaître Angela Davis. Et le peuple noir, espérez-vous, aura assez de frousse pour avoir des gestes toujours plus obliques, pour vous servir et pour se taire. Votre plan est au point. Même cette télévision d’où je vous parle nous disait avec dégoût que Reagan sablait le champagne après la capture d’Angela Davis. Donc, tout est en place. Vos flics qui ont déjà tiré sur un juge de façon à mieux tuer trois Noirs. Vos flics, votre administration, vos magistrats s’entraînent tous les jours, et vos savants aussi, pour massacrer les Noirs. D’abord les Noirs. Tous. Ensuite, les Indiens qui ont survécu. Ensuite, les Chicanos. Ensuite, les radicaux blancs. Ensuite, je l’espère, les libéraux blancs. Ensuite, les Blancs. Ensuite, l’administration blanche. Ensuite, vous-mêmes. Alors le monde sera délivré. Il y restera, après votre passage, le souvenir, la pensée et les idées d’Angela Davis et du Black Panther.



— Nedjma Bouakra.— Nous sommes le 20 août 1971. C’est Jean Genet, je crois, qui incite Jacques Derrida à s’intéresser au sort de George Jackson.
— Albert Dichy. — Oui, George Jackson était un jeune Noir qui avait été mis en prison à l’âge de 17 ans pour un petit vol. Et d’année en année, sa libération est reconduite. Du coup, il se retrouve en prison peut-être une quinzaine d’années. Et Genet, qui a préfacé les Lettres de Soledad de George Jackson, a incité un certain nombre d’intellectuels proches de lui à écrire un texte pour libérer George Jackson. La seule chose qui se passe, c’est que lorsque Jacques Derrida écrit cette lettre, destinée à être un élément du livre, George Jackson vient d’être tué en prison. On a simulé probablement une fausse libération de George Jackson, et il est abattu dans sa cellule.

Jacques Derrida. – « Cher Jean, si l’histoire de Jackson reste exemplaire, c’est pour n’être pas absolument singulière. Tout ce qui lui conférerait le caractère fascinant, et donc abstrait, de l’exception servirait l’intérêt de l’adversaire. Les Jackson ne se comptent pas. Leur prison est aussi en France. »

— Nedjma Bouakra.— C’est étonnant de retrouver aussi Derrida là ?
— Albert Dichy. — La relation Genet et Derrida est quand même l’une des plus passionnantes dans la vie de Genet. Après Giacometti, c’est peut-être la relation avec Derrida qui aura eu le plus d’importance. Et leur amitié qui s’est tenue jusqu’à la fin de la vie de Genet, ne s’est jamais démentie. Il y a quelque chose qui s’est joué entre la déconstruction menée par Jacques Derrida et, s’il y a un concept d’écriture chez Genet, c’est plutôt celui de la trahison. Entre les deux, il y avait quelque chose qui jouait assez profondément et qui était assez semblable.

Voix de Jean Genet. — « J’ai perdu certainement une fraîcheur. Ce qui m’a donné, si j’en ai eu, un peu justement de fraîcheur, c’est l’insécurité. J’hazarde une explication : écrire, c’est le dernier recours qu’on a quand on a trahi. »

— Nedjma Bouakra. — Qu’est-ce qui lient Jean Genet et Jacques Derrida ? »
— Hadrien Laroche [4]. — L’exclusion. À mon sens, c’est ce qui relie effectivement Jean Genet et Jacques Derrida. L’exclusion, et donc aussi l’hospitalité. Si je repars d’abord d’un peu loin, c’est un an après les accords d’Évian, 1962, et l’indépendance de l’Algérie. Derrida est dans une position très fragile puisque toute sa famille a été expulsée, ses archives ont été perdus, il se retrouvent avec sa famille, tous entassés en banlieue parisienne, dans un tout petit appartement. Et cette scène d’exclusion en appelle une autre : toujours chez Derrida, dont il parle par exemple dans La Carte postale, l’exclusion en 1942, l’exclusion du lycée Ben Aknoun en Algérie, en tant que juif, quand il avait 11 ans. C’est là que Jean Genet surgit : parce qu’il y a une scène à peu près équivalente, à 11 ans, dans le Morvan, enfant adopté dans une famille d’accueil, à l’école le maître demande aux élèves de faire une petite rédaction pour décrire sa maison. Jean Genet s’exécute. Et à ce moment, tous les élèves chahutent et disent : « Ce n’est pas sa maison ! » C’est deux scènes, ce sont des scènes d’exclusion. Et c’est ce qui me fait dire que, pour Jean Genet, c’est cette histoire-là, ce traumatisme-là, cette scène inaugurale-là, qui est à l’origine de sa politique d’une certaine manière. C’est ce que j’ai écrit en disant : « Le vide de l’enfance aux conséquences politiques, et une politique venue remplir ce vide de l’enfance. »


