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Prendre le politique au mot | Révolutions en langage

Colloque à Sciences Po • 4-5 décembre 2025

mercredi 3 décembre 2025


Demain, jeudi 4 décembre, et vendredi 5 décembre se tient sur le campus de Saint-Thomas de Sciences Po Paris le colloque « Prendre le politique au mot ».

J’y propose une communication à partir de deux spectacles qui rouvrent la Révolution française par la langue : Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat et Notre terreur de Sylvain Creuzevault. Il y est question de la façon dont ces deux œuvres arrachent 1789 et 1794 au musée des images pour les ramener à hauteur de voix, de débats, de gestes communs.

Je dépose ici la version longue de cette intervention.


Révolutions en langage

Pommerat et Creuzevault, ou la parole politique à hauteur d’épaules de l’événement

Prendre le politique au mot : l’expression ouvre immédiatement une question simple et dangereuse à la fois : revenir vers ce que la parole publique nous avait promis — mais à quoi s’était-elle engagée au juste ? À ouvrir un horizon émancipé des possibles, peut-être. À faire advenir une langue qui ne soit pas seulement l’habillage du pouvoir mais son épreuve — une langue effective, pour reprendre le terme de Machiavel, qui s’affronte à la verità effettuale du politique plutôt qu’elle ne la recouvre d’idéalisations consolatrices. De ces engagements, que reste-t-il ? Des mots, oui, words, words, words — à peine lisibles, tant ils se sont usés d’eux-mêmes ; des paroles, seulement des paroles recouvertes par le bavardage continu des discours.

Car la matière première du politique tient, on le sait, entièrement dans l’usage des mots. Si le politique n’est pas un domaine mais un litige — la scène où se disputent les façons de nommer le monde — alors prendre le politique au mot consiste à rouvrir cette conflictualité là où elle s’est figée en vocabulaire : « liberté », « vivre-ensemble », « représentation nationale ». Autant de termes qui ont cessé d’être effectifs, dirait Machiavel, puisqu’ils ne désignent plus rien de la réalité qu’ils prétendent nommer ; ils ne se désignent plus qu’eux-mêmes. Neutralisés, circulant comme des évidences, ils n’engagent plus rien, ni à rien.

Prendre le politique au mot, ce serait refuser cette neutralisation et ramener ces mots à leur condition d’énoncés risqués, exposés, sans cesse à réinventer. Les restituer au conflit qui leur donne consistance : les replacer dans ce qui, en eux, travaille le politique : usage, friction, charge. La politique commence quand les mots cessent d’être abstraits pour devenir des gestes, des actes dans le réel. Mais où trouver ces gestes ?

Dès lors, la vieille question « que peut la littérature ? » change de nature : non plus ce qu’elle peut, mais ce qu’on peut encore faire d’elle. Et que faire de ce qu’elle fait aux mots du politique — comment les rouvrir, les troubler, les remettre en circulation sensible ?

C’est ce déplacement qui m’intéresse. Car la « littérature » qui va m’intéresser ici n’est pas celle qui s’écrit dans les livres, mais celle qui s’invente en scène : une littérature qui surgit des corps, des voix, des frottements et des improvisations — une littérature du plateau. Le théâtre de création — celui de Joël Pommerat et de Sylvain Creuzevault notamment — appartient à ce champ élargi de la littérature contemporaine : une littérature non du livre, mais du plateau, où le politique circule à travers des formes sensibles, des cadres de jeu, des dramaturgies collectives.

Ce déplacement disciplinaire déplace aussi la question du colloque : il s’agit de comprendre ce que deviennent les formes et les lexiques du politique lorsqu’ils sont arrachés à leurs cadres d’origine et réagencés ailleurs — dans un récit, une fiction, un texte… ou un plateau. Car sur scène, le politique ne se transpose pas seulement : il se refait. Il se cherche dans l’instant de sa profération, dans l’écart entre archive et improvisation, dans cette zone instable où la parole n’a pas encore trouvé sa forme.

C’est dans cet interstice que se situent les deux spectacles que j’aborde. Rien ne lie Pommerat et Creuzevault, ni leurs esthétiques, ni leurs démarches. Et pourtant, en quelques années, deux spectacles surgissent — Notre terreur en 2009, Ça ira (1) Fin de Louis en 2015 — dans une séquence historique marquée par la crise démocratique, les attentats de 2015, les mouvements de place, la réactivation diffuse d’une interrogation sur la représentation politique. Sans concertation, sans même se répondre, ces deux œuvres se tournent vers la Révolution non pour la représenter mais pour la remettre en langue : pour en éprouver la matière vive, la déplacer dans une trivialité contemporaine qui, loin de la banaliser, en intensifie la charge.

Cette trivialité est leur paradoxe commun : ils ramènent un événement monumental — 1789 ou 1794 — à hauteur d’épaules, dans la fatigue des assemblées, les maladresses des délibérations, les empoignades, les approximations, les silences, les mots manquants. Cette opération n’en réduit pas la portée : elle en réactive la puissance. Elle restitue la Révolution à ce qu’elle fut aussi — un moment de langue en train de s’inventer.

