Atelier tiers livre #CARNETS | Automne 2022
Propositions d'écriture par François Bon
Samedi 17 décembre • Stratégies du rêve
Disons que je choisis exprès un titre-étagère. Un titre qui ne veut rien dire en lui-même, mais qui indiquerait qu’ici s’écrivent, de façon composite et plurielle, les différents vecteurs qui nous relient à l’art de rêver. Parce que bien sûr, « moi je ne rêve pas » diront certaines et certains, et on sait bien que c’est faut : le rêve est lié organiquement à notre activité mentale dans les différentes phases de sommeil, y compris les techniques de sommeil fractionné si fréquentes en littérature. De même, il fait partie du rêve qu’il tende à nous effacer son propre souvenir, d’où la permanente nécessité de ces exercices du rêve, aller voir dans les Manifestes du surréalisme pour quelques solides exemples, mais toute une liste d’astuces ressassées, s’endormir avec la volonté d’être attentif à ses rêves (et garantie obligée qu’au bout de trois jours vous vous rêverez en train de recopier avec précision et netteté votre rêve pour découvrir au réveil la page vierge du carnet posé tout auprès du lit), l’astreinte, sur une période déterminée, de noter ce qui reste des rêves, même lacunaire, même bribes disloquées, avant tout autre activité matinale (le café n’en sera que meilleur, pour le thé je ne sais pas, ce n’est pas mon univers). Puis les exercices qu’on décide aussi au moment de s’endormir : arrêter le rêve et tourner le regard à la perpendiculaire pour voir ce qu’il y a sur le côté, oui c’est première étape facile. Être capable de discerner ses mains dans son rêve, c’est autrement difficile – bien plus que voir son visage dans miroirs ou reflets – mais certes on y arrivera. Si vous travaillez en classe sur les problématiques du rêve, sur vingt visages au moins deux voire trois qui commencent leur rêve par se voir dormir, se voir du dehors. Le caractère indispensable de la Traumdeutung de Freud, c’est que le premier tiers du gros ouvrage est uniquement consacré aux différentes approches du rêve dans l’histoire (de notre propre civilisation, on n’est pas chez le merveilleux Cataneda, qui en propose bien d’autres, d’exercices), et que le deuxième tiers de l’ouvrage soit une tentative de catégoriser l’ensemble des archétypes du rêve. Pour chaque archétype ici décrit (rêves de vol contre rêves de chute, rêves récurrents, rêves de paralysie ou poursuite, rêves avec morts : quel âge les visages qu’on voit dans son rêve ?) reviendront, flottants et impalpables, des souvenirs de notre propre art du rêve – on pourra ainsi commencer le travail. Des rêves dont la relation produirait une œuvre littéraire majeure ? Bien tristes, les compilations de rêves, et pourtant quelle importance de les traverser : de Swedenborg à Jean-Paul Richter, avant La boutique obscure de Georges Perec, et même cherchez donc sur le web le site « les rêves de Leda » (il y en a d’autres). Par contre, et c’est le caractère impératif de la présence de cette proposition dans notre cycle : quelle œuvre littéraire, dans sa gestation, n’utilise pas le rêve comme médiation de l’accès à elle-même ? Relire les deux premières pages de la Recherche. Mais quel journal d’auteur ne comporterait pas de ces bribes ou seulement malaises, ou quand même émerveillements, ou terreurs, rapportés des rêves ? On sait probablement chacun retrouver la dizaine de rêves inscrits par Kafka dans son Journal : quelle relation entre cette crispation de son bras sur son visage, lors d’une brève méridienne d’après la compagnie d’assurances, sur son canapé, et le rêve d’une patte de chien posée sur son visage, et à peine quelques jours plus tard l’écriture à grands traits de la Métamorphose ? Plus curieux Baudelaire : une bonne douzaine de rêves, et plusieurs poèmes (« rêve de cristal », « la chambre double ») installant narrativement le rêve comme contexte et contenu, mais le corpus de ses rêves c’est dans la correspondance – on est troublé par un rêve, alors on l’écrit mais surtout on s’en sépare, on l’expédie à un interlocuteur (ou interlocutrice : sa mère) pour qui ce fatras n’aura pas d’importance, mais permettra, un bon siècle plus tard, que Michel Butor écrive ce livre qui nous concerne, quant aux fonctionnements de tout cela : Histoire extraordinaire, essai sur un rêve de Baudelaire, quel plaisir de simplement en recopier le titre. Et moi je vous laisse avec ce petit montage issu d’un texte fondateur d’Henri Michaux :
Le Rideau des rêves. Parce que, pour Michaux, il ne s’agit pas de proposer un récit de rêve (s’il vous plaît, je vous en supplie même sachant que je n’y arriverai pas : n’allez pas nous raconter un rêve, gardez ça pour vous), mais de rassembler comme une sorte de dictionnaire des éléments qui interviennent pour lui dans le rêve : couleur ou noir et blanc ? animaux, lesquels ? habillé, comment ? discours ou musiques ? Et l’oubli, et l’effacement ? Alors, pour cette journée « rêve » de notre « grand carnet », et si chacune et chacun ne traitait que d’un seul thème, mais qui pour elle ou lui a importance particulière : noter ou pas, en quelle période et comment pourquoi ? Rêves récurrents, rêves qu’on sait avoir déjà rêvés ? Villes et lieux reconnus dans les rêves ? Bribes séparées de tout mais qui nous ont laissé rémanence matérielle ? Les dents, les serpents ? Rêves où on écrit ? Qu’on choisisse un petit timbre-poste dans la gigantesque complexité du rêve, et qu’on s’astreigne à ne traiter que de ce petit timbre-poste. Il fallait absolument, tout au sommet de la course, ce chapeau à notre travail. Aujourd’hui on travaille du bonnet (et de ce qu’il y a dessous).