Un Captif amoureux. — « Un jeune homme en blue jean est près de lui qui ne la touchait pas. Une jeune fille en jupe mi longue. Tous les deux avaient le type arabe. Un vieil Arabe, djellaba de laine blanche, avec une barbe et une moustache blanches. Les croisa et les regarda. Sourit, s’arrêta, sourit un peu moins et fit ceci : sa main droite monta jusqu’à la hauteur du sein gauche de la fille. Sa main gauche descendit à la hauteur du sexe du garçon, mais sans les toucher. Rougissant tous les deux, les jeunes gens sourirent, sans cesser de sourire. Le vieil homme dit quelques mots en arabe. Personne ne nous toucha à personne. Et pourtant, des noces avait eu lieu. Le vieil arabe continua son chemin en souriant. C’était en 1967, après la guerre des Six Jours. »

— Albert Dichy. — (lisant)

« Mettre à l’abri toutes les images du langage et se servir d’elles, car elles sont dans le désert, où il faut aller les chercher. »

Cette note-là, on la retrouve le lendemain de la mort de Genet. Jacky Maglia, qui était avec lui, avait regardé les notes les jours précédents, et cette note ne figurait pas du tout sur le manuscrit, donc elle a été… Le un livre qui est à la fois achevé – puisqu’on voit que le livre se clôt sur lui-même –, mais en même temps, Genet continuait de le travailler, et on peut penser que c’est une œuvre que seule la mort a interrompue. Mais c’est assez étonnant de penser que cet homme, qui quand même s’est tu pendant 25 ans, entre Les Paravents et Un Captif amoureux, à part les articles politiques, quand il sait que ses forces sont limitées et qu’il n’a plus que pour quelque temps encore à vivre, il se met à écrire, et à ce moment-là, il écrit sans arrêt, avec un acharnement. Parce qu’il y a cette idée chez lui qu’au fond, le livre est la seule chose dont on est redevable.

Jean Genet, Le Captif Amoureux — Contrairement à la disgrâce de sécher vos mains occidentales en les mettant dans le séchoir à air chaud — puisque votre plaisir est moins de les sécher que de mouiller la serviette propre — vous avez connu, surtout enfants, le bonheur de rester sous la pluie, sous les averses, de préférence l’été, quand l’eau qui tombe et vous trempe est tiède. En dressant mon doigt mouillé, je n’ai jamais su d’où venait le vent. Jamais non plus le sens de la pluie, à moins qu’elle ne fût très oblique, autant que les derniers rayons d’un soleil couchant. Et quand je compris que je me dirigeais, à la première rafale, au-devant des balles, j’ai ri comme un gosse étonné. Comme un idiot à l’abri d’un mur, j’éprouvais un bonheur venu à moi soudainement, avec la certitude de ma sécurité. Alors que la mort était sûre deux mètres après la muraille, j’étais à la fête. La peur n’existait pas. La mort, autant que la pluie de fer et de plomb à côté de nous, faisait exactement partie de notre vie. Sur les visages des Fedayins, je ne vis guère que des sourires heureux, où le calme pouvait être blasé. Abou Gassam, le Fedayin qui m’avait tiré brutalement par la manche et me mit à l’abri dans un angle mort, paraissait irrité et soulagé.