La réflexion de Benjamin, dans les pages finales de L’Œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, éclaire en creux ce geste : à l’âge des masses, disait-il, l’humanité « s’offre à elle-même en spectacle » et vit parfois sa propre destruction comme une jouissance esthétique. Contre cette esthétisation du politique, il appelait à une politisation de l’art. Pommerat et Creuzevault, chacun à leur manière, répondent à cet appel : ils ne montrent pas la Révolution comme un spectacle, ils en font l’espace d’une expérience politique recomposée.

C’est cette reconfiguration scénique de la langue politique que je me propose d’examiner : non la Révolution représentée, mais la Révolution réinventée dans une parole vivante, instable, qui rouvre un champ de possibles à même le plateau. Le politique n’y apparaît plus comme un objet à commenter : il devient une matière à éprouver, à travailler, à risquer.


Pommerat : défaire la patrimonialisation, réactiver les forces

On entre dans une salle de théâtre. L’espace qu’on découvre défait aussitôt toute certitude sur ce qu’on est venu voir. Le plateau, vaste, s’étend nu, dépouillé de tout décor historique. Trois grands panneaux mobiles glissent latéralement — ils délimitent vaguement jardin et cour, pour dessiner des seuils flottants. Au fond, une petite porte s’ouvre parfois sur le noir : de la lumière en surgit, de la fumée. Éric Soyer, le scénographe, y voit « le lieu de tout ce qui n’est pas vu » — une bouche obscure où s’engouffrent les décisions, les disparitions, les forces qui travaillent hors champ.

Les comédiens portent des costumes contemporains : vestes sombres, tailleurs, cravates, chemises neutres. Rien qui évoque les tricornes ou les perruques poudrées. La lumière bilatérale derrière le cadre de scène surexpose l’avant-scène. Soyer parle d’une « impression de théâtre de Guignol » — mais un Guignol politique, où les coups portés et reçus deviennent ceux de l’invention démocratique elle-même.

Puis les acteurs surgissent. Ils ne se présentent pas en procession depuis un ailleurs théâtral — ils sont déjà là, parmi nous. Quatorze comédiens, quinze figurants (les « forces vives », comme les nomme Pommerat), qui vont investir le plateau et la salle entière pendant quatre heures trente. Pas de frontalité rassurante. Les débats fusent de partout. Ambiance d’assemblée générale, parfois cacophonique, souvent explosive. Le dispositif sonore amplifie cette sensation de bain collectif : les voix circulent, se superposent, créent un espace-chaudron où acteurs et spectateurs partagent la même aire de conflit. On n’assiste pas à la Révolution — on y est.

1. Histoires au présent

Septembre 2015. Ça ira (1) Fin de Louis de Joël Pommerat est créé au Manège de Mons. Quelque chose se joue là qui excède la représentation : une manière de reprendre prise sur un imaginaire démocratique que l’on croyait éteint, fossilisé dans les commémorations. Dans un contexte de crise de la démocratie représentative, de défiance envers les corps intermédiaires, de dépolitisation orchestrée du débat public, le spectacle opère comme une reconquête : non pas celle d’un passé glorieux à célébrer, mais celle d’un présent politique à réactiver.

Car ce geste ne surgit pas dans un vide historique : Pommerat commence à écrire en janvier 2015, alors que les attentats contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher trouent le paysage commun. Quelques jours après la première française, les attaques du 13 novembre frappent Paris. Puis, au printemps 2016, Nuit Debout occupe les places, rejoue le geste d’assemblée. Et, à partir de novembre 2018, les reprises croisent les « gilets jaunes » : leur colère fiscale fait écho aux débats de 1789 que le spectacle réactive.

On cesse très vite d’avoir l’impression d’« assister » à la Révolution ; on a le sentiment de se tenir à l’intérieur de sa fabrique. Et pourtant, le repère historique se dérobe. Aucune figure héroïque ne se détache. Robespierre devient Monsieur Dupont, Danton et Marat se dissolvent dans des compositions anonymes. Seuls Louis XVI et Marie-Antoinette apparaissent comme tels, et encore : dépouillés de toute image d’Épinal. Autour d’eux, une constellation d’inconnus débat, s’affronte, hésite. Leur langue ne reprend pas la rhétorique des discours consacrés : on entend « compétences », « être force de proposition », « efficacité » — vocabulaire managérial qui fait se heurter brutalement 1789 et la langue technocratique contemporaine. L’anachronisme ne produit pas un clin d’œil : il installe un trouble temporel, un « passé-présent » qui met en friction le XVIIIᵉ siècle et le XXIᵉ jusqu’à l’étincelle critique.

2. Résonances

Ce dispositif — spatial, temporel, linguistique — concentre l’opération par laquelle Pommerat prend littéralement le politique au mot. Non en citant 1789, mais en plaçant la scène au point où les mots politiques surgissent encore dans leur tension première, à l’état de décision, d’affrontement, d’essai. Et c’est à partir de cette prise — une prise de parole, une prise sur la langue — que le spectacle s’est mis à résonner avec l’actualité immédiate.

Rien n’est jamais signalé, aucun clin d’œil : la résonance ne naît pas de l’intention, mais de cette zone où une œuvre, en travaillant le politique dans sa langue même, se trouve prise à son tour dans l’enveloppe historique qui la porte. Prendre le politique au mot consiste autant à saisir la puissance précaire des mots de 1789 qu’à laisser affleurer les mots de notre présent : la scène devient chambre d’échos où les strates du temps se répondent.

