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Chiang Mai & Chiang Rai | Vestiges du Lanna
Et autres modernités
jeudi 16 janvier 2025
Janvier - juin 2025 : remonter le cours du monde par l’est.
— Le sommaire
– #1. Bangkok, ville furieuse
– #2. Ayutthaya & Sukhothai, ruines de ruines
– #3. Chiang Mai & Chiang Rai, vestiges du Lanna de ruines
Continuer par la traversée des royaumes perdus.
Si l’origine est à l’est, le nord est voué au passé. Ici, il enveloppe même le présent pour l’emporter plus loin, vers on ne sait quelle malédiction qui porte le nom du royaume du million de rizières : le Lanna est pourtant introuvable. Depuis les capitales royales, le train nous fait traverser bien plus qu’un million de champs noyés sur quoi se découpe par instants la silhouette en ombres chinoises d’un paysan se penchant au ralenti sur la terre avant de disparaître dans la vitesse.
1.
C’est Chiang Mai soudain, la fougueuse, la vibrante, cœur battant du Nord, terre des rois qui se pensèrent dignes d’elle et qui pour cela l’unifièrent. C’était hier, le treizième siècle naissait à peine qu’il prétendait légiférer sur le monde, là où désormais les digitals nomades tapent furieusement sur leurs ordinateurs, casques vissés sur les oreilles et incapables de dire un mot en thaï, mais sachant négocier à la baisse la bière la moins chère de tous les continents. Ils sont d’ailleurs là pour cela, et la connexion fiable. Où qu’on pose les yeux, on ne cesse d’en constater la disparition ; le Lanna n’est même plus une image, à peine une trace et c’est peut-être la malédiction réservée aux mots quand ces mots-là ne désigne que ce qui manque, même ce qu’on n’a pas connu. Chiang Mai n’est plus qu’assise dans la moiteur du nord, entouré de montagnes comme un vieux roi sur un trône épuisé.
Chiang Mai, le nom claque comme une promesse pourtant. Chiang Mai et d’abord la touffeur, cette chape lourde qui colle à la peau dès qu’on pose le pied dehors. Les scooters fusent à droite, à gauche, tissent un chaos précis, sans heurt, pendant que les marchands installent leurs étals, qu’un touriste hésite devant une mangue déjà découpée. Ici, la ville se déploie par couches, mille strates de temps qui s’empilent sans se dissoudre : les murs suintent l’humidité, les néons clignotent, les vieilles maisons sur pilotis résistent à peine entre deux blocs de béton flambant neufs.
5.
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Le soir, la ville devient ce marché jeté à la face des touristes qui négocient à qui mieux mieux, hagards, l’illusion de l’exotisme empilé sous leurs yeux. Plus loin, la jungle gronde, patiente, souveraine, à qui tout est promis, un jour, et qui mettra la main sur tout, bientôt — ce n’est pas l’heure pourtant, alors on prend un mauvais bus pour la rejoindre : même les grottes ne sont creusées que pour abriter des bouddhas : et cependant, dans la lumière qui traverse la terre, quand il faut lever les yeux pour apercevoir les racines d’un arbre, qu’on s’agenouille longuement devant moi face à un morceau de bois centenaire, on perçoit autrement le nom de Chiang Mai. Il ne fait pas que vibrer comme une promesse révolue. Il donne une leçon qui n’est pas d’histoire : oui, Chiang Mai est davantage qu’un nom : c’est une frontière entre les siècles. Les temples ont beau s’effriter lentement sous le poids des prières, or et poussière mêlés dans l’air tremblant de chaleur et ne tenant que pour épater les touristes, il y a entre les temples et les rues autre chose qui rend cette vie possible : cette alliance troublante du passé et de l’avenir qui complote pour le présent.
60.
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90.
Il faut de nouveau partir. En chemin, on trébuchera sur Chiang Rai.
95.
Chiang Rai, ville à la lisière du monde, où le jour se défait lentement dans la brume des collines. On y arrive sans y penser, on repart sans savoir pourquoi. Ville de passage, de murmures et de routes qui s’effacent sous la pluie. Ces jours de janvier, le soleil s’y fracasse. Plus loin, je sais les rizières et la poussière. Le fleuve là-bas. Autour, des cafés perdus où le temps se dilate, une chanson thaïe passée en boucle, voix haut perchée, fausse. Chiang Rai, on n’y reste pas. On y erre. Quand on arrive, c’est le soir, on traverse les marchés de nuit où les lampions tremblent sous un vent invisible, où l’odeur du tamarin colle aux doigts, où les chiens dorment au bord des trottoirs. Et au fond, toujours, la jungle, comme une respiration ancienne, qui attend son heure.
100.
Au matin, le Temple Blanc cette chose impossible, ce mirage sculpté à mains d’homme, et l’homme qui l’a fait — un nom qu’on ne retient pas, mais on sait qu’il a voulu faire un temple comme personne, un temple glaive. Un temple blanc comme un cri, une faille. Du blanc sur du blanc, éclats de verre pris dans le ciment, figures contorsionnées sous la chaux. La nuance est une hésitation, et ici rien n’hésite. Tout tranche. Tout est tranché. On entre comme on tombe. Un blanc qui dévore tout, qui refuse l’ombre. Ici, on marche sur des visages figés dans le ciment qui hurlent sans voix, sur des mains tendues hors du sol comme si la lumière les brûlait aussi. Et le ciel, blanc lui aussi, ne répond pas. On traverse en fermant les yeux tant ça brille, tant c’est sans retour. Le Bouddha, au bout, nous attend comme la mort attend les justes et les fous.
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Et puis, comme une brûlure inverse, le Temple Bleu, tout en excès, tout en vrac, bleu comme le ciel quand il bascule après l’orage, bleu comme une encre trop forte qui ne sèche jamais. Le Bouddha y est assis, immense et blanc, sourire d’énigme, ou de silence. Ce n’est pas un temple, c’est un gouffre. Une dévoration, mais en creux. Un bleu qui noie, qui engloutit. On y entre comme dans une vague, et aussitôt, plus d’air. Le bleu sature tout. Les murs, le plafond, le Bouddha immense, d’un blanc spectral cette fois, rémanence du Temple d’avant. Comme si l’un répondait à l’autre, mais sans dialogue possible. Blanc total, bleu absolu. On voudrait regarder, mais on ne peut pas, on s’abandonne. Il n’y a rien d’autres à voir.. Seulement ce qui s’impose, qui englobe et consume, refuse de composer.
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Il faudra marcher dans la nuit tombée trop vite, l’odeur du piment et du jasmin dans la gorge, un goût de fer peut-être. On quitte Chiang Rai sans savoir si l’on a appris quelque chose ou si, au contraire, tout ici fut oublié. Et c’est peut-être cela, au fond : désapprendre l’art de la nuance.
Les villes qu’on ne comprend pas sont celles qui nous prennent. Chiang Rai s’efface quand on croit la saisir. On part en bus, sans bruit, dans le matin lourd. On sait qu’on y laissera quelque chose, une ombre quelque part. Une ville n’est rien, sinon ce qu’on laisse et ce qu’on en ramène.