— Albert Dichy. — Le premier manuscrit d’Un captif amoureux, d’ailleurs est assez formidable parce qu’on voit comment il est constitué : c’est du coupé-collé, avant la lettre. Je veux dire, il écrivait sur des feuilles qu’il collait sur de grands papiers. Et à partir de tous ces fragments, il rédige un texte qui trouve une sorte de continuité musicale, plus que rationnelle d’ailleurs. Ce qu’il y a de beau aussi dans un manuscrit, c’est qu’on sent aussi le tremblé de l’écriture. On sent comment quelque chose n’a pas été constitué tout de suite d’une seule traite… On sent que c’est quelque chose qui a hésité, qui a trouvé son chemin à travers les mots.

— Khadim Jihad Hassan. — Cette tête blanche, cette tête blanche, blanche par sa peau, ses cheveux, sa barbe non rasée, et blanche, rose et ronde, toujours présente au milieu d’eux — que voulait-il faire ?

— Khadim Jihad Hassan. (Lisant) — 

Un témoin ? Un témoin ? Mon corps ne comptait pas. Il portait seulement ma tête ronde et blanche.

— Nedjma Bouakra. — Comment est-ce que vous comprenez : « mon corps ne comptait pas, il portait seulement ma tête ronde et blanche » ? Qu’est-ce que vient faire Jean Genet, là, avec les Fedayins ?
— Amin Naoui [5]. — Ça veut dire que le corps n’avait plus cette fonction naturelle de corps à corps. Il parle de la couleur, la couleur blanche et la couleur noire. C’est un autre rapport que celui des corps : quand on marche dans la rue, on se touche, noir ou blanc ou toutes ces couleurs. Mais là, c’est précis, cela veut dire qu’on le voit d’abord par sa couleur, pas par son corps. La couleur de sa tête… Surtout dans ces moments-là, les corps n’ont plus de valeur, parce que c’est les corps qui s’entretuent. C’est la guerre. Et lui, il est là, avec les fédayins.

Jean Genet. — Depuis mon arrivée à Ajloun, le temps subissait une curieuse transformation. Chaque moment était devenu précieux, mais précieux au point d’être si brillant qu’on aurait dû en ramasser les morceaux : au temps de la cueillette venait de succéder la cueillette du temps.

— Khadim Jihad Hassan [6]. — Ici, si vous regardez le paragraphe, il parle d’une cueillette du temps – le temps se laisse cueillir comme un fruit –, mais il dit aussi que cela l’a rendu lui-même dans un corps agile. Il montait rapidement les collines. Il refusait que les Fedayins lui tendent la main pour le faire monter, lui qui a commencé à vieillir. Son corps lui-même, dans son rapport à l’espace, aux choses, aux objets, aux collines, s’est trouvé – grâce à ce temps, à cette nouvelle temporalité – transformé. Il voyait aussi qu’il y avait une sorte de vélocité, une sorte d’imagerie profonde, qui ne pouvait que lui être agréable, un plaisir à ses yeux d’esthète, de poète et de romancier, car il cherchait une esthétique dans le style même du combattant palestinien. Il y a une immense galerie de personnages dans ce livre. Quand il vous montre les fédayins par exemple en train de jouer après des heures d’entraînement, montant les collines pour voir la Palestine occupée, pour la voir de loin, se laisser agacer par les lumières qui s’allumaient la nuit, sachant qu’ils en étaient privés, quand il voit les fédayins agacer du fait que le jeu de cartes leur était interdit, et qu’ils étaient obligés d’inventer mentalement des figures, des cartes, pour parier sur des images qu’ils ne voyaient pas… Pour lui c’était… Il dit qu’il a transcrit leurs paroles. Vous savez de nos jours, on donne de plus en plus de l’importance à la littérature du témoignage, qui participe à la fois de l’écriture de l’histoire et de l’écriture littéraire. Comme j’ai traduit le livre, comme j’ai beaucoup travaillé sur Genet, en tant qu’essayiste, écrit sur lui des pages et des pages, il se rappelle cette paix à laquelle il a goûté, à son arrivée, pendant les mois passés parmi les Palestiniens, au moment où ils n’étaient pas encore, si je puis dire, anéantis. Le rapport évolue, selon l’évolution des habitants de cet espace, selon les ravages qui vont travailler cet espace, et ce temps qu’il a tant aimé, dès son arrivée.