Et c’est depuis cette résonance que Pommerat peut défaire la patrimonialisation de la Révolution et en rouvrir les forces. Il l’a formulé sans détour : le Bicentenaire de 1989, en privilégiant les costumes, les défilés, l’anecdotique, avait « dépolitisé totalement la révolution ». La Révolution, transformée en folklore, se résumait à des images d’Épinal, à des slogans consensuels. Ça ira (1) entreprend de défaire ce musée, non pour démythifier, mais pour rouvrir les forces vives — celles qui font qu’un événement politique surgit, bifurque, ouvre du possible.

Et ces forces, Pommerat ne pouvait les extraire qu’en travaillant depuis ce qui fait la spécificité du théâtre : l’art de faire présent. Le théâtre n’est pas seulement le lieu de la représentation d’actions passées — c’est le lieu où quelque chose advient au présent du présent. Les répétitions, prolongées sur plusieurs mois, s’appuient sur un matériau d’archives rassemblé par Marion Boudier et accompagné par l’historien Guillaume Mazeau ; les comédiens improvisent à partir de textes parlementaires, de pamphlets, de discours oubliés. Cette matière n’apparaît jamais à l’état brut : elle se consume comme un combustible dans l’écriture de plateau — ce travail de forge où le metteur en scène réagence archives et improvisations pour extraire une parole vivante.

Cette temporalité propre au plateau désorganise la téléologie historique. L’événement révolutionnaire ne revient pas sous la forme d’une suite de tableaux dont on connaîtrait la fin ; il se redéploie comme une série de points de bascule. Devant les spectateurs, les États généraux restent longtemps pris dans un blocage que le spectacle déroule patiemment ; l’Assemblée nationale se construit comme une conquête fragile plutôt que comme un acquis. Le politique retrouve son statut de champ de possibles, traversé de bifurcations, de décisions précipitées, de compromis arrachés sous la pression des circonstances.

3. De l’incertitude

Cette restitution du présent de l’action politique passe par une dramaturgie de l’incertitude. Les personnages ne disposent jamais d’un programme déjà écrit. Ils avancent à tâtons. Leurs prises de parole demeurent hésitantes, polyphoniques, traversées de doutes. Cette « parole à tâtons » indique que quelque chose se constitue, que la langue politique cherche à nommer des réalités qui n’ont pas encore de nom. Le spectacle montre l’instant où les mots ne sont pas des devises gravées, mais des tentatives risquées, disputées.

Pour réentendre véritablement les discours révolutionnaires, Pommerat affirme qu’il fallait « se débarrasser de la rhétorique et de l’apparence des révolutionnaires, retrouver une certaine innocence du regard ». Cette innocence organise une suspension stratégique du jugement historique. Avant d’être des citations admirées, les mots de la Révolution ont été cherchés, contestés, forgés dans la chaleur des assemblées. Liberté, égalité, souveraineté ne se présentent pas ici comme des slogans stabilisés, mais comme des hypothèses, des élans de pensée. Pommerat évite de reproduire les formules consacrées pour retrouver le moment de leur balbutiement — le point où elles se construisent encore.

Les anachronismes lexicaux de Pommerat font surgir une inquiétante continuité. Lorsque les révolutionnaires de 1789 débattent en termes de « gouvernance » ou de « réformes structurelles », ce n’est pas seulement le passé qui se trouve désacralisé : c’est le présent qui révèle sa filiation avec les stratégies de neutralisation du conflit politique. Hier comme aujourd’hui, le pouvoir se légitime en opposant sa prétendue position « raisonnable » aux « utopies » de ceux qui contestent l’ordre établi. L’anachronisme agit comme un révélateur : il exhibe la permanence des procédés par lesquels une langue apparemment neutre, technique, gestionnaire, sert en réalité à dépolitiser les antagonismes. Mais Pommerat ne s’arrête pas à ce constat. En faisant circuler ce vocabulaire technocratique dans la bouche des révolutionnaires eux-mêmes, il taille dans la langue de bois du langage politique pour en faire une arme par destination : ce qui servait à neutraliser le conflit devient l’instrument même qui en dévoile les mécanismes. Le détournement lexical met au jour la tension constitutive de toute parole politique : sa capacité à porter un désir d’émancipation autant que sa propension à reconduire les rapports de domination qu’elle prétend contester.

Cette complexité irrigue aussi le traitement des formes politico-juridiques : débat d’assemblée, tribunal, délibération. Ces formes ne reviennent jamais comme des cadres figés ; elles se donnent dans la fatigue des séances, dans les blocages de procédure. Le spectacle consacre un temps précieux au « blocage » des États généraux avant l’invention de l’Assemblée nationale. Ce choix révèle que les institutions démocratiques émergent d’un travail d’essai et d’erreur. Elles apparaissent comme des processus, non comme des monuments : fragiles, réversibles, toujours à reprendre.

