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Joseph Andras | « La beauté nous arrive mutilée »
Entre nous et le monde
mardi 11 novembre 2025

Le coucher de soleil s’annonçait somptueux ; toute cette fin de journée, les efforts conjugués du vent et des nuages alliés aux embruns avaient travaillé péniblement, acharnés pour ces quelques minutes où le ciel prendrait feu. On le devinait dès quatre heures, et, à l’heure dite, je me trouvais face à l’ouest —évidemment, rien n’eut lieu que le monde, affreux et terriblement lui-même, dressé avec son sourire narquois : une station service criarde, le paysage contemporain posé là-dessus comme on gribouille. Entre nous et la beauté ravageuse et indiscutable, il y aura toujours cette butée du réel contre laquelle nous venons nous briser.
On la devine parfois dans le halo laiteux d’une station-service, dans la courbure d’un pont ou dans la solitude d’une grue au milieu du vent. La laideur moderne n’est pas un échec : elle est le nouvel alphabet du sublime.
Bien sûr, il y a longtemps qu’on n’espère plus trouver la beauté perdue au wasserfall blond des cascades, à l’angle parfait des paysages ; qu’on sait celle-ci, injuriée et blessée, parfois tapie dans l’ombre que la laideur sait rehausser d’un peu d’orgueil et d’arrogance, qu’elle a changé de camp et pris le parti du fer. Qu’on la traque justement sous les ombres parce qu’on la sait morte dans l’éclat glaciale des évidences, et qu’elle sait sans cesse renaître dans le halo laiteux d’une station-service, la courbure d’un pont abandonné ou dans la solitude de la grue balancée au milieu du vent. Que la laideur moderne n’est pas un échec, plutôt le nouvel alphabet du sublime.
Mais voilà : devant ce coucher de soleil percuté par l’affreux monde, j’ai senti l’étrange blessure, comme une insulte de plus. Que la beauté était séparée, de l’autre côté. Oui, décidément, l’ordre du réel a dressé devant la beauté du monde quelque chose comme un voile qui est devenue sa seconde peau — qu’écrire n’est plus désormais fabriquer de la beauté, mais dire aussi combien et comment nous en sommes séparés.
Par l’architecture solide des stations service ou cette coulure sale que font les lampadaires des villes, par les lignes que forment les routes quand elles se séparent pour modérer les flux, par tout ce qui fait assaut devant ce qui pourtant continue d’infuser. Il y a dix mille ans, le soleil tombait de la même manière et dessinait là-haut les mêmes couleurs. Le passé n’est pas chose à regretter : mais matière à puiser les forces inépuisables. Ces mots de Joseph Andras à qui Kaoutar Harchi demandait s’il lisait malgré tout des livres sans visée politique affichée :
Avec plaisir. J’écoute beaucoup de musique et je n’attends pas d’un album de violoncelle qu’il défende une société sans classes. J’admire certaines toiles de Cézanne et c’était un homme d’ordre. Paul Morand était une crapule et il a écrit « la mer n’a pas d’âge ; couverte de rides, elle les perd aussitôt ; c’est un pays sans angles », ce qui est très beau. Une crapule peut aussi embrasser la beauté. Il existe, oui, une singularité émotionnelle de l’expression artistique. Et j’aimerais quelquefois m’en tenir à la beauté du monde. Je me l’autorise. Je regarde les animaux comme un enfant les regarde. Je m’arrête toujours devant un champ de blé. Je détaille les lumières qui tombent sur un versant de montagne. Je connais les yeux fermés les moindres lignes de certains visages. Mais cette beauté est entravée. Ce que les puissants font du monde pose un treillage entre la beauté du monde et moi, et nous. La beauté nous arrive trouée, mutilée. Je suis donc incapable, quand j’écris, quand je mobilise des années de ma vie, de me dire que je peux parler du monde sans parler de ce qui nous empêche d’y toucher intégralement. L’accès total à la beauté passe par la politique. Donc par le combat. Donc j’écris sur la politique [1]