— Albert Vichy. — Alors, ce premier manuscrit d’Un captif amoureux, qui commence par « Jeu de hasard est une expression qui ne veut pas dire grand-chose », je pense que je peux à peu près le dater de 1980. « Tout aura lieu sur fond de nuit », plutôt 1977-1978. Le manuscrit de « Violences et brutalités », il a été publié dans Le Monde le 2 septembre 1977. « Que la révolution palestinienne s’embourbe dans le temps », 1977. « On parle toujours de l’immeuble de cinq étages près de l’ambassade du Koweït », c’est la première version de Quatre heures à Chatila, 1982.

Depuis le 6 juin 1982, l’armée israélienne a envahi le Liban. Elle occupe Beyrouth. L’Organisation de libération de la Palestine, l’OLP, a été évacuée par voie de mer le 25 août. Les forces multinationales se sont retirés le 12 septembre. Trois jours plus tard : les massacres des camps de Sabra et Chatila. Jean Genet entre dans les camps le 19 septembre.

Voix de Léïla Shahid [7] — Je me rappelle lorsqu’on arrive à Beyrouth, et que je me demande si j’ai eu raison d’accepter qu’il vienne avec moi, après ce périple terrible, de prendre l’avion jusqu’à Damas, de Damas prendre un taxi collectif pour rentrer à Beyrouth et voir, tout le long du chemin, les traces de la guerre civile, les traces de l’armée israélienne, tout ce que l’armée israélienne avait fait de Beyrouth pendant les trois mois… Nous arrivons dans l’appartement de ma mère. Bien sûr, exténués, lui s’enferme dans sa chambre et moi dans la mienne. Genet avait l’habitude de prendre six, sept, Nembutal pour dormir tous les jours. Donc, à six heures du soir, il se retire, avale ses Nembutal, et on ne le voit plus jusqu’au lendemain. Il ne dîne pas d’ailleurs, pour que le Nembutal ait un effet encore plus fort. Ma chambre était face à la sienne, et deux heures après, vers huit heures, j’entends la clé de la porte tourner. Je le vois entrer dans ma chambre. Moi je suis sur le lit, il s’assied sur le fauteuil, il est un peu hagard, mais il a un visage lumineux, et il me dit : « Je les aime. » Je lui dis : « Mais qui ? » Il me dit : « Les Palestiniens. »