Le refus de la monumentalisation commande enfin un geste décisif : l’abstention de toute grande citation révolutionnaire. Reprendre les discours célèbres reviendrait à réinstaller une distance. Pommerat préfère rejouer la Révolution plutôt que la citer. En rendant la Révolution méconnaissable par l’anonymat des personnages, par les costumes contemporains, par la langue anachronique, le spectacle lui restitue une autre forme de lisibilité : celle d’une expérience à nouveau disponible, susceptible de se rejouer dans notre horizon politique.

Ce que Pommerat « prend au mot », finalement, ce n’est pas le lexique figé de la Révolution — c’est son geste. Le geste de faire surgir du nouveau, de bifurquer, de rendre possible ce qui semblait impossible.

Cette opération trouve son point d’intensité maximale dans la réplique qui clôt le spectacle. Le roi, seul face au chef du protocole, expose la stratégie qui sous-tend son apparente passivité :


— ROI. Je n’en doutais pas, mais vous savez, je vais peut-être vous surprendre, je suis assez confiant dans ce qui nous attend à moyenne échéance.
— CHEF DU PROTOCOLE. Ah bon ?
— ROI. Oui… Je sais que personne autour de moi ne comprend mon attitude, mais tout est absolument réfléchi de ma part… Mon soutien aux réformes les plus délirantes qui me sont présentées ne signifie pas une perte de ma lucidité. Chacune d’elles nous rapproche un peu plus du but que je cherche à atteindre, car plus on bousculera la France et les Français dans leurs habitudes et leurs repères, plus on favorisera le besoin d’un retour à une autorité paisible et à une stabilité rassurante. Cet épisode tragique que nous vivons actuellement peut durer encore quelques semaines, quelques mois, mais vous verrez il prendra bientôt fin. Et ça ira, vous verrez ça ira. Bientôt les gens en général qui aiment le changement mais jusqu’à un certain point reviendront dans ma direction… C’est assez simple, les gens dans la vie, en très grande majorité, veulent être rassurés, réconfortés, apaisés, et non bouleversés jusqu’à ne plus savoir qui ils sont et ce qu’ils vont devenir…
— CHEF DU PROTOCOLE. Absolument.
— ROI. Vous verrez ça ira. Juste un peu de patience et de sang-froid, et ça ira…

L’ironie est double. D’abord parce que le « ça ira » qui donne son titre au spectacle se retourne ici en formule apaisante dans la bouche de celui qui va perdre la tête — le refrain révolutionnaire devient la rengaine d’un pouvoir qui se croit encore aux commandes. Ensuite parce que le roi ne se trompe pas entièrement : ça ira effectivement, mais sans lui, et contre lui. La phrase révèle la naïveté politique de qui croit pouvoir instrumentaliser le bouleversement révolutionnaire pour mieux restaurer l’ordre ancien. Pommerat dépoussière ainsi le signifiant le plus célèbre de la Révolution — cette chanson qu’on ne peut plus entendre tant elle s’est fossilisée en hymne commémoratif — pour en soulever une charge inédite. « Ça ira » n’apparaît plus comme slogan triomphal mais comme formule creuse, mantra d’un pouvoir qui ne comprend rien à ce qui lui arrive. L’anachronisme du vocabulaire managérial (« stratégie », « but à atteindre ») achève le geste : le roi parle comme un communicant contemporain persuadé de maîtriser la « gestion de crise ». La trivialité fait ici office de révélateur : plus la parole royale se veut rassurante, plus elle expose son impuissance.

Le geste de surgissement du possible ne peut donc être réactivé qu’en renonçant à la solennité, à la révérence. Il faut déplacer la parole révolutionnaire dans une quotidienneté triviale — non pour la rabaisser, mais pour en rehausser la charge. Les figures qui occupent le plateau ne sont pas des héros ; elles ressemblent à celles qu’on croise dans les administrations, les mairies, les syndicats. C’est cette ordinarité qui rend le geste révolutionnaire mobilisable : ce qui a été possible pour des individus sans qualités exemplaires peut se rejouer ailleurs, autrement. En soustrayant la Révolution au musée pour la restituer au présent de l’action — c’est là tout le paradoxe de cette « fiction vraie » — Pommerat ne cherche pas à la démythifier pour la dévaloriser. Il cherche à la défaire pour la refaire. Car ce qui importe, ce n’est pas ce que la Révolution a été — c’est ce qu’elle peut encore.


Creuzevault : arracher l’écrit-peau, métaboliser la violence

Quatre ans avant Ça ira (1) Fin de Louis, Notre terreur de Sylvain Creuzevault investissait le Théâtre de la Colline (septembre 2009). On y trouvait déjà le plateau comme débarrassé du décorum révolutionnaire : une longue table faisait office de centre de gravité, entourée de chaises dépareillées ; quelques objets contemporains — gobelets en plastique, paquets de cigarettes, bouteilles de vin — comme restes, non pas révolutionnaires, mais d’une réunion militante qui n’en finit pas. Les acteurs portent des costumes actuels, et le dispositif bifrontal place les spectateurs face à face, pris de part et d’autre de ce champ de forces. Au cœur de ce dispositif, les procès-verbaux du Comité de salut public et les grands récits historiographiques servent de matériaux bruts : l’écriture de plateau en absorbe et redistribue les fragments, au présent de l’improvisation, jusqu’à les faire disparaître comme textes identifiables dans un geste de digestion scénique.

