La ville écrite | Carrefour du passé

Répétons-le : l’historicisme est un bordel où l’on prend soin que les clients ne se croisent jamais. Le passé n’est pas une succession de dates, de faits, de modes de vie, ce n’est pas une penderie de costumes, c’est un réservoir de forces, de gestes, une prolifération de possibilités existentielles. Sa connaissance n’est pas nécessaire, elle est seule- ment vitale. Vitale, pour le présent. C’est à partir du présent que l’on comprend le passé, et non l’inverse. Chaque époque rêve les précédentes. La perte de tout sens historique, comme en général de tout sens, dans notre époque, est le corollaire logique de la perte de toute expérience. L’organisation systématique de l’oubli ne se distingue nulle part de l’organisation systématique de la perte de l’expérience. Le révisionnisme historique le plus dément, qui parvient désormais à s’appliquer aux événements contemporains eux-mêmes, trouve son terreau dans la vie suspendue des métropoles, où l’on ne fait jamais l’expérience de rien, sinon des signes, signaux, codes, et de leurs conflits ouatés.

Le parti imaginaire, À un ami

Si nous sommes toujours au carrefour de l’histoire, c’est pour prendre inévitablement le mauvais chemin. C’est qu’au carrefour nous attend le même beau diable prêt à marchander tout ce qu’il peut, ce qu’il a, et il n’a pas grand chose ; nous sommes de toute manière prêt à lui accorder ce qu’il désire en échange — savoir le blues ou l’éternité, penser à mal, désirer plus que soi, inventer sa vie : à tout. Toute cette route vers la fin n’est constitué que de carrefours qui font cercle sur l’origine. Bien sûr que la première chose à faire, avant de prendre les Palais d’hiver et les Assemblées, ce sera de prendre les carrefour, mais ils tournent tant dans leur ronde infernale, qu’on sera bien étourdi avant de voir les chars d’assaut fondre sur nous. Au carrefour de cette histoire, il aurait fallu plutôt creuser, et profond. On aurait trouvé des galléries, des labyrinthes aveugles, des trouées de silence. Là, on aurait pu dégager une voie. Plus loin où sont les bêtes, où dort le feu primordial, c’est là qu’il faudrait rencontrer le passé et le terrasser une fois pour toute.