Jean Genet, Quatre heures à Chatila. — Un enfant mort peut, quelquefois, bloquer les rues. Elles sont si étroites, presque minces, et les morts si nombreux. Le premier cadavre que je vis était celui d’un homme de cinquante ou soixante ans. Il aurait eu une couronne de cheveux blancs, si une blessure, un coup de hache il m’a semblé, ne l’avait ouvert au crâne. Une partie de la cervelle noircie était à terre, à côté de la tête. Tout le corps était couché sur une mare de sang noir et coagulé. La ceinture n’était pas bouclée, le pantalon tenait par un seul bouton. Les pieds et les jambes du mort étaient nus, noirs, violets et mauves. Peut-être avait-il été surpris la nuit, ou à l’aurore, il se sauvait. Il était couché dans une petite ruelle, à droite immédiatement de cette entrée du camp de Chatila, qui est en face de l’ambassade du Koweït. Le massacre de Chatila se fit-il dans le murmure ou dans un silence total ? Si les Israéliens, soldats et officiers, prétendent n’avoir rien entendu, ne s’être douter de rien, alors qu’ils occupaient ce bâtiment depuis le mercredi après-midi… La photographie ne saisit pas les mouches, ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre. Si l’on regarde attentivement un mort, il se passe un phénomène curieux : l’absence de vie de ce corps équivaut à une absence totale du corps, ou plutôt à son recul ininterrompu. Même si on s’en approche, croit-on, on ne le touchera jamais. Cela, si on le contemple. Mais un geste fait en sa direction, qu’on se baisse près de lui, qu’on déplace un bras, un doigt : il est soudain très présent et presque amical. L’amour et la mort. Ces deux termes s’associent très vite quand l’un est écrit. Il m’a fallu aller à Chatila pour percevoir l’obscénité de l’amour et l’obscénité de la mort. Les corps, dans les deux cas, n’ont plus rien à cacher. Postures, contorsions, gestes, signes, silence même, appartiennent à un monde et à l’autre. […] Je note ceci maintenant, sans bien savoir pourquoi, au milieu de mon récit. « Les Français ont l’habitude d’employer cette expression fade : « le sale boulot ». Eh bien, comme l’armée israélienne a commandé le sale boulot aux Kataëb, ou aux Haddadistes, les travaillistes ont fait accomplir le sale boulot par le Likoud : Begin, Sharon, Shamir. » Je viens de citer Aïr, journaliste palestinien encore à Beyrouth le dimanche 19 septembre. Au milieu, auprès de toutes les victimes torturées, mon esprit ne peut se défaire de cette vision invisible : le tortionnaire, comment était-il ? Qui était-il ? Je le vois et je ne le vois pas. Il me crève les yeux et il n’aura jamais d’autre forme que celles que dessinent les poses, postures, gestes grotesques des morts travaillés au soleil par des nuées de mouches.

Voix de Léïla Shahid. — Il est très vite parti. Il a tenu à quitter Beyrouth très vite après cette visite des camps. Il était déjà lui-même très mal en point, parce que durant les quatre heures de cheminement dans le camp absolument dévasté — parce que non seulement on avait tué tous les habitants, mais on avait voulu effacer les traces, en détruisant les maisons sur les cadavres pour camoufler justement les amoncellements de cadavre — et Jean était brûlé, parce que septembre à Beyrouth est encore une période où il fait très chaud et où le soleil est très fort, et donc j’étais très heureuse qu’il parte, parce que je ne savais pas s’il allait survivre au choc de l’émotion, de l’événement, mais même physiquement aux conditions de cette visite de Chatila. Et à ma grande surprise, lorsque je suis rentrée à Paris en octobre et que je suis allée directement le voir dans son appartement de la rue des Acacias, dans le 17e, au lieu de voir un homme mourant comme je m’attendais à voir, j’ai vu un homme assis d’aplomb dans son lit, le dos adossé au mur, qui me regardait avec des yeux tout malicieux et ronds, et qui m’a tendu une liasse de papier blanc sur laquelle était tapé un texte à la machine. Il m’a dit : « Tiens, c’est pour toi. » Et là, quelque part, la force, son aplomb au début m’ont surprise, même dérangé. Et c’est lorsque j’ai pris cette liasse de papier et que j’ai commencé à lire que j’ai réalisé que quelque chose d’extraordinaire s’était passé : Genet était revenu à l’écriture. C’est le texte de la renaissance de l’écriture, le texte du retour à l’écriture. Et c’est un des plus grands textes de Genet. Je trouve que Jacques Derrida a trouvé un terme absolument magnifique lorsqu’il a dit que – il ne savait pas combien il disait vrai – que Quatre heures à Chatila, ce texte de Genet, est la seule sépulture des victimes du massacre.