Les deux spectacles partagent le refus de la Révolution-musée. Tous deux visent à « faire présent » plutôt qu’à représenter. Mais là où Pommerat travaille sur ce qui rend possible le politique — le surgissement tâtonnant de la parole démocratique —, Creuzevault s’avance dans un terrain déjà saturé : celui d’un mot — « terreur » — lesté de deux siècles de récits contre-révolutionnaires. Son spectacle se tient au point où le politique n’est plus seulement ce qu’on met en scène, mais ce qui a façonné jusqu’à la façon dont on pense la scène elle-même. Entre ces deux gestes se dessinent ainsi deux manières d’« entendre » le politique : l’une depuis l’instant de sa formation hésitante, l’autre depuis le point où son nom même — « terreur » — a été confisqué, retourné, usé comme arme de disqualification.

Cette différence engage deux rapports distincts à ce que signifie « prendre le politique au mot » : Pommerat s’installe au plus près de la naissance de la langue démocratique, Creuzevault attaque l’épiderme historiographique qui recouvre le mot « terreur » pour en arracher ce qu’il appelle un « écrit-peau », un « poison sur notre peau ».

Une séance du Comité : « chaudron de camaraderie surchauffée »

On entre donc dans une salle configurée en bifrontal : deux gradins se font face, séparés par l’aire de jeu où trône la table. Neuf comédiens sont déjà là, comme si la réunion avait commencé avant nous et se poursuivait malgré nous. Dès les premiers instants, Saint-Just prononce la défense de Robespierre, arrêté la veille. Puis remontée : le spectacle nous ramène aux réunions du Comité entre l’exécution de Danton (5 avril 1794) et la chute de Robespierre (27 juillet 1794).

La scénographie de Julia Kravtsova maintient une nudité volontaire : rien qui évoque les costumes d’époque, si ce n’est — détail dérisoire et terrible — une guillotine miniature qui fait office de taille-crayon. Le dispositif bifrontal instaure une proximité vertigineuse : les spectateurs ne sont pas seulement témoins, ils deviennent « complices de l’histoire ». Leur regard circule autant d’un gradin à l’autre que vers la scène, de sorte que l’espace d’urgence délibérative se déploie entre eux autant que devant eux.

Autour de la table : sandwichs, cigarettes, vin. Ambiance de réunion militante interminable. « Chaudron de camaraderie surchauffée », « tambouille d’egos ordinaires placés dans des circonstances extraordinaires ». On parle stratégie, arrestations, pomme de terre, montgolfière. Les voix s’élèvent, les corps s’empoignent — jusqu’à cette chevauchée hallucinante autour de la table menée par Carnot. La Terreur se donne alors moins comme un régime abstrait que comme la surchauffe très concrète d’un collectif au bord de la rupture, et qui se maintient, justement, sur ce bord.

1. « Notre terreur » : s’approprier le signifiant maudit

Le titre fait scandale avant même que le rideau se lève. « Notre terreur » : le pronom possessif opère une appropriation frontale du signifiant le plus honni de l’historiographie républicaine. Là où Pommerat évitait toute référence explicite à la Terreur dans son titre (Ça ira), se tenant prudemment en amont de la séquence sanglante, Creuzevault l’exhibe, la revendique, la ramène à soi. Et la minuscule achève le geste : plus de majuscule intimidante, plus de grandeur historique — une terreur qui pourrait être la nôtre, aujourd’hui, au présent du conflit.

Mais il ne s’agit pas de légitimer les procès expéditifs ou les exécutions sommaires. L’enjeu est ailleurs, et il est d’abord linguistique : défaire l’opération par laquelle « la Terreur » a été constituée en paradigme originel de toute violence politique, et plus récemment en matrice implicite du « terrorisme ». Dans sa note d’intention, il écrit : « L’État français thermidorien se devait de créer une figure qui deviendrait LA violence révolutionnaire inaugurale, LA terreur, LE terroriste. Il devait se couvrir des forfaits que l’histoire lui attribuerait. Il fit mieux, il fit l’Histoire. »

Cette fabrication rétrospective a produit ce que Creuzevault nomme un « écrit-peau » : un récit collé à même le corps social, une sorte de seconde peau discursive qui naturalise l’équivalence entre Terreur révolutionnaire et terrorisme contemporain. « Traiter Robespierre de terroriste est un non-sens historique, et l’efficacité de la censure contre-révolutionnaire ». Le travail de l’historienne Sophie Wahnich, mobilisée explicitement dans les débats organisés autour du spectacle, vise précisément à « distinguer » plutôt qu’à « confondre » : à restituer la Terreur comme séquence politique spécifique, irréductible, plutôt que comme matrice anhistorique de toute violence politique. Prendre le mot « terreur » au mot consiste donc d’abord à le soustraire à la confusion entretenue par deux siècles d’historiographie réactionnaire — désamorcer cette superposition, c’est arracher la peau idéologique pour réentendre un mot devenu inaudible.