— Hadrien Laroche. – Je décrirais la tonalité, ou le point de départ, ou l’origine de cette histoire riche de Jean Genet et des mouvements politiques, c’est ce mouvement de sortie, de traversée – en tout cas, il n’y a pas de libération. C’est sans fin, c’est un chemin, c’est un travail d’écriture.
— Nedjma Bouakra. — C’est une ascèse aussi ?
— Hadrien Laroche. – C’est une ascèse, oui, tout à fait. C’est ce moment de Jean Genet, comme il dit lui-même – il est âgé, et jusqu’à l’apparition posthume en 1986 d’Un captif amoureux, qui est sous-titré Souvenir I, Souvenir II, et qui récapitule, rassemble ses vingt ans auprès des mouvements politiques. Il me paraît vraiment important, parce qu’effectivement, il y a une position de non-appropriation. Il a conscience très vite qu’il va être un témoin, qu’il va écouter. C’est un peu un contre-récit : ce n’est pas lui qui va venir sauver quiconque. Il le dit très clairement à propos des Palestiniens : « On dit que je les ai aidés, etc. Quelle blague. C’est moi qui ai été aidé par eux. »


— Voix. Tu peux… Non, non, ça c’est interdit, non ? Non, on descend un petit peu. Après, on tourne à gauche. Voilà, c’était Tanger, tu vois… C’est la ville des écrivains, des peintres et des artistes. C’est un lieu qui a attiré en fait surtout les écrivains beatniks, qui ont vécu ici à partir des années 40 jusqu’aux années 80–90. Surtout avec Paul Bowles qui est venu ici la première fois pour découvrir la musique marocaine et qui, après, est devenu un grand écrivain. On n’est pas loin du quartier espagnol, qui est juste à côté. Et on est aussi à côté du Café de Paris et juste en face du Consulat de France. On peut tourner à droite ici… C’était un lieu fréquenté par les écrivains et les artistes de l’époque. Il y avait une partie pour les hétéros, une partie pour les homosexuels, une partie pour les prostitués. Jean Genet aussi fréquentait ce lieu chaque jour pour boire un thé. Et c’est là que Mohammed Choukri a rencontré Jean Genet. À l’époque, il fréquentait beaucoup la librairie des Colonnes. C’était le salon littéraire de Tanger, un lieu fréquenté aussi par Paul Bowles, Tennessee Williams. Mais Genet n’était jamais ami avec ces gens-là. Il se méfiait des intellectuels de Tanger. Il venait à la librairie juste pour retirer son argent. Parce que la librairie faisait partie de la maison d’édition Gallimard : à chaque fois qu’elle vendait ses livres, il venait là-bas pour le récupérer. Il prenait l’argent et s’installait à côté, au Café Claridge, pour boire un café ou une bière.

— Nedjma Bouakra. — Là, c’est la nuit. Quelques chaises…
— Oui, quelques chaises… 
— Nedjma Bouakra. — Quelques chiens errants…
— Absolument, et la lumière du port, et nous.
— Nedjma Bouakra. — Toi, quand tu avais 10, 15 ans, tu venais jouer ici au foot ? On aurait pu croiser Mohammed Choukri ici, le grand auteur de Tanger… 
— C’était son lieu préféré. Il venait avec son chien, il marchait ici beaucoup. Ça me rappelle un petit peu Pasolini, tu vois, là au bord de la mer. C’était le même cas : un homme solitaire. Il n’avait pas de famille. Ses amis, c’étaient les livres.
— Nedjma Bouakra. — Et comme Jean Genet, il avait appris tout seul à écrire. C’est ce qu’il raconte dans Le Pain nu. Et quand Jean Genet arrive à Tanger, il veut absolument le rencontrer, non ?
— En réalité, ce n’est pas Genet qui a cherché Choukri. C’est Choukri qui a tout fait pour trouver Genet. Et un jour, il lui dit : « J’écris un livre sur toi qui s’appelle Jean Genet à Tanger. t » Genet, à ce moment-là, était vraiment très fâché contre ça. Il disait : « Moi, j’aime pas que quelqu’un écrive sur moi. » C’était quelqu’un, je pense, d’hyperréaliste. Le réalisme total, tu vois, dans l’écriture de Choukri. Un enfant qui n’a jamais grandi, voilà.

— Anas Hassan Elris. — Quand Jean Genet vivait à Tanger, il partageait un appartement avec Mohammed Choukri. C’est pour cela que la police est venue pour lui dire : « Toi, tu dois quitter Tanger, vite, vite. » Parce que, tu sais, à Tanger, il y a beaucoup de danger. Mohammed Choukri dans Le Pain nu, a raconté sa vie, comment il avait été agressé, violé, et qu’il était homosexuel. C’était quelque chose de tabou. Pour les Marocains, pour les musulmans, à cette époque-là, écrire ça, ce n’était pas bien, pas bien du tout. Alors, un vendredi, après la prière à la mosquée, certains ont même voulu brûler la bibliothèque où étaient ses livres.
Larache, c’était la ville de la nuit. On disait que c’était le « Beyrouth du Maroc ». Il y avait dix-sept bars ouverts chaque nuit. Les intellectuels de Larache se retrouvaient toujours à la station de bus. Si tu allais à la station de bus, tu trouvais Jean Genet. Si tu allais à l’Exus, tu trouvais Jean Genet. Tu descendais là, tu le trouvais ! On pouvait trouver Jean Genet à n’importe quelle heure, jour et nuit. Je pense qu’il ne dormait pas.
C’est pour ça qu’il avait choisi Larache. Il y avait un restaurant en bas, où il venait prendre une tasse de harira. Il y avait aussi un hammam, où il venait se baigner. Et il y avait le port : là encore, tu pouvais trouver Jean Genet, à toute heure. Genet parlait avec tout le monde dans la rue. Dans ses yeux, il avait l’humanité remplie. Il avait une démarche à lui. Et dans ce milieu, il était beau. Moi, je l’aimais quand il s’habillait comme un militaire, avec une belle chemise. Coiffé comme ça… C’était un homme humain. Il a beaucoup aidé. On voit encore l’argent qu’il a laissé aux pauvres de Larache : certains sont très bien installés aujourd’hui socialement grâce à lui –
— N.B. — Beaucoup… ?
— A. H. E. — Je dirais dix ou vingt, mais c’était quoi un pauvre ? Ceux qui dormaient à même la terre.
Si tu me demandes : « Est-ce que tu as lu les livres de Jean Genet ? » je te réponds non. Nous, à Larache, à cette époque, on ne savait même pas qu’il était écrivain. On l’a appris le jour de son enterrement. Parce que alors on a vu des conseillers de François Mitterand à la station de bus, des hommes en chemises blanches et cravates rouges qui descendent de leurs voitures diplomatiques, des Renault 16, des Citroën CX, avec les plaques françaises. Ils allaient directement chez Jean Genet. Après, ils sont sortis, sont remontés dans leurs voitures et sont repartis
— Nedjma Bouakra. — Qui est venu à l’enterrement ? Est-ce que les gens pauvres de Larache sont venus aussi ?
— — A. H. E. — Oui, tous les pauvres de Larache étaient là. La famille de Jean Genet, c’étaient les pauvres, les clandestins, les salopards, ceux qui dormaient dans la rue…


— Voix en arabe (traduite) Jaune, celui-ci. Celui-là violet. Ces fleurs-là, on les appelle kharfisha. Rose.


— On est à Larache. Hôtel Espana. C’est un lieu historique, depuis 1921, l’hôte est en service… 
— Nedjma Bouakra. — Vous avez travaillé ici, pendant combien de temps ? Vingt ans ?
— Jilali. – (en arabe, traduit)— Je travaille ici depuis quarante-deux ans.
— Nedjma Bouakra. — Est-ce que vous vous souvenez de cet homme-là ?
— Jilali. — Jean Genet, c’était un ami. Il était dans la chambre numéro n°12. Il y avait un monsieur qui venait de Kénitra… Non, j’ai oublié le nom. Il a accompagné Jean Genet jusqu’ici puis il est rentré ensuite. Jean Genet avait beaucoup aimé Larache, puis il s’y était installé. Jean Genet se posait au Café Atlantico. C’est là où il buvait son thé et écrivait ses textes. Jean Genet aimait la mer, la vue sur la mer du Café Atlantico, les bateaux qui sortaient et qui rentraient au port. Il aimait ça, ça l’inspirait pour écrire. Mais il ne m’a jamais dit ce qu’il écrivait.
— Nedjma Bouakra. — « Est-ce que vous savez de quoi parlent ses livres ?
— Jilali. — C’est à la fin que j’ai compris qu’il écrivait ses mémoires.
— Nedjma Bouakra. — Le Captif amoureux ?
— Jilali. — Il a laissé beaucoup de livres derrière lui. Les gens venaient le voir quand il était au café. Mais le seul qui venait souvent lui rendre visite, c’était ce monsieur de Kénitra. C’était comme s’ils vivaient ensemble. Il venait souvent. Il avait même habité avec lui. Après la mort de Genet, on avait continué à le voir dans les parages, El-Khatrani. Il était mat de peau, et portait un chapeau.
— Nedjma Bouakra. — Il était bel homme ? Mohamed Khatrani ?
— Jilali. — Oui, il était très beau.