Cette réappropriation s’inscrit dans un contexte précis. En 2009, l’affaire dite « de Tarnac » voit des militants poursuivis pour « entreprise terroriste » à partir de dégradations de caténaires : Notre terreur résonne avec ce présent, non pour en faire la chronique, mais pour rappeler combien l’accusation de « terrorisme » fonctionne comme opérateur de rabattement du conflit politique sur la gestion policière des ennemis désignés. Là encore, c’est une question de langage : le spectacle montre que ce qu’on nomme « terrorisme » ne désigne pas seulement des pratiques, mais un mode d’écriture du réel par l’État.

Cette inscription du spectacle dans la conjoncture permet de restituer ce que Creuzevault lui-même appelle la « naïveté » du collectif d’ores et déjà : non pas naïveté politique, mais une manière de se laisser aimanter par les secousses du monde plutôt que par un programme esthétique. Il situe clairement Notre terreur dans un continuum de conflits qui précède 2009 : « c’est après Seattle, après Gênes, après les tours jumelles, après la loi sur le port du voile à l’école, après l’Appel… » Autrement dit : la décision de travailler sur 1794 ne procède pas d’un intérêt pour l’histoire en soi, mais d’une pression extérieure — les violences policières contre les mouvements altermondialistes, la montée sécuritaire post-11 septembre, les débats identitaires — qui constitue le véritable soubassement du geste. Creuzevault l’exprime sans détour : ce n’est pas un geste situé, c’est une impulsion venue du dehors, que l’écriture de plateau va absorber et redistribuer. [1]

Mais cette réappropriation du signifiant « terreur » n’implique pas le retour des grandes harangues révolutionnaires. Contrairement à ce que laisse croire le programme — saturé de Robespierre, Marx, Foucault —, le spectacle ne donne jamais à entendre les grands discours dans leur continuité. La presse a noté que « Notre terreur ne s’appuie pas sur les morceaux de bravoure dont les pièces historiques sont friandes » ; certains critiques ont même déploré la « faiblesse générale du texte » au regard de l’éloquence des figures de 1793-1794.

Mais c’est précisément là que se joue le geste de Creuzevault : la langue du spectacle n’est pas la langue de Robespierre, c’est celle d’une cellule militante contemporaine. Comparaisons récurrentes avec les réunions du NPA, engueulades, interruptions, autodérision : concentré de militantisme contemporain greffé sur le Comité de salut public. « Les révolutionnaires de 1794 sont des militants d’aujourd’hui, dopés à l’enthousiasme et à la fatigue », écrivait un critique. L’anachronisme linguistique fonctionne à rebours de celui de Pommerat : non pas injecter du vocabulaire technocratique dans les débats de 1789, mais laisser 1794 parler avec les mots de 2009.

Ce choix engage un rapport inverse à celui de Pommerat quant à la restitution de la parole révolutionnaire. Là où Pommerat cherche à retrouver le balbutiement des mots (« liberté », « souveraineté ») dans leur état d’hypothèse, Creuzevault assume une continuité : les problèmes du Comité sont nos problèmes, et nous les pensons avec notre lexique. L’« innocence du regard » pommeratienne laisse place à un parti pris : mettre en crise le mot « terreur » à partir de notre présent, quitte à ce que la langue révolutionnaire elle-même se trouve en partie absorbée dans ce présent. Cette opération linguistique permet à Creuzevault de court-circuiter toute distance historique — mais elle soulève une question que le spectacle laisse en suspens : en parlant de la Terreur avec nos mots, ne passe-t-on pas à côté de ce qui, dans la langue révolutionnaire elle-même, inventait un rapport au politique que notre époque a peut-être perdu ?

2. Métaboliser l’histoire : l’analogie structurante

L’opération que Creuzevault nomme « métaboliser » engage un rapport spécifique à la parole révolutionnaire. Il s’agit de la faire passer par les corps, de l’incorporer comme expérience collective. Les comédiens travaillent sur « le mouvement physiologique, neurologique de la terreur ». La Terreur devient un affect circulant, une énergie à éprouver plutôt qu’un objet à contempler. Le politique devient combustible : ce qui brûle pour alimenter l’expérience du plateau.
Ce geste de métabolisation ne se limite pas à l’affect ou à l’énergie : il désigne une manière même d’écrire. Creuzevault le formule avec une netteté décisive : « on n’écrit pas sur le papier, c’est écrit autrement, Valérie Dréville dirait “par les pieds” ». L’écriture n’est pas préalable au plateau, elle en est la retombée, le précipité. Elle n’a de validité qu’agie : « je ne cherche pas à mettre en scène des variations, ce sont les études ; on avance comme ça ». D’où le refus constant de penser Notre terreur comme une œuvre publiable, comme un texte qui pourrait se détacher du collectif qui l’a produit. Écrire, ici, c’est laisser la troupe creuser son propre sol, exposer son « parole-et-pensée » dans le champ poétique du plateau. La dramaturgie ne vise ni la langue ni le texte comme fétiches, mais une inscription dans le monde, une « politique de l’auteur » qui ne passe que par les corps. Cette position radicale explique que la langue de Notre terreur ne cherche ni la littérarité ni la restitution historique : elle est le résidu d’un processus, une langue en combustion autant que de combustion.

Cette métabolisation repose sur une analogie entre le collectif théâtral et le Comité. « Notre terreur est un conflit émané d’une expérience collective politique plutôt que la représentation d’une domination. » « Nous agissons en petit comme ils ont agi en grand. » Création collective, écriture au plateau, improvisations, refus de hiérarchie : une « acéphalocratie », forme de démocratie sans tête où la hiérarchie se masque dans le jeu collectif.