— Anas Hassan Elris. — On n’a jamais pensé à la vie intime Jean Genet. On ne parlait pas de sa sexualité, on ne parlait pas de tout ça. Il était ami ou amoureux de Mohamed Khatrani, mais il menait une vie normale. Une vie très normale. Parce que Mohamed El-Katrani, au départ, c’était un guide d’une femme aveugle. C’était un orphelin. Il dormait dans la rue. C’est pour cela que Genet avait adopté Mohamed Khatrani. Et il a construit sa maison ; ils vivaient ensemble, à un certain moment. Mais après, Genet a été obligé de le faire marier, pour calmer la société, parce que les gens parlaient de leur vie commune…


— Hadrien Laroche. — Le livre, Un Captif Amoureux, le livre posthume, s’ouvre sur la mort de Nasser en Égypte, et la façon dont le cercueil a été porté par tous ces jeunes gens Égyptiens, comme une danse : c’est vraiment un mouvement de foule considérable qui danse avec le cercueil de Nasser. Et Genet est emporté dans ce mouvement. Ce sera encore toujours son cercueil, à la fin, mais pour l’instant il est emporté dans cette danse. Toute cette danse de vingt ans, tout ce mouvement du corps, toute cette délicatesse des gestes de la danse va infuser et se traduire par ce texte extraordinaire, complètement dansant lui aussi, Un captif amoureux, au sens où la syntaxe de ce texte est complètement déhanchée, désarticulée, parfois incorrecte grammaticalement. Je ne sais pas si c’est la drogue, les médicaments, la vieillesse, l’ivresse, le témoin hagard… mais en tout cas cette écriture est complètement hallucinée. Il n’y a pas une phrase qui est « normale », enfin, qui tient droite… Enfin, c’est un drôle de texte. Et ultimement, comme Genet l’écrit aussi, il parle de la danse de ses dix doigts. Et finalement, ça va être ce travail d’écriture considérable, sur vingt ans, du Captif Amoureux, et la danse de ses dix doigts, et pas d’une danse indépendante de lui-même.


Rose ? Le ciel est rose. Rose.


— Avec Agnès Vannemont, Albert Dushi, Leïla Shahid, Kadim Jihad Hassan, Hadrien Laroche, Amin Naoui, Anas Hassan Elris, Yousef,
Remerciement Said Naitzal et Mouna El Bashir.
 Responsable éditoriale : Emmanuel Laurentin. Coordination : Christine Bernard. Chargée de programme : Anne-Vanessa Prévot. Bruitage : Aurélien Bianco. Documentation musicale : Antoine Villose. Équipe technique : Emmanuel Couturier, Benjamin Tureau et Nicolas Matias. Prise de son : Hélène Langlois. Mixage : Bruno Mourland. Documentation : Alice Signoré.

Lecture de Jean Genet par Zachary Baeri, Thierry Ancisse.

Jean Genet, une grande traversée de Netchma Boackra, réalisée par Angélique Thibault.

[1Journal du Voleur.

[2Romancière

[3Auteur, directeur littéraire de l’IMEC.

[4Écrivain et philosophe

[5Acteur

[6Traducteur

[7Ambassadrice de la Palestine, au micro d’Albert Dichy, Radio Libre, 2002.