Neuf commissaires, neuf comédiens : table de délibération, table de répétition. L’analogie traverse la réception critique : « jeu de rôles » plus que fresque historique, ambiance de cellule syndicale, déjà-vu des assemblées générales interminables. Le Comité devient le miroir agrandi du collectif d’ores et déjà, et réciproquement : en métabolisant la Terreur, la troupe s’expose comme micro-laboratoire de politique.

Cette analogie produit un double effet linguistique. D’un côté, elle autorise la transposition directe : puisque l’expérience de la troupe fait écho à celle du Comité, les comédiens peuvent parler comme des militants actuels sans trahir l’époque — l’anachronisme se veut assumé, revendiqué comme méthode. De l’autre, elle fait de la pratique théâtrale elle-même un modèle d’action politique : ce n’est plus seulement la politique qui est représentée sur scène, c’est le théâtre qui se pense comme forme politique.

Mais cette désacralisation n’est pas sans risque. Plusieurs critiques se sont interrogés : « Peut-on ramener l’activité du Comité de salut public à cet exercice de la politique ? » Si les membres du Comité n’étaient pas « n’importe qui », c’est aussi parce qu’ils étaient pris dans une situation limite où, comme le rappelle la brochure (guerre extérieure, guerre civile, famine), l’erreur se payait de la guillotine. L’analogie, en ramenant la Terreur à l’échelle d’une cellule militante, fait gagner en familiarité ce qu’elle risque de faire perdre en étrangeté historique.

On pourrait dire que la métabolisation chez Creuzevault fonctionne comme une opération à double tranchant : en rendant la Terreur « digestible », donc partageable, elle court toujours le danger de la digérer entièrement, de neutraliser ce qui, en elle, résiste à nos catégories politiques actuelles. Le spectacle tient volontairement dans cet entre-deux : il rappelle que l’histoire ne nous constitue qu’à condition, parfois, de nous rester impropre, difficile à avaler.

3. La colère exhibée : de la violence verbale à la théâtralité explosive

Arracher l’écrit-peau, métaboliser l’histoire dans les corps : ces opérations ne suffisent pas encore. Car le signifiant « terreur » charrie une puissance d’image qui menace sans cesse de refaire surface — le pathos sanglant, la fascination morbide que deux siècles d’historiographie thermidorienne ont cristallisée. Comment empêcher que le mot, une fois réapproprié, ne se fige à nouveau en spectacle sidérant ?

La réponse de Creuzevault tient dans une stratégie de saturation qui joue d’abord sur le refus de l’identification. Les « neuf hommes en colère » déploient une langue qui ne cherche pas ses mots — contrairement aux personnages de Pommerat —, mais qui les jette à la figure. Échanges hachés, invectives, sarcasmes. La violence se concentre dans la capacité à nommer brutalement : désigner l’adversaire, le traître, presser la décision. Langue de l’action immédiate, plus que de l’élaboration doctrinale. Mais cette langue reste celle d’une cellule militante contemporaine : le réalisme est celui de 2009, pas celui de 1794. Le public demeure dans l’inconfort : il ne reconnaît pas le Comité de salut public. L’intensité monte jusqu’à la chevauchée hallucinante menée par Carnot. La colère devient le moteur de l’action politique, ce qui fait surgir la décision dans l’urgence. Creuzevault : « Notre terreur, ce sont nos voix discordantes et violentes, si belles qu’on ne peut les voir sans rougir. »

Puis, au bout d’une heure, rupture. Le réalisme craque. Le spectacle bascule dans un autre régime : marionnettes, apparitions spectrales, visages blanchis à la peinture. « Théâtralité excessive » : multiplication des signes, surcharge d’un code théâtral qui exhibe sa propre artificialité. « On ne montre jamais une séquence historique en toute distance ou en toute — souvent douteuse — proximité », explique Creuzevault. « On montre, on fait comme si c’était pareil qu’aujourd’hui. Et puis, on va s’arrêter sur quelque chose d’autre, pour indiquer une distance. C’est un jeu, encore. » Creuzevault : « Nous sommes burlesques, pas les statues. » La vitesse compte autant que la surcharge : le spectacle joue sur la déportation de l’attention, refuse de laisser le regard se fixer.

Et c’est alors, tout au bout, que survient l’acmé de l’identification possible. Éric Charon enfile le traditionnel costume bleu clair de Robespierre. Enfin, croit-on. Enfin une figure identifiable, l’archétype incarné tel qu’on se le représente. Le public pousse un soupir d’aise : il va enfin reconnaître. Charon dit quelques lignes du discours du 8 thermidor, se tire peut-être une balle dans la mâchoire — et après le coup, simplement : « Aïe ! » Le pathos attendu s’effondre dans cette interjection dérisoire. Juste au moment où l’identification pourrait se cristalliser (« il a l’image de la figure telle qu’il se la représente »), le dispositif la déjoue.

Cette oscillation ne relève pas du simple effet : elle constitue le geste même par lequel le spectacle refuse que « terreur » redevienne image. En différant l’identification durant tout le spectacle, puis en semblant l’offrir pour mieux la faire éclater dans un « Aïe ! » presque désinvolte, Creuzevault désamorce la fascination avant qu’elle n’ait le temps de se constituer. Le pathos ne peut pas se fixer : il se brise contre le burlesque de son énonciation, contre la vitesse qui empêche toute contemplation. La surcharge interdit la sidération. Là où l’écrit-peau thermidorien avait figé « terreur » en épouvantail mythologique, cette stratégie de déception systématique empêche que le signifiant réapproprié ne se recristallise en icône — fût-elle inversée, héroïsée.

C’est cette instabilité qui maintient « terreur » dans le champ de la langue politique plutôt que de le laisser se pétrifier en image. La difficulté de « prendre au mot » le mot « terreur » tient précisément à cela : il faut sans cesse le soustraire à sa puissance de sidération, le tenir à distance de sa propre charge iconique. Le théâtre, lieu par excellence de cette exposition, ne peut faire l’économie de ce risque. En oscillant entre réalisme contemporain qui refuse la reconnaissance, surcharge burlesque qui déporte l’attention, et identification finale immédiatement déjouée, Notre terreur exhibe la fragilité de cette conquête langagière : montrer qu’on ne peut réapproprier un signifiant si lourdement saturé d’images qu’en maintenant visible le dispositif même qui empêche ces images de se reformer.

Ce glissement du réalisme militant vers la théâtralité excessive marque une mutation de la langue. On passe d’une violence verbale — celle des empoignades, des stratégies, des règlements de comptes — à une violence de l’image : corps décomposés, signes saturés, iconographie de la défiguration. La parole cède le pas aux apparitions, aux motifs plastiques de la putréfaction. La question se renverse : jusqu’où intensifier la violence sans qu’elle bascule dans la pure sidération spectaculaire ? À quel moment la colère cesse-t-elle d’être politique pour ne plus être qu’un effet de scène ?

Le spectacle met ainsi au jour une tension constitutive. D’un côté, volonté de rendre la Terreur « disponible » comme expérience, rejouable dans nos collectifs — d’où l’ancrage militant, la familiarité des situations. De l’autre, conscience aiguë du risque de fascination : la violence révolutionnaire, si on la montre de trop près, peut aussi séduire, envoûter. Le recours au comique, au grotesque, à la surcharge d’images cherche à décaler, à empêcher l’adhésion naïve.

On pourrait dire que Notre terreur met en crise, en acte, la question de la forme : comment réactiver une violence politique sans la réduire à un effet de style, sans la laisser non plus se refermer sur une fascination morbide ? Là où Pommerat maintenait la violence hors champ, dans la tension des débats, Creuzevault la porte au plateau dans deux régimes successifs — réalisme militant, puis explosion baroque — qui se contestent l’un l’autre.

C’est finalement cette oscillation qui fait l’enjeu de Notre terreur : elle donne à voir la difficulté intrinsèque de « prendre au mot » le mot « terreur » sans reconduire, malgré soi, sa puissance de sidération. En exhibant à la fois la colère politisée et sa spectacularisation, le spectacle montre que la conquête d’une langue politique reste toujours exposée à son retournement en image — et que le théâtre, lieu par excellence de cette exposition, ne peut faire l’économie de ce risque.


Pour ne pas conclure

Lire ensemble Notre terreur et Ça ira (1) Fin de Louis, c’est mesurer comment deux gestes scéniques sans affinité esthétique directe ont pourtant travaillé, dans une même séquence historique, afin de rouvrir la Révolution par le plus modeste de ses lieux : la parole ordinaire, les délibérations approximatives, les hésitations, les frictions. Rien de spectaculaire ici, sinon l’énergie du présent qui cherche ses formes. Rien de plus spectaculaire, justement, que cette politique devenue langue — cette politisation de l’usage même de la langue. La trivialité, chez eux, n’est jamais un affaissement : elle agit comme un révélateur, le point d’incandescence où la vibration politique d’un événement trop souvent figé en mythe ou repoussé comme épouvantail retrouve sa charge d’inouï : parce qu’enfin, ou qu’à nouveau, nous l’entendons.

Dans cette intensification par le bas, les deux spectacles répondent discrètement à la mise en garde de Benjamin : lorsque le politique s’esthétise, il se transforme en spectacle de lui-même. Ce que Pommerat et Creuzevault proposent, à rebours, c’est une scène où l’art se politise par son travail même de langue — un art qui ne s’en remet pas au message, mais à l’invention, à la friction des voix, à la matière du temps présent. En ramenant la Révolution à hauteur d’épaules, ils l’arrachent à la contemplation, ils la ramènent à ce point d’instabilité où quelque chose pourrait à nouveau basculer.

Le théâtre cesse alors d’être un dispositif de représentation pour redevenir l’espace où les mots s’affrontent au réel dans une langue mise à découvert, à laquelle collectivement on prend part sur la scène au présent : cet endroit fragile où l’histoire, en se racontant de nouveau depuis le langage, et non par ses images, retrouve sa capacité de trembler, au point précis où les mots se mesurent à la vérité effective du politique.


[1Entretien avec Olivier Neveux, Sérieux — pas sérieux, p. 64